Serge Fleury

Maître de Conférences en linguistique informatique Sorbonne nouvelle, Paris 3
Membre du SYLEDED268

ILPGA / Sorbonne nouvelle
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Prologue

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quand nous instaurons un classement réfléchi, quand nous disons que le chat et le chien se ressemblent moins que deux lévriers, même s'ils sont l'un et l'autre apprivoisés ou embaumés, même s'ils courent tous deux comme des fous et même s'ils viennent tous les deux de casser la cruche, quel est donc le sol à partir de quoi nous pouvons l'établir en toute certitude? Sur quelle "table", selon quel espace d'identités, de similitudes, d'analogies, avons-nous pris l'habitude de distribuer tant de choses différentes et pareilles? Quelle est cette cohérence - dont on voit bien tout de suite qu'elle n'est ni déterminée par un enchaînement a priori et nécessaire, ni imposée par des contenus immédiatement sensibles? Car il ne s'agit pas de lier des conséquences, mais de rapprocher et d'isoler, d'analyser; d'ajuster et d'emboiter des contenus concrets; rien de plus tâtonnant, rien de plus empirique (au moins en apparence) que l'instauration d'un ordre parmi les choses; rien qui n'exige un oeil plus ouvert, un langage plus fidèle et mieux modulé; rien qui ne demande avec plus d'insistance qu'on se laisse porter par la prolifération des qualités et des formes. Et pourtant un regard qui ne serait pas armé pourrait bien rapprocher quelques figures semblables et en distinguer d'autres à raison de telle ou telle différence: en fait, il n'y a, même pour l'expérience la plus naïve, aucune similitude, aucune distinction qui ne résulte d'une opération précise et de l'application d'un critère préalable. Un "système des éléments" - une définition des segments sur lesquels pourront apparaître les ressemblances et les différences, les types de variation dont ces segments pourront être affectés, le seuil enfin au-dessus duquel il y aura une différence et au-dessous duquel il y aura similitude - est indispensable pour l'établissement de l'ordre le plus simple. L'ordre, c'est à la fois ce qui se donne dans les choses comme leur loi intérieure, le réseau secret selon lequel elles se regardent en quelque sorte les unes les autres et qui n'existe qu'à travers la grille d'un regard, d'une attention, d'un langage; et c'est seulement dans les cases blanches de ce quadrillage qu'il se manifeste comme déjà là, attendant en silence le moment d'être énoncé.

 

Michel Foucault Les Mots et Les Choses (préface).