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Histoire d'une success story

Aucun penseur français du XXe  siècle n'aura connu à ce point la situation paradoxale d'être plus célèbre à l'étranger que chez lui. Contrairement à Sartre, connu en France avant de l'être à l'étranger, Derrida doit l'essentiel de sa réputation au reste du monde, et d'abord à l'Amérique.

Tout commence en octobre  1966 sur le campus de Johns Hopkins University à Baltimore (Maryland), où les professeurs Richard Macksey et Eugenio Donato reçoivent quelques-uns des intellectuels français les plus importants du moment (Roland Barthes, Jacques Lacan, etc.) dans le cadre d'un colloque intitulé "Langages de la critique et sciences de l'homme". Le jeune Derrida y présente pour la première fois ses recherches devant un public qui est loin de lui être acquis d'avance. Pourtant, malgré la difficulté de sa pensée, le courant passe. De la grammatologie(1967) est traduit en anglais dès 1974. Tous les autres livres de Jacques Derrida le seront par la suite, presque aussitôt après leur parution en France. Puis le barrage de la langue étant levé, le philosophe commence, à partir des années 1970, à être régulièrement invité sur les campus américains.

Il ne cessera plus de les fréquenter. Sa fidélité à Harvard, à Hopkins et à Yale (où il est introduit par le Belge Paul de Man) est connue.

OUTIL D'ANALYSE

Mais ce sont surtout New York University (où il passe plusieurs semaines chaque automne, à l'invitation du professeur Thomas Bishop) ainsi que l'Université de Californie à Irvine (qu'il retrouve également chaque année, cette fois au printemps, et à laquelle il finira par faire don d'une partie de ses archives), qui ont ses préférences. Il y forme, au fil des ans, de nombreux disciples qui partent, à leur tour, "enseigner Derrida" dans des universités disséminées aux quatre coins des Etats-Unis, du Canada, de l'Australie. C'est ainsi que la pensée derridienne devient, un peu partout dans le monde un outil d'analyse pour tous ceux qui s'adonnent à l'étude des "humanities" et aux "cultural studies".

Cet outil, c'est d'abord une méthode ou une "stratégie" de lecture des textes dont l'efficacité subversive constitue, pour les lecteurs étrangers de Derrida, le principal attrait. Dénoncer l'emprise tyrannique exercée, sur notre culture, par le "logocentrisme" ou, mieux, par le "phallogocentrisme" occidental offre par exemple, à des milliers de jeunes Américains de gauche, la possibilité d'accomplir un travail "révolutionnaire" sans avoir pour autant à tomber dans l'ornière d'un marxisme dont, outre-Atlantique, personne ne veut. Du coup, le terme de "déconstruction", qui désigne cette stratégie, va devenir, à l'étranger, le maître-mot résumant l'essentiel de la pensée derridienne. Et ce mot, que Derrida lui-même n'utilise qu'avec circonspection, va devenir à son tour un slogan.

On le retrouve donc, depuis un quart de siècle, dans les titres de centaines de thèses, de livres et d'articles (qu'il s'agisse de théorie littéraire, de critique d'art, de droit ou de théologie). Des éditeurs anglophones publient des bandes dessinées expliquant la déconstruction aux enfants. Des publicitaires parlent de "déconstruire" la "ligne" d'une voiture. Woody Allen intitule l'un de ses films Deconstructing Harry (Harry dans tous ses états, 1997). Quand un documentaire réalisé par Kirby Dick et Amy Ziering Kofman, simplement intitulé Derrida, est présenté, à l'automne 2002, dans deux cinémas de New York et Los Angeles, il fait salle comble à chaque séance plusieurs semaines.

Pourtant, cet extraordinaire succès ne va pas sans malentendus.

Premier malentendu  : parce qu'elle ne s'énonce pas de manière conforme aux canons de la philosophie analytique, la pensée de Derrida n'a guère été jugée digne d'attention par les départements de philosophie des universités anglo-saxonnes. W.V. Quine, qui fut pendant un demi-siècle le chef de file de cette école analytique, ayant prononcé contre lui (sans l'avoir lu) quelques anathèmes notoires, Derrida est ainsi demeuré fort longtemps persona non grata dans l'establishment philosophique américain. Ce sont les départements de littérature, et notamment ceux de littérature comparée (lieux par définition interdisciplinaires), qui lui ont réservé le meilleur accueil. Situation paradoxale, mais à laquelle Derrida doit d'avoir touché un public plus large que celui de la seule philosophie universitaire.

Deuxième malentendu  : parce qu'il est d'une génération plus jeune que Lévi-Strauss, et parce que De la grammatologie propose une réflexion critique sur le primat du "logos" (c'est-à-dire sur les fondements métaphysiques de la linguistique structurale et du structuralisme en général), la pensée de Derrida a été qualifiée, aux Etats-Unis, de "poststructuraliste". Dans la foulée, elle a ensuite été traitée de "postmoderne" et pour fabriquer cette nouvelle idéologie du "post-modernisme", censée s'opposer au structuralisme, on a souvent eu tendance à amalgamer, de manière inconsistante, les idées de Derrida avec celles de Foucault, Deleuze, Lyotard (autres critiques du structuralisme) ou, plus récemment, avec celles de Bourdieu.

Le dernier et le plus spectaculaire malentendu lié à la réception internationale de Derrida tient à la récupération de sa pensée par les divers mouvements "communautaires" qui, depuis un demi-siècle, se sont multipliés aux Etats-Unis et ailleurs. Parce qu'elle pouvait être utilisée dans la perspective d'une critique de la domination "masculine" sur la culture occidentale, cette pensée est rapidement devenue une arme théorique au service du combat féministe puis, par extension, au service d'autres luttes analogues  : luttes des homosexuels, des Noirs, des différentes minorités ethniques, etc. Les "women studies", les "gay and lesbian studies" et les "african- american studies", fort à la mode sur les campus américains, ont ainsi joué un grand rôle dans le succès international d'une philosophie dont le moins qu'on puisse dire est que, dans son pays d'origine, elle était loin d'avoir toutes ces connotations.

Les dérives en question ont eu évidemment pour effet de susciter, dans les secteurs les plus conservateurs de l'Université américaine, une forte hostilité à Derrida, volontiers accusé d'avoir voulu saper les valeurs fondatrices de la civilisation - ou d'avoir détourné les étudiants de la lecture des classiques... La découverte, après la mort de Paul de Man, en 1983, de textes antisémites publiés par ce dernier durant l'occupation allemande, a relancé la polémique sur d'autres fronts. Enfin, plus récemment, les propos maladroits proférés par Derrida au lendemain des attaques du 11  septembre 2001, que ce soit dans Voyous (Galilée, 2003) ou dans un livre d'entretiens avec Giovanna Borradori publié d'abord à Chicago, ont suscité des réactions diverses.

Quoi qu'il en soit, il est probable que l'influence de la pensée derridienne se fera sentir pendant bien des années encore, malgré les oppositions qu'ici où là elle continuera à soulever.

Christian Delacampagne



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