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"Le soir, quand je rentre chez moi, je suis dévastée"

RUTH KEIDAR, 76  ans, travailliste de toujours, milite désormais dans un "groupe de surveillance des barrages". Objectif  : obtenir des soldats qu'ils humanisent leur comportement

"Apartheid. Apartheid". D'une voix blanche, voilée d'une colère contenue, Ruth peste pour ne pas dire sa honte. Elle vient de franchir sans contrôle un barrage israélien planté en plein cœur de la Cisjordanie, au pied de la colonie de Kfar Tapouah.

Sur le bas-côté, voitures et camions à l'arrêt forment une longue file immobile. A l'intérieur, des Palestiniens patientent. La camionnette qui mène Ruth et ses amies dans les environs de Naplouse s'éloigne. La vieille dame se retourne comme pour fixer l'image  : "Nous sommes juives, ils sont arabes  ; nous pouvons circuler librement, eux non. Ce n'est pas cela l'apartheid  ?"

Depuis deux ans, Ruth Kedar, 76  ans, tente d'exorciser cette révolte en participant au groupe de surveillance des barrages, les Makhsom Watch, une organisation qu'une poignée de femmes israéliennes a créée au début de l'actuelle Intifada. Désormais, six fois par semaine, quelque 400  femmes se relaient pour observer le comportement des soldats et tenter d'humaniser les contrôles subis par les Palestiniens sur une quinzaine des innombrables check-points qui quadrillent la Cisjordanie.

L'arrivée des six femmes dans le chaos de Hawara, le principal barrage qui bloque l'entrée de Naplouse, se passe dans la plus grande nervosité. L'arme pointée vers la foule qui attend l'autorisation de passer, les soldats se passent le mot  : "Atra'a  !". Une "alerte" sur un possible attentat bloque tout mouvement.

Ruth tente d'en savoir plus auprès du jeune commandant du poste. Tendu à l 'extrême, il ne lui parlera qu'une fois l'alerte levée. "Il a 19 ans, mais sur ce barrage il est Louis XIV", lance l'épouse d'un ancien officier de l'armée de l'air.

Sous le soleil de midi, dans la poussière de Beit Iba, un autre barrage à l'ouest de Naplouse, Ruth Keidar, cette énergique "Palestinienne" née dans le pays à l'époque du mandat britannique sur la Palestine, alterne les propos les plus noirs sur la situation actuelle et les éclats de rire juvénile.

"Quand je suis sur les barrages, j'éprouve d'abord de la compassion pour tous ces gens à qui on gâche la vie. Et je ressens aussi une grande honte que nous, des juifs, des Israéliens, nous soyons capables de faire des choses pareilles. Le soir, quand je rentre chez moi, je suis dévastée. Je ne crois pas que la sécurité du pays impose cela. Dans la plupart des cas, il s'agit d'humilier et d'opprimer les gens. Ce ne sont quand même pas tous des terroristes  ! Et pourtant la plupart de mes amis, même les plus éclairés, justifient tout cela au nom de la lutte contre le terrorisme."

Ruth s'interrompt pour aller taper sur l'épaule d'un soldat réserviste en poste à ce barrage depuis trois semaines. "Ofer, tu ne pourrais pas accélérer le passage des femmes et des enfants  ?", lui glisse-t-elle en désignant un groupe massé derrière des blocs de plastique et une table de fortune. "A certains moments, il est tout miel, à d'autres il devient méchant", murmure-t-elle. Cette fois, il ouvre le passage, contrôlant à peine les papiers d'identité. Ruth se retourne vers ses copines et appuie d'un clin d'œil sa petite victoire du jour.

Femme d'un ancien diplomate, travailliste de toujours, passée au Meretz (la gauche radicale laïque, désormais connue sous le nom de Yahad) depuis les deux dernières élections, Ruth plaide pour l'évacuation "totale" des territoires palestiniens. "Je sais que c'est quasiment impossible, mais c'est pourtant ce qu'il faudrait faire. Un peuple ne peut pas être immoral en permanence. Cela l'affaiblit."

Pourtant, après la conquête par Israël de la Cisjordanie, en juin  1967, Ruth et son mari, saisis par l'euphorie générale, allaient pique-niquer avec enthousiasme dans les coins les plus reculés de "Judée et Samarie", nom biblique des territoires. Pour la jeune femme d'alors, qui avait connu Naplouse et Hébron du temps du mandat britannique, la notion de "territoires palestiniens" était encore assez floue.

"C'est après la guerre de 1973 que nous avons pris conscience de la situation, car nous avions vaincu, mais à quel prix  ?" L'entreprise de colonisation, qui va prendre encore plus d'ampleur, lui devient alors insupportable. "Depuis, j'ai toujours manifesté pour la paix, mais, avec Makhsom Watch, c'est la première fois que je suis autant impliquée."

Son mari, venu de la droite la plus dure, a rallié son camp, "surtout grâce à nos fils, qui ont fait la guerre du Liban". A l'automne dernier ils ont, ensemble, aidé des villageois palestiniens harcelés par des colons à pouvoir récolter leurs olives.

Stéphanie Le Bars



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