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Bohumil Hrabal, un possédé de la langue

Deux livres de l'écrivain tchèque, mort en 1997 - "Ballades sanglantes et légendes" (1968) et "Jarmilka" (1952) -, témoignent d'une œuvre où se mêlent oralité, légende populaire, parlerie de taverne, collage littéraire... Une véritable débauche esthétique

BALLADES SANGLANTES ET LÉGENDES (Morytáty a Legendy) de Bohumil Hrabal. Traduit du tchèque par Xavier Galmiche, éd. L'Esprit des péninsules, 268  p., 20  € . JARMILKA de Bohumil Hrabal. Traduit du tchèque par Benoît Meunier, éd. L'Esprit des péninsules, 112  p., 14  €.

Voici deux nouveaux livres de Bohumil Hrabal, qui s'est envolé, a sauté, on ne sait, par politesse extrême, élégance et désespoir de sa vie, du cinquième étage de la clinique Bulovka, à Prague, le 3  février 1997. S'il est devenu le célèbre "palabreur", popularisé par les films adaptés de ses livres, son œuvre immense, qui ne manque pas de désemparer et d'éblouir, reste à lire et à relire  ; aussi la publication de ces textes est-elle une aubaine. Ils datent de l'époque où Hrabal écrivait rue Na Hrazi, juché sur son tabouret aux pieds sciés, dans la pente du toit de sa maison du quartier Liben, avec la vieille machine à écrire "atomique" de marque allemande Perkeo, qui ne frappe pas les signes suscrits de sa langue tchèque, mais qui est le vrai moteur à explosion du "réalisme total". Hrabal écrit vite, vite parce que, tout docteur en droit qu'il est, il travaille à l'usine, emballe des ballots de papier, vend des jouets, fait le machiniste de théâtre et contrôle des trains étroitement surveillés  (1)  ; dans sa trop bruyante solitude (2), il vide des seaux de bière avec ses amis poètes et ouvriers, en citant par cœur Kafka, Hugo, Dante, Rimbaud, Pound, Homère et Lao Tseu, et il a mal au cœur de ce que sont les hommes - "et que sont les hommes  ?". Il ignore encore s'il est bien un grand écrivain, comme le lui disent Egon Bondy, Vladimir Boudnik et Jiri Kolar, l'homme des fameux collages qui a perdu son pouce en faisant le menuisier... Eux sont pour Hrabal des "artistes numéro un", comme le sont Chaplin et Keaton dans leur genre.

Ses amis le houspillent, ils l'exhortent à écrire, en ces temps totalitaires où, pour refuser l'exil, il vaut mieux avoir deux fers au feu, un chez les écrivains officiels du socialisme, l'autre au travail au noir des samizdats. C'est pourquoi nombre de ses livres circulent à la fois au grand jour et underground, amendés, censurés, puis actualisés selon le procédé du "remploi". Dont atteste le recueil Ballades sanglantes et légendes, publié en plein printemps de Prague en 1968, témoin du chaudron expérimental d'où proviennent bien des textes ultérieurs, fabuleuse entrée en matière à qui veut s'inviter au laboratoire hrabalien. Douze textes et post-scriptum, comme traité magistral de la palabre, ce genre insolite de la coopérative littéraire, à la fois spécimen d'oralité, héritage et genèse de la légende populaire, parlerie de taverne diffractée dans les reflets d'un verre de bière, et collage hardi, de cut-up dada en pop art naturaliste, poème conversation, profération lyrique, scatologique et érotique. Dépense insensée d'un possédé de la langue, épopée triviale et roborative, libre, libre à en faire pâlir toutes les parlotes de saison. Car cette débauche esthétique déborde tous ses emprunts et hausse à hauteur d'art la logorrhée autobiographique, la fiction du réel et la poésie visionnaire, langue de l'intime à visée universelle.

Jarmilka écrit en 1952, inaugure précisément cette nouvelle manière de Hrabal  ; moins la rupture qu'on a pu dire d'avec ses premiers poèmes qu'un flux continu, dont toute son œuvre témoigne. Le collage n'est que le procédé apparent de son vertigineux projet de restituer les virtualités disparates de l'existence humaine. Le matériau prosaïque du réel - "document"est le sous-titre - est juxtaposé, en son état brut et fragmentaire, au bref élan lyrique, aux bribes de soliloque intérieur, composant pourtant un récit, qui mixe chronique, mélodrame et tragédie, en un pot-pourri convulsif, affranchi de toute convention.

Ainsi va et vient la pauvre Jarmilka, employée de l'aciérie, grosse de l'enfant que moque son voyou d'amant, elle a du mal à compter ses seaux et les tickets de la cantine, elle brûle de fièvre  ; elle bégaie des bribes de sa misère, auxquelles s'entrechoquent le chaos des paroles de Hannes, l'ouvrier rescapé des camps, halluciné d'horreurs, le bruit des grues et des trains roulants, dans la perspective élastique qui distord proche et lointain, présent et passé, d'une barbarie à l'autre, stalinienne et nazie  ; tout cela encore dans la neige et la nuit, la poussière blanche de chaux et la poussière noire de graphite, qu'illuminent les lingots incandescents de l'industrie socialiste, véritable document d'actualité sociale et d'utopie littéraire. Le défi narratif fait exploser la prose en cette parole organique, venue de gorge et de ventre de ceux qui ne voient rien du monde, que le goudron de l'usine où ils perdent leurs souliers  ; litanie acrobatique, grâce funambule traversées de rêves fous et de poignante tendresse, rompues par l'éclat du rire.

Comme il l'a souvent fait, Hrabal s'explique, dans deux textes joints, sur son travail d'écrivain. Et justement il y dit ce que doit Jarmilka à la machine de marque Perkeo, et comment, en bohème exalté et désespéré, il faisait tous les jours les noces dans la maison (3) de cette rue Na Hrazi, qu'il appelle le Barrage de l'Eternité, dans laquelle s'inscrit son œuvre, d'absolue jeunesse. "Voilà, et nous, on était assis là, sur le Barrage de l'Eternité, on buvait de la bière et on aimait tant l'éternité que de joie on riait aux éclats..."

(1) Trains étroitement surveillés, Gallimard, 1984. (2) Une trop bruyante solitude, éd.  Robert Laffont, 1983. (3) Les Noces dans la maison, la trilogie des souvenirs, éd. Robert Laffont, 1990. Signalons, en poche, Le Chevalier sacrifié(Gallimard, "L'Imaginaire" no  76).



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