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  Parti socialiste, socialisme parti
Parti socialiste, socialisme parti

par Frédéric Lordon

est chargé de recherche au CNRS.

U retour du refoulé ou d'une nouvelle fidélité à soi-même, on ne sait trop quelle hypothèse convient le mieux pour évoquer le soutien socialiste apporté par M.  Rocard, M.  Delors et M.  Attali au projet Fillon sur les retraites. On imagine d'ici les hauts cris de l'appareil, scandalisé de l'amalgame du parti tout entier et de quelques voix "isolées". Il y a plutôt des raisons de penser que, échappant en raison de leur âge ou de leur statut aux disciplines ordinaires de parti, ces incarnations ambulantes de la culture de responsabilité ont cassé le morceau et mis à nu sans autre précaution les couches profondes de l'entendement socialiste gouvernemental.

La pantomime de Dijon n'inquiète que les experts (Elie Cohen et autres, Le Monde du 28  mai) qui veulent se faire peur d'entendre Laurent Fabius casser sa voix et -  qui sait  ?  - peut-être bientôt lever le poing. On partagera sans peine le même sentiment de consternation au spectacle de cette comédie navrante d'opportunisme, mais pour des raisons diamétralement opposées. Car, pareils à tous ces précepteurs de l'enfance socialiste qui regardent la belle éducation libérale un peu comme leur réussite personnelle et redoutent sans cesse la rechute dans la délinquance, ces experts-là, d'ailleurs si proches de ceux du gouvernement, ont décidé que le problème des retraites était à solution unique et que critiquer la réforme, c'était s'opposer à toute réforme.

Qu'ils se rassurent, c'est bien ce que pensent en leurs tréfonds, et toute extinction de voix mise à part, les dirigeants du PS. On se prend même à penser que si les socialistes au pouvoir n'avaient pas fait la même chose, ils auraient peut-être fait pire  !

Faut-il rappeler que le plan d'épargne salariale élaboré en 2001 par Laurent Fabius n'était pas autre chose que l'amorce d'un dispositif d'épargne-retraite capitalisée  ? C'est d'ailleurs bien ainsi que l'avaient compris tous ceux qu'il était susceptible d'intéresser, depuis les salariés, persuadés d'avoir affaire à un instrument de retraite, jusqu'aux entreprises, également décidées à l'utiliser à cette fin, et aux professionnels de la gestion institutionnelle, ravis d'avoir enfin sous la main un début d'équivalent des plans 401  (k) américains.

Il n'y avait que le ministre de l'économie de l'époque pour s'obstiner à dénier l'indéniable, effort d'ailleurs assez vite interrompu puisque le programme du candidat Jospin, sans grand souci pour des protestations de bonne foi fraîches d'à peine un an, proposait, ni plus ni moins, la transformation des plans partenariaux d'épargne salariale volontaire (PPESV) en explicites fonds d'épargne-retraite.

On voudrait mentionner aussi le courageux combat que mènent les députés socialistes français au Parlement européen pour faire voter la directive OPA du commissaire Bolkestein, directive qui se propose d'abattre tous les obstacles retenant encore les OPA hostiles, et l'on aurait un panorama à peu près complet des faits et gestes récents qui font du socialisme "responsable" le meilleur ami de la finance. Et une idée assez précise de la confiance qu'il convient d'accorder aux serments dijonnais de faire barrage à la capitalisation jusqu'à la dernière goutte de sang.

C'est bien de la financiarisation de l'économie française qu'il est question, en effet, avec la présente réforme des retraites. Il suffit pour s'en convaincre d'observer ce qui s'est passé dans tous les pays européens où elle est déjà mise en œuvre. Et de constater, au-delà des variantes nationales, la robuste simplicité d'un scénario invariant qui organise à bas bruit l'attrition de la répartition pour mieux promouvoir à terme la capitalisation, passée en contrebande sous l'innocente métaphore des "étages" et la qualification tranquillisante de "sur-complémentaire".

Entre baisses subreptices du taux de remplacement et allongement de la durée de cotisation, il va falloir vraiment avoir la foi pour laisser sa retraite aux bons soins de la seule répartition. Le mouvement de constitution d'épargnes auxiliaires est d'ailleurs déjà bien amorcé. Si la dégringolade boursière rend à peu près suicidaire de prononcer aujourd'hui les mots "fonds de pension", nul doute qu'ils sont pourtant à l'horizon de ce débat  : petit étage deviendra grand...

Dans l'intervalle, la science économique des experts s'offre à certifier l'impossibilité de la hausse des cotisations. Aucun de ses arguments -  ni la compétitivité, ni le profit et l'investissement, ni le coût du travail  - n'est convaincant et ne sortirait indemne d'une authentique discussion scientifique. Mais qu'importe, ils sont suffisamment conformes aux lieux communs dominants pour avoir l'air de s'imposer comme des évidences et permettre de récuser toute solution alternative.

Ainsi, d'"évidence" en "évidence", au ras d'une "expertise" bien faite pour aider le Medef à ne rien lâcher des 10  points de PIB raflés pendant les années 1980, chemine un changement de modèle social. C'était la performance historique du compromis d'après-guerre que d'avoir su soustraire aux forces de marché des pans de la vie sociale aussi importants que la santé et la retraite. Mais y a-t-il encore quelqu'un dans la motion Hollande capable de dire les choses en ces termes, capable d'opposer à la déréglementation d'EDF qui s'annonce que le service public est l'un des constituants du lien social dans la grammaire politique française, comme l'est l'organisation solidaire des retraites, quelqu'un capable d'une parole authentiquement politique au moment où se trouve mise en jeu une certaine façon de vivre ensemble  ?

Comme l'aveu tragique d'un effondrement intellectuel sans retour, la boulette des éléphants trahit l'inanité politique où la majorité du Parti socialiste se trouve rendue, inanité de la "solution unique", du "pragmatisme", et sans doute, bientôt, du "dépassement des idéologies". Ces fondamentaux de la pensée gestionnaire réussissent la performance en apparence contradictoire de réaliser à la fois le summum de l'idéologie et le dépérissement de la politique.

Comment croire que les protestations d'opposition d'aujourd'hui puissent être autre chose qu'une posture  ? Qu'en resterait-il au lendemain d'un retour au pouvoir  ? Le problème des retraites charrie des enjeux de société si profonds qu'il ne faut pas hésiter à en faire une épreuve intellectuelle décisive. L'incapacité des socialistes à délivrer, d'une seule voix, une parole claire, véritablement politique et digne de confiance laisse penser que cette formation pourrait atteindre bientôt un point de rupture. Elle conduit en tout cas ceux qui contemplent, atterrés, sa longue dérive à n'en plus finir de se demander ce qui reste de socialisme au Parti socialiste.

D

frédéric lordon



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