La sottise , l'erreur , le péché , la lésine , §
Occupent nos esprits et travaillent nos corps , §
Et nous alimentons nos aimables remords , §
Comme les mendiants nourrissent leur vermine. §
Nos péchés sont têtus , nos repentirs sont lâches; §
Nous nous faisons payer grassement nos aveux , §
Et nous rentrons gaiement dans le chemin bourbeux , §
Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches. §
Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismégiste §
Qui berce longuement notre esprit enchanté , §
Et le riche métal de notre volonté §
Est tout vaporisé par ce savant chimiste. §
C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent ! §
Aux objets répugnants nous trouvons des appas; §
Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas , §
Sans horreur , à travers des ténèbres qui puent. §
Ainsiqu'un débauché pauvre qui baise et mange §
Le sein martyrisé d'une antique catin , §
Nous volons au passage un plaisir clandestin §
Que nous pressons bien fort comme une vieille orange. §
Serré , fourmillant , comme un million d'helminthes , §
Dans nos cerveaux "ribote un peuple de Démons , §
Et , quand nous respirons , la Mort dans nos poumons §
Descend , fleuve invisible , avec de sourdes plaintes. §
Si le viol , le poison , le poignard , l'incendie , §
N'ont pas encor brodé de leurs plaisants dessins §
Le canevas banal de nos piteux destins , §
C'est que notre âme , hélas ! n'est pas assez hardie. §
Mais parmi les chacals , les panthères , les lices , §
Les singes , les scorpions , les vautours , les serpents , §
Les monstres glapissants , hurlants , grognants , rampants , §
Dans la ménagerie infâme de nos vices , §
Il en est un plus laid , plus méchant , plus immonde ! §
Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes ni grands cris , §
Il ferait volontiers de la terre un débris §
Et dans un bâillement avalerait le monde; §
C'est l'Ennui ! - l'oeil chargé d'un pleur involontaire , §
Il rêve d'échafauds en fumant "son houka. §
Tu le connais , lecteur , ce monstre délicat , §
-Hypocrite lecteur , -mon semblable , -mon frère ! §
Lorsque , par un décret des puissances suprêmes , §
Le Poète apparaît en ce monde ennuyé , §
Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes §
Crispe ses poings vers Dieu , qui la prend en pitié: §
- [ Ah ! que n'ai-je mis bas tout un noeud de vipères , §
Plutôtquede nourrir cette dérision ! §
Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères §
Où mon ventre a conçu mon expiation ! §
Puisque tu m'as choisie entre toutes les femmes §
Pour être le dégoût de mon triste mari , §
Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes , §
Comme un billet d'amour , ce monstre rabougri , §
Je ferai rejaillir ta haine qui m'accable §
Sur l'instrument maudit de tes méchancetés , §
Et je tordrai si bien cet arbre misérable , §
Qu'il ne pourra pousser ses boutons empestés ! ] §
Elle ravale ainsi l'écume de sa haine , §
Et , ne comprenant pas les desseins éternels , §
Elle-même prépare aufondde la Géhenne §
Les bûchers consacrés aux crimes maternels. §
Pourtant , sous la tutelle invisible d'un Ange , §
L'Enfant déshérité s'enivre de soleil , §
Et dans tout ce qu'il boit et dans tout ce qu'il mange §
Retrouve l'ambroisie et le nectar vermeil. §
Il joue avec le vent , cause avec le nuage , §
Et s'enivre en chantant du chemin de la croix; §
Et l'Esprit qui le suit dans "son pèlerinage §
Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois. §
Tous ceux qu'il veut aimer l'observent avec crainte , §
Oubien , s'enhardissant de sa tranquillité , §
Cherchent à qui saura lui tirer une plainte , §
Et font sur lui l'essai de leur férocité. §
Dans le pain et le vin destinés à sa bouche §
Ils mêlent de la cendre avec d'impurs crachats; §
Avec hypocrisie ils jettent ce qu'il touche , §
Et s'accusent d'avoir mis leurs pieds dans ses pas. §
Sa femme va criant sur les places publiques: §
[ Puisqu'il me trouve assez belle pour m'adorer , §
Je ferai le métier des idoles antiques , §
Et comme elles je veux me faire redorer; §
Et je me soûlerai de nard , d'encens , de myrrhe , §
De génuflexions , de viandes et de vins , §
Pour savoir si je puis dans un coeur qui m'admire §
Usurper en riant les hommages divins ! §
Et , quand je m'ennuierai de ces farces impies , §
Je poserai sur lui ma frêle et forte main; §
Et mes ongles , pareils aux ongles des harpies , §
Sauront jusqu'à "son coeur se frayer un chemin. §
Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite , §
J'arracherai ce coeur tout rouge de "son sein , §
Et , pour rassasier ma bête favorite , §
Je le lui jetterai par terre avec dédain ! ] §
Vers le Ciel , où "son oeil voit un trône splendide , §
Le Poète serein lève ses bras "pieux , §
Et les vastes éclairs de "son esprit lucide §
Lui dérobent l'aspect des peuples furieux : §
- [ Soyez béni , mon Dieu , qui donnez la souffrance §
Comme un divin remède à nos impuretés §
Et comme la meilleure et la plus pure essence §
Qui prépare les forts aux saintes voluptés ! §
Je sais que vous gardez une place au Poète §
Dans les rangs bienheureux des saintes Légions , §
Et que vous l'invitez à l'éternelle fête §
Des Trônes , des Vertus , des Dominations. §
Je sais que la douleur est la noblesse unique §
Où ne mordront jamais la terre et les enfers , §
Et qu'il faut pour tresser ma couronne mystique §
Imposer tous les temps et tous les univers. §
Mais les bijoux perdus de l'antique Palmyre , §
Les métaux inconnus , les perles de la mer , §
Par votre main montés , ne pourraient pas suffire §
À ce beau diadème éblouissant et clair; §
Car il ne sera fait que de pure lumière , §
Puisée au foyer saint des rayons primitifs , §
Et dont les yeux mortels , dans leur splendeur entière , §
Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs ! ] §
Souvent , pour s'amuser , les hommes d'équipage §
Prennent des albatros , vastes oiseaux des mers , §
Qui suivent , indolents compagnons de voyage , §
Le navire glissant sur les gouffres "amers. §
À peine les ont-ils déposés sur les planches , §
Que ces rois de l'azur , maladroits et honteux , §
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches §
Comme des avirons traîner à côté d'eux. §
Ce voyageur ailé , comme il est gauche et veule ! §
Lui , naguère si beau , qu'il est comique et laid ! §
L'un agace "son bec avec un brûle-gueule , §
L'autre mime , en boitant , l'infirme qui volait ! §
Le Poète est semblable au prince des nuées §
Qui hante la tempête et se rit de l'archer; §
Exilé sur le sol au milieu des huées , §
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher. §
Au-dessus des étangs , au-dessus des vallées , §
Des montagnes , des bois , des nuages , des mers , §
Par-delà le soleil , par-delà les éthers , §
Par-delà les confins des sphères étoilées , §
Mon esprit , tu te meus avec agilité , §
Et , comme un bon nageur qui se pâme dans l'onde , §
Tu sillonnes gaiement l'immensité profonde §
Avec une indicible et mâle volupté. §
Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides; §
Va te purifier dans l'air supérieur , §
Et bois , comme une pure et divine liqueur , §
Le feu clair qui remplit les espaces limpides. §
Derrière les ennuis et les vastes chagrins §
Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse , §
Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse §
S'élancer vers les champs lumineux et sereins; §
Celui dont les pensers , comme des alouettes , §
Vers les cieux le matin prennent un libre essor , §
- Qui plane sur la vie , et comprend sans effort §
Le langage des fleurs et des choses muettes ! §
La Nature est un temple où de vivants piliers §
Laissent parfois sortir de confuses paroles ; §
L'homme y passe à travers des forêts de symboles §
Qui l'observent avec des regards familiers . §
Comme de longs échos qui de loin se confondent §
Dans une ténébreuse et profonde unité , §
Vaste comme la nuit et comme la clarté , §
Les parfums , les couleurs et les sons se répondent. §
Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants , §
Doux comme les hautbois , verts comme les prairies , §
- Et d'autres , corrompus , riches et triomphants , §
Ayant l'expansion des choses infinies , §
Comme l'ambre , le musc , le benjoin et l'encens , §
Qui chantent les transports de l'esprit et des sens. §
J'aime le souvenir de ces époques nues , §
Dont Phoebus se plaisait à dorer les statues. §
Alors l'homme et la femme en leur agilité §
Jouissaient sans mensonge et sans anxiété , §
Et , le ciel amoureux leur caressant l'échine , §
Exerçaient la santé de leur noble machine . §
Cybèle alors , fertile en produits généreux , §
Ne trouvait point ses fils un poids trop onéreux , §
Mais , louve au coeur gonflé de tendresses communes , §
Abreuvait l'univers à ses tétines brunes. §
L'homme , élégant , robuste et fort , avait le droit §
D'être fier des beautés qui le nommaient leur roi; §
Fruits purs de tout outrage et vierges de gerçures , §
Dont la chair lisse et ferme appelait les morsures ! §
Le Poète aujourd'hui , quand il veut concevoir §
Ces natives grandeurs , aux lieux où se font voir §
La nudité de l'homme et celle de la femme , §
Sent un froid ténébreux envelopper "son âme §
Devant ce noir tableau plein d'épouvantement. §
Ô monstruosités pleurant leur vêtement ! §
Ô ridicules troncs ! torses dignes des masques ! §
Ô pauvres corps tordus , maigres , ventrus ou flasques , §
Que le dieu de l'Utile , implacable et serein , §
Enfants , emmaillota dans ses langes d'airain ! §
Et vous , femmes , hélas ! pâles comme des cierges , §
Que ronge et que nourrit la débauche , et vous , vierges , §
Du vice maternel traînant l'hérédité §
Et toutes les hideurs de la fécondité ! §
Nous avons , il est vrai , nations corrompues , §
Aux peuples anciens des beautés inconnues: §
Des visages rongés par les chancres du coeur , §
Et comme qui dirait des beautés de langueur; §
Mais ces inventions de nos muses tardives §
N'empêcheront jamais les races maladives §
De rendre à la jeunesse un hommage profond , §
- À la sainte jeunesse , à l'air simple , au doux front , §
À l'oeil limpide et clair ainsiqu'une eau courante , §
Et qui va répandant sur tout , insouciante §
Comme l'azur du ciel , les oiseaux et les fleurs , §
Ses parfums , ses chansons et ses douces chaleurs ! §
Rubens , fleuve d'oubli , jardin de la paresse , §
Oreiller de chair "fraîche où l'on ne peut aimer , §
Mais où la vie afflue et s'agite sans cesse , §
Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer; §
Léonard de Vinci , miroir profond et sombre , §
Où des anges charmants , avec un doux souris §
Tout chargé de mystère , apparaissent à l'ombre §
Des glaciers et des pins qui ferment leur pays; §
Rembrandt , triste hôpital tout rempli de murmures , §
Et d'un grand crucifix décoré seulement , §
Où la prière en pleurs s'exhale des ordures , §
Et d'un rayon d'hiver traversé brusquement; §
Michel-Ange , lieu vague où l'on voit des Hercules §
Se mêler à des Christs , et se lever tout droits §
Des fantômes puissants qui dans les crépuscules §
Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts; §
Colères de boxeur , impudences de faune , §
Toi qui sus ramasser la beauté des goujats , §
Grand coeur gonflé d'orgueil , homme débile et jaune , §
Puget , mélancolique empereur des forçats; §
Watteau , ce carnaval où biendes coeurs illustres , §
Comme des papillons , errent en flamboyant , §
Décors frais et légers éclairés par des lustres §
Qui versent la folie à ce bal tournoyant; §
Goya , cauchemar plein de choses inconnues , §
De foetus qu'on fait cuire au milieu des sabbats , §
De vieilles au miroir et d'enfants toutes nues , §
Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas; §
Delacroix , lac de sang hanté des mauvais anges , §
Ombragé par un bois de sapins toujours vert , §
Où , sous un ciel chagrin , des fanfares étranges §
Passent , comme un soupir étouffé de Weber ; §
Ces malédictions , ces blasphèmes , ces plaintes , §
Ces extases , ces cris , ces pleurs , ces Te Deum , §
Sont un écho redit par mille labyrinthes; §
C'est pour les coeurs mortels un divin opium ! §
C'est un cri répété par mille sentinelles , §
Un ordre renvoyé par mille porte-voix; §
C'est un phare allumé sur mille citadelles , §
Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois ! §
Car c'est vraiment , Seigneur , le meilleur témoignage §
Que nous puissions donner de notre dignité §
Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge §
Et vient mourir aubord de votre éternité ! §
Ma pauvre muse , hélas ! qu'as-tu donc ce matin ? §
Tes yeux creux sont peuplés de visions nocturnes , §
Et je vois tour à tour réfléchis sur ton teint §
La folie et l'horreur , froides et taciturnes. §
Le succube verdâtre et le rose lutin §
T'ont-ils versé la peur et l'amour de leurs urnes ? §
Le cauchemar , d'un poing despotique et mutin , §
T'a-t-il noyée aufondd'un fabuleux Minturnes ? §
Je voudrais qu'exhalant l'odeur de la santé §
"Ton sein de pensers "forts fût toujours fréquenté , §
Et que "ton sang chrétien coulât à flots rythmiques , §
Comme les sons nombreux des syllabes antiques , §
Où règnent tour à tour le père des chansons , §
Phoebus , et le grand Pan , le seigneur des moissons. §
Ô muse de mon coeur , amante des palais , §
Auras-tu , quand Janvier lâchera ses Borées , §
Durant les noirs ennuis des neigeuses soirées , §
Un tison pour chauffer tes deux pieds violets ? §
Ranimeras-tu donc tes épaules marbrées §
Aux nocturnes rayons qui percent les volets ? §
Sentant ta bourse à sec autant que "ton palais , §
Récolteras-tu l'or des voûtes azurées ? §
Il te faut , pour gagner "ton pain de chaque soir , §
Comme un enfant de choeur , jouer de l'encensoir , §
Chanter des Te Deum auxquels tu ne crois guère , §
Ou , saltimbanque à jeun , étaler tes appas §
Et ton rire trempé de pleurs qu'on ne voit pas , §
Pour faire épanouir la rate du vulgaire. §
Les cloîtres anciens sur leurs grandes murailles §
Étalaient en tableaux la sainte Vérité , §
Dont l'effet , réchauffant les pieuses entrailles , §
Tempérait la froideur de leur austérité. §
En ces temps où du Christ florissaient les semailles , §
Plus d'un illustre moine , aujourd'hui peu "cité , §
Prenant pour atelier le champ des funérailles , §
Glorifiait la Mort avec simplicité. §
- Mon âme est un tombeau que , mauvais cénobite , §
Depuis l'éternité je parcours et j'habite; §
Rien n'embellit les murs de ce cloître odieux. §
Ô moine fainéant ! quand saurai-je donc faire §
Du spectacle vivant de ma triste misère §
Le travail de mes mains et l'amour de mes yeux ? §
Ma jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage , §
Traversé çà et là par de brillants soleils; §
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage , §
Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils. §
Voilà que j'ai touché l'automne des idées , §
Et qu'il faut employer la pelle et les râteaux §
Pour rassembler àneuf les terres inondées , §
Où l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux. §
Et qui sait si les fleurs "nouvelles que je rêve §
Trouveront dans ce sol lavé comme une grève §
Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ? §
-Ô douleur ! ô douleur ! Le Temps mange la vie , §
Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le coeur §
Du sang que nous perdons croît et se fortifie ! §
Pour soulever un poids si lourd , §
Sisyphe , il faudrait "ton courage ! §
Bienqu'on ait du coeur à l'ouvrage , §
L'Art est long et le Temps est court . §
Loin des sépultures célèbres , §
Vers un cimetière isolé , §
Mon coeur , comme un tambour voilé , §
Va battant des marches funèbres. §
- Maint joyau dort enseveli §
Dans les ténèbres et l'oubli , §
Bien loin des pioches et des sondes; §
Mainte fleur épanche à regret §
"Son parfum doux comme un secret §
Dans les solitudes profondes. §
J'ai longtemps habité sous de vastes portiques §
Que les soleils "marins teignaient de mille feux , §
Et que leurs grands piliers , droits et majestueux , §
Rendaient pareils , le soir , aux grottes basaltiques . §
Les houles , en roulant les images des cieux , §
Mêlaient d'une façon solennelle et mystique §
Les tout-puissants accords de leur riche musique §
Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux. §
C'est là que j'ai "vécu dans les voluptés calmes , §
Aumilieude l'azur , des vagues , des splendeurs , §
Et des esclaves nus , tout imprégnés d'odeurs , §
Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes , §
Et dont l'unique soin était d'approfondir §
Le secret douloureux qui me faisait languir . §
La tribu prophétique aux prunelles ardentes §
Hier s'est mise en route , emportant ses petits §
Sur "son dos , ou livrant à leurs fiers appétits §
Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes. §
Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes §
Le long des chariots où les leurs sont blottis , §
Promenant sur le ciel des yeux appesantis §
Par le "morne regret des chimères absentes. §
Dufondde son réduit sablonneux , le grillon , §
Les regardant passer , redouble sa chanson; §
Cybèle , qui les aime , augmente ses verdures , §
Fait couler le rocher et fleurir le désert §
Devant ces voyageurs , pour lesquels est ouvert §
L'empire familier des ténèbres futures. §
Homme libre , toujours tu chériras la mer ! §
La mer est "ton miroir; tu contemples "ton âme §
Dans le déroulement infini de sa lame , §
Et "ton esprit n'est pas un gouffre moins amer. §
Tu te plais à plonger auseinde "ton image; §
Tu l'embrasses des yeux et des bras , et "ton coeur §
Se distrait quelquefois de sa propre rumeur §
Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage. §
Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets: §
Homme , nul n'a sondé le fond de tes abîmes; §
Ô mer , nul ne connaît tes richesses intimes , §
Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets ! §
Et cependant voilà des siècles innombrables §
Que vous vous combattez sans pitié ni remord , §
Tellement vous aimez le carnage et la mort , §
Ô lutteurs éternels , ô frères implacables ! §
Quand Don Juan descendit vers l'onde souterraine §
Et lorsqu'il eut "donné "son obole à Charon , §
Un sombre mendiant , l'oeil fier comme Antisthène , §
D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron. §
Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes , §
Des femmes se tordaient sous le noir firmament , §
Et , comme un grand troupeau de victimes "offertes , §
Derrière lui traînaient un long mugissement. §
Sganarelle en riant lui réclamait ses gages , §
Tandis que Don Luis avec un doigt tremblant §
Montrait à tous les morts errant sur les rivages §
Le fils audacieux qui railla "son front blanc. §
Frissonnant sous "son deuil , la chaste et maigre Elvire , §
Près de l'époux perfide et qui fut "son amant , §
Semblait lui réclamer un suprême sourire §
Ou brillât la douceur de son premier serment. §
Tout droit dans "son armure , un grand homme de pierre §
Se tenait à la barre et coupait le flot noir; §
Mais le calme héros , courbé sur sa rapière , §
Regardait le sillage et ne daignait rien voir. §
En ces temps merveilleux où la Théologie §
Fleurit avec leplus de sève et d'énergie , §
On raconte qu'unjour un docteur des plus grands , §
- Après avoir forcé les coeurs indifférents; §
Les avoir remués dans les profondeurs noires; §
Après avoir franchi vers les célestes gloires §
Des chemins "singuliers à lui-même inconnus , §
Où les purs Esprits seuls peut-être étaient venus , §
- Comme un homme monté trop haut , pris de panique , §
S'écria , transporté d'un orgueil satanique: §
[ Jésus , petit Jésus ! je t'ai poussé bien haut ! §
Mais , si j'avais voulu t'attaquer au défaut §
De l'armure , ta honte égalerait ta gloire , §
Et tu ne serais plus qu'un foetus dérisoire ! ] §
Immédiatement sa raison s'en alla. §
L'éclat de ce soleil d'un crêpe se voila; §
Tout le chaos roula dans cette intelligence , §
Temple autrefois vivant , plein d'ordre et d'opulence , §
Sous les plafonds duquel tant de pompe avait lui. §
Le silence et la nuit s'installèrent en lui , §
Comme dans un caveau dont la clef est perdue. §
Dès lors il fut semblable aux bêtes de la rue , §
Et , quand il s'en allait sans rien voir , à travers §
Les champs , sans distinguer les étés des hivers , §
Sale , inutile et laid comme une chose usée , §
Il faisait des enfants la joie et la risée. §
Je suis belle , ô mortels ! comme un rêve de pierre , §
Et mon sein , où chacun s'est meurtri tour à tour , §
Est fait pour inspirer au poète un amour §
Éternel et muet ainsique la matière. §
Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris; §
J'unis un coeur de neige à la blancheur des cygnes; §
Je hais le mouvement qui déplace les lignes , §
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris. §
Les poètes , devant mes grandes attitudes , §
Que j'ai l'air d'emprunter aux plus fiers monuments , §
Consumeront leurs jours en d'austères études; §
Car j'ai , pour fasciner ces dociles amants , §
De purs miroirs qui font toutes choses plus belles: §
Mes yeux , mes larges yeux aux clartés éternelles ! §
Ce ne seront jamais ces beautés de vignettes , §
Produits avariés , nés d'un siècle vaurien , §
Ces pieds à brodequins , ces doigts à castagnettes , §
Qui sauront satisfaire un coeur comme le mien. §
Je laisse à Gavarni , poète des chloroses , §
"Son troupeau gazouillant de beautés d'hôpital , §
Car je ne puis trouver parmi ces pâles roses §
Une fleur qui ressemble à mon rouge idéal . §
Ce qu'il faut à ce coeur profond comme un abîme , §
C'est vous , Lady Macbeth , âme puissante au crime , §
Rêve d'Eschyle éclos au climat des autans; §
Oubien toi , grande Nuit , fille de Michel-Ange , §
Qui tors paisiblement dans une pose étrange §
Tes appas façonnés aux bouches des Titans ! §
Dutempsque la Nature en sa verve puissante §
Concevait chaque jour des enfants monstrueux , §
J'eusse aimé vivre auprès d'une jeune géante , §
Comme aux pieds d'une reine un chat voluptueux. §
J'eusse aimé voir "son corps fleurir avec "son âme §
Et grandir librement dans ses terribles jeux; §
Deviner si "son coeur couve une sombre flamme §
Aux humides brouillards qui nagent dans ses yeux; §
Parcourir à loisir ses magnifiques formes; §
Ramper sur le versant de ses genoux énormes , §
Et parfois en été , quand les soleils malsains , §
Lasse , la font s'étendre à travers la campagne , §
Dormir nonchalamment à l'ombre de ses seins , §
Comme un hameau paisible au pied d'une montagne. §
Contemplons ce trésor de grâces florentines; §
Dans l'ondulation de ce corps musculeux §
L'Élégance et la Force abondent , soeurs divines. §
Cette femme , morceau vraiment miraculeux , §
Divinement robuste , adorablement mince , §
Est faite pour trôner sur des lits somptueux , §
Et charmer les loisirs d'un pontife ou d'un prince. §
- Aussi , vois ce souris fin et voluptueux §
Où la Fatuité promène "son extase; §
Ce long regard sournois , langoureux et moqueur; §
Ce visage mignard , tout encadré de gaze , §
Dont chaque trait nous dit avec un air vainqueur: §
[ La Volupté m'appelle et l'amour me couronne ! §
À cet être doué de tant de majesté §
Vois quel charme excitant la gentillesse "donne ! §
Approchons , et tournons autour de sa beauté. §
Ô blasphème de l'art ! ô surprise fatale ! §
La femme au corps divin , promettant le bonheur , §
Par le haut se termine en monstre bicéphale ! §
- Mais non ! ce n'est qu'un masque , un décor suborneur , §
Ce visage éclairé d'une exquise grimace , §
Et , regarde , voici , crispée atrocement , §
La véritable tête , et la sincère face §
Renversée à l'abri de la face qui ment. §
Pauvre grande beauté ! le magnifique fleuve §
De tes pleurs aboutit dans mon coeur soucieux; §
"Ton mensonge m'enivre , et mon âme s'abreuve §
Aux flots que la Douleur "fait jaillir de tes yeux ! §
-Mais pourquoi pleure-t-elle ? Elle , beauté parfaite §
Qui mettrait àsespieds le genre humain "vaincu , §
Quel mal mystérieux ronge "son flanc d'athlète ? §
-Elle pleure , insensé , parce qu'elle a "vécu ! §
Et parce qu'elle vit ! Mais ce qu'elle déplore §
Surtout , ce qui la fait frémir jusqu'aux genoux , §
C'est que demain , hélas ! il faudra vivre encore ! §
Demain , après-demain et toujours ! -comme nous ! §
Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abîme , §
Ô Beauté ? "ton regard , infernal et divin , §
Verse confusément le bienfait et le crime , §
Et l'on peut pour cela te comparer au vin. §
Tu contiens dans "ton oeil le couchant et l'aurore; §
Tu répands des parfums comme un soir orageux; §
Tes baisers sont un philtre et ta bouche une amphore §
Qui font le héros lâche et l'enfant courageux. §
Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres ? §
Le Destin charmé suit tes jupons comme un chien; §
Tu sèmes au hasard la joie et les désastres , §
Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien. §
Tu marches sur des morts , Beauté , dont tu te moques; §
De tes bijoux l'Horreur n'est pas le moins charmant , §
Et le Meurtre , parmi tes plus chères breloques , §
Sur "ton ventre orgueilleux danse amoureusement. §
L'éphémère ébloui vole vers toi , chandelle , §
Crépite , flambe et dit: Bénissons ce flambeau ! §
L'amoureux pantelant incliné sur sa belle §
A l'air d'un moribond caressant "son tombeau. §
Que tu viennes du ciel ou de l'enfer , qu'importe , §
Ô Beauté ! monstre énorme , effrayant , ingénu ! §
Si "ton oeil , ton souris , "ton pied , m'ouvrent la porte §
D'un Infini que j'aime et n'ai jamais connu ? §
De Satan ou de Dieu , qu'importe ? Ange ou Sirène , §
Qu'importe , si tu rends , -fée aux yeux de velours , §
Rythme , parfum , lueur , ô mon unique reine ! - §
L'univers moins hideux et les instants moins lourds ? §
Quand , les deux yeux fermés , en un soir chaud d'automne , §
Je respire l'odeur de "ton sein chaleureux , §
Je vois se dérouler des rivages heureux §
Qu'éblouissent les feux d'un soleil monotone; §
Une île paresseuse où la nature "donne §
Des arbres "singuliers et des fruits savoureux; §
Des hommes dont le corps est mince et vigoureux , §
Et des femmes dont l'oeil par sa franchise étonne. §
Guidé par "ton odeur vers de charmants climats , §
Je vois un port rempli de voiles et de mâts §
Encor tout fatigués par la vague marine , §
Pendantque le parfum des verts tamariniers , §
Qui circule dans l'air et m'enfle la narine , §
Se mêle dans mon âme au chant des mariniers . §
Ô toison , moutonnant jusque sur l'encolure ! §
Ô boucles ! Ô parfum chargé de nonchaloir ! §
Extase ! Pour peupler ce soir l'alcôve obscure §
Des souvenirs dormant dans cette chevelure , §
Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir ! §
La langoureuse Asie et la brûlante Afrique , §
Tout un monde lointain , absent , presque défunt , §
Vit dans tes profondeurs , forêt aromatique ! §
Comme d'autres esprits voguent sur la musique , §
Le mien , ô mon amour ! nage sur "ton parfum. §
J'irai là-bas où l'arbre et l'homme , pleins de sève , §
Se pâment longuement sous l'ardeur des climats; §
Fortes tresses , soyez la houle qui m'enlève ! §
Tu contiens , mer d'ébène , un éblouissant rêve §
De voiles , de rameurs , de flammes et de mâts: §
Un port retentissant où mon âme peut boire §
À grands flots le parfum , le son et la couleur; §
Où les vaisseaux , glissant dans l'or et dans la moire , §
Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire §
D'un ciel pur où frémit l'éternelle chaleur. §
Je plongerai ma tête amoureuse d'ivresse §
Dans ce noir océan où l'autre est enfermé; §
Et mon esprit subtil que le roulis "caresse §
Saura vous retrouver , ô féconde paresse , §
Infinis bercements du loisir embaumé ! §
Cheveux bleus , pavillon de ténèbres tendues , §
Vous me rendez l'azur du ciel immense et rond; §
Sur les bords duvetés de vos mèches tordues §
Je m'enivre ardemment des senteurs confondues §
De l'huile de coco , du musc et du goudron. §
Longtemps ! toujours ! ma main dans ta crinière lourde §
Sèmera le rubis , la perle et le saphir , §
Afin qu'à mon désir tu ne sois jamais sourde ! §
N'es-tu pas l'oasis où je rêve , et la gourde §
Où je hume à longs traits le vin du souvenir ? §
Je t'adore à l'égal de la voûte nocturne , §
Ô vase de tristesse , ô grande taciturne , §
Et t'aime d'autant plus , belle , que tu me fuis , §
Et que tu me parais , ornement de mes nuits , §
Plus ironiquement accumuler les lieues §
Qui séparent mes bras des immensités bleues. §
Je m'avance à l'attaque , et je grimpe aux assauts , §
Comme après un cadavre un choeur de vermisseaux , §
Et je chéris , ô bête implacable et cruelle ! §
Jusqu'à cette froideur par où tu m'es plus belle ! §
Tu mettrais l'univers entier dans ta ruelle , §
Femme impure ! L'ennui rend "ton âme cruelle. §
Pour exercer tes dents à ce jeu "singulier , §
Il te faut chaque jour un coeur au râtelier. §
Tes yeux , illuminés ainsique des boutiques §
Et des ifs flamboyants dans les fêtes publiques , §
Usent insolemment d'un pouvoir emprunté , §
Sans connaître jamais la loi de leur beauté. §
Machine aveugle et sourde , en cruautés féconde ! §
Salutaire instrument , buveur du sang du monde , §
Comment n'as-tu pas honte et comment n'as-tu pas §
Devant tous les miroirs vu pâlir tes appas ? §
La grandeur de ce mal où tu te crois savante §
Ne t'a donc jamais fait reculer d'épouvante , §
Quand la nature , grande en ses desseins cachés , §
De toi se sert , ô femme , ô reine des péchés , §
-De toi , vil animal , -pour pétrir un génie ? §
Ô fangeuse grandeur ! sublime ignominie ! §
Bizarre déité , brune comme les nuits , §
Au parfum mélangé de musc et de havane , §
Œuvre de quelque obi , le Faust de la savane , §
Sorcière au flanc d'ébène , enfant des noirs minuits , §
Je préfère au constance , à l'opium , au nuits , §
L'élixir de ta bouche où l'amour se pavane; §
Quand vers toi mes désirs partent en caravane , §
Tes yeux sont la citerne où boivent mes ennuis. §
Par ces deux grands yeux noirs , soupiraux de "ton âme , §
Ô démon sans pitié ! verse-moi moins de flamme; §
Je ne suis pas le Styx pour t'embrasser neuf fois , §
Hélas ! et je ne puis , Mégère libertine , §
Pour briser "ton courage et te mettre aux abois , §
Dans l'enfer de ton lit "devenir Proserpine ! §
Avec ses vêtements ondoyants et nacrés , §
Même quand elle marche on croirait qu'elle danse , §
Comme ces longs serpents que les jongleurs sacrés §
Auboutde leurs bâtons agitent en cadence. §
Comme le sable morne et l'azur des déserts , §
Insensibles tous deux à l'humaine souffrance , §
Comme les longs réseaux de la houle des mers , §
Elle se développe avec indifférence. §
Ses yeux polis sont "faits de minéraux charmants , §
Et dans cette nature étrange et symbolique §
Où l'ange inviolé se mêle au sphinx antique , §
Où tout n'est qu'or , acier , lumière et diamants , §
Resplendit àjamais , comme un astre inutile , §
La froide majesté de la femme stérile. §
Que j'aime voir , chère indolente , §
De "ton corps si beau , §
Comme une étoffe vacillante , §
Miroiter la peau ! §
Sur ta chevelure profonde §
Aux âcres parfums , §
Mer odorante et vagabonde §
Aux flots bleus et bruns , §
Comme un navire qui s'éveille §
Au vent du matin , §
Mon âme rêveuse appareille §
Pour un ciel lointain . §
Tes yeux , où rien ne se révèle §
De doux ni d'amer , §
Sont deux bijoux froids où se mêle §
L'or avec le fer. §
À te voir marcher en cadence , §
Belle d'abandon , §
Ondirait un serpent qui danse §
Auboutd'un bâton. §
Sous le fardeau de ta paresse §
Ta tête d'enfant §
Se balance avec la mollesse §
D'un jeune éléphant , §
Et "ton corps se penche et s'allonge §
Comme un fin vaisseau §
Qui roule bord sur bord et plonge §
Ses vergues dans l'eau . §
Comme un flot grossi par la fonte §
Des glaciers grondants , §
Quand l'eau de ta bouche remonte §
Aubord de tes dents , §
Je crois boire un vin de Bohême. §
Amer et vainqueur , §
Un ciel liquide qui parsème §
D'étoiles mon coeur ! §
Rappelez-vous l'objet que nous vîmes , mon âme , §
Ce beau matin d'été si doux: §
Au détour d'un sentier une charogne infâme §
Sur un lit semé de cailloux , §
Les jambes en l'air , comme une femme lubrique , §
Brûlante et suant les poisons , §
Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique §
"Son ventre plein d'exhalaisons. §
Le soleil rayonnait sur cette pourriture , §
Comme afin de la cuire à point , §
Et de rendre au centuple à la grande Nature §
Tout ce qu'ensemble elle avait joint; §
Et le ciel regardait la carcasse superbe §
Comme une fleur s'épanouir. §
La puanteur était si forte , que sur l'herbe §
Vous crûtes vous évanouir. §
Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride , §
D'où sortaient de noirs bataillons §
De larves , qui coulaient comme un épais liquide §
Le long de ces vivants haillons. §
Tout cela descendait , montait comme une vague , §
Ou s'élançait en pétillant , §
Oneûtdit que le corps , enflé d'un souffle vague , §
Vivait en se multipliant. §
Et ce monde rendait une étrange musique , §
Comme l'eau courante et le vent , §
Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique §
Agite et tourne dans "son van . §
Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve , §
Une ébauche "lente à venir , §
Sur la toile oubliée , et que l'artiste achève §
Seulement par le souvenir. §
Derrière les rochers une chienne inquiète §
Nous regardait d'un oeil fâché , §
Épiant le moment de reprendre au squelette §
Le morceau qu'elle avait lâché. §
- Et pourtant vous serez semblable à cette ordure , §
A cette horrible infection , §
Étoile de mes yeux , soleil de ma nature , §
Vous , mon ange et ma passion ! §
Oui ! telle vous serez , ô la reine des grâces , §
Après les derniers sacrements , §
Quand vous irez , sous l'herbe et les floraisons grasses , §
Moisir parmi les ossements. §
Alors , ô ma beauté ! dites à la vermine §
Qui vous mangera de baisers , §
Que j'ai gardé la forme et l'essence divine §
De mes amours décomposés ! §
J'implore ta pitié , Toi , l'unique que j'aime , §
Dufonddu gouffre obscur où mon coeur est tombé. §
C'est un univers "morne à l'horizon plombé , §
Où nagent dans la nuit l'horreur et le blasphème; §
Un soleil sans chaleur plane au-dessus six mois , §
Et les six autres mois la nuit couvre la terre; §
C'est un pays plus nu que la terre polaire; §
- Ni bêtes , ni ruisseaux , ni verdure , ni bois ! §
Or il n'est pas d'horreur au monde qui surpasse §
La froide cruauté de ce soleil de glace §
Et cette immense nuit semblable au vieux Chaos; §
Je jalouse le sort des plus vils animaux §
Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide , §
Tant l'écheveau du temps lentement se dévide ! §
Toi qui , comme un coup de couteau , §
Dans mon coeur plaintif es "entrée; §
Toi qui , forte comme un troupeau §
De démons , , folle et parée , §
De mon esprit humilié §
Faire ton lit et "ton domaine; §
-Infâme à qui je suis lié §
Comme le forçat à la chaîne , §
Comme au jeu le joueur têtu , §
Comme à la bouteille l'ivrogne , §
Comme aux vermines la charogne , §
- Maudite , maudite sois-tu ! §
J'ai prié le glaive rapide §
De conquérir ma liberté , §
Et j'ai dit au poison perfide §
De secourir ma lâcheté. §
Hélas ! le poison et le glaive §
M'ont pris en dédain et m'ont dit: §
[ Tu n'es pas digne qu'on t'enlève §
À "ton esclavage maudit , §
Imbécile ! - de son empire §
Si nos efforts te délivraient , §
Tes baisers ressusciteraient §
Le cadavre de "ton vampire ! ] §
Une nuit que j'étais près d'une affreuse Juive , §
Comme au long d'un cadavre un cadavre étendu , §
Je me pris à songer près de ce corps vendu §
À la triste beauté dont mon désir se prive. §
Je me représentai sa majesté native , §
"Son regard de vigueur et de grâces armé , §
Ses cheveux qui lui font un casque parfumé §
Et dont le souvenir pour l'amour me ravive . §
Car j'eusse avec ferveur baisé ton noble corps , §
Et depuis tes pieds frais jusqu'à tes noires tresses §
Déroulé le trésor des profondes caresses , §
Si , quelque soir , d'un pleur obtenu sans effort §
Tu pouvais seulement , ô reine des cruelles ! §
Obscurcir la splendeur de tes froides prunelles. §
Lorsque tu dormiras , ma belle ténébreuse , §
Aufondd'un monument construit en marbre noir , §
Et lorsque tu n'auras pour alcôve et manoir §
Qu'un caveau pluvieux et qu'une fosse creuse; §
Quand la pierre , opprimant ta poitrine peureuse §
Et tes flancs qu'assouplit un charmant nonchaloir , §
Empêchera "ton coeur de battre et de vouloir , §
Et tes pieds de courir leur course aventureuse , §
Le tombeau , confident de mon rêve infini §
(Car le tombeau toujours comprendra le poète) , §
Durant ces grandes nuits d'où le somme est "banni , §
Te dira: [ Que vous sert , courtisane imparfaite , §
De n'avoir pas connu ce que pleurent les morts ? §
- Et le ver rongera ta peau comme un remords. §
Viens , mon beau chat , sur mon coeur amoureux; §
Retiens les griffes de ta patte , §
Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux , §
Mêlés de métal et d'agate . §
Lorsque mes doigts caressent à loisir §
Ta tête et "ton dos élastique , §
Et que ma main s'enivre du plaisir §
De palper "ton corps électrique , §
Je vois ma femme en esprit. "Son regard , §
Comme le tien , aimable bête , §
Profond et froid , coupe et fend comme un dard , §
Et , des pieds jusques à la tête , §
Un air subtil , un dangereux parfum §
Nagent autour de "son corps brun. §
Deux guerriers ont couru l'un sur l'autre; leurs armes §
Ont éclaboussé l'air de lueurs et de sang. §
Ces jeux , ces cliquetis du fer sont les vacarmes §
D'une jeunesse en proie à l'amour vagissant. §
Les glaives sont brisés ! comme notre jeunesse , §
Ma chère ! Mais les dents , les ongles acérés , §
Vengent bientôt l'épée et la dague traîtresse. §
Ô fureur des coeurs mûrs par l'amour ulcérés ! §
Dans le ravin hanté des chats-pards et des onces §
Nos héros , s'étreignant méchamment , ont roulé , §
Et leur peau fleurira l'aridité des ronces. §
- Ce gouffre , c'est l'enfer , de nos amis peuplé ! §
Roulons-y sans remords , amazone inhumaine , §
Afin d'éterniser l'ardeur de notre haine ! §
Mère des souvenirs , maîtresse des maîtresses , §
Ô toi , tous mes plaisirs ! ô toi , tous mes devoirs ! §
Tu te rappelleras la beauté des caresses , §
La douceur du foyer et le charme des soirs , §
Mère des souvenirs , maîtresse des maîtresses ! §
Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon , §
Et les soirs au balcon , voilés de vapeurs roses. §
Que "ton sein m'était doux ! que "ton coeur m'était bon ! §
Nous avons dit souvent d'impérissables choses §
Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon. §
Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées ! §
Que l'espace est profond ! que le coeur est puissant ! §
En me penchant vers toi , reine des adorées , §
Je croyais respirer le parfum de "ton sang. §
Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées ! §
La nuit s'épaississait ainsiqu'une cloison , §
Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles , §
Et je buvais ton souffle , ô douceur ! ô poison ! §
Et tes pieds s'endormaient dans mes mains fraternelles. §
La nuit s'épaississait ainsiqu'une cloison. §
Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses , §
Et revis mon passé blotti dans tes genoux. §
Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses §
Ailleurs qu'en ton cher corps et qu'en "ton coeur si doux ? §
Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses ! §
Ces serments , ces parfums , ces baisers infinis , §
Renaîtront-ils d'un gouffre interdit à nos sondes , §
Comme montent au ciel les soleils rajeunis §
Après s'être lavés aufond des mers profondes ? §
- Ô serments: ô parfums ! ô baisers infinis ! §
Le soleil s'est "couvert d'un crêpe. Comme lui , §
Ô Lune de ma vie ! emmitoufle-toi d'ombre; §
Dors ou fume à ton gré; sois muette , sois sombre , §
Et plonge tout entière au gouffre de l'Ennui; §
Je t'aime ainsi ! Pourtant , si tu veux aujourd'hui , §
Comme un astre éclipsé qui sort de la pénombre , §
Te pavaner aux lieux que la Folie encombre , §
C'est bien ! Charmant poignard , jaillis de "ton étui ! §
Allume ta prunelle à la flamme des lustres ! §
Allume le désir dans les regards des rustres ! §
Tout de toi m'est plaisir , morbide ou pétulant; §
Sois ce que tu voudras , nuit noire , rouge aurore; §
Il n'est pas une fibre en tout mon corps tremblant §
Qui ne crie: Ô mon cher Belzébuth , je t'adore ! §
Dans les caveaux d'insondable tristesse §
Où le Destin m'a déjà relégué; §
Où jamais n'entre un rayon rose et gai; §
Où , seul avec la Nuit , maussade hôtesse , §
Je suis comme un peintre qu' un Dieu moqueur §
Condamne à peindre , hélas ! sur les ténèbres; §
Où , cuisiner aux appétits funèbres , §
Je fais bouillir et je mange mon coeur , §
Par instants brille , et s'allonge , et s'étale §
Un spectre "fait de grâce et de splendeur. §
À sa rêveuse allure orientale , §
Quand il atteint sa totale grandeur , §
Je reconnais ma belle visiteuse: §
C'est Elle ! noire et pourtant lumineuse . §
Lecteur , as-tu quelquefois respiré §
Avec ivresse et "lente gourmandise §
Ce grain d'encens qui remplit une église , §
Ou d'un sachet le musc invétéré ? §
Charme profond , magique , dont nous grise §
Dans le présent le passé restauré ! §
Ainsi l'amant sur un corps adoré §
Du souvenir cueille la fleur exquise. §
De ses cheveux élastiques et lourds , §
Vivant sachet , encensoir de l'alcôve , §
Une senteur montait , sauvage et fauve , §
Et des habits , mousseline ou velours , §
Tout imprégnés de sa jeunesse pure , §
Se dégageait un parfum de fourrure . §
Comme un beau cadre ajoute à la peinture , §
Bienqu'elle soit d'un pinceau très vanté , §
Je ne sais quoi d'étrange et d'enchanté §
En l'isolant de l'immense nature , §
Ainsi bijoux , meubles , métaux , dorure , §
S'adaptaient juste à sa rare beauté; §
Rien n'offusquait sa parfaite clarté , §
Et tout semblait lui servir de bordure. §
Même oneûtdit parfois qu'elle croyait §
Que tout voulait l'aimer; elle noyait §
Sa nudité voluptueusement §
Dans les baisers du satin et du linge , §
Et lente ou brusque , à chaque mouvement §
Montrait la grâce enfantine du singe. §
La Maladie et la Mort font des cendres §
De tout le feu qui pour nous flamboya. §
De ces grands yeux si fervents et si tendres , §
De cette bouche où mon coeur se noya , §
De ces baisers puissants comme un dictame , §
De ces transports plus vifs que des rayons , §
Que reste-t-il ? C'est affreux , ô mon âme ! §
Rien qu'un dessin fort pâle , aux trois crayons , §
Qui , comme moi , meurt dans la solitude , §
Et que le Temps , injurieux vieillard , §
Chaque jour frotte avec "son aile rude... §
Noir assassin de la Vie et de l'Art , §
Tu ne tueras jamais dans ma mémoire §
Celle qui fut mon plaisir et ma gloire ! §
Je te donne ces vers afin que si mon nom §
Aborde heureusement aux époques lointaines , §
Et fait rêver un soir les cervelles humaines , §
Vaisseau favorisé par un grand aquilon , §
Ta mémoire , pareille aux fables incertaines , §
Fatigue le lecteur ainsiqu'un tympanon , §
Et par un fraternel et mystique chaînon §
Reste comme pendue à mes rimes hautaines; §
Être maudit à qui , de l'abîme profond §
Jusqu'au plus haut du ciel , rien , hors moi , ne répond ! §
- Ô toi qui , comme une ombre à la trace éphémère , §
Foules d'un pied léger et d'un regard serein §
Les stupides mortels qui t'ont jugée amère , §
Statue aux yeux de jais , grand ange au front d'airain ! §
[ D'où vous vient , disiez-vous , cette tristesse étrange , §
Montant comme la mer sur le roc noir et nu ? ] §
-Quand notre coeur a fait une fois sa vendange , §
Vivre est un mal. C'est un secret de tous connu , §
Une douleur très simple et non mystérieuse , §
Et , comme votre joie , éclatante pour tous. §
Cessez donc de chercher , ô belle curieuse ! §
Et , bienque votre voix soit douce , taisez-vous ! §
Taisez-vous , ignorante ! âme toujours ravie ! §
Bouche au rire enfantin ! Plus encor que la Vie , §
La Mort nous tient souvent par des liens subtils. §
Laissez , laissez mon coeur s'enivrer d'un mensonge , §
Plonger dans vos beaux yeux comme dans un beau songe , §
Et sommeiller longtemps à l'ombre de vos cils ! §
Le Démon , dans ma chambre haute , §
Ce matin est venu me voir , §
Et , tâchant à me prendre en faute , §
Me dit: [ Je voudrais bien savoir , §
Parmi toutes les belles choses §
Dont est fait "son enchantement , §
Parmi les objets noirs ou roses §
Qui composent "son corps charmant , §
Quel est leplus doux. ] - Ô mon âme ! §
Tu répondis à l'Abhorré: §
[ Puisqu'en Elle tout est dictame , §
Rien ne peut être préféré. §
Lorsque tout me ravit , j'ignore §
Si quelque chose me séduit. §
Elle éblouit comme l'Aurore §
Et console comme la Nuit; §
Et l'harmonie est trop exquise , §
Qui gouverne tout son beau corps , §
Pour que l'impuissante analyse §
En note les nombreux accords. §
Ô métamorphose mystique §
De tous mes sens fondus en un ! §
"Son haleine "fait la musique , §
Comme sa voix "fait le parfum ! ] §
Que diras-tu ce soir , pauvre âme solitaire , §
Que diras-tu , mon coeur , coeur autrefois flétri , §
À la très belle , à la très bonne , à la très chère , §
Dont le regard divin t'a soudain refleuri ? §
- Nous mettrons notre orgueil à chanter ses louanges: §
Rien ne vaut la douceur de "son autorité; §
Sa chair spirituelle a le parfum des Anges , §
Et "son oeil nous revêt d'un habit de clarté. §
Que ce soit dans la nuit et dans la solitude , §
Que ce soit dans la rue et dans la multitude , §
Son fantôme dans l'air "danse comme un flambeau . §
Parfois il parle et dit: [ Je suis belle , et j'ordonne §
Que pour l'amour de moi vous n'aimiez que le Beau; §
Je suis l'Ange gardien , la Muse et la Madone. ] §
Ils marchent devant moi , ces Yeux pleins de lumières , §
Qu'un Ange très savant a sans doute aimantés; §
Ils marchent , ces divins frères qui sont mes frères , §
Secouant dans mes yeux leurs feux diamantés. §
Me sauvant de tout piège et de tout péché grave , §
Ils conduisent mes pas dans la route du Beau; §
Ils sont mes serviteurs et je suis leur esclave; §
Tout mon être obéit à ce vivant flambeau. §
Charmants Yeux , vous brillez de la clarté mystique §
Qu'ont les cierges brûlant en plein jour; le soleil §
Rougit , mais n'éteint pas leur flamme fantastique; §
Ils célèbrent la Mort , vous chantez le Réveil; §
Vous marchez en chantant le réveil de mon âme , §
Astres dont nul soleil ne peut flétrir la flamme ! §
Ange plein de gaieté , connaissez-vous l'angoisse , §
La honte , les remords , les sanglots , les ennuis , §
Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits §
Qui compriment le coeur comme un papier qu'on froisse ? §
Ange plein de gaieté , connaissez-vous l'angoisse ? §
Ange plein de bonté , connaissez-vous la haine , §
Les poings crispés dans l'ombre et les larmes de fiel , §
Quand la Vengeance bat son infernal rappel , §
Et de nos facultés se fait le capitaine ? §
Ange plein de bonté , connaissez-vous la haine ? §
Ange plein de santé , connaissez-vous les Fièvres , §
Qui , le long des grands murs de l'hospice blafard , §
Comme des exilés , s'en vont d'un pied traînard , §
Cherchant le soleil rare et remuant les lèvres ? §
Ange plein de santé , connaissez-vous les Fièvres ? §
Ange plein de beauté , connaissez-vous les rides , §
Et la peur de vieillir , et ce hideux tourment §
De lire la secrète horreur du dévouement §
Dans des yeux où longtemps burent nos yeux avides ? §
Ange plein de beauté , connaissez-vous les rides ? §
Ange plein de bonheur , de joie et de lumières , §
David mourant aurait demandé la santé §
Aux émanations de "ton corps enchanté; §
Mais de toi je n'implore , ange , que tes prières , §
Ange plein de bonheur , de joie et de lumières ! §
Une fois , une seule , aimable et douce femme , §
A mon bras votre bras poli §
S'appuya (sur le fond ténébreux de mon âme §
Ce souvenir n'est point pâli); §
Il était tard; ainsiqu'une médaille neuve §
La pleine lune s'étalait , §
Et la solennité de la nuit , comme un fleuve §
Sur Paris dormant ruisselait. §
Et le long des maisons , sous les portes cochères , §
Des chats passaient furtivement , §
L'oreille au guet , oubien , comme des ombres chères , §
Nous accompagnaient lentement. §
Tout à coup , aumilieude l'intimité libre §
Éclose à la pâle clarté , §
De vous , riche et sonore instrument où ne vibre §
Que la radieuse gaieté , §
De vous , claire et joyeuse ainsiqu'une fanfare §
Dans le matin étincelant , §
Une note plaintive , une note bizarre §
S'échappa , tout en chancelant §
Comme une enfant chétive , horrible , sombre , immonde , §
Dont sa famille rougirait , §
Et qu'elle aurait longtemps , pour la cacher au monde , §
Dans un caveau mise au secret. §
Pauvre ange , elle chantait , votre note criarde: §
[ Que rien ici-bas n'est certain , §
Et que toujours , avec quelque soin qu'il se farde , §
Se trahit l'égoïsme humain; §
Que c'est un dur métier que d'être belle femme , §
Et que c'est le travail banal §
De la danseuse folle et froide qui se pâme §
Dans un sourire machinal; §
Que bâtir sur les coeurs est une chose sotte; §
Que tout craque , amour et beauté , §
Jusqu'à ce que l'Oubli les jette dans sa hotte §
Pour les rendre à l'Éternité ! ] §
J'ai souvent évoqué cette lune enchantée , §
Ce silence et cette langueur , §
Et cette confidence horrible chuchotée §
Au confessionnal du coeur. §
Quand chez les débauchés l'aube blanche et vermeille §
Entre en société de l'Idéal rongeur , §
Par l'opération d'un mystère vengeur §
Dans la brute assoupie un ange se réveille. §
Des Cieux Spirituels l'inaccessible azur , §
Pour l'homme terrassé qui rêve encore et souffre , §
S'ouvre et s'enfonce avec l'attirance du gouffre. §
Ainsi , chère Déesse , Être lucide et pur , §
Sur les débris fumeux des stupides orgies §
Ton souvenir plus clair , plus rose , plus charmant , §
À mes yeux agrandis voltige incessamment. §
Le soleil a noirci la flamme des bougies §
Ainsi , toujours vainqueur , ton fantôme est pareil , §
Âme resplendissante , à l'immortel soleil ! §
Voici venir les temps où vibrant sur sa tige §
Chaque fleur s'évapore ainsiqu'un encensoir; §
Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir; §
Valse mélancolique et langoureux vertige ! §
Chaque fleur s'évapore ainsiqu'un encensoir; §
Le violon frémit comme un coeur qu'on afflige; §
Valse mélancolique et langoureux vertige ! §
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir. §
Le violon frémit comme un coeur qu'on afflige , §
Un coeur tendre , qui hait le néant vaste et noir ! §
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir; §
Le soleil s'est noyé dans "son sang qui se fige. §
Un coeur tendre , qui hait le néant vaste et noir , §
Du passé lumineux recueille tout vestige ! §
Le soleil s'est noyé dans "son sang qui se fige... §
Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir ! §
Il est de "forts parfums pour qui toute matière §
Est poreuse. Ondirait qu'ils pénètrent le verre. §
En ouvrant un coffret venu de l'Orient §
Dont la serrure grince et rechigne en criant , §
Ou dans une maison déserte quelque armoire §
Pleine de l'âcre odeur des temps , poudreuse et noire , §
Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient , §
D'où jaillit toute vive une âme qui revient . §
Mille pensers dormaient , chrysalides funèbres , §
Frémissant doucement dans les lourdes ténèbres , §
Qui dégagent leur aile et prennent leur essor , §
Teintés d'azur , glacés de rose , lamés d'or. §
Voilà le souvenir enivrant qui voltige §
Dans l'air troublé; les yeux se ferment; le Vertige §
Saisit l'âme "vaincue et la pousse à deux mains §
Vers un gouffre obscurci de miasmes humains ; §
Il la terrasse aubord d'un gouffre séculaire , §
Où , Lazare odorant déchirant "son suaire , §
Se meut dans "son réveil le cadavre spectral §
D'un vieil amour ranci , charmant et sépulcral. §
Ainsi , quand je serai perdu dans la mémoire §
Des hommes , dans le coin d'une "sinistre armoire §
Quand on m'aura jeté , vieux flacon désolé , §
Décrépit , poudreux , sale , abject , visqueux , fêlé , §
Je serai "ton cercueil , aimable pestilence ! §
Le témoin de ta force et de ta virulence , §
Cher poison préparé par les anges ! liqueur §
Qui me ronge , ô la vie et la mort de mon coeur ! §
Le vin sait revêtir leplus sordide bouge §
D'un luxe miraculeux , §
Et fait surgir plus d'un portique fabuleux §
Dans l'or de sa vapeur rouge , §
Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux. §
L'opium agrandit ce qui n'a pas de bornes. §
Allonge l'illimité , §
Approfondit le temps , creuse la volupté , §
Et de plaisirs noirs et mornes §
Remplit l'âme au-delà de sa capacité. §
Tout cela ne vaut pas le poison qui découle §
De tes yeux , de tes yeux verts , §
Lacs où mon âme "tremble et se voit à l'envers... §
Mes songes viennent en foule §
Pour se désaltérer à ces gouffres "amers. §
Tout cela ne vaut pas le terrible prodige §
De ta salive qui mord §
Qui plonge dans l'oubli mon âme sans remord , §
Et , charriant le vertige , §
La roule défaillante aux rives de la mort ! §
Ondirait "ton regard d'une vapeur "couvert; §
"Ton oeil mystérieux (est-il bleu , gris ou vert ?) §
Alternativement tendre , rêveur , cruel , §
Réfléchit l'indolence et la pâleur du ciel. §
Tu rappelles ces jours blancs , tièdes et voilés , §
Qui font se fondre en pleurs les coeurs ensorcelés , §
Quand , agités d'un mal inconnu qui les tord , §
Les nerfs trop éveillés raillent l'esprit qui dort. §
Tu ressembles parfois à ces beaux horizons §
Qu'allument les soleils des brumeuses saisons... §
Comme tu resplendis , paysage mouillé §
Qu'enflamment les rayons tombant d'un ciel brouillé ! §
Ô femme dangereuse , ô séduisants climats ! §
Adorerai-je aussi ta neige et vos frimas , §
Et saurai-je tirer de l'implacable hiver §
Des plaisirs plus aigus que la glace et le fer ? §
Dans ma cervelle se promène , §
Ainsiqu'en "son appartement , §
Un beau chat , fort , doux et charmant. §
Quand il miaule , on l'entend à peine , §
Tant son timbre est tendre et discret; §
Mais que sa voix s'apaise ou gronde , §
Elle est toujours riche et profonde. §
C'est là son charme et son secret. §
Cette voix , qui perle et qui filtre §
Dans mon fonds leplus ténébreux , §
Me remplit comme un vers nombreux §
Et me réjouit comme un philtre. §
Elle endort les plus cruels maux §
Et contient toutes les extases; §
Pour dire les plus longues phrases , §
Elle n'a pas besoin de mots. §
Non , il n'est pas d'archet qui morde §
Sur mon coeur , parfait instrument , §
Et fasse plus royalement §
Chanter sa plus vibrante corde , §
Que ta voix , chat mystérieux , §
Chat séraphique , chat étrange , §
En qui tout est , comme en un ange , §
Aussi subtil qu'harmonieux ! §
De sa fourrure blonde et brune §
Sort un parfum si doux , qu'un soir §
J'en fus embaumé , pour l'avoir §
Caressée une fois , rien qu'une. §
C'est l'esprit familier du lieu; §
Il juge , il préside , il inspire §
Toutes choses dans son empire; §
Peut-être est-il fée , est-il dieu ? §
Quand mes yeux , vers ce chat que j'aime §
Tirés comme par un aimant , §
Se retournent docilement §
Et que je regarde en moi-même , §
Je vois avec étonnement §
Le feu de ses prunelles pâles , §
Clairs fanaux , vivantes opales , §
Qui me contemplent fixement. §
Je veux te raconter , ô molle enchanteresse ! §
Les diverses beautés qui parent ta jeunesse; §
Je veux te peindre ta beauté , §
Où l'enfance s'allie à la maturité. §
Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large , §
Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large , §
Chargé de toile , et va roulant §
Suivant un rythme doux , et paresseux , et lent. §
Sur "ton cou large et rond , sur tes épaules grasses , §
Ta tête se pavane avec d'étranges grâces; §
D'un air placide et triomphant §
Tu passes "ton chemin , majestueuse enfant. §
Je veux te raconter , ô molle enchanteresse ! §
Les diverses beautés qui parent ta jeunesse; §
Je veux te peindre ta beauté , §
Où !'enfance s'allie à la maturité. §
Ta gorge qui s'avance et qui pousse la moire , §
Ta gorge triomphante est une belle armoire §
Dont les panneaux bombés et clairs §
Comme les boucliers accrochent des éclairs; §
Boucliers provocants , armés de pointes "roses ! §
Armoire à doux secrets , pleine de "bonnes choses , §
De vins , de parfums , de liqueurs §
Qui feraient délirer les cerveaux et les coeurs ! §
Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large , §
Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large , §
Chargé de toile , et va roulant §
Suivant un rythme doux , et paresseux , et lent. §
Tes nobles jambes , sous les volants qu'elles chassent , §
Tourmentent les désirs obscurs et les agacent , §
Comme deux sorcières qui font §
Tourner un philtre noir dans un vase profond. §
Tes bras , qui se joueraient des précoces hercules , §
Sont des boas luisants les "solides émules , §
Faits pour serrer obstinément , §
Comme pour l'imprimer dans "ton coeur , "ton amant. §
Sur "ton cou large et rond , sur tes épaules grasses , §
Ta tête se pavane avec d'étranges grâces; §
D'un air placide et triomphant §
Tu passes "ton chemin , majestueuse enfant. §
Mon enfant , ma soeur , §
Songe à la douceur §
D'aller là-bas vivre ensemble ! §
Aimer à loisir , §
Aimer et mourir §
Au pays qui te ressemble ! §
Les soleils mouillés §
De ces ciels brouillés §
Pour mon esprit ont les charmes §
Si mystérieux §
De tes traîtres yeux , §
Brillant à travers leurs larmes. §
Là , tout n'est qu'ordre et beauté , §
Luxe , calme et volupté. §
Des meubles luisants , §
Polis par les ans , §
Décoreraient notre chambre; §
Les plus rares fleurs §
Mêlant leurs odeurs §
Aux vagues senteurs de l'ambre , §
Les riches plafonds , §
Les miroirs profonds , §
La splendeur orientale , §
Tout y parlerait §
À l'âme en secret §
Sa douce langue natale. §
Là , tout n'est qu'ordre et beauté , §
Luxe , calme et volupté. §
Vois sur ces canaux §
Dormir ces vaisseaux §
Dont l'humeur est vagabonde; §
C'est pour assouvir §
Ton moindre désir §
Qu'ils viennent du bout du monde. §
-Les soleils couchants §
Revêtent les champs , §
Les canaux , la ville entière , §
D'hyacinthe et d'or; §
Le monde s'endort §
Dans une chaude lumière §
Là , tout n'est qu'ordre et beauté , §
Luxe , calme et volupté. §
Pouvons-nous étouffer le vieux , le long Remords , §
Qui vit , s'agite et se tortille , §
Et se nourrit de nous comme le ver des morts , §
Comme du chêne la chenille ? §
Pouvons-nous étouffer l'implacable Remords ? §
Dans quel philtre , dans quel vin , dans quelle tisane , §
Noierons-nous ce vieil ennemi , §
Destructeur et gourmand comme la courtisane , §
Patient comme la fourmi ? §
Dans quel philtre ? -dans quel vin ? -dans quelle tisane ? §
Dis-le , belle sorcière , oh ! dis , si tu le sais , §
A cet esprit comblé d'angoisse §
Et pareil au mourant qu'écrasent les blessés , §
Que le sabot du cheval froisse , §
Dis-le , belle sorcière , oh ! dis , si tu le sais , §
À cet agonisant que le loup déjà flaire §
Et que surveille le corbeau , §
À ce soldat brisé ! s'il faut qu'il désespère §
D'avoir sa croix et "son tombeau; §
Ce pauvre agonisant que déjà le loup flaire ! §
Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir ? §
Peut-on déchirer des ténèbres §
Plus denses que la poix , sans matin et sans soir , §
Sans astres , sans éclairs funèbres ? §
Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir ? §
L'Espérance qui brille aux carreaux de l'Auberge §
Est soufflée , est "morte àjamais ! §
Sans lune et sans rayons , trouver où l'on héberge §
Les martyrs d'un chemin mauvais ! §
Le Diable a tout éteint aux carreaux de l'Auberge ! §
Adorable sorcière , aimes-tu les damnés ? §
Dis , connais-tu l'irrémissible ? §
Connais-tu le Remords , aux traits empoisonnés , §
A qui notre coeur sert de cible ? §
Adorable sorcière , aimes-tu les damnés ? §
L'Irréparable ronge avec sa dent maudite §
Notre âme , piteux monument , §
Et souvent il attaque , ainsique le termite , §
Par la base le bâtiment. §
L'Irréparable ronge avec sa dent maudite ! §
- J'ai vu parfois , aufondd'un théâtre banal §
Qu'enflammait l'orchestre sonore , §
Une fée allumer dans un ciel infernal §
Une miraculeuse aurore ; §
J'ai vu parfois aufondd'un théâtre banal §
Un être , qui n'était que lumière , or et gaze , §
Terrasser l'énorme Satan; §
Mais mon coeur , que jamais ne visite l'extase , §
Est un théâtre où l'on attend §
Toujours , toujours envain , l'Être aux ailes de gaze ! §
Vous êtes un beau ciel d'automne , clair et rose ! §
Mais la tristesse en moi monte comme la mer , §
Et laisse , en refluant , sur ma lèvre morose §
Le souvenir cuisant de "son limon amer. §
-Ta main se glisse envain sur mon sein qui se pâme; §
Ce qu'elle cherche , amie , est un lieu saccagé §
Par la griffe et la dent féroce de la femme. §
Ne cherchez plus mon coeur; les bêtes l'ont mangé. §
Mon coeur est un palais flétri par la cohue; §
On s'y soûle , on s'y tue , on s'y prend aux cheveux ! §
- Un parfum "nage autour de votre gorge nue !... §
Ô Beauté , dur fléau des âmes , tu le veux ! §
Avec tes yeux de feu , brillants comme des fêtes , §
Calcine ces lambeaux qu'ont épargnés les bêtes ! §
Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres; §
Adieu , vive clarté de nos étés trop courts ! §
J'entends déjà tomber avec des chocs funèbres §
Le bois retentissant sur le pavé des cours. §
Tout l'hiver va rentrer dans mon être: colère , §
Haine , frissons , horreur , labeur dur et forcé , §
Et , comme le soleil dans son enfer polaire , §
Mon coeur ne sera plus qu'un bloc rouge et glacé §
J'écoute en frémissant chaque bûche qui tombe; §
L'échafaud qu'on bâtit n'a pas d'écho plus sourd. §
Mon esprit est pareil à la tour qui succombe §
Sous les coups du bélier infatigable et lourd. §
Il me semble , bercé par ce choc monotone §
Qu'on cloue en grande hâte un cercueil quelque part. §
Pour qui ? -C'était hier l'été; voici l'automne ! §
Ce bruit mystérieux sonne comme un départ. §
J'aime de vos longs yeux la lumière verdâtre , §
Douce beauté , mais tout aujourd'hui m'est amer , §
Et rien , ni votre amour , ni le boudoir ni l'âtre , §
Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer. §
Et pourtant aimez-moi , tendre coeur ! soyez mère , §
Même pour un ingrat , même pour un méchant; §
Amante ou soeur , soyez la douceur éphémère §
D'un glorieux automne ou d'un soleil couchant. §
Courte tâche ! La tombe attend; elle est avide ! §
Ah ! laissez-moi , mon front posé sur vos genoux , §
Goûter , en regrettant l'été blanc et torride , §
De l'arrière-saison le rayon jaune et doux ! §
Je veux bâtir pour toi , Madone , ma maîtresse , §
Un autel souterrain aufondde ma détresse , §
Et creuser dans le coin leplus noir de mon coeur , §
Loin du désir mondain et du regard moqueur , §
Une niche , d'azur et d'or tout émaillée , §
Où tu te dresseras , Statue émerveillée. §
Avec mes Vers polis , treillis d'un pur métal §
Savamment constellé de rimes de cristal , §
Je ferai pour ta tête une énorme Couronne; §
Et dans ma Jalousie , ô mortelle Madone , §
Je saurai te tailler un Manteau , de façon §
Barbare , roide et lourd , et doublé de soupçon , §
Qui , comme une guérite , enfermera tes charmes; §
Non de Perles brodé , mais de toutes mes Larmes ! §
Ta Robe , ce sera mon Désir , frémissant , §
Onduleux , mon Désir qui monte et qui descend , §
Aux pointes se balance , aux vallons se repose , §
Et revêt d'un baiser tout "ton corps blanc et rose. §
Je te ferai de mon Respect de beaux Souliers §
De satin , par tes pieds divins humiliés , §
Qui , les emprisonnant dans une molle étreinte , §
Comme un moule fidèle en garderont l'empreinte. §
Si je ne puis , malgré tout mon art diligent , §
Pour Marchepied tailler une Lune d'argent , §
Je mettrai le Serpent qui me mord les entrailles §
Sous tes talons , afin que tu foules et railles , §
Reine victorieuse et féconde en rachats , §
Ce monstre tout gonflé de haine et de crachats. §
Tu verras mes Pensers , rangés comme les Cierges §
Devant l'autel fleuri de la Reine des Vierges , §
Étoilant de reflets le plafond peint en bleu , §
Te regarder toujours avec des yeux de feu; §
Et comme tout en moi te chérit et t'admire , §
Tout se fera Benjoin , Encens , Oliban , Myrrhe , §
Et sans cesse vers toi , sommet blanc et neigeux , §
En Vapeurs montera mon Esprit orageux. §
Enfin , pour compléter "ton rôle de Marie , §
Et pour mêler l'amour avec la barbarie , §
Volupté noire ! des sept Péchés "capitaux , §
Bourreau plein de remords , je ferai sept Couteaux §
Bien affilés , et , comme un jongleur insensible , §
Prenant leplus profond de "ton amour pour cible , §
Je les planterai tous dans "ton Coeur pantelant , §
Dans "ton Coeur sanglotant , dans "ton Coeur ruisselant ! §
Quoique tes sourcils méchants §
Te donnent un air étrange §
Qui n'est pas celui d'un ange , §
Sorcière aux yeux alléchants , §
Je t'adore , ô ma frivole , §
Ma terrible passion ! §
Avec la dévotion §
Du prêtre pour "son idole. §
Le désert et la forêt §
Embaument tes tresses rudes , §
Ta tête a les attitudes §
De l'énigme et du secret. §
Sur ta chair le parfum rôde §
Comme autour d'un encensoir; §
Tu charmes comme le soir , §
Nymphe ténébreuse et chaude. §
Ah ! les philtres les plus forts §
Ne valent pas ta paresse , §
Et tu connais la caresse §
Qui fait revivre les morts ! §
Tes hanches sont amoureuses §
De "ton dos et de tes seins , §
Et tu ravis les coussins §
Par tes poses langoureuses. §
Quelquefois , pour apaiser §
Ta rage mystérieuse , §
Tu prodigues , sérieuse , §
La morsure et le baiser; §
Tu me déchires , ma brune , §
Avec un rire moqueur , §
Et puis tu mets sur mon coeur §
"Ton oeil doux comme la lune. §
Sous tes souliers de satin , §
Sous tes charmants pieds de soie , §
Moi , je mets ma grande joie , §
Mon génie et mon destin , §
Mon âme par toi guérie , §
Par toi , lumière et couleur ! §
Explosion de chaleur §
Dans ma noire Sibérie ! §
Imaginez Diane en galant équipage , §
Parcourant les forêts ou battant les halliers , §
Cheveux et gorge au vent , s'enivrant de tapage , §
Superbe et défiant les meilleurs cavaliers ! §
Avez-vous vu Théroigne , amante du carnage , §
Excitant à l'assaut un peuple sans souliers , §
La joue et l'oeil en feu , jouant "son personnage , §
Et montant , sabre au poing , les royaux escaliers ? §
Telle la Sisina ! Mais la douce guerrière §
A l'âme charitable autant que meurtrière; §
"Son courage , affolé de poudre et de tambours , §
Devant les suppliants sait mettre bas les armes , §
Et "son coeur , ravagé par la flamme , a toujours , §
Pour qui s'en montre digne , un réservoir de larmes. §
Au pays parfumé que le soleil "caresse , §
J'ai connu , sous un dais d'arbres tout empourprés §
Et de palmiers d'où pleut sur les yeux la paresse , §
Une dame créole aux charmes ignorés. §
Son teint est pâle et chaud; la brune enchanteresse §
A dans le cou des airs noblement maniérés; §
Grande et svelte en marchant comme une chasseresse , §
Son sourire est tranquille et ses yeux assurés. §
Si vous alliez , Madame , au vrai pays de gloire , §
Sur les bords de la Seine ou de la verte Loire , §
Belle digne d'orner les antiques manoirs , §
Vous feriez , à l'abri des ombreuses retraites , §
Germer mille sonnets dans le coeur des poètes , §
Que vos grands yeux rendraient plus soumis que vos noirs. §
Dis-moi , "ton coeur parfois s'envole-t-il , Agathe , §
Loin du noir océan de l'immonde cité , §
Vers un autre océan où la splendeur éclate , §
Bleu , clair , profond , ainsique la virginité ? §
Dis-moi , "ton coeur parfois s'envole-t-il , Agathe ? §
La mer , la vaste mer , console nos labeurs ! §
Quel démon a doté la mer , rauque chanteuse §
Qu'accompagne l'immense orgue des vents grondeurs , §
De cette fonction sublime de berceuse ? §
La mer , la vaste mer , console nos labeurs ! §
Emporte-moi , wagon ! enlève-moi , frégate ! §
Loin ! loin ! ici la boue est faite de nos pleurs ! §
- Est-il vrai que parfois le triste coeur d'Agathe §
Dise: Loin des remords , des crimes , des douleurs , §
Emporte-moi , wagon , enlève-moi , frégate ? §
Comme vous êtes loin , paradis parfumé , §
Où sous un clair azur tout n'est qu'amour et joie , §
Où tout ce que l'on aime est digne d'être aimé , §
Où dans la volupté pure le coeur se noie ! §
Comme vous êtes loin , paradis parfumé ! §
Mais le vert paradis des amours enfantines , §
Les courses , les chansons , les baisers , les bouquets , §
Les violons vibrant derrière les collines , §
Avec les brocs de vin , le soir , dans les bosquets , §
- Mais le vert paradis des amours enfantines , §
L'innocent paradis , plein de plaisirs furtifs , §
Est-il déjà plus loin que l'Inde et que la Chine ? §
Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs , §
Et l'animer encor d'une voix argentine , §
L'innocent paradis plein de plaisirs furtifs ? §
Comme les anges à l'oeil fauve , §
Je reviendrai dans "ton alcôve §
Et vers toi glisserai sans bruit §
Avec les ombres de la nuit; §
Et je te donnerai , ma brune , §
Des baisers froids comme la lune §
Et des caresses de serpent §
Autour d'une fosse rampant . §
Quand viendra le matin livide , §
Tu trouveras ma place vide , §
Où jusqu'au soir il fera froid. §
Comme d'autres par la tendresse , §
Sur ta vie et sur ta jeunesse , §
Moi , je veux régner par l'effroi. §
Ils me disent , tes yeux , clairs comme le cristal: §
[ Pour toi , bizarre amant , quel est donc mon mérite ? ] §
-Sois charmante et tais-toi ! Mon coeur , que tout irrite , §
Excepté la candeur de l'antique animal , §
Ne veut pas te montrer son secret infernal , §
Berceuse dont la main aux longs sommeils m'invite , §
Ni sa noire légende avec la flamme écrite. §
Je hais la passion et l'esprit me fait mal ! §
Aimons-nous doucement. L'Amour dans sa guérite , §
Ténébreux , embusqué , bande son arc fatal. §
Je connais les engins de son vieil arsenal: §
Crime , horreur et folie ! -Ô pâle marguerite ! §
Comme moi n'es-tu pas un soleil automnal , §
Ô ma si blanche , ô ma si froide Marguerite ? §
Ce soir , la lune "rêve avec plus de paresse; §
Ainsiqu'une beauté , sur de nombreux coussins , §
Qui d'une main distraite et légère caresse §
Avantde s'endormir le contour de ses seins , §
Sur le dos satiné des molles avalanches , §
Mourante , elle se livre aux longues pâmoisons , §
Et promène ses yeux sur les visions blanches §
Qui montent dans l'azur comme des floraisons. §
Quand parfois sur ce globe , en sa langueur oisive , §
Elle laisse filer une larme furtive , §
Un poète "pieux , ennemi du sommeil , §
Dans le creux de sa main prend cette larme pâle , §
Aux reflets irisés comme un fragment d'opale , §
Et la met dans "son coeur loin des yeux du soleil. §
Les amoureux fervents et les savants austères §
Aiment également , dans leur "mûre saison , §
Les chats puissants et doux , orgueil de la maison , §
Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires. §
Amis de la science et de la volupté , §
Ils cherchent le silence et l'horreur des ténèbres §
L'Érèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres , §
S'ils pouvaient au servage incliner leur fierté. §
Ils prennent en songeant les nobles attitudes §
Des grands sphinx allongés aufond des solitudes , §
Qui semblent s'endormir dans un rêve sans fin; §
Leurs reins féconds sont pleins d'étincelles magiques , §
Et des parcelles d'or , ainsiqu'un sable fin , §
Étoilent vaguement leurs prunelles mystiques. §
Sous les ifs noirs qui les abritent , §
Les hiboux se tiennent rangés §
Ainsique des dieux étrangers , §
Dardant leur oeil rouge. Ils méditent. §
Sans remuer ils se tiendront §
Jusqu'à l'heure mélancolique §
Où , poussant le soleil oblique , §
Les ténèbres s'établiront. §
Leur attitude au sage enseigne §
Qu'il faut en ce monde qu'il craigne §
Le tumulte et le mouvement; §
L'homme ivre d'une ombre qui passe §
Porte toujours le châtiment §
D'avoir voulu changer de place. §
Je suis la pipe d'un auteur; §
On voit , à contempler ma mine §
D'Abyssinienne ou de Cafrine , §
Que mon maître est un grand fumeur. §
Quand il est comblé de douleur , §
Je fume comme la chaumine §
Où se prépare la cuisine §
Pour le retour du laboureur. §
J'enlace et je berce "son âme §
Dans le réseau "mobile et bleu §
Qui monte de ma bouche en feu , §
Et je roule un puissant dictame §
Qui charme "son coeur et guérit §
De ses fatigues "son esprit. §
La musique souvent me prend comme une mer ! §
Vers ma pâle étoile , §
Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther , §
Je mets à la voile; §
La poitrine en avant et les poumons gonflés §
Comme de la toile , §
J'escalade le dos des flots amoncelés §
Que la nuit me voile; §
Je sens vibrer en moi toutes les passions §
D'un vaisseau qui souffre ; §
Le bon vent , la tempête et ses convulsions §
Sur l'immense gouffre §
Me bercent. D'autres fois , calme plat , grand miroir §
De mon désespoir ! §
Si par une nuit lourde et sombre §
Un bon chrétien , par charité , §
Derrière quelque vieux décombre §
Enterre votre corps vanté , §
À l'heure où les chastes étoiles §
Ferment leurs yeux appesantis , §
L'araignée y fera ses toiles , §
Et la vipère ses petits; §
Vous entendrez toute l'année §
Sur votre tête condamnée §
Les cris lamentables des loups §
Et des sorcières faméliques , §
Les ébats des vieillards lubriques §
Et les complots des noirs filous. §
Ce spectre "singulier n'a pour toute toilette , §
Grotesquement campé sur "son front de squelette , §
Qu'un diadème affreux sentant le carnaval. §
Sans éperons , sans fouet , il essouffle un cheval , §
Fantôme comme lui , rosse apocalyptique , §
Qui bave des naseaux comme un épileptique. §
Au travers de l'espace ils s'enfoncent tous deux , §
Et foulent l'infini d'un sabot hasardeux. §
Le cavalier promène un sabre qui flamboie §
Sur les foules sans nom que sa monture broie , §
Et parcourt , comme un prince inspectant sa maison , §
Le cimetière immense et froid , sans horizon , §
Où gisent , aux lueurs d'un soleil blanc et terne , §
Les peuples de l'histoire ancienne et moderne. §
Dans une terre grasse et pleine d'escargots §
Je veux creuser moi-même une fosse profonde , §
Où je puisse à loisir étaler mes vieux os §
Et dormir dans l'oubli comme un requin dans l'onde. §
Je hais les testaments et je hais les tombeaux; §
Plutôtqued'implorer une larme du monde , §
Vivant , j'aimerais mieux inviter les corbeaux §
À saigner tous les bouts de ma carcasse immonde. §
Ô vers ! noirs compagnons sans oreille et sans yeux , §
Voyez venir à vous un mort libre et joyeux; §
Philosophes viveurs , fils de la pourriture , §
À travers ma ruine allez donc sans remords , §
Et dites-moi s'il est encor quelque torture §
Pour ce vieux corps sans âme et mort parmi les morts ! §
La Haine est le tonneau des pâles Danaïdes ; §
La Vengeance éperdue aux bras rouges et forts §
A beau précipiter dans ses ténèbres vides §
De grands seaux pleins du sang et des larmes des morts , §
Le Démon "fait des trous secrets à ces abîmes , §
Par où fuiraient mille ans de sueurs et d'efforts , §
Quand même elle saurait ranimer ses victimes , §
Et pour les pressurer ressusciter leurs corps. §
La Haine est un ivrogne aufondd'une taverne , §
Qui sent toujours la soif naître de la liqueur §
Et se multiplier comme l'hydre de Lerne. §
- Mais les buveurs heureux connaissent leur vainqueur , §
Et la Haine est vouée à ce sort lamentable §
De ne pouvoir jamais s'endormir sous la table. §
Il est amer et doux , pendant les nuits d'hiver , §
D'écouter , près du feu qui palpite et qui fume , §
Les souvenirs lointains lentement s'élever §
Au bruit des carillons qui chantent dans la brume. §
Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux §
Qui malgré sa vieillesse , alerte et bien portante , §
Jette fidèlement "son cri religieux , §
Ainsiqu'un vieux soldat qui veille sous la tente ! §
Moi , mon âme est fêlée , et lorsqu'en ses ennuis §
Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits , §
Il arrive souvent que sa voix affaiblie §
Semble le râle épais d'un blessé qu'on oublie §
Aubord d'un lac de sang , sous un grand tas de morts , §
Et qui meurt , sans bouger , dans d'immenses efforts. §
Pluviôse , irrité contre la ville entière , §
De "son urne à grands flots verse un froid ténébreux §
Aux pâles habitants du voisin cimetière §
Et la mortalité sur les faubourgs brumeux. §
Mon chat sur le carreau cherchant une litière §
Agite sans repos "son corps maigre et galeux; §
L'âme d'un vieux poète "erre dans la gouttière §
Avec la triste voix d'un fantôme frileux . §
Le bourdon se lamente , et la bûche enfumée §
Accompagne en fausset la pendule enrhumée , §
Cependantqu'en un jeu plein de sales parfums , §
Héritage fatal d'une vieille hydropique , §
Le beau valet de coeur et la dame de pique §
Causent sinistrement de leurs amours défunts. §
J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans. §
Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans , §
De vers , de billets doux , de procès , de romances , §
Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances , §
Cache moins de secrets que mon triste cerveau. §
C'est une pyramide , un immense caveau , §
Qui contient plus de morts que la fosse commune. §
-Je suis un cimetière abhorré de la lune , §
Où comme des remords se traînent de longs vers §
Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers. §
Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées , §
Où gît tout un fouillis de modes surannées , §
Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher , §
Seuls , respirent l'odeur d'un flacon "débouché. §
Rien n'égale en longueur les boiteuses journées , §
Quand sous les lourds flocons des neigeuses années §
L'ennui , fruit de la "morne incuriosité , §
Prend les proportions de l'immortalité. §
-Désormais tu n'es plus , ô matière vivante ! §
Qu'un granit entouré d'une vague épouvante , §
Assoupi danslefond d'un Sahara brumeux; §
Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux , §
Oublié sur la carte , et dont l'humeur farouche §
Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche §
Je suis comme le roi d'un pays pluvieux , §
Riche , mais impuissant , jeune et pourtant très vieux , §
Qui , de ses précepteurs méprisant les courbettes , §
S'ennuie avec ses chiens comme avec d'autres bêtes. §
Rien ne peut l'égayer , ni gibier , ni faucon , §
Ni son peuple mourant en face du balcon. §
Du bouffon favori la grotesque ballade §
Ne distrait plus le front de ce cruel malade ; §
Son lit fleurdelisé se transforme en tombeau , §
Et les dames d'atour , pour qui tout prince est beau , §
Ne savent plus trouver d'impudique toilette §
Pour tirer un souris de ce jeune squelette. §
Le savant qui lui fait de l'or n'a jamais pu §
De son être extirper l'élément corrompu , §
Et dans ces bains de sang qui des Romains nous viennent §
Et dont sur leurs vieux jours les puissants se souviennent , §
Il n'a su réchauffer ce cadavre hébété §
Où coule aulieude sang l'eau verte du Léthé. §
Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle §
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis , §
Et que de l'horizon embrassant tout le cercle §
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits; §
Quand la terre est changée en un cachot humide , §
Où l'Espérance , comme une chauve-souris , §
S'en va battant les murs de "son aile timide §
Et se cognant la tête à des plafonds pourris; §
Quand la pluie étalant ses immenses traînées §
D'une vaste prison imite les barreaux , §
Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées §
Vient tendre ses filets aufondde nos cerveaux , §
Des cloches tout à coup sautent avec furie §
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement , §
Ainsique des esprits errants et sans patrie §
Qui se mettent à geindre opiniâtrement. §
-Et de longs corbillards , sans tambours ni musique , §
Défilent lentement dans mon âme; l'Espoir , §
Vaincu , pleure , et l'Angoisse atroce , despotique , §
Sur mon crâne incliné plante "son drapeau noir. §
Grands bois , vous m'effrayez comme des cathédrales; §
Vous hurlez comme l'orgue; et dans nos coeurs maudits , §
Chambres d'éternel deuil où vibrent de vieux râles , §
Répondent les échos de vos De profundis . §
Je te hais , Océan ! tes bonds et tes tumultes , §
Mon esprit les retrouve en lui; ce rire amer §
De l'homme "vaincu , plein de sanglots et d'insultes , §
Je l'entends dans le rire énorme de la mer. §
Comme tu me plairais , ô nuit ! sans ces étoiles §
Dont la lumière parle un langage connu ! §
Car je cherche le vide , et le noir , et le nu ! §
Mais les ténèbres sont elles-mêmes des toiles §
Où vivent , jaillissant de mon oeil par milliers , §
Des êtres disparus aux regards familiers. §
"Morne esprit , autrefois amoureux de la lutte , §
L'Espoir , dont l'éperon attisait "ton ardeur , §
Ne veut plus t'enfourcher ! Couche-toi sans pudeur §
Vieux cheval dont le pied à chaque obstacle bute. §
Résigne-toi , mon coeur; dors "ton sommeil de brute. §
Esprit "vaincu , fourbu ! Pour toi , vieux maraudeur , §
L'amour n'a plus de goût , nonplus que la dispute; §
Adieu donc , chants du cuivre et soupirs de la flûte ! §
Plaisirs , ne tentez plus un coeur sombre et boudeur ! §
Le Printemps adorable a perdu "son odeur ! §
Et le Temps m'engloutit minute par minute , §
Comme la neige immense un corps pris de roideur; §
Je contemple d'en haut le globe en sa rondeur §
Et je n'y cherche plus l'abri d'une cahute. §
Avalanche , veux-tu m'emporter dans ta chute ? §
L'un t'éclaire avec "son ardeur , §
L'autre en toi met "son deuil , §
Nature ! Ce qui dit à l'un: Sépulture ! §
Dit à l'autre: Vie et splendeur ! §
Hermès ' inconnu qui m'assistes §
Et qui toujours m'intimidas , §
Tu me rends l'égal de Midas , §
Leplus triste des alchimistes; §
Par toi je change l'or en fer §
Et le paradis en enfer; §
Dans le suaire des nuages §
Je découvre un cadavre cher , §
Et sur les célestes rivages §
Je bâtis de grands sarcophages. §
De ce ciel bizarre et livide , §
Tourmenté comme "ton destin , §
Quels pensers dans "ton âme vide §
Descendent ? réponds , libertin. §
-Insatiablement avide §
De l'obscur et de l'incertain , §
Je ne geindrai pas comme Ovide §
Chassé du paradis latin. §
Cieux déchirés comme des grèves , §
En vous se mire mon orgueil; §
Vos vastes nuages en deuil §
Sont les corbillards de mes rêves , §
Et vos lueurs sont le reflet §
De l'Enfer où mon coeur se plaît. §
Je te frapperai sans colère §
Et sans haine , comme un boucher , §
Comme Moïse le rocher ! §
Et je ferai de ta paupière , §
Pour abreuver mon Sahara , §
Jaillir les eaux de la souffrance. §
Mon désir gonflé d'espérance §
Sur tes pleurs salés nagera §
Comme un vaisseau qui prend le large , §
Et dans mon coeur qu'ils soûleront §
Tes chers sanglots retentiront §
Comme un tambour qui bat la charge ! §
Ne suis-je pas un "faux accord §
Dans la divine symphonie , §
Grâceà la vorace Ironie §
Qui me secoue et qui me mord ? §
Elle est dans ma voix , la criarde ! §
C'est tout mon sang , ce poison noir ! §
Je suis le "sinistre miroir §
Où la mégère se regarde. §
Je suis la plaie et le couteau ! §
Je suis le soufflet et la joue ! §
Je suis les membres et la roue , §
Et la victime et le bourreau ! §
Je suis de mon coeur le vampire , §
-Un de ces grands abandonnés §
Au rire éternel condamnés , §
Et qui ne peuvent plus sourire ! §
Une Idée , une Forme , un Être §
Parti de l'azur et tombé §
Dans un Styx bourbeux et plombé §
Où nul oeil du Ciel ne pénètre; §
Un Ange , imprudent voyageur §
Qu'a tenté l'amour du difforme , §
Aufondd'un cauchemar énorme §
Se débattant comme un nageur , §
Et luttant , angoisses funèbres ! §
Contre un gigantesque remous §
Qui va chantant comme les fous §
Et pirouettant dans les ténèbres; §
Un malheureux ensorcelé §
Dans ses tâtonnements futiles , §
Pour fuir d'un lieu plein de reptiles , §
Cherchant la lumière et la clé; §
Un damné descendant sans lampe , §
Aubord d'un gouffre dont l'odeur §
Trahit l'humide profondeur , §
D'éternels escaliers sans rampe , §
Où veillent des monstres visqueux §
Dont les larges yeux de phosphore §
Font une nuit plus noire encore §
Et ne rendent visibles qu'eux; §
Un navire pris dans le pôle , §
Comme en un piège de cristal , §
Cherchant par quel détroit fatal §
Il est tombé dans cette geôle ; §
- Emblèmes nets , tableau parfait §
D'une fortune irrémédiable , §
Qui donne à penser que le Diable §
Fait toujours bien tout ce qu'il fait ! §
Tête-à-tête sombre et limpide §
Qu'un coeur devenu "son miroir ! §
Puits de Vérité , clair et noir , §
Où tremble une étoile livide , §
Un phare ironique , infernal , §
Flambeau des grâces sataniques , §
Soulagement et gloire uniques §
-La conscience dans le Mal ! §
Horloge ! dieu sinistre , effrayant , impassible , §
Dont le doigt nous menace et nous dit: [ Souviens-toi ! §
Les vibrantes Douleurs dans "ton coeur plein d'effroi §
Se planteront bientôt comme dans une cible §
Le Plaisir vaporeux fuira vers l'horizon §
Ainsiqu'une sylphide aufondde la coulisse; §
Chaque instant te dévore un morceau du délice §
À chaque homme accordé pour toute sa saison. §
Trois mille six cents fois par heure , la Seconde §
Chuchote: Souviens-toi ! -Rapide , avec sa voix §
D'insecte , Maintenant dit: Je suis Autrefois , §
Et j'ai pompé ta vie avec ma trompe immonde ! §
Remember ! Souviens-toi , prodigue ! Esto memor ! §
(Mon gosier de métal parle toutes les langues.) §
Les minutes , mortel folâtre , sont des gangues §
Qu'il ne faut pas lâcher sans en extraire l'or ! §
Souviens-toi que le Temps est un joueur avide §
Qui gagne sans tricher , à tout coup ! c'est la loi. §
Le jour "décroît; la nuit augmente , souviens-toi ! §
Le gouffre a toujours soif; la clepsydre se vide. §
Tantôt sonnera l'heure où le divin Hasard , §
Où l'auguste Vertu , ton épouse encor vierge , §
Où le Repentir même (oh ! la dernière auberge !) , §
Où tout te dira: Meurs , vieux lâche ! il est trop tard ! ] §
Je veux , pour composer chastement mes églogues , §
Coucher auprès du ciel , comme les astrologues , §
Et , voisin des clochers , écouter en rêvant §
Leurs hymnes solennels emportés par le vent. §
Les deux mains au menton , du haut de ma mansarde , §
Je verrai l'atelier qui chante et qui bavarde; §
Les tuyaux , les clochers , ces mâts de la cité §
Et les grands ciels qui font rêver d'éternité. §
Il est doux , à travers les brumes , de voir naître §
L'étoile dans l'azur , la lampe à la fenêtre , §
Les fleuves de charbon monter au firmament §
Et la lune verser son pâle enchantement. §
Je verrai les printemps , les étés , les automnes; §
Et quand viendra l'hiver aux neiges monotones , §
Je fermerai partout portières et volets §
Pour bâtir dans la nuit mes féeriques palais. §
Alors je rêverai des horizons bleuâtres , §
Des jardins , des jets d'eau pleurant dans les albâtres , §
Des baisers , des oiseaux chantant soir et matin , §
Et tout ce que l'Idylle a de plus enfantin. §
L'Émeute , tempêtant vainement à ma vitre , §
Ne fera pas lever mon front de mon pupitre; §
Car je serai plongé dans cette volupté §
D'évoquer le Printemps avec ma volonté , §
De tirer un soleil de mon coeur , et de faire §
De mes pensers brûlants une tiède atmosphère. §
Le long du vieux faubourg , où pendent aux masures §
Les persiennes , abri des secrètes luxures , §
Quand le soleil cruel frappe à traits redoublés §
Sur la ville et les champs , sur les toits et les blés , §
Je vais m'exercer seul à ma fantasque escrime , §
Flairant dans tous les coins les hasards de la rime , §
Trébuchant sur les mots comme sur les pavés , §
Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés. §
Ce père nourricier , ennemi des chloroses , §
Éveille dans les champs les vers comme les roses; §
Il fait s'évaporer les soucis vers le ciel , §
Et remplit les cerveaux et les ruches de miel. §
C'est lui qui rajeunit les porteurs de béquilles §
Et les rend gais et doux comme des jeunesfilles , §
Et commande aux moissons de croître et de mûrir §
Dans le coeur immortel qui toujours veut fleurir ! §
Quand , ainsiqu'un poète , il descend dans les villes , §
Il ennoblit le sort des choses les plus viles , §
Et s'introduit en roi , sans bruit et sans valets , §
Dans tous les hôpitaux et dans tous les palais. §
Blanche fille aux cheveux roux , §
Dont la robe par ses trous §
Laisse voir la pauvreté §
Et la beauté , §
Pour moi , poète chétif , §
Ton jeune corps maladif §
Plein de taches de rousseur , §
A sa douceur. §
Tu portes plus galamment §
Qu'une reine de roman §
Ses cothurnes de velours §
Tes sabots lourds. §
Aulieud'un haillon trop court , §
Qu'un superbe habit de cour §
Traîne à plis bruyants et longs §
Sur tes talons; §
Enplacede bas troués , §
Que pour les yeux des roués §
Sur ta jambe un poignard d'or §
Reluise encor; §
Que des noeuds mal attachés §
Dévoilent pour nos péchés §
Tes deux beaux seins , radieux §
Comme des yeux §
Que pour te déshabiller §
Tes bras se fassent prier §
Et chassent à coups mutins §
Les doigts lutins , §
Perles de la plus belle eau , §
Sonnets de maître Belleau §
Par tes galants mis aux fers §
Sans cesse offerts , §
Valetaille de rimeurs §
Te dédiant leurs primeurs §
Et contemplant "ton soulier §
Sous l'escalier , §
Maint page épris du hasard , §
Maint seigneur et maint Ronsard §
Épieraient pour le déduit §
Ton frais réduit ! §
Tu compterais dans tes lits §
Plus de baisers que de lis §
Et rangerais sous tes lois §
Plus d'un Valois ! §
- Cependant tu vas gueusant §
Quelque vieux débris "gisant §
Au seuil de quelque Véfour §
De carrefour; §
Tu vas lorgnant endessous §
Des bijoux de vingt-neuf sous §
Dont je ne puis , oh ! pardon ! §
Te faire don. §
Va donc , sans autre ornement , §
Parfum , perles , diamant , §
Que ta maigre nudité , §
Ô ma beauté ! §
Andromaque , je pense à vous ! Ce petit fleuve , §
Pauvre et triste miroir où jadis resplendit §
L'immense majesté de vos douleurs de veuve , §
Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit , §
A fécondé soudain ma mémoire fertile , §
Comme je traversais le nouveau Carrousel. §
Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville §
Change plus vite , hélas ! que le coeur d'un mortel) ; §
Je ne vois qu'en esprit tout ce camp de baraques , §
Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts , §
Les herbes , les gros blocs verdis par l'eau des flaques , §
Et , brillant aux carreaux , le bric-à-brac confus. §
Là s'étalait jadis une ménagerie; §
Là je vis , un matin , à l'heure où sous les cieux §
Froids et clairs le Travail s'éveille , où la voirie §
Pousse un sombre ouragan dans l'air silencieux , §
Un cygne qui s'était évadé de sa cage , §
Et , de ses pieds palmés frottant le pavé sec , §
Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage. §
Près d'un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec §
Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre , §
Et disait , le coeur plein de son beau lac natal: §
[ Eau , quand donc pleuvras-tu ? quand tonneras-tu , foudre ? ] §
Je vois ce malheureux , mythe étrange et fatal , §
Vers le ciel quelquefois , comme l'homme d'Ovide , §
Vers le ciel ironique et cruellement bleu , §
Sur "son cou convulsif tendant sa tête avide , §
Comme s'il adressait des reproches à Dieu ! §
Paris change ! mais rien dans ma mélancolie §
N'a bougé ! palais neufs , échafaudages , blocs , §
Vieux faubourgs , tout pour moi devient allégorie , §
Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs. §
Aussi devant ce Louvre une image m'opprime: §
Je pense à mon grand cygne , avec ses gestes fous , §
Comme les exilés , ridicule et sublime , §
Et rongé d'un désir sans trêve ! et puis à vous , §
Andromaque , des bras d'un grand époux tombée , §
Vil bétail , sous la main du superbe Pyrrhus , §
Auprès d'un tombeau vide en extase courbée; §
Veuve d'Hector , hélas ! et femme d'Hélénus ! §
Je pense à la négresse , amaigrie et phtisique , §
Piétinant dans la boue , et cherchant , l'oeil hagard , §
Les cocotiers absents de la superbe Afrique §
Derrière la muraille immense du brouillard; §
À quiconque a perdu ce qui ne se retrouve §
Jamais , jamais ! à ceux qui s'abreuvent de pleurs §
Et tettent la Douleur comme une "bonne louve ! §
Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs ! §
Ainsi dans la forêt où mon esprit s'exile §
Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor ! §
Je pense aux matelots oubliés dans une île , §
Aux captifs , aux vaincus ! ... à bien d'autres encor ! §
Fourmillante cité , cité pleine de rêves , §
Où le spectre en plein jour raccroche le passant ! §
Les mystères partout coulent comme des sèves §
Dans les canaux étroits du colosse puissant. §
Un matin , cependantque dans la triste rue §
Les maisons , dont la brume allongeait la hauteur , §
Simulaient les deux quais d'une rivière accrue , §
Et que , décor semblable à l'âme de l'acteur , §
Un brouillard sale et jaune inondait tout l'espace , §
Je suivais , roidissant mes nerfs comme un héros §
Et discutant avec mon âme déjà lasse , §
Le faubourg secoué par les lourds tombereaux. §
Tout à coup , un vieillard dont les guenilles jaunes §
Imitaient la couleur de ce ciel pluvieux , §
Et dont l'aspect aurait fait pleuvoir les aumônes , §
Sans la méchanceté qui luisait dans ses yeux , §
M'apparut. Oneûtdit sa prunelle trempée §
Dans le fiel; "son regard aiguisait les frimas , §
Et sa barbe à longs poils , roide comme une épée , §
Se projetait , pareille à celle de Judas. §
Il n'était pas voûté , mais cassé , son échine §
Faisant avec sa jambe un parfait angle droit , §
Sibien que "son bâton , parachevant sa mine , §
Lui donnait la tournure et le pas maladroit §
D'un quadrupède infirme ou d'un juif à trois pattes. §
Dans la neige et la boue il allait s'empêtrant , §
Comme s'il écrasait des morts sous ses savates , §
Hostile à l'univers plutôtqu'indifférent. §
Son pareil le suivait: barbe , oeil , dos , bâton , loques , §
Nul trait ne distinguait , du même enfer venu , §
Ce jumeau centenaire , et ces spectres baroques §
Marchaient du même pas vers un but inconnu. §
À quel complot infâme étais-je donc en butte , §
Ou quel méchant hasard ainsi m'humiliait ? §
Car je comptai sept fois , de minute en minute , §
Ce sinistre vieillard qui se multipliait ! §
Que celui-là qui rit de mon inquiétude , §
Et qui n'est pas saisi d'un frisson fraternel , §
Songe bien que malgré tant de décrépitude §
Ces sept monstres hideux avaient l'air éternel ! §
Aurais-je , sans mourir , contemplé le huitième , §
Sosie inexorable , ironique et fatal , §
Dégoûtant Phénix , fils et père de lui-même ? §
- Mais je tournai le dos au cortège infernal. §
Exaspéré comme un ivrogne qui voit double , §
Je rentrai , je fermai ma porte , épouvanté , §
Malade et morfondu , l'esprit fiévreux et trouble , §
Blessé par le mystère et par l'absurdité ! §
Vainement ma raison voulait prendre la barre; §
La tempête en jouant déroutait ses efforts , §
Et mon âme dansait , dansait , vieille gabarre §
Sans mats , sur une mer monstrueuse et sans bords ! §
Dans les plis sinueux des vieilles capitales , §
Où tout , même l'horreur , tourne aux enchantements , §
Je guette , obéissant à mes humeurs fatales , §
Des êtres "singuliers , décrépits et charmants. §
Ces monstres disloqués furent jadis des femmes , §
Éponine ou Laïs ! Monstres brisés , bossus §
Ou tordus , aimons-les ! ce sont encor des âmes. §
Sous des jupons troués et sous de froids tissus §
Ils rampent , flagellés par les bises iniques , §
Frémissant au fracas roulant des omnibus , §
Et serrant sur leur flanc , ainsique des reliques , §
Un petit sac brodé de fleurs ou de rébus; §
Ils trottent , tout pareils à des marionnettes; §
Se traînent , comme font les animaux blessés , §
Ou dansent , sans vouloir danser , pauvres sonnettes §
Où se pend un Démon sans pitié ! Tout cassés §
Qu'ils sont , ils ont des yeux perçants comme une vrille , §
Luisants comme ces trous où l'eau dort dans la nuit; §
Ils ont les yeux divins de la petite fille §
Qui s'étonne et qui rit à tout ce qui reluit. §
-Avez-vous observé que maints cercueils de vieilles §
Sont presque aussi petits que celui d'un enfant ? §
La Mort savante met dans ces bières pareilles §
Un symbole d'un goût bizarre et captivant , §
Et lorsque j'entrevois un fantôme débile §
Traversant de Paris le fourmillant tableau , §
Il me semble toujours que cet être fragile §
S'en va tout doucement vers un nouveau berceau; §
À moins que , méditant sur la géométrie , §
Je ne cherche , à l'aspect de ces membres discords , §
Combien de fois il faut que l'ouvrier varie §
La forme de la boîte où l'on met tous ces corps. §
- Ces yeux sont des puits "faits d'un million de larmes , §
Des creusets qu'un métal refroidi pailleta... §
Ces yeux mystérieux ont d'invincibles charmes §
Pour celui que l'austère Infortune allaita ! §
De Frascati défunt Vestale enamourée; §
Prêtresse de Thalie , hélas ! dont le souffleur §
Enterré sait le nom; célèbre évaporée §
Que Tivoli jadis ombragea dans sa fleur , §
Toutes m'enivrent; mais parmi ces êtres frêles §
Il en est qui , faisant de la douleur un miel , §
Ont dit au Dévouement qui leur prêtait ses ailes: §
Hippogriffe puissant , mène-moi jusqu'au ciel ! §
L'une , par sa patrie au malheur exercée , §
L'autre , que "son époux surchargea de douleurs , §
L'autre , par "son enfant Madone transpercée , §
Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs ! §
Ah ! que j'en ai suivi de ces petites vieilles ! §
Une , entre autres , à l'heure où le soleil tombant §
Ensanglante le ciel de blessures vermeilles , §
Pensive , s'asseyait à l'écart sur un banc , §
Pour entendre un de ces concerts , riches de cuivre , §
Dont les soldats parfois inondent nos jardins , §
Et qui , dans ces soirs d'or où l'on se sent revivre , §
Versent quelque héroïsme au coeur des citadins. §
Celle-là , droite encor , fière et sentant la règle , §
Humait avidement ce chant vif et guerrier; §
"Son oeil parfois s'ouvrait comme l'oeil d'un vieil aigle; §
"Son front de marbre avait l'air "fait pour le laurier ! §
Telles vous cheminez , stoïques et sans plaintes , §
À travers le chaos des vivantes cités , §
Mères au coeur saignant , courtisanes ou saintes , §
Dont autrefois les noms par tous étaient "cités. §
Vous qui fûtes la grâce ou qui fûtes la gloire , §
Nul ne vous reconnaît ! un ivrogne incivil §
Vous insulte en passant d'un amour dérisoire; §
Sur vos talons "gambade un enfant lâche et vil. §
Honteuses d'exister , ombres ratatinées , §
Peureuses , le dos bas , vous côtoyez les murs; §
Et nul ne vous salue , étranges destinées ! §
Débris d'humanité pour l'éternité mûrs ! §
Mais moi , moi qui de loin tendrement vous surveille , §
L'oeil inquiet , fixé sur vos pas incertains , §
Tout comme si j'étais votre père , ô merveille ! §
Je goûte à votre insu des plaisirs clandestins: §
Je vois s'épanouir vos passions novices; §
Sombres ou lumineux , je vis vos jours perdus; §
Mon coeur multiplié jouit de tous vos vices ! §
Mon âme resplendit de toutes vos vertus ! §
Ruines ! ma famille ! ô cerveaux congénères ! §
Je vous fais chaque soir un solennel adieu ! §
Où serez-vous demain , Èves octogénaires , §
Sur qui pèse la griffe effroyable de Dieu ? §
Contemple-les , mon âme; ils sont vraiment affreux ! §
Pareils aux mannequins; vaguement ridicules; §
Terribles , singuliers comme les somnambules; §
Dardant on ne sait où leurs globes ténébreux. §
Leurs yeux , d'où la divine étincelle est "partie , §
Comme s'ils regardaient au loin , restent levés §
Au ciel; on ne les voit jamais vers les pavés §
Pencher rêveusement leur tête appesantie. §
Ils traversent ainsi le noir illimité , §
Ce frère du silence éternel. Ô cité ! §
Pendantqu'autour de nous tu chantes , ris et beugles , §
Éprise du plaisir jusqu'à l'atrocité , §
Vois ! je me traîne aussi ! mais , plus qu'eux hébété , §
Je dis: Que cherchent-ils au Ciel , tous ces aveugles ? §
La rue assourdissante autour de moi hurlait. §
Longue , mince , en grand deuil , douleur majestueuse , §
Une femme passa , d'une main fastueuse §
Soulevant , balançant le feston et l'ourlet; §
Agile et noble , avec sa jambe de statue. §
Moi , je buvais , crispé comme un extravagant , §
Dans "son oeil , ciel livide où germe l'ouragan , §
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue. §
Un éclair ... puis la nuit ! -Fugitive beauté §
Dont le regard m'a fait soudainement renaître §
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ? §
Ailleurs , bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être ! §
Car j'ignore où tu fuis , tu ne sais où je vais , §
Ô toi que j'eusse aimée , ô toi qui le savais ! §
Dans les planches d'anatomie §
Qui traînent sur ces quais poudreux §
Où maint livre cadavéreux §
Dort comme une antique momie , §
Dessins auxquels la gravité §
Et le savoir d'un vieil artiste , §
Bienque le sujet en soit triste , §
Ont "communiqué la Beauté , §
On voit , ce qui rend plus complètes §
Ces mystérieuses horreurs , §
Bêchant comme des laboureurs , §
Des Écorchés et des Squelettes. §
De ce terrain que vous fouillez , §
Manants résignés et funèbres , §
De tout l'effort de vos vertèbres , §
Ou de vos muscles dépouillés , §
Dites , quelle moisson étrange , §
Forçats arrachés au charnier , §
Tirez-vous , et de quel fermier §
Avez-vous à remplir la grange ? §
Voulez-vous (d'un destin trop dur §
Épouvantable et clair emblème !) §
Montrer que dans la fosse même §
Le sommeil "promis n'est pas sûr; §
Qu'envers nous le Néant est traître; §
Que tout , même la Mort , nous ment , §
Et que sempiternellement , §
Hélas ! il nous faudra §
Dans quelque pays inconnu §
Écorcher la terre revêche §
Et pousser une lourde bêche §
Sous notre pied sanglant et nu ? §
Voici le soir charmant , ami du criminel; §
Il vient comme un complice , à pas de loup; le ciel §
Se ferme lentement comme une grande alcôve , §
Et l'homme impatient se change en bête fauve. §
Ô soir , aimable soir , désiré par celui §
Dont les bras , sans mentir , peuvent dire: §
Nous avons travaillé ! -C'est le soir qui soulage §
Les esprits que dévore une douleur sauvage , §
Le savant obstiné dont le front s'alourdit , §
Et l'ouvrier courbé qui regagne son lit. §
Cependant des démons malsains dans l'atmosphère §
S'éveillent lourdement , comme des gens d'affaire , §
Et cognent en volant les volets et l'auvent. §
À travers les lueurs que tourmente le vent §
La Prostitution s'allume dans les rues; §
Comme une fourmilière elle ouvre ses issues; §
Partout elle se fraye un occulte chemin , §
Ainsique l'ennemi qui tente un coup de main; §
Elle remue auseinde la cité de fange §
Comme un ver qui dérobe à l'Homme ce qu'il mange. §
On entend çà et là les cuisines siffler , §
Les théâtres glapir , les orchestres ronfler; §
Les tables d'hôte , dont le jeu "fait les délices , §
S'emplissent de catins et d'escrocs , leurs complices , §
Et les voleurs , qui n'ont ni trêve ni merci , §
Vont bientôt commencer leur travail , eux aussi , §
Et forcer doucement les portes et les caisses §
Pour vivre quelques jours et vêtir leurs maîtresses. §
Recueille-toi , mon âme , en ce grave moment , §
Et ferme "ton oreille à ce rugissement. §
C'est l'heure où les douleurs des malades s'aigrissent ! §
La sombre Nuit les prend à la gorge; ils finissent §
Leur destinée et vont vers le gouffre commun; §
L'hôpital se remplit de leurs soupirs. -Plus d'un §
Ne viendra plus chercher la soupe parfumée , §
Au coin du feu , le soir , auprès d'une âme aimée. §
Encore la plupart n'ont-ils jamais connu §
La douceur du foyer et n'ont jamais "vécu ! §
Dans des fauteuils fanés des courtisanes vieilles , §
Pâles , le sourcil peint , l'oeil câlin et fatal , §
Minaudant , et faisant de leurs maigres oreilles §
Tomber un cliquetis de pierre et de métal; §
Autour des verts tapis des visages sans lèvre , §
Des lèvres sans couleur , des mâchoires sans dent , §
Et des doigts convulsés d'une infernale fièvre , §
Fouillant la poche vide ou le sein palpitant; §
Sous de sales plafonds un rang de pâles lustres §
Et d'énormes quinquets projetant leurs lueurs §
Sur des fronts ténébreux de poètes illustres §
Qui viennent gaspiller leurs sanglantes sueurs; §
Voilà le noir tableau qu'en un rêve nocturne §
Je vis se dérouler sous mon oeil clairvoyant. §
Moi-même , dans un coin de l'antre taciturne , §
Je me vis accoudé , froid , muet , enviant , §
Enviant de ces gens la passion tenace , §
De ces vieilles putains la funèbre gaieté , §
Et tous gaillardement trafiquant à ma face , §
L'un de son vieil honneur , l'autre de sa beauté ! §
Et mon coeur s'effraya d'envier maint pauvre homme §
Courant avec ferveur à l'abîme béant , §
Et qui , soûl de "son sang , préférerait en somme §
La douleur à la mort et l'enfer au néant ! §
Fière , autant qu'un vivant , de sa noble stature , §
Avec son gros bouquet , "son mouchoir et ses gants , §
Elle a la nonchalance et la désinvolture §
D'une coquette maigre aux airs extravagants. §
Vit-on jamais au bal une taille plus mince ? §
Sa robe exagérée , en sa royale ampleur , §
S'écroule abondamment sur un pied sec que pince §
Un soulier pomponné , joli comme une fleur. §
La ruche qui se joue aubord des clavicules , §
Comme un ruisseau lascif qui se frotte au rocher , §
Défend pudiquement des lazzi ridicules §
Les funèbres appas qu'elle tient à cacher. §
Ses yeux profonds sont "faits de vide et de ténèbres , §
Et son crâne , de fleurs artistement coiffé , §
Oscille mollement sur ses frêles vertèbres. §
Ô charme d'un néant follement attifé ! §
Aucuns t'appelleront une caricature , §
Qui ne comprennent pas , amants ivres de chair , §
L'élégance sans nom de l'humaine armature. §
Tu réponds , grand squelette , à mon goût leplus cher ! §
Viens-tu troubler , avec ta puissante grimace , §
La fête de la Vie ? ou quelque vieux désir , §
Éperonnant encor ta vivante carcasse , §
Te pousse-t-il , crédule , au sabbat du Plaisir ? §
Au chant des violons , aux flammes des bougies , §
Espères-tu chasser "ton cauchemar moqueur , §
Et viens-tu demander au torrent des orgies §
De rafraîchir l'enfer allumé dans "ton coeur ? §
Inépuisable puits de sottise et de fautes ! §
De l'antique douleur éternel alambic ! §
À travers le treillis recourbé de tes côtes §
Je vois , errant encor , l'insatiable aspic. §
Pour dire vrai , je crains que ta coquetterie §
Ne trouve pas un prix digne de ses efforts; §
Qui , de ces coeurs mortels , entend la raillerie ? §
Les charmes de l'horreur n'enivrent que les forts ! §
Le gouffre de tes yeux , plein d'horribles pensées , §
Exhale le vertige , et les danseurs prudents §
Ne contempleront pas sans d'amères nausées §
Le sourire éternel de tes trente-deux dents. §
Pourtant , qui n'a serré dans ses bras un squelette , §
Et qui ne s'est nourri des choses du tombeau ? §
Qu'importe le parfum , l'habit ou la toilette ? §
Qui fait le dégoûté montre qu'il se croit beau. §
Bayadère sans nez , irrésistible gouge , §
Dis donc à ces danseurs qui font les offusqués: §
[ Fiers mignons , malgré l'art des poudres et du rouge §
Vous sentez tous la mort ! Ô squelettes musqués , §
Antinoüs flétris , dandys à face glabre , §
Cadavres vernissés , lovelaces chenus , §
Le branle universel de la danse macabre §
Vous entraîne en des lieux qui ne sont pas connus ! §
Des quais froids de la Seine aux bords brûlants du Gange , §
Le troupeau mortel saute et se pâme , sans voir §
Dans un trou du plafond la trompette de l'Ange §
Sinistrement béante ainsiqu'un tromblon noir. §
En tout climat , sous tout soleil , la Mort t'admire §
En tes contorsions , risible Humanité , §
Et souvent , comme toi , se parfumant de myrrhe , §
Mêle "son ironie à "ton insanité ! ] §
Quand je te vois passer , ô ma chère indolente , §
Au chant des instruments qui se brise au plafond §
Suspendant "ton allure harmonieuse et lente , §
Et promenant l'ennui de "ton regard profond; §
Quand je contemple , aux feux du gaz qui le colore , §
"Ton front pâle , embelli par un morbide attrait , §
Où les torches du soir allument une aurore , §
Et tes yeux attirants comme ceux d'un portrait , §
Je me dis: Qu'elle est belle ! et bizarrement fraîche ! §
Le souvenir "massif , royale et lourde tour , §
La couronne , et "son coeur , meurtri comme une pêche , §
Est mûr , comme "son corps , pour le savant amour. §
Es-tu le fruit d'automne aux saveurs souveraines ? §
Es-tu vase funèbre attendant quelques pleurs , §
Parfum qui fait rêver aux oasis lointaines , §
Oreiller caressant , ou corbeille de fleurs ? §
Je sais qu'il est des yeux , des plus mélancoliques , §
Qui ne recèlent point de secrets précieux ; §
Beaux écrins sans joyaux , médaillons sans reliques , §
Plus vides , plus profonds que vous-mêmes , ô Cieux ! §
Mais ne suffit-il pas que tu sois l'apparence , §
Pour réjouir un coeur qui fuit la vérité ? §
Qu'importe ta bêtise ou "ton indifférence ? §
Masque ou décor , salut ! J'adore ta beauté. §
Je n'ai pas oublié , voisine de la ville , §
Notre blanche maison , petite mais tranquille; §
Sa Pomone de plâtre et sa vieille Vénus §
Dans un bosquet chétif cachant leurs membres nus , §
Et le soleil , le soir , ruisselant et superbe , §
Qui , derrière la vitre où se brisait sa gerbe , §
Semblait , grand oeil ouvert dans le ciel curieux , §
Contempler nos dîners longs et silencieux , §
Répandant largement ses beaux reflets de cierge §
Sur la nappe frugale et les rideaux de serge. §
La servante au grand coeur dont vous étiez jalouse , §
Et qui dort "son sommeil sous une humble pelouse , §
Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs. §
Les morts , les pauvres morts , ont de grandes douleurs , §
Et quand Octobre souffle , émondeur des vieux arbres , §
"Son vent mélancolique à l'entour de leurs marbres , §
Certe , ils doivent trouver les vivants bien ingrats , §
À dormir , comme ils font , chaudement dans leurs draps , §
Tandis que , dévorés de noires songeries , §
Sans compagnon de lit , sans "bonnes causeries , §
Vieux squelettes gelés travaillés par le ver , §
Ils sentent s'égoutter les neiges de l'hiver §
Et le siècle couler , sans qu'amis ni famille §
Remplacent les lambeaux qui pendent à leur grille. §
Lorsque la bûche siffle et chante , si le soir , §
Calme , dans le fauteuil je la voyais s'asseoir , §
Si , par une nuit bleue et froide de décembre , §
Je la trouvais tapie en un coin de ma chambre , §
Grave , et venant dufondde son lit éternel §
Couver l'enfant grandi de "son oeil maternel , §
Que pourrais-je répondre à cette âme pieuse , §
Voyant tomber des pleurs de sa paupière creuse ? §
Ô fins d'automne , hivers , printemps trempés de boue §
Endormeuses saisons ! je vous aime et vous loue §
D'envelopper ainsi mon coeur et mon cerveau §
D'un linceul vaporeux et d'un vague tombeau. §
Dans cette grande plaine où l'autan froid se joue , §
Où par les longues nuits la girouette s'enroue , §
Mon âme mieux qu'au temps du tiède renouveau §
Ouvrira largement ses ailes de corbeau. §
Rien n'est plus doux au coeur plein de choses funèbres , §
Et sur qui dès longtemps descendent les frimas , §
Ô blafardes saisons , reines de nos climats , §
Que l'aspect permanent de vos pâles ténèbres , §
- Si ce n'est , par un soir sans lune , deux à deux , §
D'endormir la douleur sur un lit hasardeux. §
De ce terrible paysage , §
Tel que jamais mortel n'en vit , §
Ce matin encore l'image , §
Vague et lointaine , me ravit. §
Le sommeil est plein de miracles ! §
Par un caprice "singulier , §
J'avais "banni de ces spectacles §
Le végétal irrégulier , §
Et , peintre fier de mon génie , §
Je savourais dans mon tableau §
L'enivrante monotonie §
Du métal , du marbre et de l'eau. §
Babel d'escaliers et d'arcades , §
C'était un palais infini , §
Plein de bassins et de cascades §
Tombant dans l'or mat ou bruni; §
Et des cataractes pesantes , §
Comme des rideaux de cristal , §
Se suspendaient , éblouissantes , §
À des murailles de métal. §
Non d'arbres , mais de colonnades §
Les étangs dormants s'entouraient , §
Où de gigantesques naïades , §
Comme des femmes , se miraient. §
Des nappes d'eau s'épanchaient , bleues , §
Entre des quais "roses et verts , §
Pendant des millions de lieues , §
Vers les confins de l'univers; §
C'étaient des pierres inouïes §
Et des flots magiques; §
D'immenses glaces éblouies §
Par tout ce qu'elles reflétaient ! §
Insouciants et taciturnes , §
Des Ganges , dans le firmament. §
Versaient le trésor de leurs urnes §
Dans des gouffres de diamant. §
Architecte de mes féeries , §
Je faisais , à ma volonté , §
Sous un tunnel de pierreries §
Passer un océan dompté; §
Et tout , même la couleur noire , §
Semblait fourbi , clair , irisé; §
Le liquide enchâssait sa gloire §
Dans le rayon cristallisé. §
Nul astre d'ailleurs , nuls vestiges §
De soleil , même au bas du ciel , §
Pour illuminer ces prodiges , §
Qui brillaient d'un feu personnel ! §
Et sur ces mouvantes merveilles §
Planait (terrible nouveauté ! §
Tout pour l'oeil , rien pour les oreilles !) §
Un silence d'éternité. §
En rouvrant mes yeux pleins de flamme §
J'ai vu l'horreur de mon taudis , §
Et senti , rentrant dans mon âme , §
La pointe des soucis maudits; §
La pendule aux accents funèbres §
Sonnait brutalement midi , §
Et le ciel versait des ténèbres §
Sur le triste monde engourdi . §
La diane chantait dans les cours des casernes , §
Et le vent du matin soufflait sur les lanternes. §
C'était l'heure où l'essaim des rêves malfaisants §
Tord sur leurs oreillers les bruns adolescents; §
Où , comme un oeil sanglant qui palpite et qui bouge , §
La lampe sur le jour "fait une tache rouge; §
Où l'âme , sous le poids du corps revêche et lourd , §
Imite les combats de la lampe et du jour. §
Comme un visage en pleurs que les brises essuient , §
L'air est plein du frisson des choses qui s'enfuient , §
Et l'homme est las d'écrire et la femme d'aimer. §
Les maisons çà et là commençaient à fumer. §
Les femmes de plaisir , la paupière livide , §
Bouche ouverte , dormaient de leur sommeil stupide; §
Les pauvresses , traînant leurs seins maigres et froids , §
Soufflaient sur leurs tisons et soufflaient sur leurs doigts. §
C'était l'heure où parmi le froid et la lésine §
S'aggravent les douleurs des femmes en gésine; §
Comme un sanglot coupé par un sang écumeux §
Le chant du coq au loin déchirait l'air brumeux; §
Une mer de brouillards baignait les édifices , §
Et les agonisants danslefond des hospices §
Poussaient leur dernier râle en hoquets inégaux. §
Les débauchés rentraient , brisés par leurs travaux. §
L'aurore grelottante en robe rose et verte §
S'avançait lentement sur la Seine déserte , §
Et le sombre Paris , en se frottant les yeux , §
Empoignait ses outils , vieillard laborieux. §
Un soir , l'âme du vin chantait dans les bouteilles: §
[ Homme , vers toi je pousse , ô cher déshérité , §
Sous ma prison de verre et mes cires vermeilles , §
Un chant plein de lumière et de fraternité ! §
Je sais combien il faut , sur la colline en flamme , §
De peine , de sueur et de soleil cuisant §
Pour engendrer ma vie et pour me donner l'âme; §
Mais je ne serai point ingrat ni malfaisant , §
Car j'éprouve une joie immense quand je tombe §
Dans le gosier d'un homme usé par ses travaux , §
Et sa chaude poitrine est une douce tombe §
Ou je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux. §
Entends-tu retentir les refrains des dimanches §
Et l'espoir qui gazouille en mon sein palpitant ? §
Les coudes sur la table et retroussant tes manches , §
Tu me glorifieras et tu seras content; §
J'allumerai les yeux de ta femme ravie; §
À ton fils je rendrai sa force et ses couleurs §
Et serai pour ce frêle athlète de la vie §
L'huile qui raffermit les muscles des lutteurs. §
En toi je tomberai , végétale ambroisie , §
Grain précieux jeté par l'éternel Semeur , §
Pour que de notre amour naisse la poésie §
Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur ! ] §
Souvent , à la clarté rouge d'un réverbère §
Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre , §
Aucoeurd'un vieux faubourg , labyrinthe fangeux §
Où l'humanité grouille en ferments orageux , §
On voit un chiffonnier qui vient , hochant la tête , §
Buttant , et se cognant aux murs comme un poète , §
Et , sans prendre souci des mouchards , ses sujets , §
Épanche tout "son coeur en glorieux projets. §
Il prête des serments , dicte des lois sublimes , §
Terrasse les méchants , relève les victimes , §
Et sous le frimament comme un dais suspendu §
S'enivre des splendeurs de sa propre vertu. §
Oui , ces gens harcelés de chagrins de ménage , §
Moulus par le travail et tourmentés par l'âge , §
Éreintés et pliant sous un tas de débris , §
Vomissement confus de l'énorme Paris , §
Reviennent , parfumés d'une odeur de futailles , §
Suivis de compagnons , blanchis dans les batailles , §
Dont la moustache pend comme les vieux drapeaux. §
Les bannières , les fleurs et les arcs triomphaux §
Se dressent devant eux , solennelle magie ! §
Et dans l'étourdissante et lumineuse orgie §
Des clairons , du soleil , des cris et du tambour , §
Ils apportent la gloire au peuple ivre d'amour ! §
C'est ainsi qu'à travers l'Humanité frivole §
Le vin roule de l'or , éblouissant Pactole; §
Par le gosier de l'homme il chante ses exploits §
Et règne par ses dons ainsique les vrais rois. §
Pour noyer la rancoeur et bercer l'indolence §
De tous ces vieux maudits qui meurent en silence , §
Dieu , touché de remords , avait fait le sommeil; §
L'Homme ajouta le Vin , fils sacré du Soleil ! §
Ma femme est "morte , je suis libre ! §
Je puis donc boire tout mon soûl. §
Lorsque je rentrais sans un sou , §
Ses cris me déchiraient la fibre. §
Autant qu'un roi je suis heureux; §
L'air est pur , le ciel admirable... §
Nous avions un été semblable §
Lorsque j'en devins amoureux ! §
L'horrible soif qui me déchire §
Aurait besoin pour s'assouvir §
D'autant de vin qu'en peut tenir §
"Son tombeau; -ce n'est pas peu dire: §
Je l'ai "jetée aufondd'un puits , §
Et j'ai même poussé sur elle §
Tous les pavés de la margelle. §
-Je l'oublierai si je le puis ! §
Au nom des serments de tendresse , §
Dont rien ne peut nous délier , §
Et pour nous réconcilier §
Comme au beau temps de notre ivresse , §
J'implorai d'elle un rendez-vous , §
Le soir , sur une route obscure. §
Elle y vint ! -folle créature ! §
Nous sommes tous plus ou moins fous ! §
Elle était encore jolie , §
Quoique bien fatiguée ! et moi , §
Je l'aimais trop ! voilà pourquoi §
Je lui dis: Sors de cette vie ! §
Nul ne peut me comprendre. §
Un seul Parmi ces ivrognes stupides §
Songea-t-il dans ses nuits morbides §
À faire du vin un linceul ? §
Cette crapule invulnérable §
Comme les machines de fer §
Jamais , ni l'été ni l'hiver , §
N'a connu l'amour véritable , §
Avec ses noirs enchantements , §
"Son cortège infernal d'alarmes , §
Ses fioles de poison , ses larmes , §
Ses bruits de chaîne et d'ossements ! §
- Me voilà libre et solitaire ! §
Je serai ce soir ivre mort; §
Alors , sans peur et sans remords , §
Je me coucherai sur la terre , §
Et je dormirai comme un chien ! §
Le chariot aux lourdes roues §
Chargé de pierres et de boues , §
Le wagon enragé peut bien §
Écraser ma tête coupable §
Ou me couper par le milieu , §
Je m'en moque comme de Dieu , §
Du Diable ou de la Sainte Table ! §
Le regard "singulier d'une femme galante §
Qui se glisse vers nous comme le rayon blanc §
Que la lune onduleuse envoie au lac tremblant , §
Quand elle y veut baigner sa beauté nonchalante; §
Le dernier sac d'écus dans les doigts d'un joueur; §
Un baiser libertin de la maigre Adeline; §
Les sons d'une musique énervante et câline , §
Semblable au cri lointain de l'humaine douleur , §
Tout cela ne vaut pas , ô bouteille profonde , §
Les baumes pénétrants que ta panse féconde §
Garde au coeur altéré du poète "pieux; §
Tu lui verses l'espoir , la jeunesse et la vie , §
-Et l'orgueil , ce trésor de toute gueuserie , §
Qui nous rend triomphants et semblables aux Dieux ! §
Aujourd'hui l'espace est splendide ! §
Sans mors , sans éperons , sans bride , §
Partons à cheval sur le vin §
Pour un ciel féerique et divin ! §
Comme deux anges que torture §
Une implacable calenture , §
Dans le bleu cristal du matin §
Suivons le mirage lointain ! §
Mollement balancés sur l'aile §
Du tourbillon intelligent , §
Dans un délire parallèle , §
Ma soeur , côte à côte nageant , §
Nous fuirons sans repos ni trêves §
Vers le paradis de mes rêves ! §
Sans cesse àmescôtés s'agite le Démon; §
Il nage autour de moi comme un air impalpable; §
Je l'avale et le sens qui brûle mon poumon §
Et l'emplit d'un désir éternel et coupable. §
Parfois il prend , sachant mon grand amour de l'Art , §
La forme de la plus séduisante des femmes , §
Et , sous de spécieux prétextes de cafard , §
Accoutume ma lèvre à des philtres infâmes. §
Il me conduit ainsi , loin du regard de Dieu , §
Haletant et brisé de fatigue , aumilieu §
plaines de l'Ennui , profondes et désertes , §
Et jette dans mes yeux pleins de confusion §
Des vêtements souillés , des blessures ouvertes , §
Et l'appareil sanglant de la Destruction ! §
Au milieu des flacons , des étoffes lamées §
Et des meubles voluptueux , §
Des marbres , des tableaux , des robes parfumées §
Qui traînent à plis somptueux , §
Dans une chambre tiède où , comme en une serre , §
L'air est dangereux et fatal , §
Où des bouquets mourants dans leurs cercueils de verre §
Exhalent leur soupir "final , §
Un cadavre sans tête épanche , comme un fleuve , §
Sur l'oreiller désaltéré §
Un sang rouge et vivant , dont la toile s'abreuve §
Avec l'avidité d'un pré. §
Semblable aux visions pâles qu'enfante l'ombre §
Et qui nous enchaînent les yeux , §
La tête , avec l'amas de sa crinière sombre §
Et de ses bijoux précieux , §
Sur la table de nuit , comme une renoncule , §
Repose; et , vide de pensers , §
Un regard vague et blanc comme le crépuscule §
S'échappe des yeux révulsés. §
Sur le lit , le tronc nu sans scrupules étale §
Dans leplus complet abandon §
La secrète splendeur et la beauté fatale §
Dont la nature lui fit don; §
Un bas rosâtre , orné de coins d'or , à la jambe , §
Comme un souvenir est resté; §
La jarretière , ainsiqu'un oeil secret qui flambe , §
Darde un regard diamanté. §
Le "singulier aspect de cette solitude §
Et d'un grand portrait langoureux , §
Aux yeux provocateurs comme "son attitude , §
Révèle un amour ténébreux , §
Une coupable joie et des fêtes étranges §
Pleines de baisers infernaux , §
Dont se réjouissait l'essaim des mauvais anges §
Nageant dans les plis des rideaux; §
Et cependant , à voir la maigreur élégante §
De l'épaule au contour heurté , §
La hanche unpeu pointue et la taille fringante §
Ainsiqu'un reptile irrité , §
Elle est bien jeune encor ! - "Son âme exaspérée §
Et ses sens par l'ennui mordus §
S'étaient-ils entr'ouverts à la meute altérée §
Des désirs errants et perdus ? §
L'homme vindicatif que tu n'as pu , vivante , §
Malgré tant d'amour , assouvir , §
Combla-t-il sur ta chair inerte et complaisante §
L'immensité de "son désir ? §
Réponds , cadavre impur ! et par tes tresses roides §
Te soulevant d'un bras fiévreux , §
Dis-moi , tête effrayante , a-t-il sur tes dents froides §
Collé les suprêmes adieux ? §
-Loin du monde railleur , loin de la foule impure , §
Loin des magistrats curieux , §
Dors en paix , dors en paix , étrange créature , §
Dans "ton tombeau mystérieux; §
"Ton époux court le monde , et ta forme immortelle §
Veille près de lui quand il dort; §
Autant que toi sans doute il te sera fidèle , §
Et constant jusques à la mort. §
Comme un bétail pensif sur le sable couchées , §
Elles tournent leurs yeux vers l'horizon des mers , §
Et leurs pieds se cherchant et leurs mains rapprochées §
Ont de douces langueurs et des frissons "amers. §
Les unes , coeurs épris des longues confidences , §
Danslefond des bosquets où jasent les ruisseaux , §
Vont épelant l'amour des craintives enfances §
Et creusent le bois vert des jeunes arbrisseaux; §
D'autres , comme des soeurs , marchent lentes et graves §
À travers les rochers pleins d'apparitions , §
Où saint Antoine a vu surgir comme des laves §
Les seins nus et pourprés de ses tentations; §
Il en est , aux lueurs des résines croulantes , §
Qui dans le creux muet des vieux antres païens §
T'appellent au secours de leurs fièvres hurlantes , §
Ô Bacchus , endormeur des remords anciens ! §
Et d'autres , dont la gorge aime les scapulaires , §
Qui , recélant un fouet sous leurs longs vêtements , §
Mêlent , dans le bois sombre et les nuits solitaires , §
L'écume du plaisir aux larmes des tourments. §
Ô vierges , ô démons , ô monstres , ô martyres , §
De la réalité grands esprits contempteurs , §
Chercheuses d'infini , dévotes et satyres , §
Tantôt pleines de cris , tantôt pleines de pleurs , §
Vous que dans votre enfer mon âme a poursuivies , §
Pauvres soeurs , je vous aime autant que je vous plains , §
Pour vos "mornes douleurs , vos soifs inassouvies , §
Et les urnes d'amour dont vos grands coeurs sont pleins ! §
La Débauche et la Mort sont deux aimables filles , §
Prodigues de baisers et riches de santé , §
Dont le flanc toujours vierge et drapé de guenilles §
Sous l'éternel labeur n'a jamais enfanté. §
Au poète "sinistre , ennemi des familles , §
Favori de l'enfer , courtisan mal renté , §
Tombeaux et lupanars montrent sous leurs charmilles §
Un lit que le remords n'a jamais fréquenté. §
Et la bière et l'alcôve en blasphèmes fécondes §
Nous offrent tour à tour , comme deux "bonnes soeurs , §
De terribles plaisirs et d'affreuses douceurs. §
Quand veux-tu m'enterrer , Débauche aux bras immondes ? §
Ô Mort , quand viendras-tu , sa rivale en attraits , §
Sur ses myrtes infects enter tes noirs cyprès ? §
Il me semble parfois que mon sang coule à flots , §
Ainsiqu'une fontaine aux rythmiques sanglots §
Je l'entends bien qui coule avec un long murmure , §
Mais je me tâte envain pour trouver la blessure. §
À travers la cité , comme dans un champ clos , §
Il s'en va , transformant les pavés en îlots , §
Désaltérant la soif de chaque créature , §
Et partout colorant en rouge la nature. §
J'ai demandé souvent à des vins captieux §
D'endormir pour un jour la terreur qui me mine; §
Le vin rend l'oeil plus clair et l'oreille plus fine ! §
J'ai cherché dans l'amour un sommeil oublieux; §
Mais l'amour n'est pour moi qu'un matelas d'aiguilles §
Fait pour donner à boire à ces cruelles filles ! §
C'est une femme belle et de riche encolure , §
Qui laisse dans "son vin traîner sa chevelure. §
Les griffes de l'amour , les poisons du tripot , §
Tout glisse et tout s'émousse au granit de sa peau. §
Elle rit à la Mort et nargue la Débauche , §
Ces monstres dont la main , qui toujours gratte et fauche , §
Dans ses jeux destructeurs a pourtant respecté §
De ce corps ferme et droit la rude majesté. §
Elle marche en déesse et repose en sultane; §
Elle a dans le plaisir la foi mahométane , §
Et dans ses bras ouverts , que remplissent ses seins , §
Elle appelle des yeux la race des humains. §
Elle croit , elle sait , cette vierge inféconde §
Et pourtant nécessaire à la marche du monde , §
Que la beauté du corps est un sublime don §
Qui de toute infamie arrache le pardon. §
Elle ignore l'Enfer comme le Purgatoire , §
Et quand l'heure viendra d'entrer dans la Nuit noire , §
Elle regardera la face de la Mort , §
Ainsiqu'un nouveau-né , - sans haine et sans remords. §
Dans des terrains cendreux , calcinés , sans verdure , §
Comme je me plaignais unjour à la nature , §
Et que de ma pensée , en vaguant au hasard , §
J'aiguisais lentement sur mon coeur le poignard , §
Je vis en plein midi descendre sur ma tête §
Un nuage funèbre et gros d'une tempête , §
Qui portait un troupeau de démons vicieux , §
Semblables à des nains cruels et curieux. §
À me considérer froidement ils se mirent , §
Et , comme des passants sur un fou qu'ils admirent , §
Je les entendis rire et chuchoter entre eux , §
En échangeant maint signe et maint clignement d'yeux: §
- [ Contemplons à loisir cette caricature §
Et cette ombre d'Hamlet imitant sa posture , §
Le regard indécis et les cheveux au vent. §
N'est-ce pas grand-pitié de voir ce bon vivant , §
Ce gueux , cet histrion en vacances , ce drôle , §
Parce qu'il sait jouer artistement "son rôle , §
Vouloir intéresser au chant de ses douleurs §
Les aigles , les grillons , les ruisseaux et les fleurs , §
Et même à nous , auteurs de ces vieilles rubriques , §
Réciter en hurlant ses tirades publiques ? ] §
J'aurais pu (mon orgueil aussi haut que les monts §
Domine la nuée et le cri des démons) §
Détourner simplement ma tête souveraine , §
Si je n'eusse pas vu parmi leur troupe obscène , §
Crime qui n'a pas fait chanceler le soleil ! §
La reine de mon coeur au regard nonpareil , §
Qui riait avec eux de ma sombre détresse §
Et leur versait parfois quelque sale caresse. §
Mon coeur , comme un oiseau , voltigeait tout joyeux §
Et planait librement à l'entour des cordages; §
Le navire roulait sous un ciel sans nuages , §
Comme un ange enivré d'un soleil radieux. §
Quelle est cette île triste et noire ? -C'est Cythère , §
Nous dit-on , un pays fameux dans les chansons , §
Eldorado banal de tous les vieux garçons. §
Regardez , aprèstout , c'est une pauvre terre. §
-Île des doux secrets et des fêtes du coeur ! §
De l'antique Vénus le superbe fantôme §
Au-dessus de tes mers plane comme un arôme , §
Et charge les esprits d'amour et de langueur. §
Belle île aux myrtes verts , pleine de fleurs écloses , §
Vénérée àjamais par toute nation , §
Où les soupirs des coeurs en adoration §
Roulent comme l'encens sur un jardin de roses §
Ou le roucoulement éternel d'un ramier ! §
- Cythère n'était plus qu'un terrain des plus maigres , §
Un désert rocailleux troublé par des cris aigres. §
J'entrevoyais pourtant un objet "singulier ! §
Ce n'était pas un temple aux ombres bocagères , §
Où la jeune prêtresse , amoureuse des fleurs , §
Allait , le corps brûlé de secrètes chaleurs , §
Entre-bâillant sa robe aux brises passagères; §
Mais voilà qu'en rasant la côte d'assez près §
Pour troubler les oiseaux avec nos voiles blanches , §
Nous vîmes que c'était un gibet à trois branches , §
Du ciel se détachant en noir , comme un cyprès. §
De féroces oiseaux perchés sur leur pâture §
Détruisaient avec rage un pendu déjà mûr , §
Chacun plantant , comme un outil , "son bec impur §
Dans tous les coins saignants de cette pourriture; §
Les yeux étaient deux trous , et du ventre effondré §
Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses , §
Et ses bourreaux , gorgés de hideuses délices §
L'avaient à coups de bec absolument châtré. §
Sous les pieds , un troupeau de jaloux quadrupèdes , §
Le museau relevé , tournoyait et rôdait; §
Une plus grande bête au milieu s'agitait §
Comme un exécuteur entouré de ses aides. §
Habitant de Cythère , enfant d'un ciel si beau , §
Silencieusement tu souffrais ces insultes §
En expiation de tes infâmes cultes §
Et des péchés qui t'ont interdit le tombeau. §
Ridicule pendu , tes douleurs sont les miennes ! §
Je sentis , à l'aspect de tes membres flottants , §
Comme un vomissement , remonter vers mes dents §
Le long fleuve de fiel des douleurs anciennes; §
Devant toi , pauvre diable au souvenir si cher , §
J'ai senti tous les becs et toutes les mâchoires §
Des corbeaux lancinants et des panthères noires §
Qui jadis aimaient tant à triturer ma chair. §
-Le ciel était charmant , la mer était unie; §
Pour moi tout était noir et sanglant désormais , §
Hélas ! et j'avais , comme en un suaire épais , §
Le coeur enseveli dans cette allégorie. §
Dans "ton île , ô Vénus ! je n'ai trouvé debout §
Qu'un gibet symbolique où pendait mon image... §
-Ah ! Seigneur ! donnez-moi la force et le courage §
De contempler mon coeur et mon corps sans dégoût ! §
L'Amour est assis sur le crâne §
De l'Humanité , §
Et sur ce trône le profane , §
Au rire effronté , §
Souffle gaiement des bulles rondes §
Qui montent dans l'air , §
Comme pour rejoindre les mondes §
Aufondde l'éther. §
Le globe lumineux et frêle §
Prend un grand essor , §
Crève et crache "son âme "grêle §
Comme un songe d'or. §
J'entends le crâne à chaque bulle §
Prier et gémir: §
- [ Ce jeu féroce et ridicule , §
Quand doit-il finir ? §
Car ce que ta bouche cruelle §
Éparpille en l'air , §
Monstre assassin , c'est ma cervelle , §
Mon sang et ma chair ! ] §
Qu'est-ce que Dieu fait donc de ce flot d'anathèmes §
Qui monte tous les jours vers ses chers Séraphins ? §
Comme un tyran gorgé de viande et de vins , §
Il s'endort au doux bruit de nos affreux blasphèmes. §
Les sanglots des martyrs et des suppliciés §
Sont une symphonie enivrante sans doute , §
Puisque , malgré le sang que leur volupté coûte , §
Les cieux ne s'en sont point encore rassasiés ! §
-Ah ! Jésus , souviens-toi du Jardin des Olives ! §
Dans ta simplicité tu priais à genoux §
Celui qui dans son ciel riait au bruit des clous §
Que d'ignobles bourreaux plantaient dans tes chairs vives , §
Lorsque tu vis cracher sur ta divinité §
La crapule du corps de garde et des cuisines , §
Et lorsque tu sentis s'enfoncer les épines §
Dans ton crâne où vivait l'immense Humanité; §
Quand de "ton corps brisé la pesanteur horrible §
Allongeait tes deux bras distendus , que "ton sang §
Et ta sueur coulaient de "ton front pâlissant , §
Quand tu fus devant tous posé comme une cible , §
Rêvais-tu de ces jours si brillants et si beaux §
Où tu vins pour remplir l'éternelle promesse , §
Où tu foulais , monté sur une douce ânesse , §
Des chemins tout jonchés de fleurs et de rameaux , §
Où , le coeur tout gonflé d'espoir et de vaillance , §
Tu fouettais tous ces vils marchands à tour de bras , §
Où tu fus maître enfin ? Le remords n'a-t-il pas §
Pénétré dans "ton flanc plus avant que la lance ? §
- Certes , je sortirai , quant à moi , satisfait §
D'un monde où l'action n'est pas la soeur du rêve ; §
Puissé-je user du glaive et périr par le glaive ! §
Saint Pierre a renié Jésus ... il a bien fait ! §
Race d'Abel , dors , bois et mange; §
Dieu te sourit complaisamment . §
Race de Caïn , dans la fange §
Rampe et meurs misérablement. §
Race d'Abel , "ton sacrifice §
Flatte le nez du Séraphin ! §
Race de Caïn , "ton supplice §
Aura-t-il jamais une fin ? §
Race d'Abel , vois tes semailles §
Et "ton bétail venir à bien; §
Race de Caïn , tes entrailles §
Hurlent la faim comme un vieux chien. §
Race d'Abel , chauffe "ton ventre §
À "ton foyer patriarcal; §
Race de Caïn , dans "ton antre §
Tremble de froid , pauvre chacal ! §
Race d'Abel , aime et pullule ! §
Ton or "fait aussi des petits. §
Race de Caïn , coeur qui brûle , §
Prends garde à ces grands appétits. §
Race d'Abel , tu croîs et broutes §
Commes les punaises des bois ! §
Race de Caïn , sur les routes §
Traîne ta famille aux abois. §
Ah ! race d'Abel , ta charogne §
Engraissera le sol fumant ! §
Race de Caïn , ta besogne §
N'est pas faite suffisamment; §
Race d'Abel , voici ta honte: §
Le fer est "vaincu par l'épieu ! §
Race de Caïn , au ciel "monte , §
Et sur la terre jette Dieu ! §
Ô toi , leplus savant et leplus beau des Anges , §
Dieu trahi par le sort et privé de louanges , §
Ô Satan , prends pitié de ma longue misère ! §
Ô Prince de l'exil , à qui l'on a "fait tort , §
Et qui , vaincu , toujours te redresses plus fort , §
Ô Satan , prends pitié de ma longue misère ! §
Toi qui sais tout , grand roi des choses souterraines , §
Guérisseur familier des angoisses humaines , §
Ô Satan , prends pitié de ma longue misère ! §
Toi qui , même aux lépreux , aux parias maudits , §
Enseignes par l'amour le goût du Paradis , §
Ô Satan , prends pitié de ma longue misère ! §
Ô toi qui de la Mort , ta vieille et forte amante , §
Engendras l'Espérance , -une folle charmante ! §
Ô Satan , prends pitié de ma longue misère ! §
Toi qui fais au proscrit ce regard calme et haut §
Qui damne tout un peuple autour d'un échafaud , §
Ô Satan , prends pitié de ma longue misère ! §
Toi qui sais en quels coins des terres envieuses §
Le Dieu jaloux cacha les pierres précieuses , §
Ô Satan , prends pitié de ma longue misère ! §
Toi dont l'oeil clair connaît les profonds arsenaux §
Où dort enseveli le peuple des métaux , §
Ô Satan , prends pitié de ma longue misère ! §
Toi dont la large main cache les précipices §
Au somnambule errant aubord des édifices , §
Ô Satan , prends pitié de ma longue misère ! §
Toi qui , magiquement , assouplis les vieux os §
De l'ivrogne attardé foulé par les chevaux , §
Ô Satan , prends pitié de ma longue misère ! §
Toi qui , pour consoler l'homme frêle qui souffre , §
Nous appris à mêler le salpêtre et le soufre , §
Ô Satan , prends pitié de ma longue misère ! §
Toi qui poses ta marque , ô complice subtil , §
Sur le front du Crésus impitoyable et vil , §
Ô Satan , prends pitié de ma longue misère ! §
Toi qui mets dans les yeux et dans le coeur des filles §
Le culte de la plaie et l'amour des guenilles , §
Ô Satan , prends pitié de ma longue misère ! §
Bâton des exilés , lampe des inventeurs , §
Confesseur des pendus et des conspirateurs , §
Ô Satan , prends pitié de ma longue misère ! §
Père adoptif de ceux qu'en sa noire colère §
Du paradis terrestre a chassés Dieu le Père , §
Ô Satan , prends pitié de ma longue misère ! §
Gloire et louange à toi , Satan , dans les hauteurs §
Du Ciel , où tu régnas , et dans les profondeurs §
De l'Enfer , où , vaincu , tu rêves en silence ! §
Fais que mon âme unjour , sous l'Arbre de Science , §
Près de toi se repose , à l'heure où sur "ton front §
Comme un Temple nouveau ses rameaux s'épandront ! §
Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères , §
Des divans profonds comme des tombeaux , §
Et d'étranges fleurs sur des étagères , §
Écloses pour nous sous des cieux plus beaux. §
Usant à l'envi leurs chaleurs dernières , §
Nos deux coeurs seront deux vastes flambeaux , §
Qui réfléchiront leurs doubles lumières §
Dans nos deux esprits , ces miroirs jumeaux. §
Un soir "fait de rose et de bleu mystique , §
Nous échangerons un éclair unique , §
Comme un long sanglot , tout chargé d'adieux; §
Et plustard un Ange , entr'ouvrant les portes , §
Viendra ranimer , fidèle et joyeux , §
Les miroirs ternis et les flammes "mortes. §
C'est la Mort qui console , hélas ! et qui fait vivre ; §
C'est le but de la vie , et c'est le seul espoir §
Qui , comme un élixir , nous monte et nous enivre , §
Et nous donne le coeur de marcher jusqu'au soir; §
À travers la tempête , et la neige , et le givre , §
C'est la clarté vibrante à notre horizon noir; §
C'est l'auberge fameuse inscrite sur le livre , §
Où l'on pourra manger , et dormir , et s'asseoir; §
C'est un Ange qui tient dans ses doigts magnétiques §
Le sommeil et le don des rêves extatiques , §
Et qui refait le lit des gens pauvres et nus; §
C'est la gloire des dieux , c'est le grenier mystique , §
C'est la bourse du pauvre et sa patrie antique , §
C'est le portique ouvert sur les Cieux inconnus ! §
Combien faut-il de fois secouer mes grelots §
Et baiser "ton front bas , morne caricature ? §
Pour piquer dans le but , de mystique nature §
Combien , ô mon carquois , perdre de javelots ? §
Nous userons notre âme en de subtils complots , §
Et nous démolirons mainte lourde armature , §
Avantde contempler la grande Créature §
Dont l'infernal désir nous remplit de sanglots ! §
Il en est qui jamais n'ont connu leur Idole , §
Et ces sculpteurs damnés et marqués d'un affront , §
Qui vont se martelant la poitrine et le front , §
N'ont qu'un espoir , étrange et sombre Capitole ! §
C'est que la Mort , planant comme un soleil nouveau , §
Fera s'épanouir les fleurs de leur cerveau ! §
Sous une lumière blafarde §
Court , danse et se tord sans raison §
La Vie , impudente et criarde. §
Aussi , sitôt qu'à l'horizon §
La nuit voluptueuse monte , §
Apaisant tout , même la faim , §
Effaçant tout , même la honte , §
Le Poète se dit: [ Enfin ! §
Mon esprit , comme mes vertèbres , §
Invoque ardemment le repos; §
Le coeur plein de songes funèbres , §
Je vais me coucher sur le dos §
Et me rouler dans vos rideaux , §
Ô rafraîchissantes ténèbres ! ] §
Connais-tu , comme moi , la douleur savoureuse , §
Et de toi fais-tu dire: [ Oh ! l'homme "singulier ! ] §
-J'allais mourir. C'était dans mon âme amoureuse , §
Désir mêlé d'horreur , un mal particulier; §
Angoisse et vif espoir , sans humeur factieuse. §
Plus allait se vidant le fatal sablier , §
Plus ma torture était âpre et délicieuse; §
Tout mon coeur s'arrachait au monde familier. §
J'étais comme l'enfant avide du spectacle , §
Haïssant le rideau comme on hait un obstacle... §
Enfin la vérité froide se révéla: §
J'étais mort sans surprise , et la terrible aurore §
M'enveloppait. -Eh quoi ! n'est-ce donc que cela ? §
La toile était "levée et j'attendais encore. §
Pour l'enfant , amoureux de cartes et d'estampes , §
L'univers est égal à son vaste appétit. §
Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes ! §
Auxyeuxdu souvenir que le monde est petit ! §
Un matin nous partons , le cerveau plein de flamme , §
Le coeur gros de rancune et de désirs "amers , §
Et nous allons , suivant le rythme de la lame , §
Berçant notre infini sur le fini des mers: §
Les uns , joyeux de fuir une patrie infâme; §
D'autres , l'horreur de leurs berceaux , et quelques-uns , §
Astrologues noyés dans les yeux d'une femme , §
La Circé tyrannique aux dangereux parfums. §
Pour n'être pas changés en bêtes , ils s'enivrent §
D'espace et de lumière et de cieux embrasés; §
La glace qui les mord , les soleils qui les cuivrent , §
Effacent lentement la marque des baisers. §
Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent §
Pour partir; coeurs légers , semblables aux ballons , §
De leur fatalité jamais ils ne s'écartent , §
Et , sans savoir pourquoi , disent toujours: Allons ! §
Ceux-là dont les désirs ont la forme des nues , §
Et qui rêvent , ainsiqu'un conscrit le canon , §
De vastes voluptés , changeantes , inconnues , §
Et dont l'esprit humain n'a jamais su le nom ! §
Nous imitons , horreur ! la toupie et la boule §
Dans leur valse et leurs bonds; même dans nos sommeils §
La Curiosité nous tourmente et nous roule , §
Comme un Ange cruel qui fouette des soleils . §
Singulière fortune où le but se déplace , §
Et , n'étant nulle part , peut être n'importe où ! §
Où l'Homme , dont jamais l'espérance n'est lasse , §
Pour trouver le repos court toujours comme un fou ! §
Notre âme est un trois-mâts cherchant "son Icarie ; §
Une voix retentit sur le pont: [ Ouvre l'oeil ! ] §
Une voix de la hune , ardente et folle , crie: §
[ Amour ... gloire ... bonheur ! [ Enfer ! c'est un écueil ! §
Chaque îlot signalé par l'homme de vigie §
Est un Eldorado "promis par le Destin; §
L'Imagination qui dresse "son orgie §
Ne trouve qu'un récif aux clartés du matin. §
Ô le pauvre amoureux des pays chimériques ! §
Faut-il le mettre aux fers , le jeter à la mer , §
Ce matelot ivrogne , inventeur d'Amériques §
Dont le mirage rend le gouffre plus amer ? §
Tel le vieux vagabond , piétinant dans la boue , §
Rêve , le nez en l'air , de brillants paradis §
"Son oeil ensorcelé découvre une Capoue §
Partout où la chandelle illumine un taudis. §
Étonnants voyageurs ! quelles nobles histoires §
Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers §
Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires , §
Ces bijoux merveilleux , faits d'astres et d'éthers. §
Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile ! §
Faites , pour égayer l'ennui de nos prisons , §
Passer sur nos esprits , tendus comme une toile , §
Vos souvenirs avec leurs cadres d'horizons. §
Dites , qu'avez-vous vu ? [ Nous avons vu des astres §
Et des flots ; nous avons vu des sables aussi; §
Et , malgré biendes chocs et d'imprévus désastres , §
Nous nous sommes souvent ennuyés , comme ici. §
La gloire du soleil sur la mer violette , §
La gloire des cités dans le soleil couchant , §
Allumaient dans nos coeurs une ardeur inquiète §
De plonger dans un ciel au reflet alléchant. §
Les plus riches cités , les plus grands paysages , §
Jamais ne contenaient l'attrait mystérieux §
De ceux que le hasard "fait avec les nuages. §
Et toujours le désir nous rendait soucieux ! §
-La jouissance ajoute au désir de la force. §
Désir , vieil arbre à qui le plaisir sert d'engrais , §
Cependantque grossit et durcit ton écorce , §
Tes branches veulent voir le soleil de plus près ! §
Grandiras-tu toujours , grand arbre plus vivace §
Que le cyprès ? -Pourtant nous avons , avec soin , §
Cueilli quelques croquis pour votre album vorace , §
Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin ! §
Nous avons salué des idoles à trompe; §
Des trônes constellés de joyaux lumineux; §
Des palais ouvragés dont la féerique pompe §
Serait pour vos banquiers un rêve ruineux; §
Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse; §
Des femmes dont les dents et les ongles sont "teints , §
Et des jongleurs savants que le serpent "caresse. ] §
Et puis , et puis encore ? [ Ô cerveaux enfantins ! §
Pour ne pas oublier la chose "capitale , §
Nous avons vu partout , et sans l'avoir cherché , §
Du haut jusques enbas de l'échelle fatale , §
Le spectacle ennuyeux de l'immortel péché: §
La femme , esclave vile , orgueilleuse et stupide , §
Sans rire s'adorant et s'aimant sans dégoût; §
L'homme , tyran goulu , paillard , dur et cupide , §
Esclave de l'esclave et ruisseau dans l'égout; §
Le bourreau qui jouit , le martyr qui sanglote; §
La fête qu'assaisonne et parfume le sang ; §
Le poison du pouvoir énervant le despote , §
Et le peuple amoureux du fouet abrutissant; §
Plusieurs religions semblables à la nôtre , §
Toutes escaladant le ciel ; la Sainteté , §
Comme en un lit de plume un délicat se vautre , §
Dans les clous et le crin cherchant la volupté; §
L'Humanité bavarde , ivre de "son génie , §
Et , folle maintenant comme elle était jadis , §
Criant à Dieu , dans sa furibonde agonie: §
[ Ô mon semblable , ô mon maître , je te maudis ! ] §
Et les moins sots , hardis amants de la Démence , §
Fuyant le grand troupeau parqué par le Destin , §
Et se réfugiant dans l'opium immense ! §
-Tel est du globe entier l'éternel bulletin . ] §
Amer savoir , celui qu'on tire du voyage ! §
Le monde , monotone et petit , aujourd'hui , §
Hier , demain , toujours , nous fait voir notre image: §
Une oasis d'horreur dans un désert d'ennui ! §
Faut-il partir ? rester ? Si tu peux rester , reste; §
Pars , s'il le faut. L'un court , et l'autre se tapit §
Pour tromper l'ennemi vigilant et funeste , §
Le Temps ! Il est , hélas ! des coureurs sans répit , §
Comme le Juif errant et comme les apôtres , §
À qui rien ne suffit , ni wagon ni vaisseau , §
Pour fuir ce rétiaire infâme; il en est d'autres §
Qui savent le tuer sans quitter leur berceau. §
Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine , §
Nous pourrons espérer et crier: En avant ! §
Demême qu'autrefois nous partions pour la Chine , §
Les yeux fixés au large et les cheveux au vent , §
Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres §
Avec le coeur joyeux d'un jeune passager. §
Entendez-vous ces voix , charmantes et funèbres , §
Qui chantent: [ Par ici ! vous qui voulez manger §
Le Lotus parfumé ! c'est ici qu'on vendange §
Les fruits miraculeux dont votre coeur a faim; §
Venez vous enivrer de la douceur étrange §
De cette après-midi qui n'a jamais de fin ] ? §
À l'accent familier nous devinons le spectre; §
Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous. §
[ Pour rafraîchir "ton coeur "nage vers ton Électre ! ] §
Dit celle dont jadis nous baisions les genoux . §
Ô Mort , vieux capitaine , il est temps ! levons l'ancre ! §
Ce pays nous ennuie , ô Mort ! Appareillons ! §
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre , §
Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons ! §
Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte ! §
Nous voulons , tant ce feu nous brûle le cerveau , §
Plonger aufonddu gouffre , Enfer ou Ciel , qu'importe ? §
Aufondde l'Inconnu pour trouver du nouveau ! §
Mère des jeux latins et des voluptés grecques , §
Lesbos , où les baisers , languissants ou joyeux , §
Chauds comme les soleils , frais comme les pastèques , §
Font l'ornement des nuits et des jours glorieux; §
Mère des jeux latins et des voluptés grecques , §
Lesbos , où les baisers sont comme les cascades §
Qui se jettent sans peur dans les gouffres sans fonds , §
Et courent , sanglotant et gloussant par saccades , §
Orageux et secrets , fourmillants et profonds; §
Lesbos , où les baisers sont comme les cascades ! §
Lesbos , où les Phrynés l'une l'autre s'attirent , §
Où jamais un soupir ne resta sans écho , §
À l'égal de Paphos les étoiles t'admirent , §
Et Vénus à bon droit peut jalouser Sapho ! §
Lesbos , où les Phrynés l'une l'autre s'attirent , §
Lesbos , terre des nuits chaudes et langoureuses , §
Qui font qu'à leurs miroirs , stérile volupté ! §
Les filles aux yeux creux , de leurs corps amoureuses , §
Caressent les fruits mûrs de leur nubilité ; §
Lesbos , terre des nuits chaudes et langoureuses , §
Laisse du vieux Platon se froncer l'oeil austère; §
Tu tires ton pardon de l'excès des baisers , §
Reine du doux empire , aimable et noble terre , §
Et des raffinements toujours inépuisés. §
Laisse du vieux Platon se froncer l'oeil austère. §
Tu tires ton pardon de l'éternel martyre , §
Infligé sans relâche aux coeurs ambitieux , §
Qu'attire loin de nous le radieux sourire §
Entrevu vaguement aubord des autres cieux ! §
Tu tires ton pardon de l'éternel martyre ! §
Qui des Dieux osera , Lesbos , être ton juge §
Et condamner "ton front pâli dans les travaux , §
Si ses balances d'or n'ont pesé le déluge §
De larmes qu'à la mer ont versé tes ruisseaux ? §
Qui des Dieux osera , Lesbos , être ton juge ? §
Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste ? §
Vierges au coeur sublime , honneur de l'archipel , §
Votre religion comme une autre est auguste , §
Et l'amour se rira de l'Enfer et du Ciel ! §
Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste ? §
Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre §
Pour chanter le secret de ses vierges en fleur , §
Et je fus dès l'enfance admis au noir mystère §
Des rires effrénés mêlés au sombre pleur; §
Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre. §
Et depuis lors je veille au sommet de Leucate §
Comme une sentinelle à l'oeil perçant et sûr , §
Qui guette nuit et jour brick , tartanelle ou frégate , §
Dont les formes au loin frissonnent dans l'azur; §
Et depuis lors je veille au sommet de Leucate §
Pour savoir si la mer est indulgente et bonne , §
Et parmi les sanglots dont le roc retentit §
Un soir ramènera vers Lesbos , qui pardonne , §
Le cadavre adoré de Sapho , qui partit §
Pour savoir si la mer est indulgente et bonne ! §
De la mâle Sapho , l'amante et le poète , §
Plus belle que Vénus par ses "mornes pâleurs ! §
-L'oeil d'azur est "vaincu par l'oeil noir que tachète §
Le cercle ténébreux tracé par les douleurs §
De la mâle Sapho , l'amante et le poète ! §
-Plus belle que Vénus se dressant sur le monde §
Et versant les trésors de sa sérénité §
Et le rayonnement de sa jeunesse blonde §
Sur le vieil Océan de sa fille enchanté ; §
Plus belle que Vénus se dressant sur le monde ! §
-De Sapho qui mourut le jour de son blasphème , §
Quand , insultant le rite et le culte inventé , §
Elle fit son beau corps la pâture suprême §
D'un brutal dont l'orgueil punit l'impiété §
De Sapho qui mourut le jour de son blasphème. §
Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente , §
Et , malgré les honneurs que lui rend l'univers , §
S'enivre chaque nuit du cri de la tourmente §
Que poussent vers les cieux ses rivages déserts ! §
Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente ! §
À la pâle clarté des lampes languissantes , §
Sur de profonds coussins tout imprégnés d'odeur , §
Hippolyte rêvait aux caresses puissantes §
Qui levaient le rideau de sa jeune candeur. §
Elle cherchait , d'un oeil troublé par la tempête , §
De sa naïveté le ciel déjà lointain , §
Ainsiqu'un voyageur qui retourne la tête §
Vers les horizons bleus dépassés le matin. §
De ses yeux amortis les paresseuses larmes , §
L'air brisé , la stupeur , la "morne volupté , §
Ses bras "vaincus , jetés comme de vaines armes , §
Tout servait , tout parait sa fragile beauté. §
Étendue àsespieds , calme et pleine de joie , §
Delphine la couvait avec des yeux ardents , §
Comme un animal fort qui surveille une proie , §
Après l'avoir d'abord marquée avec les dents. §
Beauté forte à genoux devant la beauté frêle , §
Superbe , elle humait voluptueusement §
Le vin de son triomphe , et s'allongeait vers elle , §
Comme pour recueillir un doux remercîment. §
Elle cherchait dans l'oeil de sa pâle victime §
Le cantique muet que chante le plaisir , §
Et cette gratitude infinie et sublime §
Qui sort de la paupière ainsiqu'un long soupir. §
- [ Hippolyte , cher coeur , que dis-tu de ces choses ? §
Comprends-tu maintenant qu'il ne faut pas offrir §
L'holocauste sacré de tes premières roses §
Aux souffles violents qui pourraient les flétrir ? §
Mes baisers sont légers comme ces éphémères §
Qui caressent le soir les grands lacs transparents , §
Et ceux de "ton amant creuseront leurs ornières §
Comme des chariots ou des socs déchirants; §
Ils passeront sur toi comme un lourd attelage §
De chevaux et de boeufs aux sabots sans pitié... §
Hippolyte , ô ma soeur ! tourne donc "ton visage , §
Toi , mon âme et mon coeur , mon tout et ma moitié , §
Tourne vers moi tes yeux pleins d'azur et d'étoiles ! §
Pour un de ces regards charmants , baume divin , §
Des plaisirs plus obscurs je lèverai les voiles , §
Et je t'endormirai dans un rêve sans fin ! ] §
Mais Hippolyte alors , levant sa jeune tête: §
- [ Je ne suis point ingrate et ne me repens pas , §
Ma Delphine , je souffre et je suis inquiète , §
Comme après un nocturne et terrible repas. §
Je sens fondre sur moi de lourdes épouvantes §
Et de noirs bataillons de fantômes épars , §
Qui veulent me conduire en des routes mouvantes §
Qu'un horizon sanglant ferme de toutes parts. §
Avons-nous donc commis une action étrange ? §
Explique , si tu peux , mon trouble et mon effroi: §
Je frissonne de peur quand tu me dis: [ Mon ange ! ] §
Et cependant je sens ma bouche "aller vers toi. §
Ne me regarde pas ainsi , toi , ma pensée ! §
Toi que j'aime àjamais , ma soeur d'élection , §
Quand même tu serais une embûche dressée §
Et le commencement de ma perdition ! ] §
Delphine secouant sa crinière tragique , §
Et comme trépignant sur le trépied de fer , §
L'oeil fatal , répondit d'une voix despotique: §
- [ Qui donc devant l'amour "ose parler d'enfer ? §
Maudit soit àjamais le rêveur inutile §
Qui voulut le premier , dans sa stupidité , §
S'éprenant d'un problème insoluble et stérile , §
Aux choses de l'amour mêler l'honnêteté ! §
Celui qui veut unir dans un accord mystique §
L'ombre avec la chaleur , la nuit avec le jour , §
Ne chauffera jamais "son corps paralytique §
À ce rouge soleil que l'on nomme l'amour ! §
Va , si tu veux , chercher un fiancé stupide; §
Cours offrir un coeur vierge à ses cruels baisers; §
Et , pleine de remords et d'horreur , et livide , §
Tu me rapporteras tes seins stigmatisés ... §
On ne peut ici-bas contenter qu'un seul maître ! §
Mais l'enfant , épanchant une immense douleur , §
Cria soudain: [ -Je sens s'élargir dans mon être §
Un abîme béant; cet abîme est mon coeur ! §
Brûlant comme un volcan , profond comme le vide ! §
Rien ne rassasiera ce monstre gémissant §
Et ne rafraîchira la soif de l'Euménide §
Qui , la torche à la main , le brûle jusqu'au sang. §
Que nos rideaux fermés nous séparent du monde , §
Et que la lassitude amène le repos ! §
Je veux m'anéantir dans ta gorge profonde §
Et trouver sur "ton sein la fraîcheur des tombeaux ! ] §
-Descendez , descendez , lamentables victimes , §
Descendez le chemin de l'enfer éternel ! §
Plongez au plus profond du gouffre , où tous les crimes , §
Flagellés par un vent qui ne vient pas du ciel , §
Bouillonnent pêle-mêle avec un bruit d'orage. §
Ombres folles , courez au but de vos désirs; §
Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage , §
Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs. §
Jamais un rayon frais n'éclaira vos cavernes; §
Par les fentes des murs des miasmes fiévreux §
Filent en s'enflammant ainsique des lanternes §
Et pénètrent vos corps de leurs parfums affreux. §
L'âpre stérilité de votre jouissance §
Altère votre soif et roidit votre peau , §
Et le vent furibond de la concupiscence §
Fait claquer votre chair ainsiqu'un vieux drapeau. §
Loin des peuples vivants , errantes , condamnées , §
À travers les déserts courez comme les loups; §
Faites votre destin , âmes désordonnées , §
Et fuyez l'infini que vous portez en vous ! §
Viens sur mon coeur , âme cruelle et sourde , §
Tigre adoré , monstre aux airs indolents; §
Je veux longtemps plonger mes doigts tremblants §
Dans l'épaisseur de ta crinière lourde; §
Dans tes jupons remplis de "ton parfum §
Ensevelir ma tête endolorie , §
Et respirer , comme une fleur flétrie , §
Le doux relent de mon amour défunt. §
Je veux dormir ! dormir plutôtque vivre ! §
Dans un sommeil douteux comme la mort , §
J'étalerai mes baisers sans remords §
Sur ton beau corps poli comme le cuivre. §
Pour engloutir mes sanglots apaisés §
Rien ne me vaut l'abîme de ta couche; §
L'oubli puissant habite sur ta bouche , §
Et le Léthé coule dans tes baisers. §
À mon destin , désormais mon délice , §
J'obéirai comme un prédestiné; §
Martyr docile , innocent condamné , §
Dont la ferveur attise le supplice , §
Je sucerai , pour noyer ma rancoeur , §
Le népenthès et la "bonne ciguë §
Aux bouts charmants de cette gorge aiguë , §
Qui n'a jamais emprisonné de coeur. §
Ta tête , ton geste , "ton air §
Sont beaux comme un beau paysage; §
Le rire "joue en "ton visage §
Comme un vent frais dans un ciel clair. §
Le passant chagrin que tu frôles §
Est ébloui par la santé §
Qui jaillit comme une clarté §
De tes bras et de tes épaules. §
Les retentissantes couleurs §
Dont tu parsèmes tes toilettes §
Jettent dans l'esprit des poètes §
L'image d'un ballet de fleurs. §
Ces robes folles sont l'emblème §
De "ton esprit bariolé; §
Folle dont je suis affolé , §
Je te hais autant que je t'aime ! §
Quelquefois dans un beau jardin §
Où je traînais mon atonie , §
J'ai senti , comme une ironie , §
Le soleil déchirer mon sein; §
Et le printemps et la verdure §
Ont tant humilié mon coeur , §
Que j'ai puni sur une fleur §
L'insolence de la Nature . §
Ainsi je voudrais , une nuit , §
Quand l'heure des voluptés sonne , §
Vers les trésors de ta personne , §
Comme un lâche , ramper sans bruit , §
Pour châtier ta chair joyeuse , §
Pour meurtrir "ton sein pardonné , §
Et faire à "ton flanc étonné §
Une blessure large et creuse , §
Et , vertigineuse douceur ! §
À travers ces lèvres "nouvelles , §
Plus éclatantes et plus belles , §
T'infuser mon venin , ma soeur ! §
La très chère était nue , et , connaissant mon coeur , §
Elle n'avait gardé que ses bijoux sonores , §
Dont le riche attirail lui donnait l'air vainqueur §
Qu'ont dans leurs jours heureux les esclaves des Maures. §
Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur , §
Ce monde rayonnant de métal et de pierre §
Me ravit en extase , et j'aime avec fureur §
Les choses où le son se mêle à la lumière , §
Elle était donc couchée et se laissait aimer , §
Et du haut du divan elle souriait d'aise §
À mon amour profond et doux comme la mer , §
Qui vers elle montait comme vers sa falaise. §
Les yeux fixés sur moi , comme un tigre dompté , §
D'un air vague et rêveur elle essayait des poses , §
Et la candeur unie à la lubricité §
Donnait un charme neuf à ses métamorphoses; §
Et "son bras et sa jambe , et sa cuisse et ses reins , §
Polis comme de l'huile , onduleux comme un cygne , §
Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins; §
Et "son ventre et ses seins , ces grappes de ma vigne , §
S'avançaient , plus câlins que les Anges du mal , §
Pour troubler le repos où mon âme était mise , §
Et pour la déranger du rocher de cristal §
Où , calme et solitaire , elle s'était assise. §
Je croyais voir unis par un nouveau dessin §
Les hanches de l'Antiope au buste d'un imberbe , §
Tant sa taille faisait ressortir "son bassin. §
Sur ce teint fauve et brun , le fard était superbe ! §
- Et la lampe s'étant résignée à mourir , §
Comme le foyer seul illuminait la chambre , §
Chaque fois qu'il poussait un flamboyant soupir , §
Il inondait de sang cette peau couleur d'ambre ! §
La femme cependant , de sa bouche de fraise , §
En se tordant ainsiqu'un serpent sur la braise , §
Et pétrissant ses seins sur le fer de "son busc , §
Laissait couler ces mots tout imprégnés de musc: §
- [ Moi , j'ai la lèvre humide , et je sais la science §
De perdre aufondd'un lit l'antique conscience. §
Je sèche tous les pleurs sur mes seins triomphants , §
Et fais rire les vieux du rire des enfants. §
Je remplace , pour qui me voit nue et sans voiles , §
La lune , le soleil , le ciel et les étoiles ! §
Je suis , mon cher savant , si docte aux voluptés , §
Lorsque j'étouffe un homme en mes bras veloutés , §
Ou lorsque j'abandonne aux morsures mon buste , §
Timide et libertine , et fragile et robuste , §
Que sur ces matelas qui se pâment d'émoi §
Les anges impuissants se damneraient pour moi ! ] §
Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle , §
Et que languissamment je me tournai vers elle §
Pour lui rendre un baiser d'amour , je ne vis plus §
Qu'une outre aux flancs gluants , toute pleine de pus ! §
Je fermai les deux yeux , dans ma froide épouvante , §
Et quand je les rouvris à la clarté vivante , §
Àmescôtés , aulieudu mannequin puissant §
Qui semblait avoir "fait provision de sang , §
Tremblaient confusément des débris de squelette , §
Qui d'eux-mêmes rendaient le cri d'une girouette §
Ou d'une enseigne , auboutd'une tringle de fer , §
Que balance le vent pendant les nuits d'hiver. §
Lecteur paisible et bucolique , §
Sobre et naïf homme de bien , §
Jette ce livre saturnien , §
Orgiaque et mélancolique. §
Si tu n'as fait ta rhétorique §
Chez Satan , le rusé doyen , §
Jette ! tu n'y comprendrais rien , §
Ou tu me croirais hystérique , §
Mais si , sans se laisser charmer , §
"Ton oeil sait plonger dans les gouffres , §
Lis-moi , pour apprendre à m'aimer; §
Âme curieuse qui souffres §
Et vas cherchant "ton paradis , §
Plains-moi ! ... Sinon , je te maudis ! §
La pendule , sonnant minuit , §
Ironiquement nous engage §
À nous rappeler quel usage §
Nous fîmes du jour qui s'enfuit: §
- Aujourd'hui , date fatidique , §
Vendredi , treize , nous avons , §
Malgré tout ce que nous savons , §
Mené le train d'un hérétique. §
Nous avons blasphémé Jésus , §
Des Dieux leplus incontestable ! §
Comme un parasite à la table §
De quelque monstrueux Crésus , §
Nous avons , pour plaire à la brute §
Digne vassale des Démons , §
Insulté ce que nous aimons §
Et flatté ce qui nous rebute; §
Contristé , servile bourreau , §
Le faible qu'à tort on méprise; §
Salué l'énorme Bêtise , §
La Bêtise au front de taureau; §
Baisé la stupide Matière §
Avec grande dévotion , §
Et de la putréfaction §
Béni la blafarde lumière. §
Enfin , nous avons , pour noyer §
Le vertige dans le délire , §
Nous , prêtre orgueilleux de la Lyre , §
Dont la gloire est de déployer §
L'ivresse des choses funèbres , §
Bu sans soif et mangé sans faim !... §
-Vite soufflons la lampe , afin §
De nous cacher dans les ténèbres ! §
Que m'importe que tu sois sage ? §
Sois belle ! et sois triste ! Les pleurs §
Ajoutent un charme au visage , §
Comme le fleuve au paysage; §
L'orage rajeunit les fleurs. §
Je t'aime surtout quand la joie §
S'enfuit de "ton front terrassé; §
Quand "ton coeur dans l'horreur se noie; §
Quand sur ton présent se déploie §
Le nuage affreux du passé. §
Je t'aime quand ton grand oeil verse §
Une eau chaude comme le sang; §
Quand , malgré ma main qui te berce , §
Ton angoisse , trop lourde , perce §
Comme un râle d'agonisant. §
J'aspire , volupté divine ! §
Hymne profond , délicieux ! §
Tous les sanglots de ta poitrine , §
Et crois que "ton coeur s'illumine §
Des perles que versent tes yeux ! §
Je sais que "ton coeur , qui regorge §
De vieux amours déracinés , §
Flamboie encor comme une forge , §
Et que tu couves sous ta gorge §
Unpeu de l'orgueil des damnés; §
Mais tant , ma chère , que tes rêves §
N'auront pas reflété l'Enfer , §
Et qu'en un cauchemar sans trêves , §
Songeant de poisons et de glaives , §
Éprise de poudre et de fer , §
N'ouvrant à chacun qu'avec crainte , §
Déchiffrant le malheur partout , §
Te convulsant quand l'heure tinte , §
Tu n'auras pas senti l'étreinte §
De l'irrésistible Dégoût , §
Tu ne pourras , esclave reine §
Qui ne m'aimes qu'avec effroi , §
Dans l'horreur de la nuit malsaine §
Me dire , l'âme de cris pleine: §
[ Je suis ton égale , ô mon Roi ! ] §
Tes pieds sont aussi fins que tes mains , et ta hanche §
Est large à faire envie à la plus belle blanche; §
À l'artiste pensif "ton corps est doux et cher; §
Tes grands yeux de velours sont plus noirs que ta chair. §
Aux pays chauds et bleus où ton dieu t'a fait naître , §
Ta tâche est d'allumer la pipe de ton maître , §
De pourvoir les flacons d'eaux "fraîches et d'odeurs , §
De chasser loin du lit les moustiques rôdeurs; §
Et , dès que le matin "fait chanter les platanes , §
D'acheter au bazar ananas et bananes. §
Tout le jour , où tu veux , tu mènes tes pieds nus §
Et fredonnes tout bas de vieux airs inconnus; §
Et quand descend le soir au manteau d'écarlate , §
Tu poses doucement "ton corps sur une natte , §
Où tes rêves flottants sont pleins de colibris , §
Et toujours , comme toi , gracieux et fleuris. §
Pourquoi , l'heureuse enfant , veux-tu voir notre France , §
Ce pays trop peuplé que fauche la souffrance , §
Et , confiant ta vie aux bras "forts des marins , §
Faire de grands adieux à tes chers tamarins ? §
Toi , vêtue à moitié de mousselines frêles , §
Frissonnante là-bas sous la neige et les grêles , §
Comme tu pleurerais tes loisirs doux et francs , §
Si , le corset brutal emprisonnant tes flancs , §
Il te fallait glaner ton souper dans nos fanges §
Et vendre le parfum de tes charmes étranges , §
L'oeil pensif , et suivant , dans les sales brouillards , §
Des cocotiers aimés les fantômes épars ! §
Tout homme digne de ce nom §
A dans le coeur un Serpent jaune , §
Installé comme sur un trône , §
Qui , s'il dit: [ Je veux ! ] répond : [ Non ! ] §
Plonge tes yeux dans les yeux fixes §
Des Satyresses ou des Nixes , §
La Dent dit: [ Pense à ton devoir ! ] §
Fais des enfants , plante des arbres , §
Polis des vers , sculpte des marbres , §
La Dent dit: [ Vivras-tu ce soir ? ] §
Quoi qu'il ébauche ou qu'il espère , §
L'homme ne vit pas un moment §
Sans subir l'avertissement §
De l'insupportable Vipère. §
À la très chère , à la très belle §
Qui remplit mon coeur de clarté , §
À l'ange , à l'idole immortelle , §
Salut en l'immortalité ! §
Elle se répand dans ma vie §
Comme un air imprégné de sel , §
Et dans mon âme inassouvie §
Verse le goût de l'éternel. §
Sachet toujours frais qui parfume §
L'atmosphère d'un cher réduit , §
Encensoir oublié qui fume §
En secret à travers la nuit , §
Comment , amour incorruptible , §
T'exprimer avec vérité ? §
Grain de musc qui gis , invisible , §
Aufondde mon éternité ! §
À la très bonne , à la très belle , §
Qui fait ma joie et ma santé , §
À l'ange , à l'idole immortelle , §
Salut en immortalité ! §
Mon berceau s'adossait à la bibliothèque , §
Babel sombre , où roman , science , fabliau , §
Tout , la cendre latine et la poussière grecque , §
Se mêlaient. J'étais haut comme un in-folio. §
Deux Voix me parlaient. L'une , insidieuse et ferme , §
Disait : [ La Terre est un gâteau plein de douceur; §
Je puis (et "ton plaisir serait alors sans terme !) §
Te faire un appétit d'une égale grosseur. ] §
Et l'autre: [ Viens ! oh ! viens voyager dans les rêves , §
Au-delà du possible , au-delà du connu ! ] §
Et celle-là chantait comme le vent des grèves , §
Fantôme vagissant , on ne sait d'où venu , §
Qui caresse l'oreille et cependant l'effraie. §
Je te répondis: [ Oui ! douce voix ! ] C'est d'alors §
Que date ce qu'on peut , hélas ! nommer ma plaie §
Et ma fatalité. Derrière les décors §
De l'existence immense , au plus noir de l'abîme , §
Je vois distinctement des monstres singuliers , §
Et de ma clairvoyance extatique victime , §
Je traîne des serpents qui mordent mes souliers. §
Et c'est depuis ce temps que , pareil aux prophètes , §
J'aime si tendrement le désert et la mer; §
Que je ris dans les deuils et pleure dans les fêtes , §
Et trouve un goût suave au vin leplus amer; §
Que je prends très souvent les faits pour des mensonges , §
Et que , les yeux au ciel , je tombe dans des trous ; §
Mais la Voix me console et dit : [ Garde tes songes , §
Les sages n'en ont pas d'aussi beaux que les fous ! ] §
Un Ange furieux fond du ciel comme un aigle , §
Du mécréant saisit à plein poing les cheveux , §
Et dit , le secouant: [ Tu connaîtras la règle ! §
(Car je suis ton bon Ange , entends-tu ?) Je le veux ! §
[ Sache qu'il faut aimer , sans faire la grimace , §
Le pauvre , le méchant , le tortu , l'hébété , §
Pour que tu puisses faire , à Jésus , quand il passe , §
Un tapis triomphal avec ta charité. §
[ Tel est l'Amour ! Avantque "ton coeur ne se blase , §
À la gloire de Dieu rallume "ton extase; §
C'est la Volupté vraie aux durables appas ! ] §
Et l'Ange , châtiant autant , mafoi ! qu'il aime , §
De ses poings de géant torture l'anathème; §
Mais le damné répond toujours: [ Je ne veux pas ! ] §
Tes beaux yeux sont las , pauvre amante. §
Reste longtemps , sans les rouvrir , §
Dans cette pose nonchalante §
Où t'a "surprise le Plaisir. §
Dans la cour le jet d'eau qui jase , §
Et ne se tait ni nuit ni jour , §
Entretient doucement l'extase §
Où ce soir m'a plongé l'amour. §
La gerbe épanouie §
En mille fleurs , §
Où Phoebé réjouie §
Met ses couleurs , §
Tombe comme une pluie §
De larges pleurs . §
Ainsi "ton âme qu'incendie §
Le vif éclair des voluptés §
S'élance , rapide et hardie , §
Vers les vastes cieux enchantés . §
Puis elle s'épanche , mourante , §
En un flot de triste langueur , §
Qui par une invisible pente , §
Descend jusqu'au fond de mon coeur §
La gerbe épanouie §
En mille fleurs , §
Où Phoebé réjouie §
Met ses couleurs , §
Tombe comme une pluie §
De larges pleurs. §
Ô toi , que la nuit rend si belle , §
Qu'il m'est doux , penché vers tes seins , §
D'écouter la plainte éternelle §
Qui sanglote dans les bassins ! §
Lune , eau sonore , nuit bénie , §
Arbres qui frissonnez autour , §
Votre pure mélancolie §
Est le miroir de mon amour. §
La gerbe épanouie §
En mille fleurs , §
Où Phoebé réjouie §
Met ses couleurs , §
Tombe comme une pluie §
De larges pleurs. §
Vous pouvez mépriser les yeux les plus célèbres , §
Beaux yeux de mon enfant , par où filtre et s'enfuit §
Je ne sais quoi de bon , de doux comme la Nuit ! §
Beaux yeux , versez sur moi vos charmantes ténèbres ! §
Grands yeux de mon enfant , arcanes adorés , §
Vous ressemblez beaucoup à ces grottes magiques §
Où , derrière l'amas des ombres léthargiques , §
Scintillent vaguement des trésors ignorés. §
Mon enfant a des yeux obscurs , profonds et vastes §
Comme toi , Nuit immense , éclairés comme toi ! §
Leurs feux sont ces pensers d'Amour , mêlés de Foi §
Qui pétillent aufond , voluptueux ou chastes . §
L'homme a , pour payer sa rançon , §
Deux champs au tuf profond et riche , §
Qu'il faut qu'il remue et défriche §
Avec le fer de la raison; §
Pour obtenir la moindre rose , §
Pour extorquer quelques épis , §
Des pleurs salés de "son front gris §
Sans cesse il faut qu'il les arrose. §
L'un est l'Art , et l'autre l'Amour. §
-Pour rendre le Juge propice , §
Lorsque de la stricte justice §
Paraîtra le terrible jour , §
Il faudra lui montrer des granges §
Pleines de moissons , et des fleurs §
Dont les formes et les couleurs §
Gagnent le suffrage des anges . §
C'est ici la case sacrée §
Où cette fille très parée , §
Tranquille et toujours préparée , §
D'une main éventant ses seins , §
Et son coude dans les coussins , §
Écoute pleurer les bassins: §
C'est la chambre de Dorothée. §
-La brise et l'eau chantent au loin §
Leur chanson de sanglots heurtée §
Pour bercer cette enfant gâtée. §
Du haut en bas , avec grand soin , §
Sa peau délicate est "frottée §
D'huile odorante et de benjoin. §
-Des fleurs se pâment dans un coin. §
Sois sage , ô ma Douleur , et tiens-toi plus tranquille. §
Tu réclamais le Soir; il descend; le voici: §
Une atmosphère obscure enveloppe la ville , §
Aux uns portant la paix , aux autres le souci. §
Pendantque des mortels la multitude vile , §
Sous le fouet du Plaisir , ce bourreau sans merci , §
Va cueillir des remords dans la fête servile , §
Ma Douleur , donne-moi la main; viens par ici , §
Loin d'eux. Vois se pencher les défuntes Années , §
Sur les balcons du ciel , en robes surannées; §
Surgir du fond des eaux le Regret souriant; §
Le Soleil moribond s'endormir sous une arche , §
Et , comme un long linceul traînant à l'Orient , §
Entends , ma chère , entends la douce Nuit qui marche. §
Pascal avait "son gouffre , avec lui se mouvant. §
-Hélas ! tout est abîme , -action , désir , rêve , §
Parole ! et sur mon poil qui tout droit se relève §
Maintes fois de la Peur je sens passer le vent. §
En haut , enbas , partout , la profondeur , la grève , §
Le silence , l'espace affreux et captivant... §
Sur le fond de mes nuits Dieu de "son doigt savant §
Dessine un cauchemar multiforme et sans trêve. §
J'ai peur du sommeil comme on a peur d'un grand trou , §
Tout plein de vague horreur , menant on ne sait où; §
Je ne vois qu'infini par toutes les fenêtres , §
Et mon esprit , toujours du vertige hanté , §
Jalouse du néant l'insensibilité. §
-Ah ! ne jamais sortir des Nombres et des Êtres ! §
Les amants des prostituées §
Sont heureux , dispos et repus; §
Quant à moi , mes bras sont rompus §
Pour avoir étreint des nuées. §
C'est grâce aux astres nonpareils , §
Qui tout aufonddu ciel flamboient , §
Que mes yeux consumés ne voient §
Que des souvenirs de soleils. §
Envain j'ai voulu de l'espace §
Trouver la fin et le milieu; §
Sous je ne sais quel oeil de feu §
Je sens mon aile qui se casse; §
Et brûlé par l'amour du beau , §
Je n'aurai pas l'honneur sublime §
De donner mon nom à l'abîme §
Qui me servira de tombeau. §
En quelque lieu qu'il aille , ou sur mer ou sur terre , §
Sous un climat de flamme ou sous un soleil blanc , §
Serviteur de Jésus , courtisan de Cythère , §
Mendiant ténébreux ou Crésus rutilant , §
Citadin , campagnard , vagabond , sédentaire , §
Que son petit cerveau soit actif ou soit lent , §
Partout l'homme subit la terreur du mystère , §
Et ne regarde en haut qu'avec un oeil tremblant. §
En haut , le Ciel ! ce mur de caveau qui l'étouffe , §
Plafond illuminé par un opéra bouffe §
Où chaque histrion "foule un sol ensanglanté; §
Terreur du libertin , espoir du fol ermite; §
Le Ciel ! couvercle noir de la grande marmite §
Où bout l'imperceptible et vaste Humanité. §