" Dormi, pleuré ", Raymond Queneau, Collection " L'inutile ", Le Castor Astral, 1996 Commencé aujourd'hui ce journal : désireux que je suis de noter mes toutes premières impressions. Désagréables. Le lait chaud comme ils appellent ça, c'est dégoûtant ; ça ne vaut pas le liquide amniotique. On m'a lavé et me voici encore tout aveugle dans mon berceau. C'est très intéressant. Dormi vingt heures. Pleuré quatre. Décidément, je ne me fais pas au lait chaud. J'ai fait aussi : dans mes langes. Papa dit que je serai écrivain. Il me prit dans ses bras, mais il faillit me laisser tomber. La nurse l'a disputé ; c'est elle qui me saupoudre les génitoires avec de la poudre de talc. Pleuré. Dormi. Dormi. Pleuré. Je commence à m'habituer au lait chaud, que je ne trouve point si désagréable . Lu Iphigénie. Suivi un doigt dans l'espace : c'est une expérience, car j'ouvre maintenant les yeux. Relu Iphigénie. Je reprends ce journal après soixante-quatorze ans d'interruption. Je suis bien fatigué.