§ C'était une belle histoire. Trop belle ? Possible. Le 24 janvier, la ville de Loches fait savoir qu'elle est en possession de deux toiles du Caravage. Décrochés des murs d'une église il y a quelques années, ces deux tableaux viennent d'être l'objet d'une enquête à travers les siècles qui ne laisserait aucun doute, ou peu s'en faut : les présomptions sont telles que nous voilà devant "un événement majeur pour l'histoire de l'art et pour le patrimoine national", dixit le communiqué publié par cette petite cité fortifiée d'Indre-et-Loire. Tempête dans le monde de l'art ! La France croyait ne posséder que quatre uvres du maître italien (1573-1610). Son parc caravagesque viendrait donc brutalement d'augmenter de 50 % ! Une voix s'élève alors, celle de Pierre Rosenberg. L'ancien président-directeur du Musée du Louvre coupe court à l'euphorie ambiante en indiquant, à l'Agence France-Presse, qu'il s'agit de "copies" d'uvres existantes. La polémique s'installe, mais timidement. Il est vrai que M. Rosenberg est plus un spécialiste de Poussin que du Caravage. Et qu'il n'a vu ces fameux tableaux qu'en photo. La question demeure néanmoins : ces deux toiles sont-elles des variantes, peintes par le Caravage lui-même, de deux tableaux connus L'Incrédulité de saint Thomas (visible au château de Sans-Souci, à Potsdam, en Allemagne) et Le Souper à Emmaüs (exposé à la National Gallery, à Londres) ? Ou s'agit-il de simples reproductions d'époque, exécutées par d'autres peintres ? Pour avoir un avis plus étayé sur la question, il suffit de passer deux petits coups de fil. Le premier à Mina Gregori. Cette octogénaire italienne est considérée comme la principale experte au monde du Caravage. "Je suis désolée, je n'ai pas vu ces tableaux, s'excuse-t-elle. Pouvez-vous m'envoyer des photos par Internet ?" Pas de problème. Une demi-heure plus tard, M^me Gregori est catégorique : "Il s'agit de deux copies de mauvaise qualité. Et il n'est pas nécessaire de les avoir devant les yeux pour en être sûr." Pour elle, la médiocre qualité du dessin, les "têtes allongées" des personnages ou encore les "couleurs trop brutes" sont rédhibitoires. "Mais je ne suis pas surprise. Tous les deux mois, il y a quelqu'un qui prétend avoir des Caravage chez lui", poursuit-elle, depuis la Fondation Roberto-Longhi qu'elle préside à Florence. Deuxième coup de téléphone : à Oxford, où vit Sir Denis Mahon. Ce Britannique âgé de 95 ans est l'un des plus grands spécialistes de la peinture baroque italienne. Lui aussi n'a vu que des photos. Mais cela lui suffit : "Ce ne sont pas des originaux, c'est absolument évident, appuie-t-il. Prétendre que ces toiles sont des Caravage est ridicule." Fermez le ban ? Pour "auto-authentifier" leur découverte, le député et maire (UMP) de Loches, Jean-Jacques Descamps, et son adjoint à la culture, Pascal Dubrisay, se sont fondés sur plusieurs éléments. Le plus troublant réside dans le parcours des deux tableaux. Comme le montre un blason peint dans un coin, ces toiles ont appartenu au diplomate Philippe de Béthune (1565-1649), frère cadet de Sully et grand collectionneur d'art. Au début du XVII^e siècle, Philippe de Béthune est nommé ambassadeur de France à Rome. Il y fait la connaissance du Caravage et achète quatre de ses tableaux : tous "originaux" dont un "saint Thomas" et un "pèlerinage à Emmaüs", ainsi qu'il le précise dans un inventaire signé de sa main conservé aux Archives nationales. Peut-il avoir acheté à son insu de faux Caravage ? Peu probable, s'accordent à dire les historiens, Béthune étant un fin connaisseur d'art. Alors que Loches commence à se rêver caravagesque, un deuxième élément va entretenir le mystère : une analyse scientifique effectuée par un laboratoire spécialisé dans les peintures anciennes. Les tests réalisés sur les pigments et la toile de lin font état de similitudes indéniables avec les uvres connues du Caravage. La démonstration est ainsi presque faite Reste le plus important : avoir l'opinion stylistique d'un expert, quelqu'un dont l'il décrétera qu'il s'agit de peintures du Caravage. C'est là que les choses se compliquent. Des photos ont été envoyées à Stéphane Loire, le conservateur du département des peintures du Louvre, mais celui-ci n'a vu là que "des copies scolaires", ainsi qu'il l'exprimera dans un courriel. Jean-Jacques Descamps prend alors langue avec José Frèches. Les deux hommes se sont croisés au milieu des années 1980, quand le premier était secrétaire d'Etat chargé du tourisme et le second conseiller presse et audiovisuel de Jacques Chirac à Matignon. Ancien directeur du groupe Midi libre (avant son rachat par Le Monde), actuellement auteur de sagas romanesques à succès (L'Impératrice de la soie, Le Disque de jade, XO Editions), José Frèches a aussi été conservateur à la section Chine du Musée Guimet. Son tropisme asiatique ne l'empêche pas d'entretenir "une vraie passion pour le Caravage". On lui doit un ouvrage sur le peintre, mais il s'agit d'un livre de vulgarisation (Le Caravage, peintre et assassin, Découvertes Gallimard, 1995) qui pèse peu de poids face aux sommes écrites sur le génie du clair-obscur. Invité par le maire de Loches à donner son avis sur les deux toiles, José Frèches validera la découverte : "J'ai eu de bonnes ondes en les voyant, dit-il. Pour moi, il y a plus de chances pour que ce soit des Caravage que l'inverse." Qu'il soit le seul expert à affirmer que ces deux toiles sont des originaux ne le surprend pas. "A chaque fois que des tableaux inconnus sortent au grand jour, il y a un réflexe du milieu (artistique) pour dire que ce sont des copies", explique-t-il. Et l'écrivain de décrire un marigot muséographique où les querelles seraient nombreuses, où chacun protégerait son pré carré et interdirait à quiconque de l'extérieur de se prononcer sur l'authenticité de tel ou tel tableau. "On s'attendait à un tir de barrage", confie José Frèches, pour qui l'attribution d'uvres picturales est un exercice subjectif : "On n'est pas dans une science exacte. Mina Gregori, Denis Mahon et Pierre Rosenberg peuvent décréter que ce sont des copies. Qui sait si, dans vingt ans, la personne qui sera alors le grand spécialiste du Caravage ne dira pas le contraire? Les attributions sont réversibles, car l'il évolue. Tous les ans, on attribue à Rembrandt des toiles qui n'en étaient pas jusque-là." Avant qu'il en soit ainsi avec les deux tableaux lochois, le monde de l'art devra répondre à une autre question : s'il s'agit de copies, d'où vient l'erreur ? Pourquoi Philippe de Béthune a-t-il écrit dans son inventaire qu'il s'agit d'uvres originales ? Ce qui est sûr, c'est que de nombreuses copies du Caravage circulaient à l'époque. "La copie avait même pratiquement le même statut qu'un original, souligne Arnauld Brejon de Lavergnée, un spécialiste d'art italien des XVII^e et XVIII^e siècles. Ce qui comptait alors, c'était l'invention picturale. Comme le Caravage était un révolutionnaire en matière de composition, beaucoup de copies de ses tableaux ont été faites pour permettre la diffusion de son uvre. Les thèmes des peintures de Loches saint Thomas et Emmaüs ont d'ailleurs été copiés au moins quatre ou cinq fois, comme l'indiquent des ouvrages de référence sur le sujet. Pour M. Brejon de Lavergnée, le doute n'est pas permis : les deux toiles de Loches "sont des copies". Un expert de plus à l'affirmer. Sauf que lui les a vues, pour de vrai. § C'était une belle histoire. Trop belle ? Possible. Le 24 janvier, la ville de Loches fait savoir qu'elle est en possession de deux toiles du Caravage. Décrochés des murs d'une église il y a quelques années, ces deux tableaux viennent d'être l'objet d'une enquête à travers les siècles qui ne laisserait aucun doute, ou peu s'en faut : les présomptions sont telles que nous voilà devant "un événement majeur pour l'histoire de l'art et pour le patrimoine national", dixit le communiqué publié par cette petite cité fortifiée d'Indre-et-Loire. Tempête dans le monde de l'art ! La France croyait ne posséder que quatre uvres du maître italien (1573-1610). Son parc caravagesque viendrait donc brutalement d'augmenter de 50 % ! Une voix s'élève alors, celle de Pierre Rosenberg. L'ancien président-directeur du Musée du Louvre coupe court à l'euphorie ambiante en indiquant, à l'Agence France-Presse, qu'il s'agit de "copies" d'uvres existantes. La polémique s'installe, mais timidement. Il est vrai que M. Rosenberg est plus un spécialiste de Poussin que du Caravage. Et qu'il n'a vu ces fameux tableaux qu'en photo. La question demeure néanmoins : ces deux toiles sont-elles des variantes, peintes par le Caravage lui-même, de deux tableaux connus L'Incrédulité de saint Thomas (visible au château de Sans-Souci, à Potsdam, en Allemagne) et Le Souper à Emmaüs (exposé à la National Gallery, à Londres)? Ou s'agit-il de simples reproductions d'époque, exécutées par d'autres peintres ? Pour avoir un avis plus étayé sur la question, il suffit de passer deux petits coups de fil. Le premier à Mina Gregori. Cette octogénaire italienne est consi dérée comme la principale experte au monde du Caravage. "Je suis désolée, je n'ai pas vu ces tableaux, s'excuse-t-elle. Pouvez-vous m'envoyer des photos par Internet ?" Pas de problème. Une demi-heure plus tard, M^me Gregori est catégorique : "Il s'agit de deux copies de mauvaise qualité. Et il n'est pas nécessaire de les avoir devant les yeux pour en être sûr." Pour elle, la médiocre qualité du dessin, les "têtes allongées" des personnages ou encore les "couleurs trop brutes" sont rédhibitoires. "Mais je ne suis pas surprise. Tous les deux mois, il y a quelqu'un qui prétend avoir des Caravage chez lui", poursuit-elle, depuis la Fondation Roberto-Longhi qu'elle préside à Florence. Deuxième coup de téléphone : à Oxford, où vit Sir Denis Mahon. Ce Britannique âgé de 95 ans est l'un des plus grands spécialistes de la peinture baroque italienne. Lui aussi n'a vu que des photos. Mais cela lui suffit : "Ce ne sont pas des originaux, c'est absolument évident, appuie-t-il. Prétendre que ces toiles sont des Caravage est ridicule." Fermez le ban ? Pour "auto-authentifier" leur découverte, le député et maire (UMP) de Loches, Jean-Jacques Descamps, et son adjoint à la culture, Pascal Dubrisay, se sont fondés sur plusieurs éléments. Le plus troublant réside dans le parcours des deux tableaux. Comme le montre un blason peint dans un coin, ces toiles ont appartenu au diplomate Philippe de Béthune (1565-1649), frère cadet de Sully et grand collectionneur d'art. Au début du XVII^e siècle, Philippe de Béthune est nommé ambassadeur de France à Rome. Il y fait la connaissance du Cara vage et achète quatre de ses tableaux : tous "originaux" dont un "saint Thomas" et un "pèlerinage à Emmaüs", ainsi qu'il le précise dans un inventaire signé de sa main conservé aux Archives nationales. Peut-il avoir acheté à son insu de faux Caravage ? Peu probable, s'accordent à dire les historiens, Béthune étant un fin connaisseur d'art. Alors que Loches commence à se rêver caravagesque, un deuxième élément va entretenir le mystère : une analyse scientifique effectuée par un laboratoire spécialisé dans les peintures anciennes. Les tests réalisés sur les pigments et la toile de lin font état de similitudes indéniables avec les uvres connues du Caravage. La démonstration est ainsi presque faite Reste le plus important : avoir l'opinion stylistique d'un expert, quelqu'un dont l'il décrétera qu'il s'agit de peintures du Caravage. C'est là que les choses se compliquent. Des photos ont été envoyées à Stéphane Loire, le conservateur du département des peintures du Louvre, mais celui-ci n'a vu là que "des copies scolaires", ainsi qu'il l'exprimera dans un courriel. Jean-Jacques Descamps prend alors langue avec José Frèches. Les deux hommes se sont croisés au milieu des années 1980, quand le premier était secrétaire d'Etat chargé du tourisme et le second conseiller presse et audiovisuel de Jacques Chirac à Matignon. Ancien directeur du groupe Midi libre (avant son rachat par Le Monde), actuellement auteur de sagas romanesques à succès (L'Impératrice de la soie, Le Disque de jade, XO Editions), José Frèches a aussi été conservateur à la section Chine du Musée Guimet. Son tropisme asiatique ne l'empêche pas d'entretenir "une vraie passion pour le Caravage". On lui doit un ouvrage sur le peintre, mais il s'agit d'un livre de vulgarisation (Le Caravage, peintre et assassin, Découvertes Gallimard, 1995) qui pèse peu de poids face aux sommes écrites sur le génie du clair-obscur. Invité par le maire de Loches à donner son avis sur les deux toiles, José Frèches validera la découverte : "J'ai eu de bonnes ondes en les voyant, dit-il. Pour moi, il y a plus de chances pour que ce soit des Caravage que l'inverse." Qu'il soit le seul expert à affirmer que ces deux toiles sont des originaux ne le surprend pas. "A chaque fois que des tableaux inconnus sortent au grand jour, il y a un réflexe du milieu (artistique) pour dire que ce sont des copies", explique-t-il. Et l'écrivain dedécrire un marigot muséographique où les querelles seraient nombreuses, où chacun protégerait son pré carré et interdirait à quiconque de l'extérieur de se prononcer sur l'authenticité de tel ou tel tableau. "On s'attendait à un tir de barrage", confie José Frèches, pour qui l'attribution d'uvres picturales est un exercice subjectif : "On n'est pas dans une science exacte. Mina Gregori, Denis Mahon et Pierre Rosenberg peuvent décréter que ce sont des copies. Qui sait si, dans vingt ans, la personne qui sera alors le grand spécialiste du Caravage ne dira pas le contraire? Les attributions sont réversibles, car l'il évolue. Tous les ans, on attribue à Rembrandt des toiles qui n'en étaient pas jusque-là." Avant qu'il en soit ainsi avec les deux tableaux lochois, le monde de l'art devra répondre à une autre question : s'il s'agit de copies, d'où vient l'erreur ? Pourquoi Philippe de Béthune a-t-il écrit dans son inventaire qu'il s'agit d'uvres originales ? Ce qui est sûr, c'est que de nombreuses copies du Caravage circulaient à l'époque. "La copie avait même pratiquement le même statut qu'un original, souligne Arnauld Brejon de Lavergnée, un spécialiste d'art italien des XVII^e et XVIII^e siècles. Ce qui comptait alors, c'était l'invention picturale. Comme le Caravage était un révolutionnaire en matière de composition, beaucoup de copies de ses tableaux ont été faites pour permettre la diffusion de son uvre. Les thèmes des peintures de Loches saint Thomas et Emmaüs ont d'ailleurs été copiés au moins quatre ou cinq fois, comme l'indiquent des ouvrages de référence sur le sujet. Pour M. Brejon de Lavergnée, le doute n'est pas permis : les deux toiles de Loches "sont des copies". Un expert de plus à l'affirmer. Sauf que lui les a vues, pour de vrai.