§ Tchekhov, oui, encore et toujours. Chaque saison en apporte son lot, qui vient faire battre le temps au rythme des sentiments. A travers la succession des présentations de ses pièces, on pourrait écrire une histoire intime de l'époque. Car chacun a "son" Tchekhov, et chaque metteur en scène "son" rêve de Tchekhov. On va donc le voir comme on va à un rendez-vous, et, même si on le découvre, on le reconnaît immédiatement, comme un proche, un familier qui aurait toujours été là, lui, l'homme du tournant du XX^e siècle (1860-1904) dont les mots aussitôt vous font dire : "Oui, c'est ça", c'est la vie dans son ennui et sa grandeur, le cours irrémédiable des jours et des ans. Il n'y a pas de plus beau sismographe de ce qu'on appelait autrefois l'"âme" que le théâtre de Tchekhov. A ce sujet, une anecdote : un jour qu'il travaillait avec des élèves, l'écrivain allemand Heiner Müller leur demanda si, d'après eux, Tchekhov était grand ou petit. "Petit", répondirent-ils. Non, il était grand. Ils le voyaient petit en raison même du sentiment qu'il donne à chacun de se fondre dans la foule du temps. C'est pour cela que Tchekhov est encore et toujours là, cette saison comme les précédentes. Il est arrivé avec Platonov, à La Colline, a poursuivi son chemin avec Le Génie de la forêt, à Saint-Denis, puis La Mouette, à Bobigny. Et maintenant il se pose à L'Odéon, avec Sur la grand'route. Ou, plutôt, il s'arrête, comme on fait halte une nuit de voyage, dans un endroit de nulle part. CHACUN CHERCHE SA PLACE Dans le théâtre de Tchekhov, cette pièce tient une place à part. Ecrite en 1885 (deux ans avant Ivanov) à partir d'une nouvelle, En automne, elle n'a pas été publiée du vivant de l'auteur, la censure l'ayant jugée "sombre et sordide". Comme dans Sakhaline, le récit qu'il rapportera en 1890 de la colonie pénitentiaire sur l'île des confins orientaux de la Russie, Tchekhov se fait chroniqueur d'une misère de son temps, en regardant vivre des épuisés qui échouent dans un endroit sans joie, où un tenancier vend de l'alcool et du sommeil. Ils sont arrivés là, chacun avec son histoire, pèlerin et brigand, passant, barine ruiné et commerçant. Il fait un temps à ne pas laisser un chien dehors ; l'orage gronde, la nuit est froide. Chacun cherche sa place, dans l'attente de reprendre une route qui semble ne plus exister dans la fureur du vent et le voile à la fois réconfortant et menaçant de la nuit à partager avec d'autres qu'on ne connaît pas. Dans cette assemblée d'infortune, il y a des bons et des méchants, des gens qui prient et d'autres qui maudissent, des parleurs impénitents et des silencieux troublants. Et, surtout, il y a ce temps qui les lie tous, oui, ce sentiment du temps qu'on ressent avec la précision d'un songe, au cours de ces nuits lentes comme des road-movies immobiles, quand on est ailleurs, plus loin que loin. Et c'est cela que rend la mise en scène de Bruno Boëglin : cet abandon si particulier qu'on ressent comme un grand enfant. Tout le texte de Tchekhov n'est pas dit, mais tout ce que le texte peut dire est entendu, grâce au talent de Bruno Boëglin. C'est un théâtre de visions que le Lyonnais nous offre, un théâtre qui demande qu'on s'abandonne à lui, acceptant des moments de vide au même titre que des éclats qui transpercent comme des coups portés au coeur. On ne dira donc pas que tout est réussi. Mais il y a mieux qu'un bonheur étale : certains acteurs dont la présence est une promesse noire de l'aube, comme Carlo Brandt, et cette impression inouïe, à certains moments, de voir la vie avec une précision alcoolique. Exactement comme il en va, certains soirs, sur la grand'route de la vie. _________________________________________________________________ Sur la grand'route, de Tchekhov. Mise en scène Bruno Boëglin. Avec Bernard Ballet, Philippe Bianco, Carlo Brandt, Pierre David-Cavaz, Patrice Kahlhoven, Joëlle Sévilla, Lan Truong, Marie Trystam. Odéon-Théâtre de l'Europe aux Ateliers Berthier, 8, bd Berthier, Paris-18^e. Métro Porte-de-Clichy. Tél. : 01-44-85-40-40. Du mardi au samedi, à 20 heures ; dimanche à 15 heures. De 13 à 26 . Durée : 1 h 30. Jusqu'au 25 mars § Tchekhov, oui, encore et toujours. Chaque saison en apporte son lot, qui vient faire battre le temps au rythme des sentiments. A travers la succession des présentations de ses pièces, on pourrait écrire une histoire intime de l'époque. Car chacun a "son" Tchekhov, et chaque metteur en scène "son" rêve de Tchekhov. On va donc le voir comme on va à un rendez-vous, et, même si on le découvre, on le reconnaît immédiatement, comme un proche, un familier qui aurait toujours été là, lui, l'homme du tournant du XX^e siècle (1860-1904) dont les mots aussitôt vous font dire : "Oui, c'est ça", c'est la vie dans son ennui et sa grandeur, le cours irrémédiable des jours et des ans.