§ On le croyait dégoûté de la politique, mais Jean-Pierre Raffarin est de retour. Victime expiatoire de l'échec du référendum européen en mai dernier, l'ancien premier ministre français a retrouvé son siège de sénateur, il a créé un club de réflexion (Dialogue et Initiative). Nicolas Sarkozy vient de le féliciter publiquement pour son action à la tête du gouvernement, entre 2002 et 2005. Vendredi 20 janvier, Jean-Pierre Raffarin est l'hôte d'honneur de la cérémonie des Oscars du commerce organisée à Montreux par la Chambre de commerce franco-suisse. Dans une de ses toutes premières interviews depuis sa rentrée publique, il évoque pour Le Temps la crise que traverse la France, notamment par une attitude de résistance "sans issue" face à la mondialisation, et les moyens d'en sortir. Le Temps : On vous croyait, selon votre expression, en cure de "désintoxication" de la vie politique. Alors, pourquoi revenir ? Jean-Pierre Raffarin : L'intoxication, c'était l'intensité des doses ! J'ai repris une vie publique à doses modérées. Elle est compatible avec une hygiène de vie morale et mentale qui me permet, dans la sérénité, d'avoir des choses à dire et d'apporter mes réflexions sur nos succès et nos difficultés. Que vous inspire le thème très en vogue du malaise ou du déclin de la France ? Je voyage beaucoup, pour participer à l'ouverture de la pensée politique française ; elle est trop souvent hexagonale. C'est l'un des gros défauts de la France contemporaine. Avant, nous avions une ouverture internationale très idéologique, avec des intellectuels tournés vers le monde socialiste à l'Est et l'économie tournée vers les Etats-Unis. Avec la fin des grandes idéologies, la France s'est un peu repliée sur elle-même. Elle a vécu les débuts de la mondialisation dans un état d'esprit qui était davantage celui de la résistance que de l'adaptation. Or nous nous rendons compte aujourd'hui que la résistance à la mondialisation est une voie sans issue. Vous êtes pourtant très critique envers les "déclinologues" comme Nicolas Baverez et sa "France qui tombe"... M. Baverez et ses collègues ne sont pas les mieux placés pour prévoir l'avenir puisque l'un de nos problèmes est la domination de cette pensée administrative issue, comme eux, des formations destinées à la haute fonction publique. C'est une pensée élitiste qui place l'Etat au sommet de la société et qui voit "la lumière" comme descendant du sommet de la société vers sa base. Le nombrilisme à la française est la marque des "déclinologues". Ils pensent que le malaise n'est que français et les difficultés uniquement les nôtres. Nous avons à tenir compte de deux grands mouvements historiques : la mondialisation à l'extérieur, avec l'émergence de la Chine et de l'Asie, et le vieillissement à l'intérieur de la société. Ces difficultés touchent toute l'Europe, et le modèle sociétal européen, très bousculé, doit se moderniser. Pour sortir de cette pathologie nationale, il suffit d'observer "la France qui gagne". Vous avez rencontré beaucoup de résistance lorsque vous étiez à la tête du gouvernement. Cela signifie-t-il que la France n'est pas réformable ? C'est vrai qu'il y a des résistances assez fortes dans la société française, par exemple sur la décentralisation : l'appareil d'Etat n'y est pas favorable. Mais nous avons réalisé des réformes très importantes : la pérennité des retraites, le financement de la dépendance ou le non-paiement des jours de grève... La difficulté, avec le quinquennat, est qu'il faut agir très vite. Aujourd'hui, un gouvernement a, grosso modo, trente mois d'action. C'est pour cela qu'il faut arriver au pouvoir avec des réformes déjà bien préparées. Votre successeur, Dominique de Villepin, vient de proposer un nouveau contrat pour les jeunes, le contrat première embauche, qui s'ajoute au contrat nouvelle embauche, au contrat initiative-emploi, au contrat d'accompagnement dans l'emploi... vous n'avez pas l'impression que la France accumule les "demi-réformes", comme dit Nicolas Sarkozy, au lieu de procéder à de vraies réformes, comme simplifier en profondeur le droit du travail ou procéder à une vraie baisse d'impôts ? J'approuve l'action du gouvernement. Et je ne suis pas favorable à une situation d'insécurité sociale aggravée. Nous avons à trouver le point d'équilibre entre les entreprises et les employés. Jamais le modèle français ne pourra accepter une remise en cause complète des acquis sociaux. Concernant les impôts, nous n'avons pas les moyens budgétaires et financiers de proposer de nouveaux dégrèvements de charge, la France est déjà trop endettée. Il faut donc des mesures ciblées. Le problème de l'acceptabilité des réformes dans notre pays, c'est que l'on ne peut pas accumuler les réformes en un temps trop court. D'où l'importance de la sélection. Il faut pouvoir bâtir des projets prioritaires de réforme définis, réalistes et opérationnels. Un réformateur a besoin d'alliés : s'il multiplie les offensives, il risque de se retrouver isolé. Malgré les nombreuses privatisations de ces dernières années, on a encore le sentiment d'une relation un peu incestueuse entre l'Etat et l'économie en France, avec des interventions publiques constantes dans la vie des entreprises... Sur ce point, les choses ont profondément changé, le rôle de l'Etat dans la gestion des entreprises s'est considérablement amoindri. L'Etat est aujourd'hui un stratège et non un gestionnaire. Il existe de plus en plus de partenariats public-privé. Mais le rôle de stratège est toujours pertinent : la France doit avoir ses domaines d'excellence comme le nucléaire, l'industrie des transports, l'agroalimentaire ou la pharmacie... Dans certains secteurs comme le nucléaire, le temps d'investissement est tellement long que l'Etat doit rester mobilisé. Et puis, il existe bien une stratégie du dollar, il y a une stratégie chinoise... Dans cette confrontation des stratégies, l'Etat national a toujours un rôle. En quoi l'exemple suisse peut-il inspirer vos réflexions sur les réformes en France et sur les défis mondiaux que vous décrivez ? La démocratie suisse a ses problèmes mais elle a aussi de nombreux caractères d'exemplarité : multiculturalisme, décentralisation, participation citoyenne, culture entrepreneuriale ouverte au monde, conscience de l'environnement... Je souhaite que les PME françaises et suisses fassent alliance dans la nouvelle donne internationale. En additionnant nos atouts, nous pourrons davantage participer à la croissance asiatique, la plus forte de la planète. Entre la France et la Suisse, il est possible de passer d'échanges bilatéraux aux projets communs. Je pense à Saint-Exupéry : "Aimer, c'est regarder dans la même direction." C'est bien d'échanger, il faut agir ensemble. § On le croyait dégoûté de la politique, mais Jean-Pierre Raffarin est de retour. Victime expiatoire de l'échec du référendum européen en mai dernier, l'ancien premier ministre français a retrouvé son siège de sénateur, il a créé un club de réflexion (Dialogue et Initiative). Nicolas Sarkozy vient de le féliciter publiquement pour son action à la tête du gouvernement, entre 2002 et 2005. Vendredi 20 janvier, Jean-Pierre Raffarin est l'hôte d'honneur de la cérémonie des Oscars du commerce organisée à Montreux par la Chambre de commerce franco-suisse. Dans une de ses toutes premières interviews depuis sa rentrée publique, il évoque pour Le Temps la crise que traverse la France, notamment par une attitude de résistance "sans issue" face à la mondialisation, et les moyens d'en sortir. On vous croyait, selon votre expression, en cure de "désintoxication" de la vie politique. Alors, pourquoi revenir ? L'intoxication, c'était l'intensité des doses ! J'ai repris une vie publique à doses modérées. Elle est compatible avec une hygiène de vie morale et mentale qui me permet, dans la sérénité, d'avoir des choses à dire et d'apporter mes réflexions sur nos succès et nos difficultés. Que vous inspire le thème très en vogue du malaise ou du déclin de la France ? Je voyage beaucoup, pour participer à l'ouverture de la pensée politique française ; elle est trop souvent hexagonale. C'est l'un des gros défauts de la France contemporaine. Avant, nous avions une ouverture internationale très idéologique, avec des intellectuels tournés vers le monde socialiste à l'Est et l'économie tournée vers les Etats-Unis. Avec la fin des grandes idéologies, la France s'est un peu repliée sur elle-même. Elle a vécu les débuts de la mondialisation dans un état d'esprit qui était davantage celui de la résistance que de l'adaptation. Or nous nous rendons compte aujourd'hui que la résistance à la mondialisation est une voie sans issue. Vous êtes pourtant très critique envers les "déclinologues" comme Nicolas Baverez et sa "France qui tombe"... M. Baverez et ses collègues ne sont pas les mieux placés pour prévoir l'avenir puisque l'un de nos problèmes est la domination de cette pensée administrative issue, comme eux, des formations destinées à la haute fonction publique. C'est une pensée élitiste qui place l'Etat au sommet de la société et qui voit "la lumière" comme descendant du sommet de la société vers sa base. Le nombrilisme à la française est la marque des "déclinologues". Ils pensent que le malaise n'est que français et les difficultés uniquement les nôtres. Nous avons à tenir compte de deux grands mouvements historiques : la mondialisation à l'extérieur, avec l'émergence de la Chine et de l'Asie, et le vieillissement à l'intérieur de la société. Ces difficultés touchent toute l'Europe, et le modèle sociétal européen, très bousculé, doit se moderniser. Pour sortir de cette pathologie nationale, il suffit d'observer "la France qui gagne". Vous avez rencontré beaucoup de résistance lorsque vous étiez à la tête du gouvernement. Cela signifie-t-il que la France n'est pas réformable ? C'est vrai qu'il y a des résistances assez fortes dans la société française, par exemple sur la décentralisation : l'appareil d'Etat n'y est pas favorable. Mais nous avons réalisé des réformes très importantes : la pérennité des retraites, le financement de la dépendance ou le non-paiement des jours de grève... La difficulté, avec le quinquennat, est qu'il faut agir très vite. Aujourd'hui, un gouvernement a, grosso modo, trente mois d'action. C'est pour cela qu'il faut arriver au pouvoir avec des réformes déjà bien préparées. Votre successeur, Dominique de Villepin, vient de proposer un nouveau contrat pour les jeunes, le contrat première embauche, qui s'ajoute au contrat nouvelle embauche, au contrat initiative-emploi, au contrat d'accompagnement dans l'emploi... vous n'avez pas l'impression que la France accumule les "demi-réformes", comme dit Nicolas Sarkozy, au lieu de procéder à de vraies réformes, comme simplifier en profondeur le droit du travail ou procéder à une vraie baisse d'impôts ? J'approuve l'action du gouvernement. Et je ne suis pas favorable à une situation d'insécurité sociale aggravée. Nous avons à trouver le point d'équilibre entre les entreprises et les employés. Jamais le modèle français ne pourra accepter une remise en cause complète des acquis sociaux. Concernant les impôts, nous n'avons pas les moyens budgétaires et financiers de proposer de nouveaux dégrèvements de charge, la France est déjà trop endettée. Il faut donc des mesures ciblées. Le problème de l'acceptabilité des réformes dans notre pays, c'est que l'on ne peut pas accumuler les réformes en un temps trop court. D'où l'importance de la sélection. Il faut pouvoir bâtir des projets prioritaires de réforme définis, réalistes et opérationnels. Un réformateur a besoin d'alliés : s'il multiplie les offensives, il risque de se retrouver isolé. Malgré les nombreuses privatisations de ces dernières années, on a encore le sentiment d'une relation un peu incestueuse entre l'Etat et l'économie en France, avec des interventions publiques constantes dans la vie des entreprises... Sur ce point, les choses ont profondément changé, le rôle de l'Etat dans la gestion des entreprises s'est considérablement amoindri. L'Etat est aujourd'hui un stratège et non un gestionnaire. Il existe de plus en plus de partenariats public-privé. Mais le rôle de stratège est toujours pertinent : la France doit avoir ses domaines d'excellence comme le nucléaire, l'industrie des transports, l'agroalimentaire ou la pharmacie... Dans certains secteurs comme le nucléaire, le temps d'investissement est tellement long que l'Etat doit rester mobilisé. Et puis, il existe bien une stratégie du dollar, il y a une stratégie chinoise... Dans cette confrontation des stratégies, l'Etat national a toujours un rôle. En quoi l'exemple suisse peut-il inspirer vos réflexions sur les réformes en France et sur les défis mondiaux que vous décrivez ? La démocratie suisse a ses problèmes mais elle a aussi de nombreux caractères d'exemplarité : multiculturalisme, décentralisation, participation citoyenne, culture entrepreneuriale ouverte au monde, conscience de l'environnement... Je souhaite que les PME françaises et suisses fassent alliance dans la nouvelle donne internationale. En additionnant nos atouts, nous pourrons davantage participer à la croissance asiatique, la plus forte de la planète. Entre la France et la Suisse, il est possible de passer d'échanges bilatéraux aux projets communs. Je pense à Saint-Exupéry : "Aimer, c'est regarder dans la même direction." C'est bien d'échanger, il faut agir ensemble.