Japon - À la source du zen

Design zen. Cuisine zen. Gestion zen. C'est évident : le zen a la cote en Occident. D'ailleurs, si la tendance se maintient, on fera bientôt zazen dans le métro! Mais au Japon, qu'en est-il? Ils sont zen ou pas, les Nippons? Petite enquête pas reposante pour deux yens.
Cet engouement du monde occidental pour le zen, c'est sûrement la faute à Shiseido. Après tout, la maison de cosmétiques numéro un du Japon n'a-t-elle pas créé en 1964 la fragrance Zen spécifiquement pour ses marchés d'outremer ? N'ouvrait-elle pas l'année suivante sa première filiale américaine sous le nom de House of Zen ? C'était dans l'air du temps : en Californie, les beatniks s'étaient déjà convertis au zen qui, depuis, n'a cessé de faire des adeptes.Mais des adeptes de quoi, au juste ? Car de cette école du bouddhisme venue de Chine et implantée au Japon au XIIIe siècle, de cette école qui, par son exaltation de la beauté, a grandement favorisé l'éclosion des arts japonais, de la cérémonie du thé au jardin sec en passant par le haïku, l'arrangement floral, la calligraphie et jusqu'au kendo, un art martial se pratiquant avec un sabre en bambou, du zen, donc, il semble bien que le commun des Occidentaux ait surtout retenu l'esthétisme. Soufflée comme une fleur de cerisier par un vent printanier, la quête du satori, l'illumination à laquelle on aspire par la pratique du zazen, ou méditation assise.
Remarquez, si les samouraïs d'autrefois prisaient la discipline que requiert le zazen, (eh oui, des guerriers zen, qui l'eût cru !), les Japonais d'aujourd'hui n'y semblent pas plus accros qu'il le faut.
« Le zen n'est pas aussi populaire au Japon qu'on pourrait l'imaginer, dit Yuji Tsutsumi, du Centre de recherche Shiseido à Shin-Yokohama. En fait, je dirais que plus de gens, des Canadiens et des Américains surtout, viennent au Japon pour la pratique du zazen qu'il y a de Japonais s'y adonnant. Et quant à notre fragrance, elle est toujours plus populaire en Europe et en Amérique du Nord qu'ici ! »
Combien de Japonais appartiennent à l'école bouddhiste zen ? Difficile à dire. Selon l'Agence des affaires culturelles du Japon, plus de 214 millions de Japonais sont membres d'une organisation religieuse. Sauf que le pays compte 127 millions d'habitants !
C'est qu'on n'est pas trop pointilleux côté dieux, dans l'archipel. Il n'est pas rare, en effet, qu'on se jure fidélité selon le rite chrétien — on célèbre une douzaine de mariages par jour dans la chapelle du nouveau Grand Hyatt Tokyo ! —, qu'on sollicite pour son nouveau-né la bénédiction d'un prête shinto, représentant de la plus vieille religion du Japon, et qu'on meure bouddhiste.
Megumi Hirooka, coordonnatrice de la formation au Centre japonais de la coopération internationale, à Tokyo, écarquille les yeux en apprenant qu'en Occident, plus souvent qu'autrement, zen est synonyme de dépouillement, de minimalisme, de calme, de paix, de sérénité, alouette.
« Cela me semble bien exotique ! dit-elle. Peut-être connaissons-nous davantage l'état zen que le sens que vous lui donnez. Vous savez, nous, Japonais, réprimons constamment nos émotions. Nous sommes donc, en effet, un peuple très calme. Sérieusement, il peut être très stressant de vivre et de travailler au Japon : imaginez, ressentir de la haine, par exemple, et ne jamais être autorisé à l'exprimer... »
Marc Carpentier, un Montréalais installé à Tokyo depuis bientôt quatre ans, où il travaille comme formateur et conseiller chez le radiotélédiffuseur national Nippon Hoso Kiyokai, se défend bien d'être un spécialiste du zen ou de la société japonaise, mais ses observations le portent à conclure que le Japonais moyen n'est pas zen dans le sens spirituel du terme.
« Il faut savoir que le Japonais ne perd jamais son sang-froid, dit-il. D'où cette image de tolérance qui donne l'impression qu'il est stoïque ou... zen ! Or, si le zen se manifeste dans les arts traditionnels et l'esthétisme japonais, ce n'est toutefois que tatemae, un masque voilant une âme qui a perdu son identité spirituelle. L'image zen que reflète le Japon d'aujourd'hui cache assurément une certaine rigidité de pensée et de comportement. »
Zen-o-phobe, la capitale?
Balayées comme les feuilles d'un sasaki par une bourrasque d'automne, mes illusions sur le zen. J'en chercherai quand même l'esprit dans le vacarme de la capitale. Car Tokyo, on s'en doute, n'est pas de tout repos. C'est 23 arrondissements, véritables cités distinctes dans la cité. C'est huit millions d'habitants — la plupart ayant un téléphone cellulaire « greffé » dans la main — et 13 093 personnes au kilomètre carré. Imaginez le rasshawa (de rush hour, l'heure de pointe).
Tokyo, c'est Shinjuku et ses gratte-ciel qui donnent le torticolis. Shibuya, le « théâtre » des jeunes qui créent les tendances mode d'après-demain. Ginza, où se concentrent 10 000 boutiques de luxe en huit pâtés de maison. Roppongi, un secteur qui renaît grâce à Roppongi Hills, un fabuleux complexe résidentiel, commercial et culturel inauguré en avril 2003 et qui a coûté la modique somme de quatre milliards $US. Sans oublier Asakusa, le quartier le plus représentatif de la (très) vieille ville, du temps où elle s'appelait Edo.
C'est aussi la grâce du Palais impérial et l'incongruité du « piment » dont Philippe Starck a coiffé le siège social de la brasserie Asahi. Ce sont des salons de thé traditionnels et des bars underground, au sens propre comme au figuré. Des belles en kimonos et des collégiennes en micro-jupes. Mais c'est également la sérénité du sanctuaire Meiji Jingu, enfoui au fond d'un bois touffu et dont l'entrée est marquée par un torii monumental. Dédié à l'Eempereur Meiji et à l'impératrice Shoken, l'ensemble de beaux pavillons se découvre au terme d'une déambulation en pleine nature qui pourrait être zen si le site n'était pas shinto ! Il est en effet fort difficile d'imaginer qu'à quelques enjambées de là, sur Omotesando, les Champs-Élysées de la capitale, on sirote des cappuccinos. Il ne faut rien imaginer, justement, et profiter de l'oasis.
Hiroshima, ville de la paix
Chercher l'esprit zen à Hiroshima ? Dans la mesure où la ville réussit à transcender ses souvenirs douloureux, pourquoi pas ?
Le 6 août 1945, les Américains larguaient Little Boy, qui explosa à 580 mètres au-dessus du centre de la ville. En un éclair, celle-ci fut anéantie à 90 %, puis la « boule de feu » calcina tout dans un rayon de deux kilomètres de l'hypocentre de l'explosion. En décembre de la même année, on estimait que pikadon — onomatopée par laquelle les Japonais désignent la bombe atomique — avait tué 140 000 des 350 000 personnes qui étaient alors à Hiroshima. Les effets de ses radiations continuent d'en tuer chaque jour depuis.
« Les survivants d'Hiroshima représentent environ 7,5 % de sa population, qui est de 1,13 million », dit l'interprète Naoko Koizumi.
Question naïve, Mme Koizumi : ils ont pardonné, les survivants ? « Ceux que j'ai rencontrés m'ont dit qu'ils ne pouvaient pardonner aux leaders qui avaient décidé du bombardement mais qu'ils ne ressentaient plus de haine envers le peuple américain. Ou encore, que c'est la guerre qu'il faut haïr, pas les gens. Comme l'a si bien dit le Dr Takashi Nagai, une victime de Nagasaki : lorsque la haine envahit nos coeurs, nous perdons tout droit de désirer la paix. »
Au Musée pour la paix, que visitent tous les écoliers du Japon, de même que, chaque année, des dizaines de milliers d'Américains, de loin les touristes étrangers les plus nombreux, il y a des images qui valent mille statistiques, qui donnent un visage à cette « chose » dont l'horreur dépasse l'entendement. Il y a aussi les lettres de protestation qu'envoient, depuis 1968, tous les maires d'Hiroshima aux chefs d'État autorisant des essais nucléaires. La 586e, datée du 24 octobre dernier, est adressée à George W. Bush et dénonce les essais menés le mois précédent au Nevada, alors même que le président réclamait de la Corée du Nord l'abandon de son programme d'armement nucléaire...
Squelette de ce qui fut le Hall de promotion industrielle de la préfecture avant la déflagration, le Dôme de la bombe A, témoignage silencieux de la tragédie, fait réfléchir. Mais la flamme de la pPaix, non loin, n'inspire pas moins la réflexion : elle ne sera éteinte que lorsque les essais nucléaires auront cessé de par le monde. À Hiroshima, une jolie ville par ailleurs jumelée à Montréal, on ne carbure pas tant au zen qu'à l'espoir.
Kyoto, la « zenissime »
À Kyoto, foyer religieux et culturel du Japon, dont elle fut la capitale pendant plus de 1000 ans, mon coeur s'est soudainement senti léger comme une brume matinale au sommet du Fuji-san. Non sans raison : dans la ville et les collines boisées qui la ceinturent, quelque 1600 temples bouddhistes sont installés.
Parmi ceux-ci, un bon nombre sont zen, tel le temple Ryoan-ji, mondialement célèbre pour son jardin minéral qui, dit-on, est le plus représentatif de l'art du karesansui, ou jardin sec. Dans un espace de la dimension d'un court de tennis, il y a 15 pierres groupées en cinq îlots. Quinze pierres et les sillons qu'un râteau a imprimés dans le gravier tout autour. Et c'est tout. Pourtant, cela fait 500 ans qu'on tente d'en déchiffrer l'indéchiffrable secret...
Compression harmonieuse mais austère de la nature induisant un vertige du vide, le jardin zen est une invitation à la méditation et à l'abandon du moi, qu'on doit laisser au vestiaire du temple, en même temps que ses chaussures. On contemple « l'oeuvre » depuis la véranda d'un hall principal, souvent attenant à un salon de thé, où les moines ingurgitent le breuvage qui les gardera éveillés le temps de leur méditation assise.
C'est tôt le matin qu'il faut visiter ces jardins, en compagnie des étudiants et des travailleurs de Kyoto qui vont s'y recueillir. L'ennui, c'est qu'il faut beaucoup, beaucoup de matins, vu le nombre de jardins! Daitoku-ji, par exemple, l'un des plus importants monastères zen de la ville, en compte cinq ouverts au public, dont celui du sous-temple Daisen-in, autre chef-d'oeuvre du genre, et celui tout en vagues de Zuiho-in. Et c'est sans compter ceux de Nanzen-ji, Kodai-ji, Kinkaku-ji et tant d'autres « ji ».
Mais moi, c'est plutôt d'un « dô » que je garde le plus zen des souvenirs. Adossé aux collines d'Higashiyama, l'ermitage Shisen-dô est des plus modestes. Une futaie de bambous en marque l'entrée. Le temple rustique est coiffé d'une alcôve destinée à l'observation de la lune. Par-delà les tatamis de méditation brillent un étang et une étendue de sable blanc, qu'un balai effleure quotidiennement.
Et voilà qu'à l'orée du jardin, des sandales m'ont fait une invitation inespérée : les chausser, pour fouler cet espace sablonneux, partout ailleurs inaccessible. Vous dirai-je l'impression ressentie? Calme, paix, sérénité, alouette.
En vrac
- Y aller: Voler de Montréal à Tokyo, c'est long, longtemps, qu'on passe par Vancouver, Washington ou Paris. Notons qu'avec Air France, le segment Paris-Tokyo, d'une durée de 11 h 30, est des plus confortables, même en classe Tempo, l'économique, grâce aux nouveaux sièges ergonomiques SK3 à assise basculante et écran vidéo numérique individuel. Livrés avec les nouveaux Airbus 330-200, ils seront offerts sur l'ensemble de la flotte long courrier de la compagnie d'ici la fin de 2005. Air France propose deux vols par jour Montréal-Paris et 18 vols par semaine Paris-Tokyo.
- Zen ou pas, les Japonais sont d'une courtoisie et d'une amabilité hors du commun. Ainsi, on ne poireaute pas longtemps au coin d'une rue, plan de ville en main et l'air indécis, avant qu'un Japonais ne propose son aide. Et vous en connaissez beaucoup, vous, des chauffeurs de taxi gantés de blanc qui se ruent sur votre valise au sortir d'un hôtel ? Des marchands qui vous offrent un petit présent pour s'excuser de la — relative — lenteur d'une transaction? Des aubergistes qui, non satisfaits de vous dire au revoir, vous saluent du seuil de leur ryokan jusqu'à ce que vous ayez disparu de leur champ de vision?
- Renseignements : Japan National Tourist Organization, (416) 366-7140, www.jnto.go.jp. Le guide Time Out Tokyo (Penguin Books, en anglais), mis à jour en 2003, se consulte aisément, est éclectique dans ses suggestions et surtout ordonne parfaitement ce chaos que peut sembler Tokyo.
Carolyne Parent remercie Air France qui a assuré gracieusement son transport jusqu'à Tokyo, la Japan National Tourist Organization pour son aide précieuse, et Marc Béliveau, attaché aux affaires publiques à la Délégation générale du Québec à Tokyo, pour ses bons conseils.