[logo.jpg] Un site francophone de François TAMON MENU ACCUEIL BEAUX-ARTS ARCHITECTURE / JARDINS LITTÉRATURE / THÉÂTRE LANGUE JAPONAISE RELIGIONS / PHILOSOPHIE SCIENCES FOLKLORE / SOCIÉTÉ POLITQUE / ÉCONOMIE LEXIQUE INDEX / PORTAILS CONTACTEZ-NOUS CREDIT: François TAMON 2012 Tout droit réservé L'histoire du Zen au Japon 1. Des origines à l'époque Kamakura Portrait imaginaire de Bodhi Dharma par Hakuin (1686-1768), fameux moine de Zen du Japon Le Zen est un courant du bouddhisme qui a joué un rôle historique très important en Chine, en Corée et au Japon. Introduit en Chine au début du 6e siècle par un moine légendaire présumé indien, Bodhi Dharma (en vérité, il serait très probablement originaire de l'Iran ou de l'Asie centrale s'il s'agit bien d'une personne réelle, voir [3], [4]), sa propagation définitive au Japon vers la fin du 12e siècle a décidé au moins partiellement le caractère de la culture japonaise d'aujourd'hui. Les caractéritiques générales du Zen La caractéristique de ce courant est de vouloir trouver par le recueillement la nature du Bouddha ou la Vérité innée à chacun. Les adeptes en ne souhaitent pas nécessairement le salut accordé par une existence surhumaine. Ce qui le fait différer du bouddhisme theravāda (aussi appelé péjorativement hīnayāna, le petit véhicule), c’est que pour celui-ci les valeurs du monde substantiel sont à rejeter pour qu'on obtienne la Vérité, qui ne serait visible qu'à l’illuminé, tandis que pour le Zen, la Vérité s’exerce dans le monde tel que nous le trouvons et on doit voir comment tous les êtres vivants la cachent en elles-même. Le Zen est donc un bouddhisme mahāyāna (le grand véhicule), décidément affirmatif à l’égard du monde réel. Autel pour le rite du mikkyô. Shôren In, Kyôto. Photo: F. TAMON Or, le bouddhisme ésotérique (mikkyô en japonais) souligne aussi cette nature du Bouddha innée à tout le monde. Tandis que le Zen cherche l'illumination strictement personnelle au moyen du zaZen, recueillement à la posture assise, le mikkyô offre aux initiés un système très concret de s'unir avec le Bouddha suprême par un exercice coopéré de l'esprit, du verbe et du corps. La supériorité de l'un à l'autre, et la possibilité d'exercer ces deux pratiques simultanément causeront des polémiques acharnées pendant des siècles surtout au Japon. Au Japon, il y a trois écoles dans le courant Zen: Rinzai, Sôtô et Ôbaku. Se réclamant du même patriarche, Linji Yixuan (jp: Rinzai Gigen), maître chinois de l'époque Tang, les écoles Rinzai et Ôbaku forment aujourd'hui une union, tandis que celle Sôtô s'en démarque par une spiritualité et une méthodologie un peu différentes. La naissance du Zen en Chine (l'époque Tang) Portrait imaginaire de Zhìyǐ. Un peu avant l'établissement de la dynastie Tang, Zhìyǐ (538-597) fonda le courant Tiantai (jp: Tendai) en Chine méridionale. Il y développa systématiquement la méthode du zaZen à partir des méditations bouddhistes traditionnelles, samatha (concentration) et vipassanā (observation perspicace). Son œuvre « Tian Tai Xiao Zhi Guan (jp: Tendai shô-shikan)» fut le premier manuel pratique du zaZen en chinois. Mais la méditation n'était qu'un des piliers méthodologiques de sa vaste doctrine synthétique. Portrait imaginaire de Linji Yixuan (Rinzai Gigen) par Ungo Kiyô (Musée historique du Tôhoku). La Chine à l'époque Tang était caractérisée par l'esprit d'ouverture à l'étranger sous une dynastie probablement originaire d'un des peuples turcs qui avaient envahi l'Empire du milieu aux siècles précédents. C'est à cette période-là que plusieurs nouveaux courants bouddhistes s'enracinèrent et fleurirent dans ce pays déjà hautement civilisé. Le Zen connut ainsi un grand succès surtout auprès des hommes lettrés. Les grands maîtres du Zen apparurent, comme Linji Yixuan (jp.: Rinzai Gigen) entre autres. C'est à cette époque que les adeptes en ont élaboré leur généalogie remontant jusqu'à Shakyamuni. Les légendes concernant Bodhi Dharma ont été créées aussi ([1], [4]). Il y a même des écritures saintes que les Chinois falsifièrent en réalité: c'était bien le cas du sutra Yuan Jue Jing (jp. : Engaku-kyô) et du Leng Yang Jing (jp. : Ryôgon-kyô), rédigés à la fin du 7e siècle ou au début du 8e siècle en Chine ([2]), qui servaient ensuite de pièces justificatives pour le Zen. Il s'est développé ainsi pour devenir un système d'idées propre à la Chine, avec un état d'esprit caractéristique de ce pays. Le développement du Zen chinois à l'époque Song Portrait imaginaire de Dahui Zonggao (Daie Sôkô). Il est à noter qu'à l'époque Song (960-1279) il y avait déjà deux courants majeurs dans le Zen; l'un, dont le porte-drapeau était Dahui Zonggao (1089-1163 ; jp.: Daie Sôkô), préconisait l'usage des problématiques paradoxales, les kôan, pour parvenir à l'illumination. Pour lui, les ascétiques devaient s'absorber complètement dans les efforts de résoudre les paradoxes pour trouver la nature du bouddha cachée dans leur cœur. Cette méthodologie était soutenue par la majorité des descendants spirituels de Linji Yixuan, pour devenir plus tard la ligne principale de l'école Rinzai du Japon. Portrait imaginaire de Hongzhi Zhengjue (Wanshi Shôgaku) Hongzhi Zhengjue (1091-1157; jp.: Wanshi Shôgaku), contemporain de Dahui Zonggao, s'opposait vivement à lui en recommandant par contre la pratique du zaZen dans le silence. Il rejetait du moins l'usage systématique des kôan, trouvant la valeur suprême dans le zaZen même. Bien que minoritaires en Chine, ses adeptes auront quelques siècles plus tard une prospérité inattendue au Japon, sous le nom de l'école Sôtô. La triade d'Amida. Jôdo Dô, Jôdo Ji, Ono (Hyôgo). Photo: Autumn Snake (Wikimedia communs). Nous ne pouvons pas considérer le Zen comme un courant indépendant depuis le début; plutôt, comme le zaZen était un des moyens traditionnels de recueillement, le Zen pouvait s'associer avec le bouddhisme ésotérique ou avec le culte d'Amida (Amitabha) qui accueillera les morts dans sa Terre pure s'ils lui le demandent de leur vivant. En effet, on pratiquait souvent le zaZen en imaginant Amida et son territoire pour entrer en samādhi (jp. : sammai), état de l'esprit en concentration extrêmement profonde. C'est ainsi qu'en Chine le Zen restait très souvent associé avec ce bouddha du salut. En fait, les partisans du « Zen pur » étaient plutôt minoritaires dans le continent, tandis qu'au Japon ils pourront à la fin l'emporter sur ceux qui se voulaient être plus tolérants aux autres courants bouddhistes. Nous allons voir quelle situation sociale particulière à ce pays a favorisé l'esprit exclusif. Le chemin préparé pour le Zen au Japon antique Portrait imaginaire de Saichô pratiquant le zaZen. Anonyme, 11e siècle, Japon. Déjà au début du 9e siècle, Saichô (767-822) fonda le courant Tendai du Japon, important l'essentiel de la doctrine de ZHI Yi. Installé sur le mont Hiei à l'Est de Kyôto, le temple Enryaku Ji était le centre de ce nouveau courant qui pratiquait en même temps le zaZen à la manière de ZHI Yi, le bouddhisme ésotérique (mikkyô) et le culte d'Amida. Les adeptes du courant Tendai s'intéressaient ainsi au Zen développé par leurs contemporains de la Chine. Sous la dynastie Song (960-1279), la navigation civile entre la Chine et le Japon a connu une telle prospérité inouïe que de nombreux religieux japonais en ont profité pour aller approfondir leurs études dans le continent. C'est ainsi que Kakua (1143-?), moine Tendai, est allé étudier le Zen en Chine méridionale en 1171 ([5]). Il serait le premier Japonais dont l'illumination fût approuvée par un maître Zen de la Chine. Revenu à son pays d'origine, il aurait cependant préféré la vie d'ermite à la diffusion de ses nouvelles connaissances. L'importance du peuple et la particularité du bouddhisme japonais Au Japon, surtout à partir de l'époque Kamakura (fin du 12e s.-début du 14e s.) , c'est avec l'esprit de sélection exclusive que les nouveaux courants comme le Zen se voulaient être indépendants des autres, tandis que l'esprit de synthèse y résistait encore tenacement pour englober les divers éléments dans une coexistence harmonieuse. La querelle entre ces deux tendances durera pendant des siècles, pour aboutir à la fin le triomphe de l'esprit étroit ([6],[7]). Shunjô-bô Chôgen (1121-1206). Sclupture du 13e siècle. Grand organisateur du kanjin, il a réussi à rassembler beaucoup de monde pour les grands travaux de l'époque. Dans la société de cette époque, la famille impériale et l'aristocratie ont déjà perdu le statut de l'unique bénéficiaire de l'économie. En effet, elles ne pouvaient plus construire les grands temples à elles seules et devaient compter sur la participation du peuple, notamment des classes émergentes des riches paysans et des samouraïs, qui n'étaient à cette époque que de petits seigneurs ruraux. Les grandes collectes (kanjin) d'une étendue nationale ont été organisées pour ramasser des sous de tout le monde pour construire ou reconstruire les édifices religieux. Les travaux publics ont été réalisés de la même façon, mobilisant un vaste public qui payait souvent en matière ou par le travail physique. C'était la première époque dans laquelle la masse populaire eût le dernier mot. Autrement dit, il était désormais primordial pour la réussite d'un mouvement religieux d'attirer et d'organiser le plus de monde que possible. Dans ce contexte, FURUTA Jôkin ([6],[7]) souligne l'importance du marketing dans la lutte pour la survie des courants bouddhistes, et explique le bénéfice de la stratégie sélective pour se faire démarquer des autres courants concurrents. La proclamation de l'indépendance du Zen par Dainichi-bô Nônin Portrait imaginaire de Bodhi Dharma,attribué à Zhuoan Deguang (Settan Tokkô). Cette image aurait été donnée à Nônin avec l'attestation de l'illumination. Le moine Dainichi-bô Nônin (?-?) fut le premier au Japon à réclamer à la fin du 12e siècle l'indépendance du courant Zen ([8]). Autodidacte, il se crut parvenu à l'Éveil tout seul, prétendit ainsi être le premier maître du Zen au Japon. Critiqué par ses compatriotes pour le manque de preuve d'authenticité, il envoya deux de ses disciples en Chine pour obtenir en 1189 une lettre d'approbation du maître Zhuoan Deguang (jp : Settan Tokkô). Il fonda ainsi le « Daruma shû (courant de Dharma) » malgré les reproches persistantes de ne pas avoir hérité le « Flambeau de la vérité » comme il se devait. Bien que sa doctrine fût maintenue par ses adeptes jusqu'à la dernière moitié du 15e siècle, nous n'en connaissons peu parce qu'une partie importante de son école fut peu après sa mort incorporée dans la congrégation fondée par Dôgen ([9]). Nichiren (1222-1282) mentionna plus tard la popularité de l'école de Nônin. D'après le témoignage de cet adversaire acharné du Zen, le « courant de Dharma » a déjà gagné un assez vaste soutien populaire au milieu du 13e siècle. Comme la pratique du zaZen nécessite en général une persévérance ascétique assez dure, le Zen n'est pas a priori facile à pratiquer pour tout le monde : si Nônin savait attirer tant de faveur du peuple dans un peu de temps, il aurait probablement mêlé des éléments hétéroclites dans sa doctrine. Notons en particulier que son rival contemporain Yôsai le critiquait très sévèrement pour son laxisme dans l'observance des commandements. En outre, c'est un descendant spirituel de Nônin, Keizan Jôkin, qui a introduit dans les offices de l'école Sôtô les éléments du bouddhisme ésotérique que son fondateur Dôgen avait tant voulu éliminer : grâce à cette révision, les Sôtô ont pu répondre à la demande du peuple qui voulait la prière pour s'assurer les bénéfices temporels. Cette ligne « réaliste » peut être un écho lointain de la doctrine de Nônin. L'introduction du Zen chinois par Minnan Yôsai Minnann Yôsai (1141-1215). Portrait du 13e siècle. C'est justement peu après l'établissement du premier shogunat vers la fin du 12e siècle que le moine Minnan Yôsai (Eisai) (1141-1215) introduisit systématiquement le Zen de la Chine, ayant légitimement hérité la « Vérité » au maître Xu'an Huaichang (jp. Koan Ejô) ([10]). Revenu au Japon en 1191 après quatre ans de séjour, il fonda consécutivement plusieurs temples du Zen à Hakata. La ville portuaire dans le Nord de l'île de Kyûshû avait en effet une communauté chinoise qui soutenait financièrement ses activités religieuses à la pointe de l'époque. Yôsai connut pourtant une grande difficulté à Kyôto, car les bonzes des courants traditionnels s'opposaient farouchement à lui, et obtinrent finalement l'interdiction de cette nouvelle pratique à la capitale impériale (1194), qui condamnait tout à la fois Yôsai et son rival Nônin. Yôsai rédigea un manifeste du Zen « KôZen Gokoku Ron (Proteger l'Etat par la promotion du Zen) » en 1198 pour expliquer la légitimité de fonder un nouveau courant indépendant : pour lui, le Zen est le fondement même du bouddhisme et la pratique du Zen ainsi que le redressement moral des bonzes devrait protéger et renforcer l'État. Le second shogun MINAMOTO no Yoriie et sa mère HÔJÔ Masako permirent pourtant à Yôsai de fonder en 1200 à Kamakura, le siège même du shogunat, le premier temple Zen au Kantô, Jufuku Ji. Seulement, ce n'était pas tout à fait comme maître du nouveau courant bouddhiste qu'il fut chaleureusement accueilli chez le shogun; en effet, Yôsai y était estimé avant tout comme un grand maître de la ligne ésotérique du traditionnel courant Tendai. C'était en se montrant conciliant qu'il put gagner la confiance des nouveaux hommes forts, et à petits pas, il finit par propager la nouvelle pratique. Or, ce n'était pas du tout une dissimulation : en effet, Yôsai avait une forte conviction de pouvoir unifier tous les courants du mahāyāna, en les réorganisant sur la base du Zen. La porte principale du Kennin Ji. Dévasté par les guerres civiles et ravagé par les incendies, le temple ne garde plus de bâtiment de l'époque de Yôsai. L'interdiction étant levée à Kyôto en vertu de l'intervention du shogun, Yôsai parvint à y fonder en 1202 Ken'nin Ji, un temple où les courants traditionnels Tendai et Shingon coexistaient avec le Zen. Bien sûr, ce n'était pas la reconnaissance officielle de l'indépendance du Zen; 30 ans plus tard, Dôgen, fondateur de l'école Sôtô, fera face à une opposition violente du part des traditionalistes, dès qu'il prêcha la suprématie du Zen. Yôsai est aujourd'hui considéré comme fondateur de l'école Rinzai. Mais il faut bien noter que l'esprit de Yôsai était loin d'exclusif, gardant toute sa vie la pratique ésotérique (mikkyô). Bien qu'on ne sache s'il pratiquait lui-même le culte d'Amida, il était au moins un grand ami à Chôgen qui était dévoué à ce Bouddha du salut dans le cadre du mikkyô. Un des disciples de Yôsai, Taikô Gyôyû (1163-1241) pratiquait et le Zen et le mikkyô comme son maître ; il fonda à Kôya-san, haut lieu du courant ésotérique Shingon, une chapelle en mémoire des shoguns défunts, dans laquelle on vénérait Amida. Selon le témoignage du moine Rinzai Mujû Dôgyô (1226-1312), Yôsai encourageait le nembutsu, récitation du nom d'Amida (« Shaseki-shû » [54]). Bref, à son époque il était plutôt normal pour les bonzes de pratiquer leur foi à plusieurs manières et on franchissait facilement la frontière qui bornait les courants et les écoles. C'était encore l'esprit de synthèse qui y dominait. Le shogunat et le Zen pur Au Japon, c'étaient les samouraïs surtout de l'Est qui soutenaient le « Zen pur » ; pour garder le sang-froid dans leur vie de batailles et de tueries , ils en cherchaient une méthodologie pratique. Guerriers féroces, ils étaient plus simples d'esprit et moins cultivés que leurs confrères du Centre du pays. La pureté doctrinale leur plaisait plutôt que les idées synthétiques mêlées de la philosophie sophistiquée. Ils voulaient tout simplement surpasser la vie et la mort avec le calme, tout en restant eux-mêmes dans leur vie quotidienne. Bien sûr, il y avait beaucoup de samouraïs de l'Est qui s'intéressaient au culte d'Amida (entre autres KUMAGAI Naozane avec une fameuse anecdote citée par le « Heike monogatari »); mais dans l'Est la séparation des courants est plus accentuée que dans l'Ouest du pays. l'immigration des maîtres chinois Portrait de Lanxi Daolong (Rankei Dôryû), peint de son vivant, Le shogunat de Kamakura se marquait ainsi de plus en plus dans le penchant vers le Zen pur. Après l'assassinat du dernier shogun de la famille MINAMOTO (1219), les HÔJÔ qui le dirigeaient en étaient si intéressés qu'ils ne se contentaient plus des bonzes japonais ([11]): les maîtres chinois vinrent à Kamakura pour y fonder des temples Zen complètement à la chinoise comme Kenchô Ji. Citons parmi les religieux immigrés Lanxi Daolong (1213-78; jp.: Rankei Dôryû), Wuan Puning (1197-1276; jp.: Gottan Funei), Wuxue Zuyuan (1226-86; jp.: Mugaku Sogen), et Yishang Yining (1247-1317; jp.: Issan Ichinei). Remarquons à nouveau que ces maîtres chinois n'avaient pas nécessairement l'esprit exclusif : Wuxue Zuyuan a introduit aux temples Zen la coutume de réciter les écritures saintes et les tantras plus ou moins ésotériques, tandis que Yishang Yining est surtout fameux d'avoir apporté les connaissances du néo-confucianisme de l'école de ZHU Xi. Le culte d'Amida n'est pas une exception : la preuve, c'est que le temple Engaku Ji que Wuxue Zuyuan fonda à Kamakura en 1282 garde encore aujourd'hui une triade d'Amida sculptée sur bronze en 1271. Elle fut sans aucun doute donnée comme cadeau au prélat immigré. La triade d'Amida en bronze, fabriquée au Japon en 1271 (Engaku Ji, Kamakura). En effet, Musô Soseki critiquera assez sévèrement Wuxue Zuyuan pour avoir mis trop de temps aux récitations des textes sacrés ([12]) : la croyance de ce maître chinois en bodhisattva Avalokiteśvara (jp. : Kannon bosatsu) était remarquable ([12]). Entre eux, Lanxi Daolong est souvent considéré comme d'un esprit plus exclusif que les autres; il n'en était pas moins amical avec les maîtres plus conciliants de son école, comme Enni Ben'en et Muhon Kakushin ([13]). Bref, le « Zen pur » n'était pas la tendance dominante chez les maîtres chinois immigrés, mais il était plutôt une directive donnée par les HÔJÔ. Les échanges avec le continent Le flot des moines chinois qui sont venus au Japon n'empêchait cependant pas ceux japonais de partir pour le continent. Kennin Ji à Kyôto servait pour ainsi dire de base du voyage pour la Chine ([14]). Étant donné le caractère bien ouvert de ce temple, les moines ainsi expatriés ne seraient pas seulement des spécialistes du Zen. Wuzhun Shifan (Bushun Shiban). Portrait fait de son vivant, avec les inscriptions de lui-même, donné à Enni Ben'en à l'occasion de son rapatriement (Tô Fuku Ji). Installés en Chine, les Japonais invitaient leurs camarades chinois à venir dans leur pays : c'était le cas de Lanxi Daolong que Gattô Chikyô, spécialiste des commandements bouddhiques et non du Zen, incita à aller prêcher au Japon. C'était bien chez ce dernier que le moine chinois trouva le premier lieu d'accueil dans l'archipel. Lanxi n'était pas venu seul : il était accompagné par Shôkoku Isen, ami de Gattô, sur le chemin de retour. C'était une grande époque d'échanges internationaux. De tous les grands maîtres chinois, Wuzhun Shifan (jp.: Bushun Shiban;1178-1249) était le plus accueillant à l'égard des Japonais qui voulaient étudier le Zen. Petit fils spirituel d'Yôsai, Enni Ben'en (1202-1280) séjourna chez lui avec au moins deux autres condisciples japonais ([15]). Au bout de six ans, Ben'en réussit à hériter la Vérité à son maître avec éloge. Non seulement Wuzhun Shifan a accueilli à bras ouverts les Japonais, mais aussi il y a plusieurs de ses disciples qui partirent pour l'archipel : les plus importants d'eux sont Lanxi Daolong , Wuan Puning, et Wuxue Zuyuan. Son temple au mont Jingshan est devenu un véritable centre d'échanges sino-japonais. Enni Ben'en et le temple Tô Fuku Ji Portrait posthume d'Enni Ben'en, attribué à Kissan Minchô (1352-1431). Le grand maître était borgne. Enni Ben'en était sans doute très excellent dans la pratique du Zen. Le maître chinois osa lui accorder une faveur extraordinaire : il lui donna l'habit liturgique du maître fondateur de son école lors de son retour au Japon en 1241 ([16]). Revenu au Japon, il entama ses activités d'abord à Hakata, et s'installa ensuite à la capitale impériale pour fonder en 1243 Tô Fuku Ji, un énorme temple où on pratiquait les trois courants Zen, Tendai et Shingon, construit sous l'égide de KUJÔ Michiie. Cet homme fort de la cour impériale voulait redresser l'autorité impériale en s'appuyant sur un bouddhisme traditionnel renouvelé par le Zen. Dans ce but, Enni Ben'en était un homme providentiel. Wuzhun Shifan lui-même aurait prévu la réussite de son disciple étranger : lors de son départ, il lui aurait donné la bénédiction d'être un jour le guide du souverain du pays. Le Zen Dô, salle du zaZen, de Tô Fuku Ji (Vu du balcon de la porte monumentale San Mon). Reconstruit en 1347, il garde le goût du temps d'Enni Ben'en. Enni Ben'en ne trahit pas l'attente de son maître et de son mécène : la congrégation de Tô Fuku Ji devint ensuite très importante avec la participation des moines de diverses tendances. Elle remplaça Kennin Ji en tant que centre d'échanges culturels avec la Chine. A cette époque , un « réseau confraternel monastique (monastic fellowship network) » ([25]) était établi à travers la mer de Chine. Le lien entre les congrégations de Jingshan et de Tô Fuku Ji était pardessus tout solide. Enni Ben'en était aussi un personnage populaire surtout à Hakata. Lors d'une épidémie estivale en 1241, il en aurait chassé les démons de tous les quartiers de la ville en les aspergeant un à un de l'eau. Cette anecdote qui nous évoque l'exorcisme par l'eau bénite est considérée comme origine de la grande fête Hakata Gion Yamakasa célébrée chaque été jusqu'à nos jours. La contribution matérielle des moines japonais aux temples chinois En même temps, il ne faut pas oublier qu'Enni Ben'en contribua beaucoup à la communauté de Wuzhun d'une façon matérielle. En effet, il fit envoyer un millier de planches de qualité du Japon pour la reconstruction du temple du mont Jingshan par suite d'un incendie dévastateur survenu en 1242. Le soutien matériel par les Japonais était donc un facteur important dans la relation entre deux pays ([16]). Il y a deux éléments en ce qui a permis aux Japonais de faire une telle contribution : primo, le Japon à cette époque était très riche en sylviculture ; secundo, les bonzes japonais savaient se financer par le kanjin, une collecte très bien organisée. Ils abordaient aux riches aussi bien qu'aux pauvres : ils recevaient de gros dons des membres de la famille impériale en même temps qu'ils ramassaient des sous offerts par le menu peuple. Remarquez surtout que Yôsai en personne était très réputé dans ce domaine : succédant à son ami Chôgen, il sera nommé en 1206 au poste du chef de la souscription pour la reconstruction du temple Tô Dai Ji incendié. Or, à cause de la guerre contre la dynastie Jin qui dominait le Nord de la Chine, le gouvernement de Song du Sud ne pouvait dépenser suffisamment pour maintenir ses temples officiels. Les maîtres chinois étaient donc en manque perpétuel d'argent. Séjournant chez Xu'an Huaichang, Yôsai lui avait déjà offert une grosse somme en vue de la construction de la porte monumentale et des portiques de son temple. C'est justement grâce à son savoir-faire financier que le moine japonais pouvait donner à son maître du bois nécessaire pour la reconstruction d'un autre pavillon important peu après son retour au Japon. La gratitude des Chinois était si grande qu'ils érigèrent un monument commémoratif pour lui. Le texte qui y était inscrit, « Taibo Mingshan Qianfuge Ji (jp.: Taihaku Meizan Sembutsu-kaku Ki) », fut envoyé chez Yôsai, et nous reste encore aujourd'hui ([63]). Portrait imaginaire de XIE Kuoming (anonyme). Ici, on ne peut sous-estimer non plus le rôle des commerçants chinois dans la propagation du Zen au Japon. Les Chinois installés à Hakata offrirent à Yôsai et à Enni Ben'en la base de préparation pour aller prêcher à la capitale Kyôto. En effet, ce serait le clan chinois ZHANG qui construisit dans leur ville le temple Shô Fuku Ji pour celui-là, tandis que le chef d'une flotte commerciale chinoise XIE Kuoming (jp.: SHA Kokumei; [26]) était un des principaux sponsors à celui-ci, avec l'offre de Jô Ten Ji peu après son retour au Japon. C'est aussi cet immigré qui finança l'achat et le transport des planches sur la demande d'Enni Ben'en en faveur de son maître chinois. Bref, le soutien spirituel et matériel des immigrés chinois était indispensable pour l'installation du Zen au Japon. Leurs bateaux qui traversaient sans cesse la mer permettaient aussi à beaucoup de disciples d'Enni Ben'en d'aller étudier au monastère de Jingshan ([16]). Dôgen et sa congrégation Portrait de Dôgen (1249). On dit sans fondement qu'il représente le maître contemplant la lune. Dôgen (1200-53), originaire du courant Tendai comme Yôsai, alla lui-même en Chine pour y avoir l'illumination. En fait, il s'inscrivait comme moine à Kennin Ji, et partit pour le continent avec son maître Butsuju-bô MyôZen, qui était disciple de Yôsai. Dans ce sens-là, Dôgen était un de ceux qui se sont rassemblés autour de ce vieux maître pour faciliter leur voyage en Chine ([20], [21]). Originaire de la haute aristocratie, Dôgen était très pur d'âme, extrêmement intransigeant à l'égard à ses idéaux, et tout à fait détaché des valeurs temporelles. Ses ouvrages peu conciliants lui apportèrent une vive opposition de part du courant Tendai qu'il avait quitté. C'est ainsi qu'il alla à la province d'EchiZen (dép. de Fukui d'aujourd'hui) pour y fonder le monastère principal Eihei Ji. Portrait de Tiantong Rujing (Tendô Nyojô), peint probablement de son vivant en Chine (anonyme). A partir de cette époque, les idées de Dôgen devinrent encore plus intransigeantes. Avant, il prêchait souvent aussi pour les sympathisants laïcs et il parlait même de l'égalité sexuelle devant la Vérité; dorénavant, ce n'est essentiellement qu'aux moines masculins qu'il s'adressera, avec les arguments élitistes. Il purifia ainsi son Zen autour du zaZen, avec la fameuse devise « Shikan taza (s'asseoir tout simplement et pour toujours) » héritée à son maître Tiantong Rujing (jp.: Tendô Nyojô, 1192–1227) ([21]). D'ailleurs, bien qu'il admît les nonnes dans son auditoire, nous ne connaissons aucune congrégation pour le femmes fondée de son vivant ([27]). La philosophie de Dôgen Dôgen voulait rejeter tout ce qui pourrait altérer le Zen idéal. Ainsi, il s'opposait résolument à ceux qui accordaient beaucoup d'importance à l'illumination telle qu'on appelle « kenshô » chez les Rinzai : malgré son expérience de « shinjin datsuraku (détachement du corps et du cœur) » en Chine, il lui était essentiel de s'efforcer constamment à se comporter à la manière du bouddha, plutôt que de chercher les extases passagères ([21]). Il trouve la Vérité bouddhique (buppô) dans tous les phénomènes qui se présentent (genjô kôan) : il lui est d'autant plus important de voir, penser, agir toujours comme le bouddha. Dôgen était de même tout à fait contre le Zen mêlée de la pratique du culte d'Amida ou du mikkyô : il osa même comparer les récitations incessantes du nom d'Amida (nembutsu) au chœur des grenouilles dans la rizière. Il ne faut toutefois pas oublier qu'il gardait toujours sa révérence à Hakusan gongen, divinité syncrétique bouddhiste-shintoïste et protectrice de son temple. Pour plus de détail sur sa philosophie, veuillez lire l'article sur Dôgen. Muhon Kakushin et l'esprit de synthèse Portrait de Muhon Kakushin par Kakukei (1315). Muhon Kakushin (appelé aussi Shinchi-bô, 1207-98) est un personnage important dans l'histoire du Zen, mais il était oublié ou presque sciemment ignoré pendant très longtemps par ses condisciples postérieurs de l'école Rinzai. Une raison en est son attitude conciliante envers le culte d'Amida et le mikkyô dont il était originaire, car aux époques suivantes l'esprit exclusif, voire sectaire, devenait prédominant au sein de cette école. Une autre raison, c'est que Kakushin aimait mieux s'écarter du pouvoir ou de l'autorité séculaire : il tenait à la vie d'ermite malgré sa carrière brillante. Originaire de Shinshû (dép. de Nagano d'aujourd'hui) et non de la noblesse, Muhon Kakushin suivit d'abord les études du mikkyô à son haut lieu Kôya-san. Il y rencontra Taikô Gyôyû, spécialiste du Zen et du mikkyô comme son maître Yôsai. C'est sous son influence que Kakushin s'intéressa au Zen. Ensuite, il alla approfondir ses expériences religieuses chez plusieurs maîtres, dont Dôgen. Il partit pour la Chine en 1249 : ce serait Enni Ben'en qui lui conseilla d'aller voir Wuzhun Shifan au temple de Jingshan. Comme l'accueillant maître chinois venait de mourir à son arrivée, il dut quitter Jingshan pour aller finalement chez Wumen Huikai (jp.: Mumon Ekai; 1183-1260) dont il reçut le brevet de l'illumination. Le maître Wumen ayant publié en 1228 un recueil de 48 kôan intitulé Wumenguan (jp.: Mumonkan; La barrière sans porte), Kakushin en apporta un exemplaire lors de son retour au Japon. Cet ouvrage qui ne connut pas de grand succès en Chine devint un des plus appréciés dans l'école Rinzai du Japon aux siècles suivants. Kakushin maîtrisa donc le Zen de l'école Rinzai au moyen des kôan systématiquement organisés, mais il n'en restait pas moins d'un esprit de synthèse. Revenu au Japon en 1254, il s'installa d'abord à Kôya-san comme avant, puis se retira à Yura dans la même province de Kiï (le dép. de Wakayama d'aujourd'hui). Malgré les invitations incessantes de l'ex-empereur Kameyama il ne voulait pas aller vivre dans la capitale. Ses disciples gardaient néanmoins plusieurs temples importants, dont un à Kyôto (Myôkô Ji). Vieille manufacture du shôyu à Yuasa. Muhon Kakushin n'était pas un simple moine. Il introduisit au Japon une branche du Zen qui faisait jouer du shakuhachi (flûte de bambou) aux disciples comme une partie des ascèses ; apprit la fabrication du Kinzanji miso ( les légumes et du soja salés et fermentés; Kinzanji signifie le temple de Jingshan) et du shôyu (sauce de soja). C'est grâce à ce moine que la ville d'Yuasa (Wakayama) est encore réputée pour ce condiment. Portrait d'Ippen, peint probablement peu après sa mort (Musée départemental de l'histoire, Yokohama). L'esprit conciliant de Muhon Kakushin fit naître une anecdote sur son amitié avec Ippen, fondateur du courant Ji Shû qui vénère Amida ([17]). Selon une biographie de celui-ci, il apprit le Zen chez Kakushin et obtint son approbation. La dévotion d'Ippen en Amida consiste à appeler son nom (faire le nembutsu) indéfiniment jusqu'à en arriver à une extase, dans laquelle il se sente inséparablement uni avec ce bouddha. Beaucoup de maîtres Zen de l'école Rinzai assimilaient l'extase ainsi obtenue à leur illumination : Enni Ben'en et Kakushin figuraient parmi eux, et ce dernier aurait admis le nembutsu dans la pratique du Zen comme un moyen de parvenir à l'illumination ([17]). Le rapport du Zen et du culte d'Amida Le fameux Odori nembutsu des adeptes d'Ippen, Ils dansent en rond invocant le nom d'Amida jusqu'à avoir l'extase. Autour, il y a beaucoup de voitures des aristocrates curieux de ce spectacle. Ippen Hijiri E, volume 7 (1299). Les croyants d'Amida ne sont pas unanimes. Si pour Ippen il est important d'avoir l'extase par le nembutsu autant de fois que possible, les autres maîtres comme Hônen et Shinran insistent sur le salut avec la naissance dans la Terre pure (le Jôdo) d'Amida après la mort dans ce monde. Ils prennent littéralement ce que disent les sutras et croient que la Terre pure est très loin d'ici, exactement au-delà de cent mille fois cent milliards de territoires des autres bouddhas. Pour les adeptes du Zen, par contre, elle existe dans le cœur même de chacun ; la venue d'Amida pour accueillir l'âme des justes qui vont mourir, prêchée dans les sutras, est interprétée d'un point de vue spiritualiste comme l'arrivée de l'illumination lorsqu'on met fin à la vie d'illusion par l'ascèse. Certains maîtres du Zen ne trouvent aucun sens au nembutsu : comme nous l'avons vu, pour Dôgen il est comme les cris de grenouilles dans la rizière. Mais d'autres, surtout les chinois depuis l'époque Song, n'hésitent pas à compter sur le vœux solennel d'Amida d'accueillir dans sa Terre pure tout ceux qui appellent son nom, comme l'assurance d'avoir une bonne illumination. Zhongfeng Mingben (1263-1323), respecté par les Japonais comme le plus grand maître Zen chinois de l'époque, était un de ces fidèles d'Amida ([18]). Son influence sur le Zen n'en était pas plus dominante dans l'archipel, car les bonzes Zen japonais avaient déjà un esprit assez sceptique du culte d'Amida. Musô Soseki (1275-1351), malgré ses idées plutôt conciliantes et son respect envers ce maître chinois, essayera de restreindre ce culte au sein du Zen (« Muchû Mondô » [19], chapitres 82-85). Le Zen du point de vue sociologique Une femme en tenue de nonne en promenade, Rakuchû Rakugai Zu Byôbu (Rekihaku Kô Hon), paravent de gauche. Anonyme, 16e siècle (Musée national de l'histoire et du folklore). Le Zen restait plutôt une religion des hommes, en dépit de l'existence des nonnes et les sympathisantes laïques de plus en plus nombreuses. Théoriquement, rien n'empêche que les femmes fassent l'ascèse et aient l'illumination. Mais les femmes y étaient décidément moins nombreuses que les hommes, et les grands maîtres étaient tous du sexe masculin. Le sexisme était d'ailleurs très fort, non seulement chez le Zen mais aussi chez pratiquement tous les courants bouddhistes du Japon, malgré l'existence de très nombreuses religieuses d'origine aristocrate notamment au culte d'Amida. Après tout, l'absence de philosophe féminine au Japon est impressionnante ; il n'y avait pas de Japonaise comparable à sainte Thérèse d'Avila. Quant aux classes sociales, le Zen élargissait petit à petit son audience auprès des grands commerçants émergents de la ville, et même auprès des fermiers provinciaux pour l'école Sôtô dans l'époque suivante. Il y aura pourtant toujours une contradiction entre l'élitisme inée du Zen et l'évangélisation de la vaste couche populaire. Mujû Dôgyô et son « Sha Seki Shû » Portrait de Mujû Dôgyô, reproduction d'une sculpture sur bois de l'époque Kamakura. (Musée municipal de Nagoya). Comme on a vu, le Moyen Âge du Japon était une grande époque de l'évangélisation du peuple. Malgré le caractère foncièrement élitiste du Zen, Mujû Dôgyô (1226-1312) en était un des plus importants personnages qui voulaient prêcher au grand public. Disciple d'Enni Ben'en, il rédigea son fameux « Sha Seki Shû » (achevé en 1284) compilant les anecdotes les plus diversifiées pour enseigner au peuple la Vérité du point de vue du bouddhisme synthétique. En effet, on y trouve la coexistence des divinités japonaises avec les bouddhas et les bodhisattvas, l'ascèse avec le salut. Pour faciliter la compréhension, il n'hésite pas à recourir aux histoires comiques. Le gros livre de dix volumes est donc un grand reccueil d'épisodes décalés, mais il est en même temps un précieux document historique pour nous les contemporains. L'évolution de l'école Sôtô après la mort de Dôgen Portrait de Tettsû Gikai (1219-1309), anonyme (Daijô Ji, Ishikawa). Contrairement au fondateur devenu de moins en moins conciliant, les successeurs de Dôgen ont dû se plier à la conjoncture, non sans querelles entre eux. Une sérieuse scission s'est produite à propos du troisième successeur. La situation est un peu pareille à celle des franciscains divisés entre les spirituels et les conventuels après la mort de saint François d'Assise. Tettsû Gikai (1219-1309), plus gestionnaire que philosophe, était à la tête de la fraction « conventuels », accordant l'importance à la construction des édifices et à l'administration de la congrégation ([22]). Son séjour en Chine depuis 1259 était en effet plutôt consacré à la maîtrise des règles de congrégation et des prières liturgiques, voire de la disposition des bâtiments dans le plan d'un temple. Pour comprendre le positionnement idéologique de ce moine, il ne faudrait pas sous-estimer son origine ([23]) : avant de joindre à la congrégation de Dôgen, il appartenait à l'école Daruma Shû, fondée par Dainichi-bô Nônin. Tettsû y restra attaché toute la vie, fier d'y hérité la Vérité. Portrait de Keizan Jôkin, peint de son vivant (1319), anonyme (Sôji Ji, Kanagawa) . Son disciple Keizan Jôkin (1268-1325) adopta les éléments ésotériques que Dôgen avait strictement rejetés ([24]) pour élargir le soutien laïc. Les prières pour les bénéfices temporels des laïcs occuperont dorénavant une partie importante des rituels. Les divinités shintoïstes seront massivement adoptées et vénérées dans la liturgie comme dans celle ésotérique. Cette attitude souple de Jôkin vient de son esprit omnivore : après avoir étudié à Eihei Ji, Keizan Jôkin fit le stage non seulement à Hiei Zan pour apprendre le Tendai, mais aussi chez Muhon Kakushin pour connaître le Rinzai. Jôkin accueillera à son tour les disciples de Kakushin dans son temple. Keizan Jôkin n'hésitait pas à se servir systématiquement les kôan pour enseigner certains de ses élèves. C'était bien le cas de Kohô Kakumyô (1271-1361), disciple de Muhon Kakushin : lorsque le jeune moine vint poursuivre les ascèses chez lui, Keizan lui donna comme problématiques les 1700 kôan traditionnels les uns après les autres comme l'aurait fait un maître Rinzai ([28]). Bien que le culte d'Amida, un autre pilier des activités religieuses de Kakushin, ne fût pas adopté par les Sôtô, l'esprit synthétique de celui-ci aurait profondément influencé leur congrégation qui se réorganisait sous Jôkin. Les échanges entre les moines Sôtô et les successeurs de Kakushin sont considérés par les spécialistes comme les éléments très importants pour le développement de l'école Sôtô aux siècles suivants ([24]). Le prix de cet élan comme congrégation, c'était bien sûr l'oubli de l'idéal du maître fondateur Dôgen : il fallait à l'école Sôtô plusieurs siècles pour retrouver les valeurs du « Shôbôgenzô ». L'école Sôtô et les œuvres sociales : cas de Kangan Giin Portrait de Kangan Giin, anonyme (Toyokawa Inari, Aichi). Un autre moine Sôtô qu'on ne doit pas oublier est Kangan Giin (1217-1300) ([34]). Présumé originaire de la famille impériale, il étudia d'abord le Tendai, s'intéressa ensuite au Zen. Ce fut en 1241 qu'il vint chez Dôgen, en même temps que les anciens disciples de Dainichi-bô Nônin. Il est possible qu'il ait été parmi eux avant de trouver son vrai maître. Giin serait parti pour la Chine deux fois, en 1243 (ou 1253) et en 1264. L'objectif du second voyage était d'y apporter les propos recueillis de Dôgen qui était mort onze ans auparavant. Revenu au Japon en 1267, il prit l'île de Kyûshû comme terrain de travail, notamment la province de Higo (le département de Kumamoto d'aujourd'hui) pour y fonder plusieurs temples. Il a bâti ainsi le fondement de son école au Kyûshû. Mais ses activités les plus remarquables étaient dans le domaine social : il organisa le défrichement de vastes terrains arides, promut l'assèchement du marécage sur une baie, et réalisa la construction du pont sur un fleuve rapide. Bref, il travailla en tant que grand maître de kanjin à la manière de Chôgen et de Yôsai. Le Zen de la Corée Portrait imaginaire de Bojo Jinul, anonyme, 1780 (Temple Songgwangsa, Corée du Sud). Le Zen de la Corée aurait sans doute influencé celui du Japon, mais il n'y a pas beaucoup de documents qui le racontent. On peut supposer pour cela deux raisons : premièrement de la part de la Corée, la dynastie Joseon (1392-1910) traitait toujours très froidement et même persécutait souventle bouddhisme, qui avait été protégé par le royaume de Goryeo qui la précédait. Pendant cette période difficile où il était réduit en croyance populaire, il aurait perdu une bonne partie du patrimoine documentaire. Deuxièmement, les Japonais ne veulent souvent pas reconnaître l'influence de la Corée sur eux, à cause du dédain séculaire à l'égard de leurs voisins. Il nous est donc difficile de déterminer la réalité des échanges en Zen entre ces deux pays. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'en Corée à l'époque Goryeo, le courant Zen a atteint son apogée surtout avec Bojo Jinul (1158-1210), d'un esprit conciliant avec le culte d'Amida ([29]). Un des rares exemples d'échanges personnels, c'est le moine coréen Iyeon Poepmyeong (jp.: Ryônen Hômyô; ?-1308?) qui vint s'installer au Japon après avoir séjourné chez Wuzhun Shifan à Jingshan ([29]). L'illumination étant approuvée par le grand maître chinois, il prit le chemin du Japon probablement en 1247, soit un an après le départ de son condisciple chinois Lanxi Daolong (Rankei Dôryû) pour l'archipel. Il fonda le temple Gyokusen Ji dans la ville de Tsuruoka (Yamagata) vers 1251, et y demeurera jusqu'à la mort. Entre temps, il serait allé voir Dôgen à son temple Eihei Ji. De plus, au moins deux des disciples de Muhon Kakushin, Kyôô Unryô (1267-1342) et Kohô Kakumyô (1271-1361) rendirent visite au moine coréen pour faire le stage sous lui ([29]). Nampo Shômyô et le nationalisme à l'époque des invasions mongoles Portrait de Nampo Shômyô, peint de son vivant (1307), anonyme (Kô Toku Ji, Fukukoka) Nampo Shômyô (1235-1308) ([15]) est un personnage important dans l'histoire de l'école Rinzai, car les arrière-petits fils de ce partisan du Zen pur l'emporteront sur les autres branches de cette école dans les siècles qui viennent. Il suivit d'abord le maître chinois Lanxi Daolong à Kamakura, puis le japonais Kôhô Kenjitu, mais mal satisfait, il partit pour la Chine vers 1259. Jusqu'au retour en 1267, il séjournait surtout à Jingshan, suivant le maître Xutang Zhiyu (jp.: Kidô Chigu ; 1185-1269). Revenu au Japon, il s'installa lui aussi au Kyûshû (en particulier à Hakata) et y restait pendant plus de trente-cinq ans. Ce fut en 1305 qu'il accepta l'invitation de l'ex-empereur Kameyama et alla à la capitale Kyôto ; pas plus tard qu'en 1307, il la quitta et s'installa à Kamakura pour y mourir peu après. Une chose remarquable chez Nampo Shômyô, c'est qu'il soulignait l'importance de célébrer les rites pour le pays et pour l'empereur. L'expression « Dai Nihon koku » (le grand Japon) se trouve dans ses propos ([15]). Le chevalier TAKEZAKI Suenaga chargeant les archers mongols. Mouko Shûrai Ekotoba, 1282 (Agence d'État des affaires impériales). Son époque était celle des invasions par les Mongols : Kubilai Khan (1214-94) envoya sa flotte à deux reprises pour assujettir le Japon, en 1274 et en 1281. Ces deux expéditions suscitèrent le nationalisme chez les Japonais qui réussirent tant bien que mal à repousser les envahisseurs. Les religieux japonais furent massivement mobilisés en vue des prières pour la défense nationale. Pour Nampo Shômyô qui restait pendant cette période difficile à la ville de Hakata dévastée par les deux invasions mongoles, il était sans doute naturel de lutter contre ce conquérant d'autant plus qu'il venait de quitter la Chine. En effet, l'invasion par les Mongols causait d'immenses dégâts aussi en Chine méridionale qui avait été sous le contrôle de la dynastie Song du Sud. Ancre de pierre à un navire mongol. Jôten Ji, Fukuoka. Mais ce moine ne pouvait-il concevoir la résistance internationale en solidarité avec les continentaux, ne fût-ce qu'avec ses confrères chinois de l'époque ? Une chose certaine, c'est que même sous la menace de la guerre, les échanges commercial et personnel ne s'arrêtaient pas entre la Chine et le Japon. Il n'est pas tout à fait inimaginable que ce moine servît d'agent de renseignement de la cour impériale ou du shogunat de Kamakura pendant ce séjour trop long à cette ville sur le front. En effet, dans l'époque suivante, ce sont les moines du Zen qui s'assumaient de la diplomatie... Sa vie nous semble souvent complètement absorbée par la pratique du Zen. L'austérité et l'intransigeance sont souvent considérées comme les caractéristiques de sa foi, qui seront héritées par son disciple Shûhô Myôchô. En réalité, Nampo Shômyô aurait été d'un esprit un peu plus souple : en effet, il nourrissait très probablement une relation excellente avec Enni Ben'en qui l'aurait recommandé auprès de l'ex-empereur ([15]). Traditionnellement on lui attribue l'introduction de la préparation du thé plus raffinée que celle de l'époque de Yôsai. En effet, beaucoup de monde le considèrent comme à l'origine de la cérémonie du thé. L'impact du Zen exercé sur les beaux-arts de l'époque Kamakura Le Kongô Rikishi, sculpture sur bois réalisée sous la direction d'Unkei, 1192 (Nan Dai Mon, Tô Dai Ji). L'époque Kamakura était une période du renouveau artistique. Déjà avant l'introduction du Zen, le réalisme vigoureux de la dynastie Song avait commencé à impressionner fort les Japonais. La reconstruction des temples du bouddhisme traditionnel était une bonne occasion de faire valoir les nouveaux techniques et surtout le nouvel esprit d'abord dans la sculpture. L'école d'Unkei (?-1223) le témoigne éloquemment à Tô Dai Ji restauré. La sculpture japonaise trouva là une expression dynamique inouïe. Les beaux-arts associés au Zen avait pourtant une caractéristique remarquable : comme le Zen apprécie à l'extrême la transmission spirituelle du maître au disciple, le portrait réaliste du maître dit chinzô ou chinsô était très important comme la preuve de la Vérité héritée. Une peinture pour la plupart de cas, le chinzô devait donc être extrêmement fidèle à la personne représentée, y compris les défauts physiques. Les statues à la posture assise étaient aussi sculptées sur bois avec autant de réalisme. Statue de Wuxue Zuyuan. Sculpture sur bois, anonyme, vers 1286 (Engaku Ji, Kamakura). Une chose importante, c'est que ces peintures ont été exécutées pour la plupart de cas par les moines spécialistes. D'abord amateurs, ces peintres religieux se spécialisaient de plus en plus profondément, tout en exerçant leur fonction dans le temple. Dans l'époque Muromachi qui suit, on rencontrera certains moines-peintres très importants sortis de l'anonymat. Par contre, la sculpture était très probablement confiée aux sculpteurs professionnels, à cause de la difficulté technique. Les beaux-arts du Zen a une autre caractéristique : ils sont essentiellement statiques plutôt que dynamiques. C'est une limite naturelle qui résulte du caractère foncier du Zen. Le dynamisme des sculptures de l'école d'Unkei sera oublié à l'époque suivante où le Zen prendra l'hégémonie du bouddhisme japonais. L'architecture et le Zen Le Dai Shôrô de Tô Dai Ji, construit sous la direction de Minnan Yôsai vers 1208. L'époque Kamakura était aussi un point tournant de l'architecture japonaise. Le style tenjiku-yô inventé par Chôgen et ses camarades bouleversa le public par son audace architecturale dynamique. Si le tenjiku-yô n'avait rien à voir avec l'architecture du Zen de la Chine de cette époque, Yôsai, ami et successeur à Chôgen à la tête de la reconstruction du Tô Dai Ji, adopta un style propre à lui, d'un caractère transitoire du tenjiku-yô au style Zen du Japon. En effet, le grand clocher (Dai Shôrô) de ce temple construit sous la direction de Yôsai vers 1208 nous montre déjà la divergence d'avec le style de son prédécesseur ; néanmoins, il n'est pas conforme à l'architecture Zen de la Chine qui sera transplantée plus tard à Kamakura avec les moines immigrés. Ici aussi, on pourrait trouver le caractère de Yôsai qui voulait la sélection active des éléments extérieurs et la synthèse avec ceux intérieurs. En effet, selon le témoignage de Mujû Dôgyô (« Shaseki-shû » [54]), Yôsai n'aurait pas voulu se conformer complètement à la manière chinoise pour une idée profonde. C'est donc à l'époque de Lanxi Daolong (Rankei Dôryû) que l'introduction de l'architecture purement chinoise aurait commencé au Japon. Les HÔJÔ voulaient installer un Zen à la chinoise dans une ambiance du continent. Shari Den (Engaku Ji, Kamakura). Première moitié du 15e siècle . Photo : 江戸村の とくぞう (Wikimedia Commons). Malheureusement les bâtiments construits à cette époque ne restent plus ; Le Shari Den (première moitié du 15e siècle) à Engaku Ji est le plus ancien édifice du style Zen qui reste à nos jours à Kamakura. Malgré l'apparence du goût chinois, la structure du toit adopte la technique traditionnelle japonaise pour lui donner une inclinaison plus abrupte que ne l'aurait permis celle chinoise. Le style purement chinois, fût-il une fois introduit, n'aurait pu survivre à ces deux siècles. « Shina Zensatsu Zushiki » dû probablement à Tettsû Gikai (Daijô Ji, Ishikawa). Pour l'école Sôtô, Tettsû Gikai étudia très minutieusement en Chine les plans des temples chinois du Zen. Les détails des bâtiments qu'il aurait construits à Eihei Ji ne sont pourtant pas connus. BIBLIOGRAPHIE Version 1.0 le 29 août 2014 / F. TAMON