Frédéric Martel reçoit Rokhaya Diallo (journaliste et auteure) et Emmanuel Paquette (journaliste à l'Express) pour discuter de l'évolution de la critique culturelle, notamment par rapport à des phénomènes comme celui de "Black Panther" qui marque un tournant dans les films de super-héros.

Les éditeurs de livres et les responsables de labels de musique, que nous avons interrogés, font souvent un même constat : le critique traditionnel de films, de livres ou de musique a perdu de son influence. Hier, si un éditeur voulait vendre un livre, il devait envoyer son auteur à Apostrophes de Bernard Pivot et avoir des articles dans le supplément littéraire du Monde, de Libération ou du Figaro. Aujourd’hui, les éditeurs confirment qu’une critique dans les pages livres de Libération ou du supplément littéraire du Figaro suscite bien moins de ventes en librairie qu’auparavant, et même Le Monde des Livres, qui garde une certaine influence, n’a plus l’impact qu’il avait il y a dizaine d’années. Pour la musique ou le cinéma : la situation est encore plus critique. L’éloge d’un nouveau film dans le journal Le Monde n’a plus vraiment d’impact dans le box-office (selon deux producteurs que nous avons interrogés), alors même que des critiques sévères dans la presse n’empêchent presque jamais un film de battre tous les records d’audience en salles et de devenir un blockbuster ! Les critiques seraient-ils déconnectés des goûts du public et leur parole discréditée ?
La grande nouveauté, ce sont aussi les nouveaux outils de mesure. Jusqu’à présent, personne ne savait vraiment qui lisait quoi dans un journal et on pouvait penser que les pages culturelles étaient lues autant que les autres. Grâce à Internet, on connait désormais concrètement l’audience précise des articles culturels. Une critique de film, une critique de livre est-elle lue ? Hélas, les chiffres sont sans appel : les lecteurs des quotidiens et des hebdos lisent infiniment moins les critiques culturelles que les autres pages. « Le changement le plus considérable qu’Internet produise sur les médias, ce n’est pas l’immédiateté, ou la baisse des coûts, c’est la mesurabilité. Et c’est, en réalité, effrayant si vous êtes un critique traditionnel », expliquait Nick Denton, le fondateur du site Gawker, dans un long portrait que lui a consacré… le New Yorker.
Or, la précision des mesures d’audience confirme ce qu’on pressentait déjà sans pouvoir le prouver : à savoir le peu de lecteurs intéressés par les critiques. Désormais, chaque article ayant ses statistiques de lecture et son nombre de pages vues, on découvre, médusé, dans les rédactions, l’audience infinitésimale des critiques de danse ou d’opéra et, plus généralement, des critiques culturelles, qui sont rarement lues. Toute une nouvelle hiérarchisation de l’information se met en place, qui exclut les critiques des pages d’accueil, du fait de leur impopularité, lesquelles deviennent du coup encore plus invisibles. Hélas – trois fois hélas.
Le critique traditionnel a donc perdu son audience et son pouvoir de prescription, mais il y a pire : il a perdu aussi sa légitimité. Élitisme, abus de position dominante, jugements biaisés, copinages, il est difficile au critique de se défendre face à ces attaques. Qu’est-ce qui justifie que le critique de Télérama, des Inrocks ou du Figaro Magazine porte aux nues ou voue aux gémonies un film ou un livre ? C’est bien le problème. « Le populisme est le nouveau modèle du cool; les élitistes sont les nouveaux ringards», expliquait dans un article du New York Times, la journaliste Alexandra Mo-lot-kow.
A l’heure de la fin des hiérarchies culturelles, des mélange des genres et de la démocratisation culturelle, le critique n’a plus trop de légitimité.
Face à cette situation critique, dont on peut relativiser ou nuancer tel ou tel point, mais que tout le monde constate, de nouveaux critiques culturels sont apparus grâce à Internet. Hier, une dizaine de critiques de livres faisaient la pluie et le beau temps de l’édition, aujourd’hui la critique semble s’être démocratisée.
En matière de cinéma, des dizaines de nouveaux sites connaissent le succès et l’on peut citer, par exemple, Rotten Tomatoes, Metacritic, Letterboxd ou Sens Critique. En ce qui concerne le livre, on peut noter des sites comme Babelio, La République des Idées, GoodReads (racheté par Amazon), le supplément littéraire de Buzzfeed ou de Slate aux Etats-Unis, et même, l’expérience lancée par Mark Zuckerberg qui recommandait des livres sur une «Page» Facebook dédiée à ses lectures : il avait pris la résolution de lire un livre toutes les deux semaines (il a mis fin à l’expérience, certes, mais c’est un bon exemple). On a parlé à ce sujet de l’ère des « mini » Oprah, en référence à la grande prêtresse de la recommandation des livres, Oprah Winfrey et à ses talk shows littéraires.
En résumé, on est en train de basculer de la prescription à l’influence. Et c’est une révolution majeure pour toute la sphère culturelle.
Les nouveaux outils de la critique
On a évoqué la lente disparition du critique culturel, et la montée en puissance des « influenceurs », intéressons-nous maintenant à une autre évolution : celle de l’apparition de nouveaux outils qui viennent changer, d’une autre manière, la critique.
Aujourd’hui, la critique de livre passe notamment par les booktubers, ces critiques de livres sur YouTube ou, pour une part, les Instapoets sur Instagram. Instagram est ainsi devenu, contre toute attente, la plateforme numéro 1 pour la poésie et, plus largement, le réseau social préféré des artistes et de la classe culturelle. Les artistes utilisent Instagram pour y présenter leurs œuvres, comme un « portfolio » ou un « book », et les influenceurs y sont innombrables, parfois payés par les marques pour les plus suivis d’entre eux.
Pour la musique, les labels interrogés constatent la montée en puissance décisive des « playlists » qui deviennent la forme de prescription la plus importante. Par exemple, dans le jazz et le smooth jazz, les artistes du secteur espèrent figurer dans la playlist « Coffee Table Jazz » qui compte déjà plus de 1,4 million d’abonnés. Cette prescription est aussi un modèle économique, car figurer dans cette playlist assure au musicien des revenus importants en stream.
Les forums de discussion jouent également un rôle accru, notamment pour des sites comme IMDb (qui appartient à Amazon), Ain’it Cool News, Deadline Hollywood, ou en France AlloCiné, par exemple.
Snapchat compte aussi dans la prescription culturelle pour les adolescents, sans oublier Facebook et Twitter qui sont désormais l’un des premiers territoires de l’influence.
La puissance des algorithmes
On a évoqué les critiques traditionnels, les nouveaux critiques et les outils d’influence que sont les forums de discussion, les booktubers, les youtubers ou les instapoets (sur Instagram), on peut maintenant s’intéresser au rôle de plus en plus décisif des algorithmes.
Certains pensent que le futur de la critique sera entre les mains des algorithmes, et on peut constater déjà leur rôle accru sur Amazon, où l’algorithme vous recommande un livre à partir de vos achats précédents : c’est le célèbre : « Vous avez aimé Elena Ferrante, vous aimerez Pierre Lemaître » ! (Un article du New Yorker a toutefois révélé que ces recommandations pouvaient être biaisées et dépendre de la publicité que les éditeurs payaient indirectement à Amazon).
De la même manière, sur Spotify, Deezer, AppleMusic ou Tidal, l’algorithme vous recommande de la musique en fonction de vos écoutes précédentes.
Enfin, on sait, depuis une enquête inédite sur l’algorithme de Netflix publiée par The Atlantic, que Netflix a classé ses films en plus de 77.000 sous-genres et que ceux-ci servent à l’algorithme pour vous proposer des films ou des séries télévisées.
L’algorithme sera-t-il le futur critique culturel ?
Quelles peuvent être les évolutions à venir et comment les anticiper ?
Il semble qu’une évolution importante, et déjà en cours, est la création de nouveaux outils, de nouveaux sites ou algorithmes qui vont mêler de la curation humaine et de la prescription algorithmique, ce que l’on a appelé la « smart curation », le mélange des données du « smart » et des jugements humains de la « curation ».
On peut déjà observer le système de recommandation de Spotify, baptisé « Discovery Weekly » ou « Découvertes de la semaine », proposé aux abonnés de Spotify tous les lundis matins : les recommandations musicales sont faites par trois filtres : un filtre « personnalisé » qui s’inspire de ce que l’on a écouté durant la semaine qui précède ; un filtre « mainstream » qui correspond aux écoutes massives du moment ; enfin un filtre « d’influenceurs » basé sur des dizaines de DJ’s, responsables de labels, critiques, blogueurs ou artistes. Et même des programmateurs de festivals ! Paradoxalement, on voit que ces outils mixtes, algorithmes et humains (smart curation) réintègrent des prescripteurs classiques et notamment les médias qui reviennent via ce troisième filtre.
On peut également citer les enceintes connectées, qui ont elles-mêmes pris « la grosse tête » puisqu’elles sont en train de vouloir faire, elles aussi, de la recommandation musicale !
Des dizaines de start-ups, de sites ou d’applications s’inspirent de ces modèles mixtes pour proposer des solutions de recommandations innovantes, qui mêlent les données et les humains. C’est tout un nouveau territoire de la critique qui est en train d’émerger.
Références d’articles utilisés pour cette émission et ce texte de présentation :
• Sur la viralité : Andrew Marantz, « The Virologist », The New Yorker, 5 janvier 2015.
• Sur Amazon : George Packer, « Cheap Words, Amazon is good for customers. But is it good for books ? », The New Yorker, 17 & 24 février 2014
• Sur Spotify : Adam Pasick, « The magic that makes Spotify’s Discover Weekly playlists so damn good », Quartz, 21 décembre 2015
• Sur la curation : F. Martel, Smart, Enquête sur les internets, éd. Stock, 2014 et « Le critique culturel est mort. Vive la smart curation! », ZHdK/Slate, Septembre 2015.
Chroniques
- journaliste, réalisatrice, auteure de « Ne reste pas à ta place », ed. Marabout.
- Journaliste à l'Express, spécialisé nouvelles technologies et médias
- Directrice générale France d'Audible
- Entrepreneur, designer de politique et fondateur du Mouvement
- Partner chez Futurs, ancien directeur adjoint en charge du numérique du Service d'Information du Gouvernement