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La dangereuse tendance du « sadfishing » sur les réseaux sociaux

Alors que des influenceurs parlent davantage en ligne d’anxiété et de dépression, les adolescents emboîtent le pas et deviennent des cibles pour les prédateurs

Les influenceurs ont utilisé le mot « anxiété » trois fois plus cette année qu’en 2016 et plus de six millions de messages ont été postés sur Instagram avec la référence #mentalhealthawareness (sensibilisation à la santé mentale).
Les influenceurs ont utilisé le mot « anxiété » trois fois plus cette année qu’en 2016 et plus de six millions de messages ont été postés sur Instagram avec la référence #mentalhealthawareness (sensibilisation à la santé mentale).
© Sipa Press

Il semble que, récemment, tout le monde sur Instagram et YouTube se sente anxieux, stressé et déprimé. Les photos de vacances incroyables, de corps ciselés et de belles maisons qui dominaient autrefois les flux sur ces réseaux sociaux sont désormais remplacées par des instantanés de la vie réelle, avec ses piles de linges et ses vergetures.

Les célébrités et les personnalités influentes partagent davantage leur bagage émotionnel. Mais quand les adolescents ordinaires font la même chose, cela peut être risqué.

Les influenceurs ont utilisé le mot « anxiété » trois fois plus cette année qu’en 2016 et plus de six millions de messages ont été postés sur Instagram avec la référence #mentalhealthawareness (sensibilisation à la santé mentale), selon Captiv8, une firme de marketing d’influence.

« Avec les millennials, tous les contenus sur les réseaux sociaux relevaient de l’idéal et montraient une vie parfaite. Ils ont été élevés dans un monde où ce qui comptait c’était le groupe et de s’y intégrer », explique Jayne Charneski, fondatrice de Front Row Insights & Strategy, une entreprise spécialisée dans la connaissance des consommateurs. « La génération Z est élevée par les X, qui sont farouchement indépendants, et c’est donc perçu comme cool d’être différents. Les Z forment une génération inclusive et ouverte d’esprit, et la vulnérabilité est désormais un élément d’interaction sociale pour eux. »

Il y a des avantages à s’ouvrir sur les réseaux sociaux, comme l’a récemment écrit ma collègue Andrea Petersen. Les recherches montrent que se dévoiler peut se révéler bénéfique pour les personnes faisant face à des problèmes de santé mentale parce que cela élimine la stigmatisation. Les adolescents connaissant de tels soucis ont trouvé dans toute cette nouvelle ouverture d’esprit de la part des personnes qu’ils admirent un moyen de se sentir moins marginaux. Voir des célébrités et des personnes influentes partager leurs difficultés peut faire prendre conscience aux followers que personne n’est parfait.

Ce que les adolescents ne réalisent peut-être pas, c’est que la motivation des influenceurs à agir ainsi ne part pas toujours de bonnes intentions. Lorsque ces derniers partagent leurs difficultés personnelles, elles ont tendance à gagner plus de followers, de likes et à recevoir plus de commentaires, ce qui se traduit par un plus grand nombre de contenus sponsorisés par des marques. (Cela pourrait commencer à changer. Le PDG d’Instagram a annoncé la semaine dernière qu’il allait étendre un test mondial de dissimulation de « likes » aux messages de certains utilisateurs aux Etats-Unis à partir de cette semaine).

Selon Captiv8, les influenceurs constatent un taux d’engagement sept à dix fois plus important lorsqu’ils postent des messages liés à des questions de santé mentale plutôt que des messages plus banals. Par conséquent, certains sont accusés de faire ce qu’on appelle du « sadfishing », une pratique où des individus exagèrent leurs problèmes en vue d’en tirer un bénéfice personnel.

« En tant qu’influenceur, vous entraînez vos followers sur des montagnes russes émotionnelles. Plus les hauts et les bas sont élevés, plus l’engagement est fort », note Krishna Subramanian, cofondateur de Captiv8.

Pire encore, quand les jeunes — incités à partager des sentiments plus authentiques en ligne — imitent cette pratique, ils s’ouvrent aussi aux prédateurs et aux harceleurs qui exploitent leur vulnérabilité.

« Nous avons eu un cas où une fille était sur Instagram en train de parler de ses problèmes avec un prédateur et nous l’avons attrapé juste avant qu’ils ne se rencontrent », témoigne Chris Hadnagy, fondateur et directeur exécutif de la fondation Innocent Lives, une ONG qui aide les forces de l’ordre à identifier et à arrêter des prédateurs anonymes en ligne.

Hazel Rodriguez, un petit rat âgée de douze ans vivant à Naples, en Floride, a remarqué un pic chez ses followers après avoir commencé à parler des difficultés posées par la pratique de la danse et de l’époque difficile qu’elle traversait.

« Elle pouvait passer peut-être trois mois sans gagner le moindre follower et rien qu’au cours des trente derniers jours, elle en avait eu plus de 75 nouveaux, explique sa mère, Gigi Rodriguez, qui gère son compte. Ce gain était dû à une augmentation de ces posts normaux et spontanés. »

« Je pense que ce que les gens aiment le plus, c’est que vous soyez vrai », assure Hazel, qui compte plus de 16 000 followers sur son compte public Instagram où elle représente plusieurs marques de vêtements de danse classique. « Il y a tant de pages où des personnes affichent uniquement leur côté perfection que cela décourager les autres. »

Bien que le fait de partager ses difficultés lui ait fait gagner plus de followers, cela a aussi attiré une attention d’un type indésirable. La mère de Hazel, qui lit tous les messages privés sur le compte de sa fille, explique en avoir reçu d’innombrables de personnes qu’elle soupçonne d’être des hommes adultes se faisant passer pour des adolescents, et qui écrivent des choses comme : « Je sais comment tu te sens, si jamais tu veux en discuter. »

Mme Rodriguez assure qu’elle peut dire quand les messages sont licites et quand ils ne le sont pas, parce que, quand elle répond qu’elle est la mère de Hazel, certains disparaissent.

« Le fait de voir un adolescent qui affiche un message disant qu’il se sent mal et qu’on l’accuse même de sadfishing ouvre la porte aux prédateurs et leur permet de se présenter comme des héros susceptibles d’apporter affection et soutien », note Casie Hall, une conseillère professionnelle diplômée de Raleigh, en Colombie-Britannique, qui traite des adolescents souffrant de traumatisme et siège au conseil de la fondation Innocent Lives. « Un prédateur est à la recherche d’une proie facile, et l’établissement d’une complicité fait partie du processus de mise en confiance. »

Habituellement, les adolescents ne réalisent pas que la personne avec laquelle ils se lient est en fait un adulte jusqu’à ce qu’ils acceptent de se rencontrer en face-à-face ou qu’elle leur fasse du chantage pour lui envoyer des photos de plus en plus osées.

Il existe d’autres dangers liés au sur-partage émotionnel que beaucoup d’adolescents n’anticipent pas non plus, comme la possibilité que certains contenus publics puissent influencer les décisions d’embauche d’un futur employeur. Il y a également celui que les adolescents se tournent vers les réseaux sociaux pour se substituer à l’aide de professionnels.

Lorsque la fille adolescente d’Helen Nurse lui a dit qu’une de ses bonnes amies avait souvent affiché des messages empreints de tristesse, Mme Nurse lui a conseillé de ne pas commenter ces messages mais de lui offrir un soutien personnel. « Ma fille a cessé de consulter ces posts, ce qui a amené son amie à lui demander pourquoi elle ne la soutenait pas », raconte Mme Nurse, enseignante dans le domaine préscolaire à Charlotte, en Caroline du Nord, qui a ajouté qu’elle et sa fille avaient gentiment suggéré à son amie de parler à ses parents et de chercher une aide professionnelle.

« Elle s’est mise sur la défensive, écrivant des choses comme “Vous ne me croyez pas” », poursuit Mme Nurse, ajoutant que les deux filles ne sont plus amies. « Demander de l’aide en ligne, ce n’est pas aborder correctement un problème. »

Traduit à partir de la version originale en anglais

Edition du mercredi 20 janvier 2021

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