Lil Louis : “Il y avait du sexe sur le dancefloor bien avant French Kiss”

Écrit par Smaël Bouaici
Le 15.12.2015, à 16h51
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Écrit par Smaël Bouaici
Après l’accident qui l’a rendu à moitié sourd, le pionnier de la house de Chicago et auteur du mythique et coquin “French Kiss” (le single le plus vendu de la house), Lil Louis a décidé de poursuivre sa carrière, de continuer de jouer “deux fois plus fort” et de finir son film sur l’histoire de la house, The House That Chicago Built. Un an après cette interview (parue en 2015 dans Trax, juste après son accident), Lil Louis est de retour avec un nouvel album dont il jouera peut-être des extraits ce vendredi 14 octobre au Rex Club.  

Tout d’abord, comment vas-­tu ?

Hmmm, je suis dans un bon état esprit. Je ne suis pas opérationnel à 100%, mais je suis 100% motivé. C’était un accident sévère. Pendant longtemps, j’ai pensé à arrêter. Je n’avais jamais connu ce genre d’adversité, donc c’est effrayant, mais j’ai réalisé que mon don était plus important que mon ouïe. J’ai parlé avec mon entourage, avec ma mère, qui est ma meilleure amie, elle m’a dit qu’elle croyait en moi depuis le début. Au début, je ne pouvais pas parler, mais je pouvais montrer des émotions. Peu importe le handicap, ma décision est de l’affronter.

Tu avais déjà pensé à arrêter ta carrière il y a dix ans, non ?

Non, non, ce qui s’est passé, c’est que j’ai réalisé que mes capacités créatives étaient plus étendues que ce je pensais. J’étais très content d’être DJ et producteur, mais je voulais montrer plus de choses. Donc j’ai pris la décision de devenir réalisateur de film. Mais je ne l’ai pas rendue publique, parce que quand tu sors de ta zone de compétences, typiquement, ton entourage te dit que t’es fou. Les gens aiment les habitudes, être confortables… Et moi, j’aime déranger. Je suis entré dans une école de cinéma et j’ai appris le métier de réalisateur. Quand j’ai maîtrisé cet art, j’ai repris le DJing.

Pour ton premier set, en 1974, tu as remplacé un DJ qui est tombé malade lors d’une fête organisée par ta mère avec une centaine de membres de gangs chicagoans… Tu avais 12 ans.

Oui, j’ai joué “Jungle Boogie” de Kool & The Gang et ça s’est tellement bien passé que j’ai décidé d’en faire mon métier. L’été suivant, j’ai commencé à jouer au YMCA et dans les lycées. Un ingénieur du son m’a entendu, il a commencé à parler de moi autour de lui, un autre type est venu, et à la fin de l’été, je jouais dans deux soirées pour adultes.

Tu allais toujours à l’école ?

Oui, j’avais même de très bonnes notes. Au début, ma mère était inquiète que je sorte, mais elle m’a dit que si mes notes baissaient, il fallait que j’arrête de jouer. J’avais un tuteur, il m’amenait et me ramenait chez moi après.

lil louis

C’était comment d’être DJ dans les 70’s ?

Tu as souvent utilisé le terme de juke­box humain pour décrire le job. Ça a commencé comme ça, oui. Pour tous les DJ’s. Mais j’étais parmi les premiers à me battre contre ça. Si je voulais jouer un titre, je le faisais. Je ne voulais pas que le boss me dise quoi faire, parce qu’il n’analysait pas le public. J’ai été viré de plein de clubs à cause de ça. Aujourd’hui, c’est différent, même si ça revient, mais à l’époque, jouer ce qu’on te demandait était normal, et je ne répondais pas à cette exigence.

À la fin des 70’s et le début des 80’s, entre la fin du disco et les débuts de la house, où jouais-­tu ?

Je ne pense pas qu’il y ait une séparation entre disco et house, comme beaucoup de gens le croient. À cette époque, je jouais dans plein d’hôtels. Il y avait le DingBats, le plus grand club disco de la ville. Je venais de démarrer au Bismarck à l’époque, c’était une des fêtes les courues. Il y avait aussi les soirées à l’hôtel Continental, qui étaient complètement folles, le Coconuts…

Tu n’as jamais été au Warehouse (le club où jouait Frankie Knuckles), ni au Music Box (successeur du Warehouse, où jouait Ron Hardy après le départ de Frankie Knuckles parti créer le Power Plant), qui sont considérés comme les clubs fondateurs de la scène house music ?

Non, je n’y allais pas. Je crois que le Warehouse est un club important, mais j’étais occupé à faire mon truc.

Tu es de la même ville, de la même époque que Frankie Knuckles et Ron Hardy, mais à t’entendre, on dirait qu’il n’y a aucune connexion entre toi et cette scène. Comme si tu avais toujours fait ton truc dans ton coin.

Absolument. Je n’ai jamais fait partie d’une clique. Frankie et moi, on était très proches. Vers 1978, Ron Hardy est arrivé, et il venait parfois à mes soirées. Frankie, Ronnie et moi avions une relation spéciale, parce que la plupart des DJ’s nous ont pris comme modèles. Nous étions les trois plus grands DJ’s de Chicago. Après, Ronnie et Frankie ont fait leurs trucs, et moi les miens. J’ai toujours été étrange depuis que je suis un petit garçon.

“La première fois que j’ai joué ‘French Kiss’, quand le beat a commencé à ralentir… Je ne pouvais littéralement plus entendre le morceau. Les gens criaient tellement fort, il n’y avait plus de disque”



Tu ne fais pas copain­-copain rapidement.

Je suis assez excentrique de ce côté-­là. Beaucoup de gens disent être mes amis, mais dans l’autre sens… Je garde ces choses pour moi. J’aime avoir mon espace, et j’aime créer. Quand tu es toujours en train de créer, tu n’as pas le temps de socialiser. J’avais des amitiés, mais je n’avais pas beaucoup de temps à leur consacrer. Voilà, j’étais un type introverti, ma mère l’était aussi, et elle l’a transmis à ses enfants. Et comme je te l’ai déjà dit, ma mère est mon meilleur ami…

Tu n’as jamais été très expansif sur ta carrière.

Non, je n’aime pas me vanter, je n’ai pas besoin de fanfaronner pour faire valider quoi que ce soit me concernant. Pour être honnête, c’est aussi l’une des raisons pour lesquelles j’ai fait le film : il y a beaucoup de fausses informations qui circulent. Beaucoup de gens racontent des mensonges pour se faire mousser et à un moment, je n’avais plus envie de dealer avec ça. Ce qui m’a fait changer d’avis, c’est la conversation que j’ai eue avec mon père avant qu’il meure. Il m’a dit qu’il ne voulait pas que ce qui est arrivé au blues arrive à la house music. Dans le blues, beaucoup de gens ne savent pas qui a fait quoi. Ils ne connaissent pas l’histoire, parce que des gens comme mon père (Bobby Simms, guitariste pour le label Chess Records et membre de Rotary Connection, le groupe de Minnie Riperton, ndlr) n’ont jamais parlé. Il m’a dit : “Avant que ce soit trop tard, il faut que tu dises la vérité sur ce qui s’est passé, qui était là, qui a fait quoi.” Et ce film va mettre les choses au point.

Dans notre numéro spécial Detroit (Trax#175), Jeff Mills mettait en exergue la façon qu’avaient Frankie Knuckles, Larry Levan ou Ken Collier de façonner la dance culture, à travers des échanges d’informations, de disques, comme une forme de trendsetting conscient. Tu étais connecté avec eux à l’époque ?

Nous étions des pairs. Beaucoup de gens ne comprennent pas la hiérarchie en place à l’époque. Frankie me ramenait des disques, j’en ramenais pour lui aussi. Larry et moi avions de bonnes relations, on se voyait souvent. Mais il y avait d’autres DJ’s qui sont tout aussi méritants, vous verrez ça dans le film. Frankie et Larry étaient très proches évidemment, ils étaient meilleurs amis. Frankie était d’ailleurs plus de New York que de Chicago, et ce n’était pas un secret. On s’admirait les uns les autres. J’admire n’importe quel DJ qui sait faire bouger, qui joue avec passion et amour. Même ceux d’aujourd’hui.



Parlons de “French Kiss”, que tu as produit en 1987 mais qui n’est sorti qu’en 1989. À ce moment, tu ne sortais pas les morceaux immédiatement, mais tu les gardais en exclu comme un argument marketing.

Dans les 80’s, il y avait beaucoup plus de DJ’s qu’avant. Donc, pour me différencier, j’ai commencé à enregistrer mes propres chansons. Et la seule façon de les entendre, c’était en venant à mes soirées. Ça a contribué à ma popularité. Je les sortais au moment opportun, un peu plus tard, quand j’en avais un nouveau sous le coude. J’ai gardé “French Kiss” pour moi pendant un bout de temps et j’ai fini par le sortir parce qu’il s’était fait pirater à Londres. Je n’avais pas réalisé que le morceau était devenu aussi populaire. Si je ne l’avais pas sorti, un autre l’aurait fait à ma place. Et d’ailleurs, quelqu’un a sortie une version pirate pourrie, il se faisait appeler Big Louis. C’était hallucinant. Bon, ça reste un des morceaux les plus samplés de l’histoire de toute façon…

Tu te rappelles quand tu l’as joué pour la première fois ?

Oui, c’était au Medusa, un des clubs les plus importants de l’époque. La première fois, c’était un soir où il faisait tellement froid, genre ­- 30 °C. Le club était rempli et j’ai lancé le disque. La réponse du public était tellement dingue quand le beat a commencé à ralentir… Je ne pouvais littéralement plus entendre le morceau. Les gens criaient tellement fort, il n’y avait plus de disque. J’ai su tout de suite que ce morceau allait devenir très spécial. C’était incroyable.

Personne n’a baisé sur le dancefloor ?

Hahaha, il y avait du sexe sur le dancefloor bien avant “French Kiss” (sourire).

Est­-ce que c’est vrai que le “son” de “French Kiss” a été enregistré en live dans le studio ?

Je n’appellerai pas ça le “son”, mais “the love”. Je crois que ça répond à ta question…

Ce morceau et le fait d’être signé sur une major (Sony) a-­t-­il changé la perception que les autres DJ’s avaient de toi ?

Oui, je pense. Beaucoup de gens ont été choqués par le succès de ce titre. Moi, je n’étais pas surpris.

“David Guetta a contribué à la house. Et ce n’est pas parce qu’il fait des choses différentes aujourd’hui que je vais lui enlever ça. Ce serait injuste”



Il y a eu de la jalousie ?

Il y en a eu un peu. Beaucoup, en vérité. C’est triste, mais c’est aussi pour ça que je suis introverti. Pour que tu comprennes, je vais te dire : j’adore les gens. A mon âge, je joue et j’aime les gens comme quand j’étais un enfant, même après 41 ans de carrière. Mais quand je reçois de la négativité, de la jalousie, tout ce qui n’est pas de l’amour, au lieu de me battre, je m’en vais. Voilà pourquoi les gens déclarent que je suis leur ami, parce que je leur donne de l’amour, mais si je ne sens pas de retour, je ne vais pas argumenter avec la personne. Je vais rentrer chez moi et faire de la musique. Voilà comment je fonctionne. Et ça explique sans doute pas mal de choses. Quand French Kiss a explosé, les gens autour de moi ont changé, ça fait toujours bizarre. Je me suis toujours foutu de l’argent, des voitures, de la posture. Ce que j’aime, c’est la musique. J’ai eu l’opportunité de toucher une audience plus large et je l’ai saisie. Voilà comment je le vois.

L’avantage d’être signé sur une major, c’est que tu n’as pas vécu les déboires d’artistes arnaqués par Trax Records, comme DJ Pierre ou Marshall Jefferson avec “Move Your Body”.

Je n’ai jamais eu de contrat avec Trax Records, je voyais venir l’arnaque. Ces gars étaient toxiques, ils ont ruiné plein de vies. Ce climat régnait à Chicago depuis longtemps. Je déteste entendre ce genre d’histoires. Marshall est comme un frère pour moi, ça me rend malade de savoir qu’il s’est fait arnaquer.

C’est une des raisons pour lesquelles tu es parti à New York ?

Il y avait plusieurs raisons, mais je vais garder ça pour le film. Il y avait beaucoup de gens en colère quand je suis parti. Mais j’avais besoin de grandir. Aller à Londres et New York, c’était comme une partie de chasse. Je voulais voir le monde, explorer d’autres cultures, et je pense que ça m’a permis de devenir un meilleur artiste.



Jeff Mills dit qu’il est parti de Detroit parce que c’était trop petit. Tu penses la même chose pour Chicago ?

Je ne dirais pas que Chicago était trop petit, mais que ma vision était trop grande. Les artistes de la scène house de Chicago pensaient trop petit. Ils étaient contents de vendre 500 copies. Je n’ai pas la même conception du succès. L’underground, ce n’est pas ça. “French Kiss” s’est vendu à 6 millions d’exemplaires. Si le grand public pense que c’est une bonne chanson, elle reste tout de même une chanson venue de l’underground. C’est possible d’être underground et pop. Parce que pop, c’est surtout le diminutif de populaire. Commercial, c’est une autre affaire. Pas la mienne.

Quand peut­-on espérer voir le film en salles ?

On aura fini le montage fin juin­-début juillet. On devrait pouvoir le sortir à l’automne.

Le montage t’aura pris un temps fou.

Oui, fou, c’est le mot… En fait, en cours de route, je me suis aperçu que ce n’était pas un documentaire, mais un film. C’est ce qui a pris du temps. Désormais, la perspective est totalement différente. Mais les gens vont être surpris. Ce sera un des meilleurs films de musique jamais sortis. Point barre.

Tu prends clairement la posture de l’historien.

Oui, en tant que réalisateur, je dois être objectif. Si tu racontes une histoire, tu ne peux pas mettre tes sentiments personnels dedans, ils n’ont pas leur place. Ce qui m’intéresse, c’est de raconter la vérité, qu’elle soit controversée ou pas. Pour moi, l’ego n’a rien à faire dans le domaine artistique. Dans le film, vous verrez, tous ceux qui ont participé seront crédités, que je les aime ou pas. Le film, ce sera des faits. Uniquement des faits. Et beaucoup de mensonges vont être dénoncés.



Tu as fait du fact­-checking ?

J’étais là depuis le début, je suis le fact-­checker. J’ai entendu des gens dire tes mensonges éhontés. Et maintenant, ces mensonges vont être corrigés.

Il y aura David Guetta et Armin van Buuren dans le film. Quelle est la raison de leur présence ?

Encore une fois, être objectif. On raconte l’histoire de la house music. Est-­ce que David Guetta n’y est pas connecté ?

C’était le premier à avoir booké DJ Pierre à Paris.

Ce que tu ne sais pas, c’est qu’il m’a booké avant DJ Pierre. David Guetta a contribué à la house. Et ce n’est pas parce qu’il fait des choses différentes aujourd’hui que je vais lui enlever ça. Ce serait injuste. Je n’ai pas besoin d’aimer quelqu’un pour le respecter. Et ce film est un film sur le respect.

Article paru dans TRAX#181 (The Prodigy, avril 2015)

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