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Société

Les enfants apatrides, une existence sans identité, sans droits

Le dossier des apatrides est un problème caché qui affecte des familles par générations et qui se répercute de manière dramatique sur les enfants, privés de tous leurs droits. Les estimations parlent de 90 000 apatrides au Liban, sans compter les Palestiniens, dont plus de la moitié sont des enfants.

Légalement, ils n'existent pas. Ils ne sont personne. Et pourtant, physiquement, ils sont là en chair et en os, mais vivent en marge de la société. Ce sont les enfants apatrides, sans nationalité, sans carte d'identité, sans aucune présence sur les registres libanais d'état civil. Une tare qui leur complique fortement l'existence, car ils n'ont droit absolument à rien, ni à l'identité, ni à l'éducation, ni à la Sécurité sociale, ni aux aides médicales, ni aux assurances privées, ni au libre déplacement, ni au travail lorsqu'ils grandissent. Pire, l'État, qui a conscience du problème, les ignore totalement et ne fait rien pour leur faciliter l'existence ou pour régulariser leur situation. Car ce problème apparemment administratif est lié à l'équilibre démographique et donc à la politique.
Un enfant apatride né au Liban n'est pas admis à l'école publique, à moins d'une dérogation spéciale du ministre de l'Éducation, qu'il n'est pas facile d'obtenir. Même lorsqu'il est accepté par une école gratuite ou semi-gratuite, à titre exceptionnel, ses parents doivent payer le double de la scolarité, car l'école ne reçoit aucune subvention le concernant. Il ne peut évidemment pas présenter d'examen officiel ni poursuivre d'études. Il n'a également pas droit aux soins médicaux gratuits ni à la moindre aide sociale. Lorsqu'il grandit et devient adulte, cet apatride vit comme un paria, contraint de limiter ses déplacements et de fuir les contrôles sécuritaires, par peur d'être jeté en prison. Il peut très difficilement trouver un emploi, ou lorsqu'il est embauché par un employeur complaisant pour un petit job, il est souvent exploité, car il n'a aucun recours. Il ne peut évidemment bénéficier d'aucune prestation sociale pour lui ou pour sa famille, elle aussi apatride dans la grande majorité des cas. Nombre d'apatrides ont d'ailleurs vécu et sont morts au Liban sans avoir jamais eu de papiers d'identité, à part parfois un simple certificat d'identification sans aucune valeur légale, délivré par le moukhtar.

La négligence des pères
À combien se chiffrent aujourd'hui les enfants apatrides au Liban ? Nul ne le sait. Tout ce que l'on sait est qu'au début des années 90, avant la vague des naturalisations, le département d'État américain estimait à 180 000 le nombre d'apatrides au Liban, sans compter les Palestiniens, dans une étude sur les droits de l'homme dans le monde. Selon la responsable de l'association Frontiers qui apporte une assistance légale aux apatrides au Liban, Samira Trad, ce chiffre pourrait avoir été réduit de moitié après les naturalisations et s'élèverait donc actuellement à 90 000 personnes au minimum, adultes et enfants, hormis les Palestiniens, considérés comme un cas à part. « Un chiffre qui serait bien en deçà de la réalité », estime Nada Fawaz, chef du département des institutions sociales au ministère des Affaires sociales, vu que « beaucoup d'apatrides ont fondé des familles, ont eu des enfants » et que « la situation des apatrides demeure inchangée », à part quelques rares cas pris en charge par des associations spécialisées, qui ont fini par obtenir la nationalité libanaise. Il est donc évident que le chiffre des enfants doit dépasser de loin la moitié de ce nombre.
Quant aux raisons pour lesquelles un enfant est apatride, elles sont multiples. Chaque enfant a son histoire propre, qu'il soit originaire de parents libanais, étrangers, apatrides ou inconnus. Une grande partie du problème repose sur le fait que la femme libanaise est incapable, selon la loi, de transmettre sa nationalité libanaise à ses enfants. Le problème est d'autant plus grave que les époux ou concubins étrangers de ces femmes, souvent syriens, irakiens, égyptiens, jordaniens ou soudanais, n'ont pas inscrit l'enfant dans leur propre pays, puis ont disparu, du jour au lendemain, abandonnant leurs enfants sans identité. Une autre partie du problème réside dans l'ignorance et le manque d'éducation des familles défavorisées. À la naissance de leurs enfants, les pères, eux-mêmes libanais, se contentent du certificat de naissance délivré par la maternité, ou dans le meilleur des cas, de l'acte de naissance délivré par le moukhtar. Par négligence surtout, mais aussi vu leur grande pauvreté (même si enregistrer son enfant ne dépasse pas la somme de 20 000 LL), ces pères omettent d'inscrire leurs enfants au registre d'état civil, étape pourtant indispensable pour compléter la formalité. Une fois que la date limite d'un an est dépassée, ils n'ont plus la possibilité de le faire, à moins de passer par le tribunal. Rien, d'ailleurs, ni personne n'oblige ces parents à inscrire leurs enfants. « Il faudrait que les modalités d'enregistrement d'un enfant soient moins compliquées et que les parents soient forcés, d'une manière ou d'une autre, à enregistrer leurs enfants, ou qu'ils soient assistés dans cette tâche », estime à ce propos Nada Fawaz.

Vivre et mourir sans identité
Dans certains cas, le mariage n'étant pas inscrit dans les registres d'état civil, mais simplement auprès des instances religieuses, pour diverses raisons, il est impossible pour un couple d'inscrire ses enfants. De plus, certains parents sont eux-mêmes apatrides et n'ont aucun moyen de donner à leurs enfants une nationalité qu'ils n'ont pas. Souvent aussi, les enfants apatrides appartiennent à des familles éclatées. Ils sont soit le fruit d'une union illégitime, soit non reconnus ou abandonnés par l'un des deux parents qui a déserté le domicile conjugal, généralement le père. Par peur des répercussions sociales, ou tout simplement pour éviter à l'enfant la mention d'enfant illégitime ou d'enfant bâtard sur son registre, il est laissé sans papiers et paie ainsi le prix des erreurs de ses parents. Quant aux mères célibataires de nationalité libanaise, elles ne savent souvent pas qu'elles ont le droit de donner la nationalité libanaise à leurs enfants. Enfin, les enfants apatrides sont issus de communautés d'origine étrangère, notamment les nomades ou les Kurdes, dont certains membres n'ont pas été touchés par la vague des naturalisations.
Difficile pour les apatrides, dans cet état des lieux pour le moins compliqué, de régulariser leur situation, d'autant que la majorité d'entre eux, enfants ou adultes, ne bénéficient pas de l'encadrement et de l'assistance d'une association spécialisée. Car ces associations sont peu nombreuses et croulent déjà sous les cas sociaux. Généralement peu éduqués, les sans-papiers ne connaissent pas le moyen de faire valoir leurs droits. Lorsqu'ils envisagent de recourir à un avocat, ils se heurtent souvent à des personnages sans scrupule qui leur demandent des sommes astronomiques, sans pour cela faire avancer leur dossier d'un cran. Et si jamais leurs formalités ont quelque chance d'aboutir, le montant des amendes et des taxes dont ils ont à s'acquitter est trop élevé. Car ils n'ont souvent pas le moindre papier justificatif leur permettant d'entamer la démarche, parfois pas même un certificat de naissance, alors que la loi libanaise requiert qu'ils fournissent eux-mêmes les preuves nécessaires pour obtenir l'identité libanaise.
Certes, nombre de cas ne peuvent légalement aspirer à la nationalité libanaise, car ils ne répondent pas aux deux conditions requises par l'arrêté numéro 15 du 19/1/1925. Mais il faut dire que la loi n'a subi aucun amendement depuis 1925. D'autres n'ont absolument aucune perspective d'avenir, car ils n'ont pas de solution de rechange, condamnés à vivre leur entière existence et à mourir sans avoir la possibilité d'acquérir la nationalité libanaise ou la moindre autre identité.
Faut-il pourtant rappeler que le Liban est signataire de la déclaration universelle des droits de l'homme qui stipule dans son article 15 que tout individu a droit à une nationalité ?

Légalement, ils n'existent pas. Ils ne sont personne. Et pourtant, physiquement, ils sont là en chair et en os, mais vivent en marge de la société. Ce sont les enfants apatrides, sans nationalité, sans carte d'identité, sans aucune présence sur les registres libanais d'état civil. Une tare qui leur complique fortement l'existence, car ils...