La mine fatiguée, le teint gris et les yeux cernés. Derrière son entrain apparent, Claudia Djordjevic n’arrive pas à masquer sa grande fatigue. Un épuisement dû à une interminable quête de documents et à la hantise permanente de recevoir une réponse négative. Au moment de notre rencontre, elle vient d’en recevoir une nouvelle. La mère de famille s’est vu refuser par le Secrétariat d’Etat aux migrations le statut d’apatride et doit donc quitter le territoire. C’était son «dernier espoir» pour pouvoir rester légalement en Suisse.

A 12 ans déjà, elle engage un avocat

La jeune femme de 31 ans n’a pas de nationalité. Une situation problématique qui concerne également son compagnon et leurs quatre enfants. «Je n’ai que mon acte de naissance», montre-t-elle, après avoir tourné les pages de deux classeurs saturés. «Chez moi, j’ai trois valises de papiers», ajoute-t-elle après un soupir. Demandes de permis de séjour, de droit d’asile et de justificatifs en tous genres se succèdent. «Cela va faire neuf ans que ça dure. Neuf ans que nous sommes ici. La quête de papiers, ce n’est pas une vie.»

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Claudia est née dans une ville du nord de l’Italie et a été élevée dès l’âge de 9 mois par ses grands-parents après le décès de sa mère. «J’ai pu aller à l’école jusqu’à l’âge de 11 ans, raconte-t-elle. Mais pour poursuivre mes études, il fallait que je donne une pièce d’identité. Ce que je n’avais pas, et j’ai dû arrêter.» Une situation qui l’a mise en rogne. A 12 ans déjà, elle économise ses moindres sous pour engager un avocat. Mais ses grands-parents et parents étant Roms et sans papiers, et elle mineure, la nationalité italienne lui est refusée.

Selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), on dénombre en Europe plus de 600 000 personnes apatrides. Une conséquence de la dissolution d’anciens Etats, dont le bloc soviétique, mais aussi de discriminations sur le genre, l’appartenance à un groupe social ou à une minorité. Ainsi, 25 Etats dans le monde, dont la Jordanie, le Liban ou la Malaisie, ne permettent pas aux femmes de transmettre leur nationalité à leurs enfants. L’apatridie survient alors quand les pères sont inconnus, disparus ou décédés. Et en Suisse, l’obtention par les enfants d’apatrides de la nationalité du pays où ils sont nés n’est pas un automatisme. Un cas de figure qui concerne les deux derniers enfants de Claudia, nés sur le territoire.

A 20 ans, Claudia a arrêté de demander la nationalité italienne, sur les conseils de son avocat d’alors, qui estimait qu’«il n’y a plus rien à faire». Aujourd’hui, les autorités refusent de la reconnaître, car elle a passé trop de temps en dehors du pays. «C’est incohérent, on me demande tout et son contraire», s’exclame-t-elle. Si elle a quitté l’Italie, c’est parce qu’elle a emprunté de l’argent à des personnes et qu’elle était dans l’incapacité de les rembourser. «Ils ont blessé mon fils, qui avait 1 an et demi», dit-elle en montrant des photos de son front ensanglanté. Il a aujourd’hui 11 ans et une large cicatrice est toujours visible.

Le hasard et le fardeau de la preuve

Elle fait alors ses bagages et traverse la frontière pour s’installer à Marseille. «Pendant que j’accouchais de mon deuxième enfant, ces mêmes gens d’Italie ont brûlé mes affaires, la seule photo de ma mère, notre caravane.» Retrouvée, la famille Djordjevic fuit de nouveau, direction Genève. «En quittant l’Union européenne, je pensais que nous serions en sécurité.» Mais les menaces se poursuivent par téléphone, par des messages. En 2012, alors qu’ils vivaient dans les rues, un policier les oriente vers le centre d’enregistrement et de procédure de Bâle du Secrétariat aux migrations pour qu’ils puissent déposer une demande d’asile. Depuis la révision de la loi sur l’asile entrée en vigueur en mars 2019, les procédures d’asile sont menées dans six régions.

Claudia et sa famille se rendent sur place et entament la procédure. Le personnel du centre rencontré lui propose «150 francs pour quitter la Suisse» et, dit-elle, l’encourage à se rendre en Allemagne. Le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) n’est pas autorisé à s’exprimer sur un cas individuel, en raison de la protection des données, mais selon sa porte-parole Emmanuelle Jaquet von Sury, «cette somme d’argent correspond au viatique, une petite somme d’argent versée aux requérants qui retirent leur demande d’asile, pour leur voyage du retour».

Claudia accepte et se rend dans la foulée à la gare. Sur le chemin, la famille achète de la nourriture et des médicaments pour l’un des deux enfants et n’a plus les moyens de prendre des billets de train. A bord, le contrôleur leur indique que la police sera sur le quai à leur arrivée. «Les agents nous ont séparés et je me suis retrouvée en foyer à Aachen avec mes enfants», se souvient-elle. Après quelques jours, ils montent dans un camion sans comprendre pourquoi, car Claudia ne parle pas couramment l’allemand. La confusion sera levée lors d’un arrêt à la frontière belge, quand son compagnon les rejoint.

Il lui explique que les autorités allemandes ont formulé une demande auprès de plusieurs pays pour savoir qui acceptait de les prendre en charge. «Tous ont refusé sauf la Suisse, que l’on venait de quitter.» La famille est conduite dans un commissariat bâlois et demande l’asile pour la deuxième fois. Le SEM attribue la famille au canton de Berne, qui l’héberge dans le centre d’accueil pour réfugiés de Tramelan pendant un an et demi, puis à Lyss pendant neuf mois, avant d’être transférée à Sonceboz dans un appartement où ils resteront un peu moins de deux ans. Là, Claudia se lie d’amitié avec ses voisins et voisines, apprend que sa demande d’asile est refusée et son renvoi prononcé, avant de retourner à Tramelan.

Depuis son arrivée, deux de ses enfants sont scolarisés dans des établissements de Tramelan. Mais ni elle, ni son compagnon ne peuvent travailler. «Pendant quelques mois nous avons pu faire du bénévolat pour nous occuper, poursuit-elle. Moi dans un magasin de vêtements solidaire, puis dans la cuisine d’un restaurant qui nous a beaucoup aidés. Et lui a été concierge. Aujourd’hui, je fais le ménage dans le centre et gagne 200 francs par semaine pour acheter les affaires scolaires, des habits pour mes enfants et de quoi manger. Mes amis m’aident également, mais je leur en ai déjà demandé assez. Je n’ai plus la force de quémander auprès d’eux», souffle-t-elle.

C’est justement une de ces amies qui incitera Claudia à déposer en 2016 une demande pour être reconnue comme apatride. En Suisse, d’après les chiffres communiqués par le Secrétariat d’Etat aux migrations datant de décembre 2019, 657 personnes sont reconnues comme apatrides et disposent ainsi d’un permis de séjour B. Une centaine de demandes de reconnaissance sont enregistrées chaque année – 177 en 2018 et 125 en 2019. «Le requérant doit démontrer qu’aucun Etat ne le reconnaît comme son ressortissant, précise Emmanuelle Jaquet von Sury, porte-parole du SEM. Le fardeau de la preuve repose sur lui.»

Dans un flou juridique

«Avec mon nom de famille, les services pensent que je suis Serbe, Kosovare ou encore Macédonienne, reprend Claudia. J’ai dû faire le tour de plus de 20 ambassades pour prouver que je n’étais pas citoyenne de leur pays.» Elle ajoute: «J’ai également dû payer mon billet de train pour Berne et chaque justificatif afin d’envoyer mon dossier complet.» En effet, la demande se fait simplement par courrier et sans accompagnement. Une procédure que dénonce le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. Car, à l’inverse de la procédure d’asile, celle-ci n’est régie par aucune législation spécifique.

«Le droit suisse ne garantit ni audition, ni assistance sous forme de représentation juridique, de traduction ou d’interprétation, ni même une autorisation de séjour formelle pour la durée de la procédure», souligne Anja Klug, représentante du HCR en Suisse et au Liechtenstein. La question du logement est quant à elle du ressort des autorités cantonales. «L’information est limitée et peu relayée par les cantons, du coup les personnes concernées y ont difficilement accès, voire ne connaissent pas ce statut. De plus, peu d’avocats sont spécialisés sur ce sujet et le demandeur doit régler leurs honoraires.»

Un flou juridique entoure l’apatridie, car si la Suisse a bien adopté la Convention de 1954 relative à ce statut, elle en fait une interprétation restrictive. «Vous ne pouvez être reconnu comme apatride que si cela n’est pas de votre faute et que vous n’avez pas la possibilité d’obtenir une nationalité», pointe Anja Klug. Dans les autres cas, l’ordre de renvoi tombe, mais pour aller où? Celui de Claudia n’indique ni lieu, ni date.

Le statut d’apatride lui a été refusé en 2018. Et après un recours auprès du Tribunal administratif fédéral, sa demande a de nouveau été rejetée. Le site du SEM indique que s’ils estiment que la personne concernée peut se prévaloir de la nationalité d’un Etat, elle sera renvoyée vers celui-ci. Sinon, ce sont les autorités cantonales, ici bernoises, qui sont compétentes pour exécuter ce renvoi. Certaines personnes restent alors en Suisse dans l’illégalité, d’autres se rendent dans un autre pays.

Le HCR a publié une étude sur ce sujet en novembre 2018 et a transmis des recommandations au SEM pour que cette notion soit clarifiée et que des règles spécifiques soient introduites. «Des réflexions sont en cours pour améliorer la procédure, mais pour l’instant rien n’a changé», regrette Anja Klug. La Suisse n’a pas ratifié la Convention de 1961 sur la réduction des cas d’apatridie, ni les accords européens correspondants. «Il est urgent qu’elle le fasse, pour pouvoir enrayer ce statut et que plus personne ne reste dans cette situation, poursuit Anja Klug. Il le faut d’autant plus pour faciliter l’accès à une nationalité aux enfants, car l’apatridie est souvent héritée des parents.»

L’attention de l’opinion publique

C’est bien pour cela que Claudia a enchaîné les tentatives. «D’autres personnes sont dans la même situation que moi et c’est une position intenable, qui détruit plus qu’elle ne protège, soutient-elle en ajoutant que son compagnon a tenté de se suicider. Je veux tout faire pour que mes enfants ne soient pas condamnés à vivre ce que j’ai vécu: devoir quitter l’école, se débrouiller, fuir sans cesse et ne jamais obtenir de papiers.» Elle évite de leur parler de leur situation, préfère les protéger, les amener au parc ou au lac, «les laisser rêver», dit-elle. L’un veut être médecin ou horloger et un autre mathématicien. «Je n’ai pas le cœur de leur dire que cela va être difficile. Nous ne nous voyons plus vivre ailleurs. Mes enfants ont grandi ici, l’un d’eux a une copine ici, et moi j’ai mes amis.»

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Limitée par son non-statut pendant neuf ans, elle n’a pas pu suivre de formation, se marier, louer un appartement, se déplacer pour voir sa grand-mère de 96 ans, ni travailler. «On a pourtant la capacité de le faire, on ne demande que ça, mais on nous l’a toujours refusé.» Si Claudia a accepté de raconter son histoire, c’est parce qu’elle aimerait attirer l’attention de l’opinion publique.

«Les Suisses, sont-ils au courant? Pensent-ils que c’est une vie convenable? Que feraient-ils, eux, pour s’en sortir? questionne-t-elle. Ma plus grande peur est de me retrouver à la rue avec mes quatre enfants, à devoir mendier ou vendre de la ferraille pour survivre.» Résignée, Claudia a une fois de plus rassemblé ses affaires, le lendemain de notre rencontre.