Racisme, les idées qui tuent

Maurice Olender retrace minutieusement la généalogie et l'histoire de la notion de race

Par Roger-Pol Droit

Publié le 16 mai 2009 à 15h55 - Mis à jour le 16 mai 2009 à 15h55

Temps de Lecture 3 min.

Le piège raciste fonctionne toujours. On le croit désactivé, réduit à rien par les affirmations répétées des scientifiques, qui ont montré depuis longtemps qu'il n'existe aucune race humaine. Mais ce n'est pas une affaire de savoir ni de raison. La vieille haine trouve chaque fois des habits neufs. Le racisme qu'on espérait mort ressuscite autrement, s'infiltre dans les esprits, empoisonne les discours, criminalise les actes. Car l'idée de race n'est pas une abstraction innocente mais une idée qui tue.

Il est donc essentiel de comprendre, aussi précisément que possible, d'où vient le terme de race, comment il a évolué et cheminé, quels usages en ont fait les lettrés. Et quelles conséquences s'ensuivent. Sur ces différents points, les études de Maurice Olender, devenues pratiquement des références classiques, sont indispensables.

Leur fil directeur : le racisme supprime l'histoire. Dès lors qu'on attribue à la biologie, aux gènes, à la nature, des traits qui relèvent de la culture, de l'éducation, du politique, toute évolution devient impossible, tout changement se trouve exclu. Enfermer l'humain dans une "race", c'est l'assigner éternellement à une place déterminée, l'enclore dans un destin immuable parce que naturel. Les générations pourront se succéder, les siècles s'écouler, l'identité supposée de la race fera croire que renaissent, indéfiniment, les mêmes comportements et les mêmes travers. Et, bien sûr, les mêmes hiérarchies : les races sont des cercles de fer, on ne saurait s'en échapper. Avec une minutie d'érudit, Maurice Olender rappelle comment bien des savants du XIXe siècle - linguistes, historiens, mythologistes - ont participé à l'édification de ces geôles mentales. D'autres, au contraire, s'employaient à scier les barreaux et à rouvrir les portes.

Au fil des chapitres s'éclairent, par exemple, la naissance du couple aryens-sémites au XIXe siècle, les usages politiques abusifs que l'on tenta de faire, au XXe siècle, des mythes indo-européens en détournant l'oeuvre de Georges Dumézil, ou encore la "lucidité intempestive" du grand Marcel Mauss. On fait en chemin toutes sortes de grandes et de petites découvertes : Carl Jung écrivant que "l'inconscient aryen a un potentiel plus élevé que l'inconscient juif", Julius Evola et René Guénon soutenant l'authenticité du Protocole des sages de Sion, Ferdinand de Saussure écrivant de sa main une lettre ignoblement antisémite (sous la dictée de son père, probablement, car rien, dans son oeuvre ni ses archives, ne ressemble à ce texte).

LE SILENCE D'UNE GÉNÉRATION

Toutefois, il y a bien plus dans ce recueil qu'une mise en lumière de lignes de fracture de la vie intellectuelle des dernières décennies. Dans cette nouvelle édition - qui reprend la plupart des textes rassemblés en 2005 dans le volume La Chasse aux évidences (éd. Galaade), et ajoute aussi des inédits présents dans la version américaine de l'ouvrage, qui vient de paraître chez Harvard University Press -, Maurice Olender soulève la question du silence d'une génération.

Pourquoi tant d'intellectuels allemands, directement compromis avec le nazisme, ont-ils depuis obstinément fait silence ? Professionnels de la parole, de l'explication, de l'analyse, pour quelle raison sont-ils restés muets, ne répondant pas aux questions qu'on leur posait, ou dissimulant le détail de leur engagement passé ? Olender entame une réflexion sur l'histoire de ces "taiseux" et sur le poids, dans notre présent, de ces archives étrangement blanches. Parmi les cas qu'il examine, Hans Robert Jauss (1921-1997), grand critique littéraire engagé volontaire dans la Waffen SS, que Maurice Olender a interviewé pour "Le Monde des livres" en 1996, mais aussi Martin Heidegger ou Gunther Grass.

On ne saurait oublier les figures amies qui habitent ce livre, comme Léon Poliakov, Pierre Vidal-Naquet ou Jean-Pierre Vernant. Ce que signale la présence de leur nom, mais aussi de leur travail et de leur courage, en filigrane, c'est qu'il y a aussi, dans les combats d'idées comme dans les affrontements physiques, des gens qui ne cèdent pas. Et qui s'obstinent à chercher ce que Poliakov appelait "le secret des bourreaux". Ce secret, ils le traquent, et si possible le dévoilent, continûment. Pour que le piège s'enraye, ou qu'il fonctionne moins bien ? Peut-être. Ou bien, tout simplement, parce que vivre immobile, sans lutte, sans histoire, leur est impossible.


Race sans histoire

de Maurice Olender

Points, "Essais", 398 p., 11 €.

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