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Alain Rey: «La langue française ne s’appauvrit pas, au contraire»

INTERVIEW - Le linguiste et père du Petit Robert publie une version augmentée de son Dictionnaire historique. Il analyse l’évolution de la langue menacée par les anglicismes.

JOEL SAGET/AFP

Il est un peu une sorte d’archéologue de la langue. Alain Rey, père du Petit Robert, époussette les mots, cherche à comprendre leurs origines et leur histoire. Cette quête de sens a pris la forme d’un Dictionnaire historique de la langue française (Le Robert). Il publie cette année sa version augmentée. Il revient pour Le Figaro sur son écriture et explique pourquoi la langue française, bien que tourmentée par les anglicismes et une certaine paresse de ses locuteurs, n’a pas encore dit son dernier mot.

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LE FIGARO. - Vous publiez une édition augmentée de votre Dictionnaire historique de la langue française. De quoi s’agit-il?

Alain REY. - C’est un dictionnaire de la langue française et de son histoire. C’est-à-dire un dictionnaire qui retrace l’histoire des mots, de leur usage le plus ancien à leur usage le plus actuel. Ce genre de dictionnaire n’existait pas lorsque j’ai proposé ce projet aux éditions du Robert. Quand il s’est réalisé en 1998, j’en étais fier! Les deux premiers volumes ont connu un joli succès. Puis les sept éditions suivantes se sont écoulées à 200 000 exemplaires.

La nouvelle version qui vient de sortir est en format poche, plus accessible aux étudiants. Ce dictionnaire est considérablement augmenté. D’une part parce que la langue évolue très vite, parfois trop; et d’autre part, parce que les connaissances sur le français se développent. Les outils de travail que j’ai pu utiliser n’existaient pas il y a encore vingt ans. C’est le cas par exemple de l’incroyable base de données numérisées de la Bibliothèque nationale: Gallica.

Quelles sources avez-vous utilisées afin de perfectionner votre dictionnaire?

J’ai eu recours à une multitude de sources variées. Des données venant de Nouvelle-Calédonie, du Québec, de la Louisiane, de Haïti ou encore, des Antilles. Il ne faut pas oublier que l’on parle français sur les cinq continents. Certes, il est menacé et en recul par rapport à l’anglais, mais il est une langue pratiquée à un niveau littéraire très élevé et il se maintient parfaitement alors que l’anglais s’appauvrit en se diffusant.

Vous cherchez en somme à capter la substantifique moelle de la langue…

Je ne veux pas me contenter de ce que l’on sait. Le français a des variétés de sens plus grandes que ne le laissent entendre les dictionnaires traditionnels, qui négligent non seulement le français hors de France - même s’ils s’en occupent maintenant - et les régionalismes français. Dire que le mot “rose”, par exemple, remonte au latin rosa est, à mon sens, insatisfaisant. Alors que montrer que rosa est un mot oriental, qui vient vraisemblablement de Perse, c’est intéressant! Ce faisant, on observe des rapports étymologiques.

« La Grande Guerre a été une école spontanée de la langue française »

Selon moi, les mots sont des accumulateurs d’énergie. Chaque fois que l’on prononce un mot, on a affaire à une épaisseur. Derrière le sens actuel d’un terme, il y a une succession de sens qui ont évolué. Prenons le «pare-brise». Le mot existait avant l’automobile et désignait un accessoire de mode qui permettait aux dames de protéger leur visage du soleil et du vent. Or à leurs prémices, les automobiles étaient ouvertes. Il fallait les couvrir. On a donc réfléchi à un mot qui évoque quelque chose de transparent. C’est ainsi que l’on a pensé au «pare-brise».

Les mots ont un sens et une histoire. Est-ce pour cela que le français cristallise autant de passions?

Cette passion pour le français vient du fait que cette langue s’est imposée tardivement en France. Au début de la guerre de 1914, dans les tranchées, tous les officiers pratiquaient le français mais il n’y avait que 40% des soldats qui le connaissaient. Ils parlaient le breton, le basque, le lorrain, le picard, l’occitan... Savoir le français est devenu une nécessité de survie pour comprendre les ordres. Donc la Grande Guerre a été une école spontanée de la langue française, même s’il y avait eu, avant, le travail de l’école laïque obligatoire.

Peut-être est-ce ce passé relativement récent qui explique que pour beaucoup de Français, elle est une langue de prestige, étrangère, qu’il faut maîtriser. Vers 1930, les Français savent majoritairement lire et écrire. Toute intervention sur la langue devient alors plus visible, donc plus difficile à faire passer. On peut réformer facilement une orthographe quand une population ne sait ni lire ni écrire. Ce qu’a fait Lénine en Russie en 1922-1923, ce qu’ont fait les Norvégiens à la fin du XIXe siècle. La langue française n’a pas suivi ce schéma. C’est une langue en expansion, avec des variantes.

Pensez-vous que le français évolue trop vite?

Les moyens de communication ont changé. Au XVIIe siècle, un mot nouveau allait à la vitesse de la diligence. Aujourd’hui, tout va à la vitesse de notre technique, c’est-à-dire très vite.

Vous écrivez dans votre prologue «les langues croissent à mesure que les langues changent». Sommes-nous à l’aube d’une nouvelle langue française?

À chaque époque, nous avons cette impression. Il n’est pas faux de le penser mais c’est aussi une illusion d’optique. La langue change en même temps que l’ère dans laquelle elle se trouve: les médias d’aujourd’hui ne sont pas les mêmes qu’hier, l’informatique a bouleversé notre monde et notre façon d’écrire. Le croisement entre l’écrit et l’oral n’est plus du tout de la même nature. L’usage change. Et ce changement est perpétuel. Finalement, personne ne connaît vraiment le français. Son apprentissage ne sera jamais terminé car la langue évolue tous les jours.

« Des mots nouveaux naissent chaque année. Regardez les régionalismes ! Certains passent dans le français national. »

Que répondez-vous aux déclinistes qui pensent que la langue s’appauvrit?

C’est un contresens complet. Ce que l’on remarque, c’est un appauvrissement de l’usage de la langue par certains de ceux qui la pratiquent. La langue française ne s’appauvrit pas, au contraire. Des mots nouveaux naissent chaque année. Regardez les régionalismes! Certains passent dans le français national. C’est le cas notamment des mots de la nourriture, comme le magret de canard. Aujourd’hui, on trouve le terme normal or on devrait parler de «maigret de canard». Car le «magret» est un nom provençal, occitan qui veut dire «le petit maigre».

Les jeunes peuvent-ils empêcher cet appauvrissement? On vous a vu parler de langue française avec des «Youtubeurs» comme Squeezie...

Oui, ils se sont amusés de mots très savants. Cela prouve qu’il peut y avoir un croisement entre des mots spontanés, du quotidien et un désir de mots rares. À ce sujet, je trouve le rôle de l’école actuelle ambigu. Si elle contribue à l’enrichissement de la langue, elle méprise également les usages du passé et se laisser entraîner par la facilité, en usant d’anglicismes.

Le problème n’est donc pas d’employer des anglicismes mais de n’avoir que ça à la bouche?

Absolument. Employer les mots qui viennent de Californie entraîne un phénomène: le cerveau les accumule au détriment d’autres mots. Pour autant, nous observons que certains jeunes utilisent des termes issus de la bouche de leurs grands-parents. Ainsi, ils les réactualisent et empêchent la disparition de tout un vocabulaire. Je pense à la phrase admirable d’Amadou Hampâté Bâ: «Un vieillard qui meurt c’est une bibliothèque qui brûle.» C’est très vrai. La langue se construit partout.

« Je regrette la disparition de la conjugaison »

C’est pour cela que je suis agacé lorsque j’entends dire que les paysans ont peu de mots. L’on justifie une telle pensée en comparant le nombre de mots que les bourgeois connaissent et que les paysans ne connaissent pas. Quelle ânerie! Si on faisait l’inverse, les bourgeois auraient de la peine à reconnaître les mots de la terre, par exemple. Dans la mesure où les outils agricoles disparaissent au profit de la technique, évidemment, cet écart va se réduire. Cela étant, chez les ouvriers, il y a 20% de leurs mots et outils que nous ne connaissons pas.

Certains regrettent la disparition de certains temps grammaticaux. Et vous?

L’imparfait du subjonctif et le passé simple sont des temps qui disparaissent. Or, en se perdant ils n’entraînent pas d’enrichissement. Je regrette la disparition de la conjugaison. De la même façon, l’interrogation disparaît. On dit «viens-tu?» au Canada et non «tu viens?» comme on l’entend en France. Je trouve cela dommage quand une telle nuance est perdue. Mais on ne va pas à l’encontre de l’usage. C’est lui qui aura toujours le dernier mot.

Sommes-nous régis par le politiquement correct?

Nous sommes dans des parlers politiquement corrects différents et en conflit. Ce qui arrive quand on est en démocratie. Je peux dénoncer l’emploi du mot «remplacement» par son contenu mais non pas par le mot lui-même. Cela entraîne des jugements de valeur qui sont dommageables car cela donne l’illusion que la langue est gentille ou méchante. Barthes a écrit: «La langue est fasciste.» Je lui avais dit que c’était une ineptie. En revanche, il est vrai qu’on peut se servir de la langue pour avoir un discours fasciste.

« L’écriture inclusive est une tempête dans un verre d’eau »

Le politiquement correct est imprécis et change la réalité. Pour éviter de dire «nain», par exemple, on dit «personne de petite taille». Je trouvais ça grotesque et long, jusqu’au jour où l’on m’a rappelé tout ce qu’on faisait dire au mot «nain». Le «nain» est toujours méchant dans les histoires et ridicule dans l’imaginaire populaire. Tous ces emplois sont péjoratifs. Donc le mot est en effet piégé.

Il y a un an, nous vous avions interrogé sur l’écriture inclusive. Vous la qualifiez alors de «tempête dans un verre d’eau». Êtes-vous toujours de cet avis?

Oui. Idéologiquement, je pense que c’est une bonne idée. Mais je ne crois pas que ça puisse prendre. D’abord, il y a une difficulté d’apprentissage. Les enfants peinent déjà à apprendre l’orthographe, imaginez si l’on ajoute l’écriture inclusive! D’autre part, il y a un problème de typographie. Les erreurs vont se multiplier. Enfin, dans certains cas, c’est impraticable. Essayez de neutraliser un texte dans sa totalité. C’est impossible. Et que fait-on des animaux? Des objets? Le latin était une langue plus intelligente que le français, qui possédait un neutre. Mais voilà, c’est comme ça. Aujourd’hui on dit une chaise et un fauteuil: cela étant, ça ne veut pas dire que l’on sous-entend que le masculin est plus confortable que le féminin! Cependant, l’accord de proximité est satisfaisant. Linguistiquement, ce n’est pas absurde et cela existait il y a quelques siècles.

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29 commentaires
  • hugo falsein

    le 06/11/2019 à 10:25

    Ce n'est pas vraiment le point de vue de Jean-Marie Rouart ou de bien d'autres sur le terrain !
    Ce type vit en vase clos entre ses livres.
    Il devrait regarder la télé, lire les messages sur la toile, les copies d'élèves, les lettres de motivations etc...

  • Jean MAILLET 2

    le 04/11/2019 à 16:39

    Malgré tout le respect dû à Alain Rey et l’admiration que l’on éprouve pour son immense œuvre lexicographique, je dois ici réaffirmer mon désaccord avec l’idée que la langue française ne s’appauvrit pas. L’apport des régionalismes quelque enrichissant qu’il soit ne suffit pas à contrebalancer l’invasion grandissante des anglicismes indésirables. Certains anglicismes peuvent légitimement intégrer notre lexique : ce sont ceux qui désignent des objets et concepts venus des pays anglophones, objets et concepts pour lesquels notre langue ne dispose pas des mots adéquats. Mais il n’en va pas de même des anglicismes usurpateurs qui viennent remplacer des mots français existant, colonisant notre langue pour mieux la phagocyter et préparer l’avènement de ce tout-anglais, vecteur linguistique du capitalisme libéral que l’on est en droit de ne pas vouloir comme modèle de société. Ces anglicismes sont lexicophages car chacun d’eux ne se satisfait pas de remplacer un seul mot français, il lui faut aussi avaler tous les synonymes. Ainsi le mot « coach » que l’on préfère à entraîneur, mentor, tuteur, conseiller ou guide. Alors, en toute franchise, Alain Rey est-il fondé à prétendre que les anglicismes n’appauvrissent pas la langue française ? Comment ose-t-il dire qu’il s’agit là d’un contresens complet ? Quelles sont donc ses motivations pour nier ce qui apparaît comme une évidence ?

  • CLAUDE BRICOL PROBST

    le 04/11/2019 à 04:45

    “Le père “ du Petit Robert n’ est pas Alain Rey mais Paul Robert, il me semble. Impressionnant maître que, vu mon grand âge, j’ai eu l’ honneur et le bonheur de rencontrer. Je me souviens très bien de notre conversation et de sa gentillesse envers moi, jeune professeur, e, (au choix) de français, inexpérimenté,e. Ce n’ est pas la première fois que je vois cette erreur dans vos colonnes.

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