L’emprunt et l’anglicisme

Comme tout le monde, je vois passer plusieurs fois par semaine des articles, des tops et autres sur les mots anglais envahissent notre belle langue pas du tout réfractaire à l’évolution. Il s’agit toujours exclusivement de mots anglais tout à fait identifiables comme tels. Je parle (les articles parlent) de conf call, de brief, de fake, de selfie… Ces articles sont toujours très militants (« les Français utilisent ces mots sans raison valable… ») et défendent leur bout de gras avec des arguments irréfutables (« … tout ça pour dire que c’est pas bien les mots anglais, dis donc, non mais »). Attention, je ne suis pas en train de dire que je cautionne (j’avoue même que ça m’agace, tenez !), mais je considère que ce n’est pas si grave : souvent, ces mots n’ont pas d’équivalent en Français, et surtout, ils restent à nos oreilles des mots anglais, sans le moindre doute là-dessus – donc on ne se fait pas rouler sur la marchandise. 

Cependant, je suis frappée par la quantité d’anglicismes purs et durs – des fautes de français, littéralement, qui coûtaient cinq points en version, quand j’étais en prépa, il y a cent cinquante-trois ans – que l’on entend à peu près partout, à peu près tout le temps. Comment ? Que dites-vous ? « Des noms, des noms, des noms ! ». Soit. Je vous ai compris.

Name-dropping

KeepCalm

J’ai entendu il y a quelque temps dans un épisode d’une série française sur des flics qui font du profilage*, un policier dire à un autre qu’il comptait se rendre sur la scène du crime pour « collecter les évidences ». Bon, « collecter », passe encore. Mais « les évidences » ? Seriously ? (Ceci était un trait d’humour). Et personne ne semble s’en offusquer. À la télévision française, on peut parler d’évidences au lieu d’indices, de preuves ou de pièces à convictions (« evidence » en anglais) en toute impunité. Et il s’agissait bien d’une série française, aucun doute là-dessus (donc l’excuse du mouvement des lèvres pour le doublage, que l’on m’a déjà servie, ne tient pas).

Dans le même registre, on entend de plus en plus souvent dans les fictions mais aussi aux informations (!) le mot « charger » employé au lieu du verbe « inculper ». Cette énorme faute ne semble plus choquer personne, alors que pour une fois, on a un équivalent français tout à fait correct, compris de tous, en un seul mot (wahou) et surtout, qui correspond au jargon du milieu… On charge une mule ou un cocktail (ou les deux). Quand on charge quelqu’un, c’est pour lui rentrer dans le lard, physiquement, pas pour lui donner rendez-vous au tribunal.

Typiquement, je ne suis pas aussi tatillonne lorsqu’une amie me dit : « je l’ai confronté sur le sujet », car nous n’avons pas d’équivalence véritable. Du point de vue du sens, « je lui ai mis le nez dans son caca » est peut-être l’expression la plus proche (« je lui en ai parlé » est trop faiblard et pas assez précis), mais elle ne permet pas une construction de phrase similaire – et on est un chouilla loin du niveau de langue de départ, je vous l’accorde. Quand on tombe sur « I confronted him/her about » dans une traduction, on s’en sort en général par une légère réorganisation de la phrase, afin que le texte n’ait pas l’air bancal ou « traduit de », comme on dit par chez nous. Là, avec charger/inculper, la question ne devrait même pas se poser, sauf si à la limite on avait le nez sur un texte de James Joyce et que le mot « charge » était une bombe à retardement** (comme à peu près tous les mots dans les textes de Joyce) et qu’on le retrouvait quelques centaines de pages plus loin dans un autre contexte, affublé d’un autre sens, et là, bon courage.

Bashing

Pardon, je digresse. Nous avons aussi « le musical » au lieu de « la comédie musicale » (qui se dit « musical » en anglais, comme par hasard), dans la bande-annonce du Bal des Vampires, écrit dès la première image, blanc sur noir. J’aurais des wagons d’exemples à vous donner ici, mais l’un de mes préférés reste la bande-annonce qui passe en ce moment sur Canal+ pour The Amazing Spiderman 2 : « Nouveau défi pour l’homme-araignée, avec un déferlement de super-vilains 2.0. Zi eumaïzinngue spideurmanne, le destin d’un héros en exclusivité sur Canal+ ».

Ne nous attardons pas sur la prononciation à l’anglaise de « The amazing » et à la française de « Spiderman », sur la notion de 2.0 (sont-ce des super-vilains plus simples d’utilisation, plus ergonomiques et plus participatifs ?) ou sur l’accolade du super-épithète au mot qui nous intéresse : vilain. Et en VF, ça donnerait quoi ? Cherchons ensemble les expressions consacrées. « Les gentils et les… » « Les bons et les… » Vilains ? Non. Mais en anglais, oui. En anglais, le méchant dans une histoire, c’est « the villain », c’est même le sens premier du mot. Mais peut-être qu’un « déferlement de super-méchants 2.0 », c’était pas assez swag. C’est vrai que super-vilain, ça change tout. D’ailleurs, quelqu’un a eu la bonne idée de créer une page Wikipédia sur le sujet, pour que personne n’ait plus de scrupules à employer cette expression-là.

Soft power

Deux lunettes pour un euro de plus !
Deux lunettes pour un euro de plus ! Ceci est un montage maison. Vous l’aurez compris, je ne suis pas graphiste.

Les anglicismes ne sont pas des fautes de français comme les autres. Ils choquent moins l’oreille, à mon avis, qu’une bonne vieille faute de type Afflelou (« deux lunettes de plus pour un euro plus »), parce que comme nous sommes bombardés de contenu audio en anglais, notre cerveau a sans doute « déjà entendu ça quelque part » et laisse passer ce qu’il perçoit, au pire, comme une simple maladresse. Il y a là, peut-être, une forme de colonisation très insidieuse, avec l’étrange complicité des milieux culturels (le sang et les larmes en moins, cela va sans dire). Je n’irais pas jusqu’à dire qu’il y a prise de pouvoir (que l’anglais aurait « pris le pouvoir ») sur le français, mais il y a en effet à mon avis la manifestation du « soft power » anglo-saxon dans l’invasion permise des anglicismes purs et durs dans notre langue. Et oui, j’ai conscience de toute l’ironie de la situation, quand c’est justement une expression anglaise qui me permet de nommer ce phénomène, et donc, peut-être de me défendre contre lui.

Bien souvent, comme l’explique si bien Umberto Eco, les traductions doivent se contenter de Dire presque la même chose. C’est justement ce qui confère toute sa beauté (et toute son utilité) au métier de traducteur. Si demain, la langue française était uniformément calquée sur l’anglais, alors mon métier n’aurait plus vraiment de raison d’être : Google Translate pourrait traduire à peu près tout, et l’intervention de l’humain, aujourd’hui indispensable à la transposition du texte d’un imaginaire – d’un monde – à l’autre, deviendrait obsolète. Les éditeurs réduiraient les coûts. Et on communiquerait a priori avec davantage de facilité.

Mais est-ce vraiment ce que nous voulons ? Ne perd-on pas nécessairement un peu de subtilité sémantique, lorsque la communication est à ce point simplifiée ?

Je manque de temps pour creuser le sujet à fond, et encore une fois, l’ironie de cette situation est frappante : c’est sans doute aussi par manque de temps que l’on opte pour la solution de facilité qu’est l’anglicisme accrocheur. Or la langue est aussi un outil de réflexion.

Empowerment ?

Entendons-nous bien : le français n’est pas menacé. Il est lui aussi une langue colonisatrice. Il menace lui-même bien des langues du monde entier. Mais avec cette invasion insidieuse de structures anglophones dans la langue française, peut-être perdons-nous une part de notre poésie, une part de notre mécanique mentale à nous. Pourquoi dire en français ce que nous pouvons dire encore mieux en anglais ? Pourquoi ne pas choisir plutôt de dire en français ce qui ne peut être dit qu’en français ? Cela nous permettrait peut-être de retrouver un peu de complicité entre nous. À quoi bon essayer de ressembler à tout prix aux gamins populaires de la cour de récré ?!

Il est bon qu’une langue évolue. Il est même bon qu’elle fasse quelques emprunts. Que serait par exemple le combat féministe sans les expressions que nous sommes allées glaner chez nos sœurs anglophones, « mansplaining », « slut-shaming », « fat-shaming », « victim-blaming », etc. ? Mais qu’elle en vienne à se calquer sur une autre langue (la langue constituant un puissant outil de colonisation et la langue anglaise a fait ses preuves de ce côté-là, ne serait-ce qu’en Irlande, où cette forme-là de colonisation a donné lieu à de magnifiques œuvres littéraires), cela me paraît en effet problématique. Oui à l’emprunt, oui à la traduction d’expressions nouvelles pour nourrir nos réflexions, mais non à l’anglicisme sauvage qui ne dit pas son nom.

* Tiens et « profilage », d’ailleurs, parlons-en !
** Charge… bombe à retardement… Jean Bloguin ! Humoriste !

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