Cette langue qui ne voulait pas changer

Nos débats sur la langue seraient toujours plus sereins si nous faisions tous l’effort de ne parler que de langue, justement, plutôt que d’utiliser la langue pour masquer un discours souvent réactionnaire, revanchard, raciste, sexiste ou de classe. 

L'Académie française (Photo : D.R.)

Nous venons d’être témoins d’un mouvement de rattrapage incroyable alors que l’Académie française admet enfin la féminisation des titres et fonctions après s’y être refusée avec virulence pendant 40 ans. Il faut lire Le ministre est enceinte du linguiste Bernard Cerquiglini pour mesurer à quel point l’ineffable institution s’est enlisée dans des positions indéfendables. Dans cette histoire peu reluisante, la mauvaise foi le dispute à la sottise. Mais c’est au fond leur sexisme fondamental que les Immortels exprimaient sous couvert de parler de langue.

Nos débats sur la langue seraient toujours plus sereins si nous faisions tous l’effort de ne parler que de langue, justement, plutôt que d’utiliser la langue pour masquer un discours souvent réactionnaire, revanchard, raciste, sexiste ou de classe. Si la plupart des discussions sur les anglicismes, le mauvais français ou le joual me puent au nez, c’est justement qu’elles servent trop souvent à exprimer, en biaisant, des choses qu’on n’oserait pas dire autrement – sur les « autres », sur les jeunes ou sur le peuple.

Défendre le français, oui, j’en suis. Mais quand je détecte que ses défenseurs tombent dans le dénigrement, je décroche. À tout prendre, si je devais choisir entre un « mauvais français » et un « français mauvais » où la méchanceté le dispute à l’intolérance, je préférerai toujours le mauvais français. Je dois admettre que, pour un écrivain, c’est une position délicate, mais je l’assume entièrement. Il y a de la beauté et de la poésie dans les fautes, et c’est d’ailleurs pourquoi la langue évolue par ses fautes. Alors vous comprendrez pourquoi les critiques à l’emporte-pièce contre les anglicismes, le parler des jeunes, les textos, les accents, l’écriture inclusive, les néologismes m’horripilent – et n’auront pas de place dans cette chronique.

Le poète Alain Borer a publié en 2014 un livre qui s’intitulait De quel amour blessée. Il y développait une théorie plutôt byzantine sur l’essence du français. Mais ce qui rendait la lecture insupportable, c’était la nuée de commentaires ou d’allusions réactionnaires ou xénophobes.

Je tape souvent sur l’Académie française, qui le mérite bien. Mais je dois reconnaître que c’est cette même Académie qui a courageusement endossé la nouvelle orthographe en 1991. Dans ce cas-ci, le problème venait des « anti », dont le discours, truffé de mensonges et de contre-vérités, masquait un refus de l’époque qui dessert finalement la langue.

Le débat sur les anglicismes ouvre trop souvent la porte aux mêmes excès avec des accents revanchards qui sentent le moisi. Il y a de bonnes raisons de s’inquiéter des anglicismes, mais on confond trop souvent le symptôme et la maladie.

Au Québec, on nous bombarde de récriminations sur le mauvais français des gens ordinaires. Beau prétexte pour marquer des positions de classe sociale et affirmer sa supériorité. Quand on critique les animateurs de certaines radios en affirmant qu’ils parlent un français déplorable, c’est faux : c’est du français. Oui, plusieurs manquent d’élégance. Mais l’élégance, ce n’est pas la langue, c’est de la sociologie et de la politesse. Des propos grossiers, honteux, débiles peuvent être parfaitement français – cela aussi fait partie de la langue.

Le bon vieux temps

Je vois deux niveaux d’intolérance langagière. Celui où la langue sert de masque à des opinions condamnables ; et celui où le discours sur la langue sert d’instrument de pouvoir. Ce dernier aspect est le plus fondamental. Dans toutes les cultures, ceux qui maîtrisent le code de l’écriture sont en général ceux qui ont le pouvoir et ils ne se gênent nulle part pour dénigrer quiconque le manipule mal. C’est finalement très violent.

Au Moyen-Âge, le français a commencé par être une sorte de vernaculaire dont les premières traces écrites sont plutôt phonétiques. Les clercs, qui appartenaient à la classe des scribes et qui avaient été formés en latin, ont accepté d’écrire en français, mais en y introduisant des éléments de latin, parfois faux, pour asseoir leur pouvoir de scribes.

C’est un pouvoir qui s’est bâti sur la crainte du ridicule, la moquerie la plus bête, l’intimidation et la mauvaise foi. D’ailleurs, ce problème n’est pas propre au français : je l’ai observé dans les autres langues que je connais. Sauf qu’en français, on a tellement inculqué la « peur de la faute » à des millions de francophones qu’on a fini par accorder un crédit démesuré aux sentences des gardiens de la norme – qui ne sont, bien souvent, que des cuistres et des pédants.

Ces postures de rejet et de domination se ramènent toutes à deux arguments presque toujours faux : c’était mieux avant et il faut protéger la pureté de la langue.

S’il y a bien une chose qui est impure, bourrée d’emprunts et de « règles » échafaudées sur les fautes d’hier, c’est bien la langue. Il n’y a jamais eu de français pur. Le dictionnaire et la grammaire ne sont que des résumés : la langue est une multiplicité de registres oraux et écrits très variés, et souvent très fautifs.

Je ne dis pas que tout se vaut, bien au contraire. Je suis le premier à corriger le français de mes filles et je ne tolère pas les textes mal écrits. Mais vous ne m’entendrez jamais dire que l’essence de la langue, c’est le dictionnaire ou la grammaire. Ou encore qu’il faudrait parler comme l’on écrit ou que le parler des gens ordinaires est affreux – ils parlent comme ils parlent, voilà.

Quant à prétendre que c’était mieux avant, vous ne rencontrerez jamais un linguiste sérieux qui défend ce point de vue. Le français n’a jamais été mieux – ni mieux dit, ni mieux écrit. Et les spécialistes de la littérature qui ont lu les grands auteurs dans l’original savent qu’un bon nombre d’entre eux écrivaient comme des pieds même quand ils s’appliquaient et qu’ils peuvent s’estimer chanceux d’avoir eu de bons éditeurs. Il n’y a pas eu d’Âge d’Or du français.

À défaut de pouvoir y mettre de la science (nous ne sommes pas tous linguistes), les commentaires sur la langue gagneraient à ce qu’on y introduise un peu plus de recul et un peu de contexte.

Vous remarquerez que ceux qui citent des anglicismes ou les textos ou l’argot vous situent rarement le propos. Ils généralisent invariablement. Ils ont entendu tel anglicisme ou tel mot bâtard et ils font une montée de lait : La langue est en danger ! Maudits jeunes ! Ce n’est pas du français ! Pas grave : ça fait du clic sur les réseaux sociaux.

Considérez le cas des textos : ce type d’écriture est souvent truffé de fautes et de raccourcis. On pourrait espérer mieux, mais les textos, comme la conversation, se veulent rarement corrects. On y va vite et un peu n’importe comment. Souvent, c’est même le correcteur qui fait la faute à ma place. Mais bon, ça ne reste que des textos. De là à dire que cela abâtardit la langue, il y a là un pas que je ne serai jamais capable de faire – mais que d’autres font, malheureusement.

Mes filles m’ont surpris hier soir. Nous conversions de choses et d’autres quand l’une m’a dit : « C’est “giou” ». Ça vient du créole « gou », au sens de délicieux, et ça se prononce « guiou ». Dans l’argot des écoles de Montréal en 2019, ça veut dire « c’est bon ». Mes filles m’ont alors inondé d’une série de termes d’origine créole et arabe qui se sont insinués dans le parler. Si je voulais faire comme tant d’autres, je pourrais faire une montée de lait et commencer à vous dire que le français fout le camp. Sauf que ça concerne le parler des jeunes des écoles de Montréal en 2019. Personne ne me force à dire que c’est giou. Ni à l’écrire d’ailleurs. C’est-y pas un peu giou, ça.

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en créole, on dit « li gou » et ça se prononce comme ça s’écrit.

Merci pour ces précisions, mais dans la manière dont les jeunes des écoles le disent à Montréal, ça sort «guiou».

Il faut voir que la langue française n’appartient pas à la France, il y a des mots qui ont un sens pour une population qui habite une région. Au Québec nous avons des nuances pour la froid: frais, froid et fret, â 30 sous zéro, C’est fret! Les sénégalais, les ivoiriens, les algériens et autres francophones, ont des variantes dans leur langage, ils se comprennent.

La grammaire peut vous peiner en s’étriquant dans le purisme : elle n’en est pas moins ce qui cimente vos « registres oraux et écrits très variés » — registres dont elle trace les limites nécessaires.