Le franglais en entreprise traduit-il un vide de la pensée ?

DÉCRYPTAGE // Les anglicismes ont envahi nos bureaux, alors même que des équivalents français existent. Faut-il y voir un signe de paresse, de snobisme, la domination de la culture anglo-saxonne ou simplement une évolution naturelle de la langue ?

Brainstorming napoléonien de 1815. (Illustration Ines Clivio)
Publié le 12 nov. 2019 à 17:10Mis à jour le 14 nov. 2019 à 11:48

Ils sont là tous les jours : benchmarking, networking, booster... Dans les métiers du numérique, du conseil ou encore de la finance, les anglicismes sont légion. Aux Echos START (oui, start, c’est mal) on n’est pas en reste. On ne passe plus d’appels téléphoniques, on fait des calls, on ne fait plus de réunions pour réfléchir, on brainstorme... Et puis bien sûr, ça se retrouve dans nos articles (mea culpa), voire dans nos titres : ici, , ou encore . Selon une étude du “Parisien”, neuf Français sur dix utilisent des anglicismes, dont 12% “très souvent” et 48% “de temps en temps”.

Jean Maillet, linguiste et auteur des 100 anglicismes à ne plus jamais utiliser !¹ y voit une forme de snobisme. “On pense que c’est mieux d’utiliser un mot étranger, cela vous donne une certaine supériorité. Vous montrez ainsi que vous connaissez des mots anglais”, précise celui qui a été professeur d’anglais durant une vingtaine d’années. Un constat d’autant plus paradoxal que les Français ne sont pas connus pour leur maîtrise de la langue de Shakespeare. Preuve en est l’accent tonique souvent placé au mauvais endroit du mot. La dernière étude d’Education First, publiée ce mois-ci, place la France à la 31ème place des pays maîtrisant l’anglais, derrière le Costa Rica, le Nigéria, l’Estonie et l’Argentine. Pas de quoi fanfaronner. 

Vidéo de l’humoriste Karim Duval sur le franglais.

“Pourquoi dire coach, quand on a entraîneur, mentor, guide, conseiller ? Pourquoi ne pas remplacer brainstorming par remue-méninges ?” s'interroge Jean Maillet. Ce fervent défenseur de la langue française y perçoit un appauvrissement de la langue. Utiliser systématiquement des termes anglais quand une traduction existe symboliserait donc un vide de pensée et une fainéantise du locuteur. “Le français permet d’expliquer les nuances les plus fines de la pensée. Le langage et la pensée fonctionnent ensemble et si le langage n’est pas maîtrisé, la pensée ne l’est pas”, conclut le linguiste. Autrement dit, “ce qui se conçoit bien s'énonce clairement”, comme le disait déjà le poète du XVIIe siècle Nicolas Boileau-Despréaux.

La loi Toubon de 1994 a bien essayé d’imposer l’utilisation de la langue française au sein des entreprises, en particulier pour les documents de travail. C’est pourtant à cette période que les anglicismes en France prennent leur essor, explique Jérôme Saulière, dans sa thèseAnglais correct exigé : Dynamiques et enjeux de l’anglicisation dans les entreprises françaises², parue en 2014. “A la fin des années 90 et au début des années 2000, parallèlement à un processus accéléré de mondialisation des échanges, l’anglais fait véritablement son entrée dans le quotidien du salarié français moyen”, écrit-il.

“On est obligés de subir”

L’introduction de la startup nation dans la campagne présidentielle de 2017 par Emmanuel Macron finit d’officialiser son adoption. L’engouement pour les startups (ou plutôt les jeunes pousses) mais aussi leur ancrage dans l’économie française et mondiale permettent à la langue anglaise de s’immiscer dans nos quotidiens professionnels… pas toujours pour notre plus grand bonheur. A coup de reporting, team building, coworking et autres business model, certains frisent l’overdose. “On est obligés de subir les anglicismes. Soit tu t'adaptes et tu parles comme les autres, soit tu essayes de garder ta singularité et de parler français, au risque d’être has been”, nous confie Gelson, 26 ans, business developer dans une startup.

Au recrutement, dans sa fiche de poste, point de responsable développement, mais directement un titre en anglais. Une entorse à la loi Toubon, qui oblige les entreprises à franciser les titres. Mais dans l’univers des startups, rares sont celles qui indiquent l’équivalent : un ingénieur devient engineer, un responsable de compte devient un account manager, on ne parle plus de PDG (Président-directeur général) mais de CEO (Chief executive officer), etc. La liste est (très) longue.

L’utilisation de l’anglais pour être un winner

“L’anglais est synonyme de dynamisme, pour être tendance -j’allais dire trendy-, il faut utiliser les anglicismes et montrer qu’on est dans notre temps”, constate Gelson. Avec ses clients, pour la plupart des grands groupes, le franglais est de mise. “Le mot nous est suggéré inconsciemment. Il est d’abord utilisé par les PDG, puis petit à petit par les employés”, ajoute Jean Maillet. Un moyen, selon le linguiste, d'asseoir la domination de l’économie libérale et anglo-saxonne sur la nôtre.

L’anglais, c’est d’abord la langue du business et de l’argent. Pour les startups, “j’ai l’impression que c’est un art oratoire qui cache un manque de profondeur et d’originalité, et vecteur d’idées consensuelles à force d’être répétées. En somme, un prêt-à-penser qui rentre dans les cases et les normes du marché du moment”, expliquait l’essayiste Antoine Gouritin dans le récent podcast de Splash, “La langue française est-elle un frein à l'économie ?

En clair, utiliser ce jargon anglicisé signifierait derrière, qu’on va réussir : lever des fonds, revendre sa boîte ou entrer en bourse, “du moment qu’on utilise les méthodes startups”, ajoute Antoine Gouritin, ex-salarié en startup et auteur de Le startupisme : le fantasme technologique et économique de la startup nation³.

La plupart des termes liés aux nouvelles formes de travail (coworking, back-up, todo list…) sont issus de la Silicon Valley. “Des entreprises en avance par rapport à nous”, assure Jeanne Bordeau, fondatrice de l’Institut de la qualité de l’expression.

Une évolution de la langue ?

Cette linguiste Franco-Anglaise perçoit une évolution naturelle de la langue liée à la mondialisation et à l’ouverture des frontières. “On l’utilise par mimétisme et répétition. L’anglais est parfois plus aisé d’usage. Quand on dit feedback, ce mot prédispose à la simplicité, avec une véritable agilité de composition de phrases”, défend-elle.

Et pour cause, chaque année, le Petit Robert de la langue française ajoute des mots à son dictionnaire, liés aux nouveaux usages de la langue. Les derniers arrivés : scroller, data ou encore agrobusiness. “Alain Rey, le rédacteur en chef du Robert, a tendance à faire entrer les mots utilisés tous les jours dans la rue, y compris des expressions qui disparaîtront du dictionnaire d’ici à quelques années”, tacle Jean Maillet, qui pointe néanmoins un effet générationnel avec le franglais : les jeunes en utilisent plus que leurs aînés.

“Dans toutes les écoles on a insisté sur l’apprentissage de l’anglais, comme un atout majeur. Personne ne dira jamais qu’il ne faut pas parler anglais”, poursuit Jeanne Bordeau. De fait, les expériences à l’étranger sont de plus en plus répandues durant les études ou en début de carrière (Erasmus, les partenariats écoles/universités, woofing ou l’expatriation).

Linguiste, mais aussi cheffe d’entreprise, elle dispense des formations aux entreprises pour réapprendre à maîtriser la langue française. Pour elle, les salariés doivent d’abord savoir parler français avant de s’inquiéter de l’anglais. “Ce n’est pas parce qu’il y a des mots anglais dans une phrase que les Français ont perdu leur capacité d’éloquence et sont devenus idiots. Il faut plutôt s’inquiéter de la disparition de subordonnées, des connecteurs logiques, de l’absence d’argumentation”, poursuit-elle. Un autre débat...


Quelques conseils pour éviter les anglicismes (si cela vous dit) :
- Quand un équivalent français existe, il est préférable de l’utiliser.
- Des exemples de traduction ici et .
- Franciser les termes anglais : un scanneur, un YouTubeur, etc.

¹ Jean Maillet, 100 anglicismes à ne plus jamais utiliser - C’est tellement mieux en français, Le Figaro Eds, “Guide Figaro”, 2016, 156 p. 9,90 euros.

² Jérôme Saulière, Anglais correct exigé : Dynamiques et enjeux de l’anglicisation dans les entreprises françaises. Gestion et management. Ecole Polytechnique X, 2014. Français. ffp

³ Antoine Gouritin, Le startupisme. Le fantasme technologique et économique de la startup nation, FYP Éditions, “Essais critiques”, 2019, 176 p. 20 euros.

Camille Wong

Nos Vidéos

Camions bloqués à Douvres: la situation revient à la normale

Le Royaume-Uni et l'Union européenne trouvent un accord sur le Brexit

La Chine lance une nouvelle fusée qui sera, à terme, réutilisable

L’isolement du Royaume-Uni provoque des achats de panique dans les supermarchés