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16/11/2019 07:00 CET | Actualisé 16/11/2019 07:00 CET

Les gilets jaunes, la revanche de "la France moche" et des "gens qui ne sont rien"

Les gilets jaunes ont subi l’ostracisation qui n’épargne aucun citoyen animé par l’envie de déconstruire l'ordre social, dont bénéficie une partie de la classe “bien-pensante” et bien lotie dans les ficelles médiatiques et les cabinets de gouvernance.

AFP
Des gilets jaunes rassemblés devant le château de Chambord, où Emmanuel Macron avait fêté ses 40 ans en décembre 2017, lors du 15ème samedi de manifestation, le 23 février 2019.

“Peste brune” ou “mouvement social”, les qualificatifs pour nommer la colère des “Gilets Jaunes” ont été nombreux et, souvent, contradictoires. Selon l’adage bien connu que l’on accorde à Nicolas Boileau, ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement. Un an après, que reste-t-il de la “France des ronds-points”? 

Les “Gilets jaunes”: de la symbolique à la prise de pouvoir 

Pied de nez à une partie de la classe “bien-pensante” que l’on retrouve bien lotie dans les ficelles médiatiques et les cabinets de gouvernance, une partie des Français invisibles sur les radars de la précarité et de la mobilité -en somme la catégorie des “pas assez” ou “trop” (pas assez mobile, trop aisé pour être aidé…)- crie son ras-le-bol sur un lieu emblématique: le rond-point. Le rassemblement interpelle à plusieurs égards.

Tout d’abord, le poids numérique: le rassemblement est visuellement imposant, les médias sont obligés d’en parler et d’évoquer ce Réel. Ensuite, il vient raviver un Imaginaire, celui de la révolte populaire durant laquelle les paysans (ou “bouseux” et autres “bolosses” d’aujourd’hui, “illettrés” forcément…) réveillent ceux, plus privilégiés, qui jouissent du confort de leurs fonctions. Pour ces derniers, c’est la stupeur. L’historien Gérard Noiriel nous a rappelé à cet égard les similitudes entre ce mouvement et les Jacqueries.

Enfin, et surtout, le mouvement résonne sur le plan symbolique. La France des invisibles fait la Une des journaux, en assumant sans le vouloir une certaine beaufitude, pour ne pas dire beauferie, prenant un malin plaisir à arborer ce vêtement dont Karl Lagerfeld disait lui-même: “c’est jaune, c’est moche, ça ne va avec rien…”. Cette “France moche” -expression ravivée par l’historien Pierre Vermeren- c’est celle des ronds-points, dont les stupides décorations-gadgets rappellent un semblant d’histoire et de vécus, restes périmés d’une mondialisation malheureuse.  

 

Les premiers signes de la non-résolution volontaire de cette crise apparaissent: lors de ses allocutions présidentielles, Emmanuel Macron n’aura pas même l’obligeance, ni la considération, de nommer le mouvement. Les termes "gilets jaunes" ne seront prononcés qu’une seule fois lors du lancement du “Grand Débat National” en avril 2019. Ce qui ne se nomme pas, n’existe pas.

 

Autour des barbecues, le mouvement prend forme. Les “Gilets Jaunes” occuperont le terrain géographique, numérique et médiatique de longs mois durant. Les premiers signes de la non-résolution volontaire de cette crise apparaissent: lors de ses allocutions présidentielles, Emmanuel Macron n’aura pas même l’obligeance, ni la considération, de nommer le mouvement. Les termes “Gilets Jaunes” resteront absents, muets, indicibles, non-dit, morts. Ils ne seront prononcés qu’une seule fois lors du lancement du “Grand Débat National” en avril 2019. Exactement, à 2h17 sur un discours dont la durée est de 2h24…

Ce point linguistique, loin d’être anecdotique, est crucial: il est avéré que ce qui ne se nomme pas, n’existe pas. On retrouve des déclinaisons mythologiques de cet axiome depuis l’Antiquité: n’est-ce pas Isis qui rusa en forçant le Dieu Rê à lui révéler son nom, lui permettant ainsi de rentrer dans le Panthéon des dieux éternels? Finalement, pire que les “petites gens” (Déclaration de Manuel Valls, Assemblée nationale, 10 mars 2015), la “France d’en bas” (formule dont Jean-Pierre Raffarin revendique la paternité, enquête Ipsos de juin 2002) ou les “sans-dents” (formule attribuée à François Hollande par son ex-compagne Valérie Trierweiler dans son livre “Merci pour ce moment”), la volonté de laisser cette France du milieu et “périphérique” invisible et sans nom aura laissé des traces indélébiles. 

Du mépris de classe à la violence symbolique 

Puisque la parole n’est pas donnée, ni sur les plateaux télévisés ni dans l’hémicycle de l’Assemblée, la parole sera prise dans la rue. Et pour cause, niveau représentativité, on peut grincer des dents, les éditorialistes ne connaissent de la Province que les week-ends prolongés et les jours fériés. C’est aussi vrai pour la radio. France Culture, une référence pourtant, n’a pas été épargnée par ce phénomène d’endogamie intellectuelle. Dans les premières semaines, la radio réalise seulement deux émissions en lien avec les manifestations: “Gilets jaunes dans les médias: on n’ose pas critiquer ces pauvres gens” dans La Fabrique Médiatique, et “Où est notre conscience écologique?” dans Débat Public. Condescendance à peine masquée des “pauvres gens”… Notons qu’une recherche actualisée montre à ce jour que Radio France a modifié le titre de sa première émission pour “Gilets Jaunes: les médias en font-ils trop?” Une logique déjà orwellienne et de réécriture de l’Histoire pour le moins inquiétante, d’autant plus pour un média qui se revendique plus “culturel”, voire ”éducatif” que les autres. 

Ce mépris de classe trouve ses formes d’expression les plus violentes dans la bouche de certains représentants qui ne s’en privent pas. Au pic de la crise au mois de décembre, Gilles Le Gendre déclare ainsi: “Et puis, il y a une deuxième erreur qui a été faite et dont nous portons tous la responsabilité, moi y compris. C’est le fait d’avoir probablement été trop intelligents, trop subtils, trop techniques dans les mesures de pouvoir d’achat.” Le convaincu déroule son argumentation sur Public Sénat sans en comprendre la portée. Parallèlement, les déclarations successives de Daniel Cohn-Bendit sur le “mouvement poujadiste”, de Bernard Henri-Lévy sur les “gilets bruns” et de Darmanin sur “la peste brune” accentuent la distinction entre une élite française –sinon parisienne– et les autres. Une rhétorique du clivage et de l’ostracisation qui n’épargne aucun citoyen volontairement animé par l’envie de déconstruire cet ordre social.

 

Misère sociale et pensées nauséabondes sont les deux piliers qui justifient les partis politiques classiques: puisque "ces gens-là" ne pensent pas, il faut bien penser à leur place, en leur nom.

 

Hoffmann rappelle dans son ouvrage “Le Mouvement Poujade” que “la candidature de Coluche à la présidence de la République a été d’emblée condamnée par la quasi-totalité des professionnels de la politique sous le chef de poujadime (…) Et l’on a peine à comprendre comment des “observateurs avertis” ont pu confondre le “candidat des minorités”, de tous ceux “qui ne sont jamais représentés par les partis politiques”, “pédés, apprentis, Noirs, Arabes”, etc. (Programme de Coluche) avec le défenseur des petits commerçants en lutte contre “les métèques” et la “mafia apatride de trafiquants et de pédérastes.” Une seule explication possible: la volonté de conserver un état de fait à leur avantage par tous ceux qui profitent du système tel qu’il est aujourd’hui.

Tentative de décrédibilisation grotesque, qui a fonctionné malgré tout, à la façon des lobbyistes et de leur credo: “Notre produit c’est le doute, car c’est le meilleur moyen de rivaliser avec la somme des faits et des informations qui occupe l’esprit du grand public” (citation du vice-président du marketing de Brown and Williamson à propos du tabac). Les médias ont ainsi cultivé une partie de l’évidence en naturalisant l’Ordre du monde: évidemment les Gilets Jaunes sont violents, évidemment ils se font mutiler, évidemment les Gilets Jaunes sont des racistes, évidemment les Gilets Jaunes se mettent eux-mêmes en galère financière, etc. Ce travail de “naturalisation” du culturel, de normalisation des constructions sociales, fondé sur un socle de valeurs et de jugements moraux (personne de qualité / de grande vertu versus personne a-morale / de petite vertu) est de loin le plus terrible. 

Quiconque se met en travers de leur chemin est désormais un ennemi de la démocratie 

Il est peu probable que le mouvement des Gilets Jaunes connaisse un aboutissement dans la sphère politique. Au-delà des difficultés de “leadership” et de “rassemblement” souvent ressassées comme causes explicatives, il est une réalité plus difficile à admettre dans un pays aux qualités démocratiques.

D’abord, la force d’un dispositif établi qui a écrasé par son rouleau compresseur toute autre forme organique de conscience, une police de la pensée qui a atomisé les revendications premières (économiques, mais aussi de considération). En caricaturant le profil des “Gilets Jaunes” (les femmes seules avec enfant, les barbus éborgnés, ceux qui ne savent pas écrire correctement), en l’associant de manière systématique aux dégradations et autres formes de violence, le terme est devenu porteur de connotés funestes, d’une forme de pauvreté économique mais surtout, pauvreté intellectuelle et culturelle, “chez ces gens-là, on n’pense pas” (“Ces gens-là”, chanson de Jacques Brel). Misère sociale et pensées nauséabondes sont les deux piliers qui justifient les partis politiques classiques: puisqu’ils ne pensent pas, il faut bien penser à leur place, en leur nom. Cette incapacité à sortir d’un binarisme imposé est le mal de notre vitalité démocratique: “les extrêmes ou le centre”, “les premiers de cordée ou les très pauvres” (mots d’Emmanuel Macron), en bref une vision misérabiliste de la société. 

Les Gilets Jaunes ne sont ni du Bas (à plaindre avec complaisance), ni du Haut (à jouir de leur autonomie), ils ne sont alors même plus des citoyens. Avec l’image de leur contestation écornée au fil des semaines, c’est la valeur fondamentale même de citoyenneté qui a été confisquée. Par un tour de magie applaudi par tous, quiconque se met en travers du chemin des décideurs et des dominants est désormais un ennemi de la démocratie. En la matière, le travail sociologique de Pierre Bourdieu sur les formes de pouvoir et de domination nous rappelle que le fondement des luttes sociales ne réside pas tant sur des prétentions financières (capital matériel) que sur des prétentions existentielles (capital symbolique), c’est-à-dire la considération, le sentiment d’exister, de compter, d’avoir voix au chapitre.

Une évidence, moins entendue pourtant, rappelée par Albert Camus: “la logique du révolté est de vouloir servir la justice pour ne pas ajouter à l’injustice de la condition, de s’efforcer au langage clair pour ne pas épaissir le mensonge universel et de parier, face à la douleur des hommes, pour le bonheur” (L’Étranger). C’est surtout pour cette raison que le mouvement des Gilets Jaunes ne saurait se manifester dans les urnes: ce serait trahir sa raison d’être initiale.

 

"La Stratégie du caméléon", d'Élodie Mielczareck

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