1Les mouvements collectifs d’aujourd’hui ne se définissent pas uniquement par le fait qu’ils sont différents du mouvement ouvrier, dont ils n’ont ni les caractéristiques de classe ni les objectifs politiques. Ils se définissent surtout par la façon dont ils mettent de l’avant des questions culturelles, qui deviennent cruciales pour la vie individuelle et collective. Ce sont des questions qui naissent des actions de ces mouvements et qui se propagent dans l’ensemble de la vie sociale. Il s’agit, par exemple, de questions telles que les rapports entre les deux sexes, que le mouvement des femmes a fait surgir dans la vie sociale afin d’assurer aux femmes elles-mêmes la libération de la domination masculine et le respect de leurs propres subjectivités et spécificités culturelles. Il s’agit aussi de questions telles que le développement, que les écologistes ne veulent plus fonder sur la seule croissance économique, souhaitant qu’il devienne durable et qu’il respecte plus l’environnement. 2Mais quelle est la nature de ces mouvements, sinon la même que celle des actions collectives du passé ? Comment se constituent-ils dans les rapports sociaux d’aujourd’hui ? Quel est le sens qu’ils définissent ? Quelles sont leurs origines ? Sont-elles liées au fait que les sujets tentent de devenir maîtres de leur propre histoire ? Cette tentative s’explique-t-elle comme une résistance que les sujets exerceraient face à la domination qui se définit par le contrôle du traitement et de la diffusion des informations et par leur forte présence dans l’organisation de la vie sociale ? Comment se vérifie donc ce passage de la résistance du sujet à l’action de l’acteur collectif qui s’oppose à la domination et essaie de changer son environnement social et culturel ? Quels impacts, quelles significations produit donc l’action de l’acteur collectif dans la construction de la vie sociale d’aujourd’hui ? 3Pour répondre à ces questions, nous devons commencer par définir le mouvement collectif d’aujourd’hui, le distinguer des autres phénomènes collectifs et l’insérer dans un contexte de représentation théorique de la vie sociale. Nous devons ensuite chercher à comprendre ses origines, définir comment il se construit et étudier les significations qu’il produit dans la vie sociale. Il convient pour cela de passer par plusieurs étapes ; la première consiste à préciser ce qu’on entend par la notion de mouvement. 4Il convient d’ailleurs de se demander si une définition spontanée, qui ne s’appuie pas sur des bases théoriques, est suffisante pour préciser cette notion. Ou si la théorie est nécessaire pour la désigner dans un ensemble de formulations qui permettent, à la fois, de comprendre et d’expliquer le mouvement collectif qui intervient dans la construction de la vie sociale d’aujourd’hui et de le différencier d’autres phénomènes collectifs, comme les pressions institutionnelles. 5Commençons par voir si une définition spontanée est suffisante pour désigner le mouvementsocial. 6Pour nommer certains phénomènes de protestation, même très différents, on a habituellement tendance à les appeler mouvements. Cette dénomination spontanée, qui n’est pas soutenue par des supports théoriques, désigne d’habitude des ensembles d’individus qui ont des caractéristiques communes et qui sont en quelque sorte organisés de telle façon qu’ils poursuivent les mêmes buts. Ces caractéristiques permettent d’établir les traits spécifiques d’un phénomène collectif et de le différencier par rapport aux autres. Ces caractéristiques sont sociales, comme dans le cas des travailleurs ou des étudiants, ou renvoient à des appartenances de genre, comme dans le cas des femmes. Elles peuvent aussi consister tout simplement en un thème vers lequel convergent des sensibilités et des engagements individuels, comme c’est le cas pour les écologistes, attentifs à l’environnement et à sa protection. 7Pour ne pas les confondre avec le mouvement des travailleurs, nous avons appelé, toujours spontanément, nouveaux mouvementssociaux les mouvements qui se sont formés plus récemment, en dehors du monde industriel. Ce sont les mouvements qui commencent à naître à la fin des années 1960, et qui vont des mouvements étudiants, féministes et écologistes, aux mouvements urbains et pacifistes. 8Mais un ensemble d’individus qui a des caractéristiques communes et qui est organisé pour poursuivre des buts communs n’est pas forcément une entité empirique semblable aux regroupements que l’on vient de citer. Un ensemble organisé de fans de groupes musicaux peut en effet être une entité empirique qui présente ces éléments sans devenir un mouvement. Ces fans ont en effet le même but, qui est de suivre les concerts de leurs stars préférées et de consommer leur musique. 9Dès lors que l’on peut donner la même définition à des phénomènes collectifs très différents sur le plan empirique, comme peuvent l’être une grève de travailleurs et un ensemble de fans de groupes musicaux, il faut exiger une plus grande précision et maîtriser les difficultés liées aux distinctions. 10Pour surmonter ces difficultés, on peut avoir recours à d’autres critères spontanés qui permettent de faire plus facilement la distinction entre le mouvement et d’autres phénomènes collectifs. Or, le problème demeure entier, parce qu’il ne consiste pas uniquement à définir le mouvement en tant que tel, mais à le définir comme une composante de la vie sociale. Il s’agit alors de voir si le mouvement se définit comme une composante du déroulement normal ou s’il s’agit d’un événement exceptionnel de la vie sociale, s’il s’agit d’une conduite rationnelle ou irrationnelle, s’il consiste en une action de classe qui se transpose dans des projets politiques ou dans un groupe de pression, s’il représente une forme d’opposition et d’alternative à la domination sociale ou s’il consiste en une déviance, s’il se définit comme une action délimitée ou si ses activités sont en rapport avec l’émancipation de la société et l’évolution historique. 11La définition du mouvement, par conséquent, ne peut se limiter à décrire des caractéristiques de phénomènes collectifs pour fournir des distinctions et des classifications. Il faut qu’elle consiste en une notion qui permette de discerner cette conduite des autres phénomènes collectifs et de la situer dans le contexte des explications générales de la vie sociale. En d’autres termes, la définition du mouvement demande des explications théoriques. 12Il s’agit par conséquent de suivre le chemin des explications théoriques pour essayer de parvenir à une définition. Ce chemin ne trouve ses origines que dans les travaux des classiques qui ont traité la question. Il ne s’agit pas pour autant d’avoir ici la prétention de proposer une présentation exhaustive de ces travaux, mais de reprendre certains traits des analyses classiques comme celles développées sur le terrain sociologique par Max Weber, Durkheim et Marx et de rendre compte d’une partie des analyses dans le domaine de la psychologie des foules et des masses par Sighele, Le Bon, Freud et Reich. Ces références ont pour but d’ouvrir un chemin qui peut aboutir à la définition analytique du mouvement d’aujourd’hui. Cependant, si cet exercice demande de reprendre les questions que posent ces classiques et les analyses qu’ils développent, il exige aussi que cela soit fait en essayant de voir, à la fois, les aspects analytiques des travaux qui sont à reprendre et ceux qui ne correspondent plus aux exigences propres à la définition et à l’explication du mouvementsocial d’aujourd’hui. 13C’est à partir des analyses classiques de Max Weber, de Durkheim et de Marx que le problème de la définition du mouvement se pose en des termes théoriques. Ce sont les termes avec lesquels ces classiques, mais aussi d’autres auteurs qui n’appartiennent pas forcément à la sociologie, posent ce problème dans le contexte de leurs théories. En fonction de leurs propres points de vue, ces auteurs se réfèrent à trois questions. La première est de savoir si les mouvements ont une nature exceptionnelle et d’expliquer comment celle-ci se définit dans les rapports sociaux, se distingue par rapport aux autres conduites sociales et se manifeste en même temps face à l’ordre social. À cette question est lié d’ailleurs le problème de l’irrationalité des mouvements collectifs, à savoir si elle se présente, dans quels termes et comment elle s’explique ; cette irrationalité se définit par rapport à la rationalité instrumentale de la conduite que l’individu moderne a quand il défend ses intérêts. La deuxième question est de savoir si ces mouvements se définissent parce qu’ils poursuivent surtout un but politique, vers lequel convergent aussi les composantes sociales et culturelles de leurs actions. La troisième question consiste à comprendre le rapport qu’établit le mouvementsocial avec l’émancipation sociale et l’évolution historique, ce qui revient à admettre ou non l’existence de ces dernières. 14Voyons maintenant l’une après l’autre ces trois questions. 1 Pour le deuxième volume d’Économie et société qui n’est pas traduit en français, nous nous référon (...) 15Commençons par celle de la nature exceptionnelle du mouvement. Selon Max Weber, le problème qui se pose alors est d’expliquer la nature du charisme, d’où provient la nature exceptionnelle des mouvements (Max Weber 1974, vol. 2, p. 420-4311), qui sortent ainsi de l’ordinaire de la vie sociale pour poursuivre de nouvelles perspectives. Pour Durkheim, cette question se pose en fait comme suit : trouver une explication à la nature exceptionnelle des conduites collectives, comme celles sui generis qui se définissent dans certaines phases de révolution ou de grandes mobilisations sociales du XIXe siècle, caractérisées par le fait que les hommes qui y participent ont l’impression que les idéaux poursuivis correspondent à la réalité et sont sur le point d’être accomplis (Durkheim 1996, p. 128-137). Pour Marx, enfin, le problème est d’expliquer le mouvement en tant qu’action de la classe ouvrière, dont la tâche consiste à la fois à réaliser l’émancipation des hommes et à libérer leurs qualités naturelles, celles de leur force de travail, soumises à l’emprise et à la domination sociale du capitalisme (Marx, Engels 1973, p. 493-495). 2 Les traducteurs français de cet ouvrage de Freud préfèrent à vrai dire traduire le terme allemand (...) 16Ce problème de la nature exceptionnelle du mouvement se pose aussi dans d’autres disciplines, mais en des termes différents. Pour la psychologie des foules et des masses, ce problème est en effet celui de l’irrationalité qui fait la distinction entre le caractère exceptionnel de cette entité et le caractère rationnel des conduites de l’individu. Pour Sighele, qui appelle ces mouvements « foules », le problème consiste à expliquer pour quelle raison les phénomènes collectifs ne reproduisent pas la psychologie des individus qui les composent (Sighele 1985, p. 52-53). Pour Le Bon, qui appelle ces actions « foules psy-psychologiques », le problème consiste à expliquer comment l’inconscient collectif intervient dans la définition de la nature irrationnelle des mouvements, qui fait la distinction entre ces conduites et les actions rationnelles de l’individu (Le Bon 1981, p. 10-12). Pour Freud, qui ne désigne pas les phénomènes collectifs par le terme de foules mais par celui de masse2, le problème consiste à expliquer la manière dont l’inconscient, qui pour le père de la psychanalyse reste individuel, peut être défini comme composante de la formation et du développement de ces actions (Freud 1985, p. 126-131). 17Plus récemment, pour la sociologie structuro-fonctionnaliste, la définition de la nature du mouvement a consisté à expliquer une conduite exceptionnelle se présentant comme une perturbation du fonctionnement normal du système social. C’est en effet de ce point de vue que cette sociologie pose le problème de l’explication de ces conduites collectives, que ce soit en les qualifiant de déviances (Parsons 1964a, p. 291-297), en les distinguant de ces dernières tout en les appelant comportements non conformes (Merton 1968), ou encore en élaborant un modèle théorique jugé adapté à l’explication d’un ensemble empirique qui inclurait des phénomènes collectifs très différents, qui vont de la mode et des fêtes aux révolutions, et qui seraient regroupés sous le même terme : comportement collectif (Smelser 1968, p. 61-78). 18Un important changement analytique quant au problème de la place du mouvement dans la vie sociale a cependant lieu avec les réflexions et les recherches sur les mobilisations qui commencent dans les années 1960. Ces réflexions, ou tout au moins certaines d’entre elles, favorisent autant le dépassement de la dichotomie d’interprétation sur la rationalité et l’irrationalité des actions collectives que la formulation de nouveaux problèmes à propos des mouvements dans les théories des sciences sociales. 19Deux orientations théoriques s’affirment principalement dans ce contexte (Melucci 1976, Introduction). 20Les origines de la première sont surtout américaines, puisqu’elle est construite à partir des travaux des sociologues de la théorie de la mobilisation des ressources (resource mobilization) (Zald, McCarty 1977) et de l’approche du processus politique (polity) (Tilly 1978), qui s’en démarque tout en la prolongeant, comme on le verra plus tard (cf. chap, 2, 2.2). Cette orientation théorique pose le problème du dépassement de l’opposition théorique entre les mouvements collectifs jugés irrationnels et les actions individuelles, visant la défense des intérêts, qui sont considérées comme rationnelles. Un tel dépassement se réfère à la possibilité d’insérer ces mouvements dans l’ensemble des actions rationnelles caractérisées par la défense des intérêts. C’est pourquoi ces actions sont considérées comme étant des composantes du déroulement ordinaire de la vie collective. 21Pour les sociologues de la théorie de la mobilisation des ressources et de l’approche du processus politique, la définition des mouvements collectifs et de la distinction entre ces composantes renvoient à un cadre analytique particulier qui tente d’établir le lien entre la possibilité de disposer de moyens et la capacité de les exploiter par le mouvement à travers des stratégies dont le but est la recherche de ce qui est utile et commun, en tant qu’intérêt économique, politique ou culturel, pour les membres des actions collectives. 22La seconde orientation théorique, qui a des origines européennes, aboutit principalement aux développements de Habermas et de Touraine. Pour Habermas, le mouvement est une conduite qui se développe dans le contexte de la formation de nouvelles actions communicationnelles qui se proposent de dépasser l’irrationalité et le manque de sens qui s’imposent dans la société capitaliste avancée (Habermas 1986). La position de Touraine est différente de celle-ci. Pour définir un mouvement collectif, ce dernier essaie de comprendre la relation qui s’interpose entre exigences subjectives, intérêts collectifs, conflit entre acteurs sur les enjeux culturels centraux de la vie sociale et perspectives de libération historique (Touraine 1992 ; 1993a). 23Selon la position européenne, et en particulier celle de Touraine et de la sociologie de l’action dont il est l’inspirateur, la définition du mouvementsocial et celle des autres types de phénomènes collectifs ont besoin d’un cadre théorique pour la représentation générale de la vie sociale. Dans ce contexte, le problème qui se pose n’est pas simplement de démontrer la rationalité des actions collectives, mais de comprendre comment se combinent les aspects non rationnels et subjectifs avec les aspects rationnels des mouvementssociaux, qui sont des composantes ordinaires de la société puisqu’ils s’opposent à des acteurs dirigeants et poursuivent des alternatives à la domination dans un conflit central dont l’enjeu est le contrôle des orientations culturelles centrales de la vie sociale. 24Passons maintenant au deuxième problème qui se pose pour la définition du mouvement, celle de sa nature politique. 25Selon Max Weber, le problème de la nature politique correspond surtout à celui qui se pose dans la compréhension du passage du stade de statu nascendi du mouvement à celui de son institutionnalisation, qui peut se définir dans différents contextes de rationalisation des institutions politiques (Max Weber 1974, vol. 2, p. 431-441). Selon Durkheim, le problème se pose de la même façon : il s’agit de comprendre comment se vérifie le passage de l’opposition et du conflit, qu’un mouvement comme celui des travailleurs développe, à la réglementation à la fois des intérêts qu’il représente et des rapports de travail dans le système institutionnel ; cette réglementation donne par ailleurs aux industriels et aux travailleurs plus de garanties que ne peuvent le faire des contrats tels que ceux stipulés entre entrepreneurs et ouvriers (Durkheim 1986, p. 344-357). Selon Marx, le problème est de comprendre comment le mouvement peut assurer le passage de la condition sociale de soumission des ouvriers au capital à une action politique permettant la transformation de la société capitaliste (Marx 1973, p. 218-225). 26Pour les classiques, le problème de la définition du mouvement est donc aussi celui de la compréhension de sa nature politique, de l’importance de la transposition de son action sur le plan politique, une transposition qui selon les différents points de vue est liée à l’intégration institutionnelle du mouvement ou à la transformation révolutionnaire que celui-ci doit assurer. Par ailleurs, au moment de l’élaboration de la pensée de ces classiques, la transposition politique des actions collectives, liée simplement à l’accès du mouvement ouvrier aux mécanismes institutionnels ou aux projets de celui-ci de transformation sociale et historique de la société, se définit comme devenant une caractérisation essentielle des phénomènes collectifs. Elle naît dans les conflits que les travailleurs commencent à structurer depuis le début de l’ère industrielle et qui sont destinés à caractériser l’industrialisme lui-même, quand par ce dernier on entend l’affirmation de rapports sociaux centraux, d’activités économiques et de thèmes de décision politique fondamentaux se référant essentiellement à l’industrie et à l’industrialisation. 27Mais, des mouvements plus récents, ceux de la fin des années 1960, présentent aussi à leurs débuts la volonté de maintenir cette transposition. Dans un premier temps, certains ont en effet pour but la conquête révolutionnaire du pouvoir politique. Dans les faits, ces mouvements ne cherchent pas seulement la rupture politique ; ils tentent aussi de trouver pour leurs actions un accès au système institutionnel. Cependant, cette volonté de conquête du pouvoir politique est ensuite abandonnée. L’horizon des mouvements plus récents n’est d’ailleurs pas, même s’ils le recherchent, l’accès institutionnel. Ces mouvements consistent en effet en des actions collectives qui se caractérisent plus culturellement que politiquement. Par exemple, les féministes et les écologistes insistent plus sur le côté culturel que sur le côté politique de leur action, alors que les actions ethniques oscillent entre le refus d’autres cultures et l’affirmation de particularités d’acteurs qui sont respectueux de toutes les différences (Wieviorka 1993). 28C’est pourquoi le problème de la transposition politique des actions ne peut être abordé de la même façon que par le passé lorsque l’on veut définir les mouvementssociaux de notre époque. 29En ce qui concerne le lien entre mouvement, émancipation sociale et évolution historique, notons que le problème rencontré par Marx, Durkheim et Weber a d’abord été de dénoncer les carences de l’émancipation réellement vécue par des individus et des groupes dans la vie sociale moderne. Pour chacun, l’émancipation restait en effet la perspective qu’il fallait suivre pour combler un manque historique. Aussi ces auteurs ont-ils essayé, chacun de leur côté, de comprendre la manière selon laquelle se définissait le rapport entre l’action du mouvement, l’émancipation et l’évolution. Marx a en particulier insisté sur le rapport entre les mouvements collectifs de prolétaires, les processus révolutionnaires et l’émancipation réelle par rapport à la domination sociale que le capitalisme industriel substitue à celle du féodalisme (Marx, Engels 1973). 30Ce problème du rapport entre la nature des mouvements et l’émancipation de la société est aujourd’hui lié à d’autres problématiques, entre autres à l’existence même de ces mouvements. Après la transformation du mouvement des travailleurs en acteur politique, et un certain essoufflement des premiers nouveaux mouvementssociaux, l’existence même des mouvements collectifs est devenue en effet un problème. Parfois, ce dernier est considéré dans une dimension historique comme lors du passage de la société industrielle à la société post-industrielle, lorsque les mouvements classiques s’essoufflent et que les nouveaux mouvements sont seulement annoncés par les manifestations subjectives de « dissidents » (Touraine 1984). Autrefois, ce problème naissait dans le contexte des prétendus déclins ou perte de sens de la formation de grands mouvementssociaux et historiques d’émancipation et de libération, à l’intérieur desquels les mouvementssociaux avaient un rôle de premier plan. Dans ce cas, le mouvement devenait l’objet d’une réflexion « ironique » (Rorty 1990, p. 89-96) que le chercheur exprimait à l’égard des manifestations qui s’effectuaient contre les injustices et les souffrances. Le chercheur se proposait avec cette réflexion de renoncer à relier ces manifestations aux grands projets de changement de la société et de les considérer comme des actions ponctuelles, qu’il jugeait pour leur efficacité, cas par cas, séparément, en ne recherchant pas les liens les unissant à un projet d’émancipation générale de la vie collective, voire d’évolution historique (Rorty 1994). 31Aujourd’hui, le caractère fragmentaire des mouvements collectifs les plus récents, leurs différentes évolutions, leurs caractéristiques, culturelles surtout, l’importance qu’ils allèguent aux spécificités et aux subjectivités peuvent faire passer ces mouvements comme étrangers à des projets possibles d’émancipation, sociale et historique. 32Néanmoins, le problème subsiste. Si en effet le problème du caractère inéluctable de cette émancipation est dépassé, les protestations et les campagnes, même celles qui interviennent à propos de thèmes ponctuels, ne renoncent pas à la possibilité de poursuivre l’émancipation. Il suffit de penser aux campagnes de défense des spécificités de genre, ou à celles pour le respect des particularités de l’homosexualité, qui ne renoncent pas à la conviction d’établir un lien entre leurs buts et ceux d’un projet d’émancipation sociale et historique. Ainsi, pour reprendre les mots de Rawls, elles posent le problème du lien à établir entre diversité et universalité, entre sauvegarde des spécificités et projet d’émancipation (Rawls 1993, p. XVIII). 33Il faut, pour parvenir à une définition des mouvements collectifs d’aujourd’hui, se référer aux trois problèmes dont nous venons de parler. Je commencerai à le faire en parcourant le chemin montré par les classiques de la sociologie, en m’aventurant parfois sur le terrain de certains développements de la psychologie et d’autres orientations intellectuelles (chap. 1). Cela me permettra de passer à certaines analyses plus récentes des sciences sociales qui se penchent sur les mouvements d’aujourd’hui (chap. 2). Cela me permettra aussi de formuler ces questions d’une manière plus adaptée aux problèmes de la définition de ces mouvements. Il s’agit de définir, en effet, la manière dont se pose la compréhension de la nature et du sens de ces mouvements, qui surgissent au sein d’une vie sociale, à l’intérieur de laquelle le contrôle du traitement et de la diffusion des informations est essentiel pour la maîtrise de la vie individuelle et collective. Il faut vérifier si des actions comme celles des femmes et des écologistes sont des composantes de la vie sociale qui essaient de parvenir à cette maîtrise, en opposition aux acteurs qui dirigent ces traitements et diffusent l’information. Il s’agit, par conséquent, de vérifier si ce contrôle est seulement l’outil de la domination exercée sur la vie sociale par ces acteurs dirigeants ou s’il est l’enjeu de conflits dont les nouveaux mouvements sont une composante essentielle. 34Le problème ne consiste donc pas seulement à vérifier si ces mouvements sont des composantes ordinaires ou non de la vie sociale et s’ils sont rationnels ou irrationnels. Il faut aussi voir s’il s’agit là d’acteurs qui s’opposent à la nouvelle domination, à laquelle ils essaient de soustraire le contrôle des orientations culturelles de la vie sociale d’aujourd’hui. Il faut par ailleurs connaître la position de ces acteurs dans les rapports sociaux. Le problème devient alors de savoir, d’une part, s’ils sont les acteurs d’une nouvelle classe moyenne qui remplace la classe ouvrière dans la construction d’un nouveau paradigme de la politique, qui se substitue au paradigme, épuisé, de l’institutionnalisation de l’action des travailleurs (Offe 1987), ou dans la définition de l’antagonisme de classe de la société (Eder 1993). Le problème consiste à savoir ; d’autre part, s’ils sont les acteurs qui se constituent à partir de la résistance que les sujets exercent vis-à-vis de la domination pour acquérir une pleine souveraineté sur leurs propres histoires (Touraine 1992). 35Les réponses qui seront fournies à la question de la position des acteurs dans les rapports sociaux, et que j’essaierai de donner en suivant le parcours théorique tracé par la tradition de la sociologie de l’action (chap. 3), me permettront de passer aux deux autres problèmes : le rapport entre les nouveaux mouvements et la politique, et le rapport entre ces actions et l’évolution de la société, mais aussi d’aboutir à une définition du mouvement collectif d’aujourd’hui. 36Pour le premier problème, il s’agit de saisir, d’une part, le sens que ces mouvements donnent aux rapports entre les contenus culturels de leurs actions et les initiatives qu’ils mènent au niveau politique et, d’autre part, les significations que celles-ci produisent dans le contexte de la construction de la vie sociale. Pour le deuxième problème, il s’agit d’évaluer, au-delà de la dichotomie entre l’inéluctabilité du progrès et de l’évolution et la crise de la perspective d’émancipation, s’il est possible de définir un rapport entre le mouvement collectif et l’évolution sociale qui est, elle aussi, possible. 37À partir de ces bases, je passerai à une définition des aspects empiriques des conduites collectives, mais aussi à une conception théorique du mouvement collectif et de son insertion dans la vie sociale d’aujourd’hui, à l’intérieur de laquelle il se construit en tant qu’action qui définit un conflit pour contrôler la production et la diffusion des informations, en opposition à la maîtrise que les acteurs dirigeants ont de celles-ci (chap. 4). 38Il s’agira ensuite de voir quelles sont les origines du mouvementsocial, comment il se construit et engendre un conflit, enfin quels sont le domaine et les significations de ce conflit. 39Pour ce qui est de l’origine du mouvement, le problème consiste à vérifier si elle est composée d’éléments exceptionnels ou de composantes ordinaires de la société, si elle relève de l’irrationalité expressive de certains acteurs ou de la rationalité instrumentale de certains autres qui développent des activités collectives afin d’arriver à défendre des intérêts communs ou si elle provient de la perturbation ou des crises du système ou encore de l’opposition que les dominés exercent par rapport aux acteurs dirigeants. 40Max Weber, Durkheim et Marx ont abordé ce problème en des termes théoriques. 3 Pour aborder ce problème, Weber ne part pas du mouvement mais du résultat qu’il donne. C’est en ef (...) 41D’après Weber, en effet, il consiste à saisir la façon dont le charisme se trouve à l’origine des mouvements dont le caractère exceptionnel (Weber 1974, vol. 2, p. 420-431) se manifeste par rapport aux agrégations de classes qui se consacrent à la défense d’intérêts (Weber 1995a, tome I, p. 391-397) et aussi par rapport au fait qu’ils agissent en poursuivant rationnellement des buts (ibid., tome I, p. 15-223). 42Durkheim aborde le problème dans le contexte des discontinuités qui surgissent dans l’ordre social. Il faut, selon Durkheim, comprendre en effet comment se vérifie la naissance de nouvelles valeurs qui se différencient des valeurs en vigueur et s’y opposent et qui se retrouvent dans les idéaux poursuivis par les mouvements collectifs, pour pouvoir comprendre l’origine de ceux-ci (Durkheim 1996, p. 132-134). 4 Les références aux 2eet 3e vol. du Capital de Marx sont tirées de l’édition italienne : Il Capital (...) 43D’après Marx, enfin, l’origine des mouvements consiste en un problème de compréhension des contradictions, d’où découle l’antagonisme de classe entre les ouvriers et les capitalistes, qui se vérifie dans les rapports de travail industriel et au sein de la société (Marx 1970, vol. 2(1), p. 604). 44Selon les théories de la psychologie des foules et de la psychologie des masses, l’origine du mouvement est à saisir dans l’opposition que les formulations théoriques mettent en relief entre les composantes rationnelles et les composantes non rationnelles des conduites individuelles et collectives. Une partie de ces formulations est développée avec un esprit réactionnaire. Ce dernier en effet se retrouve dans l’hostilité ouverte qu’une partie des formulations manifeste envers des conduites collectives, comme celles des mouvements syndicaux et socialistes de travailleurs, dont elle cherche à expliquer les origines en les considérant comme des actions irrationnelles, en opposition à la rationalité de l’individu respectueux de la loi et de l’ordre (Le Bon 1981). 45En revanche, d’autres considérations théoriques abordent cette question différemment. Elles ne se préoccupent pas seulement de mettre en évidence les aspects irrationnels de ces actions, mais aussi le rapport avec les aspects rationnels. Elles ont pour souci de chercher à comprendre dans ce contexte les aspects de l’origine des phénomènes collectifs, que l’on ne peut pas expliquer seulement par rapport à la rationalité instrumentale des acteurs qui défendent des intérêts individuels et de groupe. Pour ces considérations, il s’agit par conséquent de voir comment certains éléments, comme la libido, peuvent se retrouver parmi les composantes qui sont à l’origine de la formation d’un mouvement (Freud 1985, p. 164) et dont la prise en considération peut marquer un début pour aller au-delà de l’opposition rationalité-irrationalité, qui caractérise les recherches sur l’explication de l’origine de ce genre d’action. 46Cela signifie seulement que ce problème se pose, mais non que l’abandon de cette opposition se détermine de cette manière. D’ailleurs, les deux pôles de cette opposition se retrouvent encore dans certaines analyses des sciences sociales. D’abord, cette opposition fait partie de certaines analyses qui tentent de saisir l’origine des mouvements dans des crises systémiques ; selon les analyses structuro-fonctionnalistes, le problème de l’opposition consiste en effet à voir comment ces actions naissent de certaines formulations culturelles, celles des croyances généralisées, qui ne surgissent pas de conduites rationnelles dans la défense d’intérêts, mais de crises systémiques (Smelser 1968, p. 78-93). C’est dans une direction opposée à celle du structuro-fonctionnalisme que cette opposition est ensuite proposée par les développements des théories de la mobilisation des ressources et de l’approche du processus politique. Ces analyses refusent en effet les interprétations irrationalistes de l’origine du mouvement. Pour poser le problème de cette origine, elles se réfèrent donc aux contextes rationnels de naissance des actions stratégiques, dont ce mouvement fait selon elles partie (Tilly 1978). 47Les théories de la mobilisation des ressources et de l’approche du processus politique permettent de cette manière d’aller au-delà des interprétations irrationalistes de l’origine et du développement des mouvementssociaux. En revanche, elles ne rendent pas plus claires les composantes des mouvements, surtout ceux de nos jours, qui ne se définissent pas par la défense instrumentale des intérêts, dans le sens qu’entend J. Stuart Mill (Tilly 1978, p. 35-37), sans pour autant être inconciliables avec la rationalisation. Il ne s’agit pas de croyances généralisées ou de composantes de l’action qui démontreraient l’irrationalité des mouvementssociaux par rapport à la rationalité des conduites individuelles poursuivant un but. Il ne s’agit pas non plus d’expressions culturelles de mouvements qui les considéreraient comme des composantes de leurs actions et dont l’horizon serait l’accès au système politique. Il s’agit en effet de la subjectivité des membres des mouvements, qui ne correspond pas à des expressions culturelles accompagnant la défense instrumentale d’intérêts. C’est la subjectivité qui tâche de construire l’action collective afin que la spécificité des membres de celle-ci devienne une composante de la vie collective. Cette composante de la vie collective est celle du sujet qui se soulève contre la domination et « qui pose comme principe du bien le contrôle que l’individu exerce sur ses actions et sa situation, et qui lui permet de concevoir et de sentir ses comportements comme des composantes de son histoire de vie, de se concevoir lui-même comme acteur » (Touraine 1992, p. 242). 48Le sujet est par conséquent une composante importante de l’analyse des mouvements. Il ne s’agit pas, pour autant, de concevoir le sujet en tant qu’alternative à la rationalité instrumentale, à la maîtrise du monde qui est rendue possible par la science et par la technique (Touraine 1992, p. 240). En effet, comprendre l’origine des mouvementssociaux d’aujourd’hui est un problème qui se pose du point de vue des implications subjectives et instrumentales des actions. Ce problème ne demande ni de soumettre la subjectivation à la rationalisation, ni de négliger la rationalisation pour la subjectivation. Cette dernière et la rationalisation ne sont pas respectivement des alternatives. C’est pourquoi nous nous proposons, en reprenant la tradition de la sociologie de l’action, d’aller au-delà de cette alternative et de voir le contenu du rapport entre ces deux composantes de la vie collective d’aujourd’hui et qui sont à la fois opposées et complémentaires. 49Par ailleurs, l’émergence du sujet qui résiste à la domination des acteurs dirigeants, qui imposent leurs traitements et la diffusion des informations dans les différents domaines de la vie individuelle et collective, se réfère à ce rapport. Cette émergence concerne les individus et les groupes qui résistent à ces contraintes imposées et qui défendent leurs caractéristiques et leurs diversités pour devenir maîtres de leurs propres histoires. Le problème de l’origine du mouvementsocial se pose par rapport à l’émergence de cette défense qui surgit quand les anciennes intégrations sociales de la société industrielle se fragmentent (Wieviorka 1996b) et quand la globalisation de la vie économique et sociale s’impose (McMichael 1996). 50À cette question est liée celle de la transformation de la défense des spécificités en une fermeture dans les caractéristiques de l’individu et des groupes ; l’appel à la défense de la diversité et des spécificités peut être, en effet, un premier passage de la formation d’un mouvementsocial, mais il peut aussi être la manifestation d’une fermeture particulariste d’individus et de communautés. 51C’est pour cette raison que, après avoir parcouru le chemin tracé par les analyses qui depuis les classiques ont été consacrées à l’origine des actions collectives et avoir tenté de donner une explication à l’origine des mouvementssociaux d’aujourd’hui (chap. 5), nous aborderons les passages de leur construction et le conflit qu’ils construisent. Cela nous amènera à voir de quelle manière s’établit la solidarité parmi les membres d’une action qui surgit de la défense des diversités et des spécificités subjectives, comment ils communiquent pour défendre leurs intérêts et pour définir un champ de conflit, afin de contrôler la production et la diffusion des informations qui se réfèrent soit à la formation, soit à la modernisation des différents domaines de la vie collective d’aujourd’hui (chap. 6). 52Nous terminerons enfin par l’identification des significations que les mouvementssociaux définissent dans la vie collective (chap. 6).