3Pour répondre à ces questions, nous devons commencer par définir le mouvement collectif d’aujourd’hui, le distinguer des autres phénomènes collectifs et l’insérer dans un contexte de représentation théorique de la vie sociale. Nous devons ensuite chercher à comprendre ses origines, définir comment il se construit et étudier les significations qu’il produit dans la vie sociale. Il convient pour cela de passer par plusieurs étapes ; la première consiste à préciser ce qu’on entend par la notion de mouvement. 4Il convient d’ailleurs de se demander si une définition spontanée, qui ne s’appuie pas sur des bases théoriques, est suffisante pour préciser cette notion. Ou si la théorie est nécessaire pour la désigner dans un ensemble de formulations qui permettent, à la fois, de comprendre et d’expliquer le mouvement collectif qui intervient dans la construction de la vie sociale d’aujourd’hui et de le différencier d’autres phénomènes collectifs, comme les pressions institutionnelles. 5Commençons par voir si une définition spontanée est suffisante pour désigner le mouvementsocial. 6Pour nommer certains phénomènes de protestation, même très différents, on a habituellement tendance à les appeler mouvements. Cette dénomination spontanée, qui n’est pas soutenue par des supports théoriques, désigne d’habitude des ensembles d’individus qui ont des caractéristiques communes et qui sont en quelque sorte organisés de telle façon qu’ils poursuivent les mêmes buts. Ces caractéristiques permettent d’établir les traits spécifiques d’un phénomène collectif et de le différencier par rapport aux autres. Ces caractéristiques sont sociales, comme dans le cas des travailleurs ou des étudiants, ou renvoient à des appartenances de genre, comme dans le cas des femmes. Elles peuvent aussi consister tout simplement en un thème vers lequel convergent des sensibilités et des engagements individuels, comme c’est le cas pour les écologistes, attentifs à l’environnement et à sa protection. 7Pour ne pas les confondre avec le mouvement des travailleurs, nous avons appelé, toujours spontanément, nouveaux mouvementssociaux les mouvements qui se sont formés plus récemment, en dehors du monde industriel. Ce sont les mouvements qui commencent à naître à la fin des années 1960, et qui vont des mouvements étudiants, féministes et écologistes, aux mouvements urbains et pacifistes. -- -- 10Pour surmonter ces difficultés, on peut avoir recours à d’autres critères spontanés qui permettent de faire plus facilement la distinction entre le mouvement et d’autres phénomènes collectifs. Or, le problème demeure entier, parce qu’il ne consiste pas uniquement à définir le mouvement en tant que tel, mais à le définir comme une composante de la vie sociale. Il s’agit alors de voir si le mouvement se définit comme une composante du déroulement normal ou s’il s’agit d’un événement exceptionnel de la vie sociale, s’il s’agit d’une conduite rationnelle ou irrationnelle, s’il consiste en une action de classe qui se transpose dans des projets politiques ou dans un groupe de pression, s’il représente une forme d’opposition et d’alternative à la domination sociale ou s’il consiste en une déviance, s’il se définit comme une action délimitée ou si ses activités sont en rapport avec l’émancipation de la société et l’évolution historique. 11La définition du mouvement, par conséquent, ne peut se limiter à décrire des caractéristiques de phénomènes collectifs pour fournir des distinctions et des classifications. Il faut qu’elle consiste en une notion qui permette de discerner cette conduite des autres phénomènes collectifs et de la situer dans le contexte des explications générales de la vie sociale. En d’autres termes, la définition du mouvement demande des explications théoriques. 12Il s’agit par conséquent de suivre le chemin des explications théoriques pour essayer de parvenir à une définition. Ce chemin ne trouve ses origines que dans les travaux des classiques qui ont traité la question. Il ne s’agit pas pour autant d’avoir ici la prétention de proposer une présentation exhaustive de ces travaux, mais de reprendre certains traits des analyses classiques comme celles développées sur le terrain sociologique par Max Weber, Durkheim et Marx et de rendre compte d’une partie des analyses dans le domaine de la psychologie des foules et des masses par Sighele, Le Bon, Freud et Reich. Ces références ont pour but d’ouvrir un chemin qui peut aboutir à la définition analytique du mouvement d’aujourd’hui. Cependant, si cet exercice demande de reprendre les questions que posent ces classiques et les analyses qu’ils développent, il exige aussi que cela soit fait en essayant de voir, à la fois, les aspects analytiques des travaux qui sont à reprendre et ceux qui ne correspondent plus aux exigences propres à la définition et à l’explication du mouvementsocial d’aujourd’hui. -- 13C’est à partir des analyses classiques de Max Weber, de Durkheim et de Marx que le problème de la définition du mouvement se pose en des termes théoriques. Ce sont les termes avec lesquels ces classiques, mais aussi d’autres auteurs qui n’appartiennent pas forcément à la sociologie, posent ce problème dans le contexte de leurs théories. En fonction de leurs propres points de vue, ces auteurs se réfèrent à trois questions. La première est de savoir si les mouvements ont une nature exceptionnelle et d’expliquer comment celle-ci se définit dans les rapports sociaux, se distingue par rapport aux autres conduites sociales et se manifeste en même temps face à l’ordre social. À cette question est lié d’ailleurs le problème de l’irrationalité des mouvements collectifs, à savoir si elle se présente, dans quels termes et comment elle s’explique ; cette irrationalité se définit par rapport à la rationalité instrumentale de la conduite que l’individu moderne a quand il défend ses intérêts. La deuxième question est de savoir si ces mouvements se définissent parce qu’ils poursuivent surtout un but politique, vers lequel convergent aussi les composantes sociales et culturelles de leurs actions. La troisième question consiste à comprendre le rapport qu’établit le mouvementsocial avec l’émancipation sociale et l’évolution historique, ce qui revient à admettre ou non l’existence de ces dernières. 14Voyons maintenant l’une après l’autre ces trois questions. -- -- 21Pour les sociologues de la théorie de la mobilisation des ressources et de l’approche du processus politique, la définition des mouvements collectifs et de la distinction entre ces composantes renvoient à un cadre analytique particulier qui tente d’établir le lien entre la possibilité de disposer de moyens et la capacité de les exploiter par le mouvement à travers des stratégies dont le but est la recherche de ce qui est utile et commun, en tant qu’intérêt économique, politique ou culturel, pour les membres des actions collectives. 22La seconde orientation théorique, qui a des origines européennes, aboutit principalement aux développements de Habermas et de Touraine. Pour Habermas, le mouvement est une conduite qui se développe dans le contexte de la formation de nouvelles actions communicationnelles qui se proposent de dépasser l’irrationalité et le manque de sens qui s’imposent dans la société capitaliste avancée (Habermas 1986). La position de Touraine est différente de celle-ci. Pour définir un mouvement collectif, ce dernier essaie de comprendre la relation qui s’interpose entre exigences subjectives, intérêts collectifs, conflit entre acteurs sur les enjeux culturels centraux de la vie sociale et perspectives de libération historique (Touraine 1992 ; 1993a). 23Selon la position européenne, et en particulier celle de Touraine et de la sociologie de l’action dont il est l’inspirateur, la définition du mouvementsocial et celle des autres types de phénomènes collectifs ont besoin d’un cadre théorique pour la représentation générale de la vie sociale. Dans ce contexte, le problème qui se pose n’est pas simplement de démontrer la rationalité des actions collectives, mais de comprendre comment se combinent les aspects non rationnels et subjectifs avec les aspects rationnels des mouvementssociaux, qui sont des composantes ordinaires de la société puisqu’ils s’opposent à des acteurs dirigeants et poursuivent des alternatives à la domination dans un conflit central dont l’enjeu est le contrôle des orientations culturelles centrales de la vie sociale. 24Passons maintenant au deuxième problème qui se pose pour la définition du mouvement, celle de sa nature politique. 25Selon Max Weber, le problème de la nature politique correspond surtout à celui qui se pose dans la compréhension du passage du stade de statu nascendi du mouvement à celui de son institutionnalisation, qui peut se définir dans différents contextes de rationalisation des institutions politiques (Max Weber 1974, vol. 2, p. 431-441). Selon Durkheim, le problème se pose de la même façon : il s’agit de comprendre comment se vérifie le passage de l’opposition et du conflit, qu’un mouvement comme celui des travailleurs développe, à la réglementation à la fois des intérêts qu’il représente et des rapports de travail dans le système institutionnel ; cette réglementation donne par ailleurs aux industriels et aux travailleurs plus de garanties que ne peuvent le faire des contrats tels que ceux stipulés entre entrepreneurs et ouvriers (Durkheim 1986, p. 344-357). Selon Marx, le problème est de comprendre comment le mouvement peut assurer le passage de la condition sociale de soumission des ouvriers au capital à une action politique permettant la transformation de la société capitaliste (Marx 1973, p. 218-225). -- -- 36Pour le premier problème, il s’agit de saisir, d’une part, le sens que ces mouvements donnent aux rapports entre les contenus culturels de leurs actions et les initiatives qu’ils mènent au niveau politique et, d’autre part, les significations que celles-ci produisent dans le contexte de la construction de la vie sociale. Pour le deuxième problème, il s’agit d’évaluer, au-delà de la dichotomie entre l’inéluctabilité du progrès et de l’évolution et la crise de la perspective d’émancipation, s’il est possible de définir un rapport entre le mouvement collectif et l’évolution sociale qui est, elle aussi, possible. 37À partir de ces bases, je passerai à une définition des aspects empiriques des conduites collectives, mais aussi à une conception théorique du mouvement collectif et de son insertion dans la vie sociale d’aujourd’hui, à l’intérieur de laquelle il se construit en tant qu’action qui définit un conflit pour contrôler la production et la diffusion des informations, en opposition à la maîtrise que les acteurs dirigeants ont de celles-ci (chap. 4). 38Il s’agira ensuite de voir quelles sont les origines du mouvementsocial, comment il se construit et engendre un conflit, enfin quels sont le domaine et les significations de ce conflit. 39Pour ce qui est de l’origine du mouvement, le problème consiste à vérifier si elle est composée d’éléments exceptionnels ou de composantes ordinaires de la société, si elle relève de l’irrationalité expressive de certains acteurs ou de la rationalité instrumentale de certains autres qui développent des activités collectives afin d’arriver à défendre des intérêts communs ou si elle provient de la perturbation ou des crises du système ou encore de l’opposition que les dominés exercent par rapport aux acteurs dirigeants. -- -- 47Les théories de la mobilisation des ressources et de l’approche du processus politique permettent de cette manière d’aller au-delà des interprétations irrationalistes de l’origine et du développement des mouvementssociaux. En revanche, elles ne rendent pas plus claires les composantes des mouvements, surtout ceux de nos jours, qui ne se définissent pas par la défense instrumentale des intérêts, dans le sens qu’entend J. Stuart Mill (Tilly 1978, p. 35-37), sans pour autant être inconciliables avec la rationalisation. Il ne s’agit pas de croyances généralisées ou de composantes de l’action qui démontreraient l’irrationalité des mouvementssociaux par rapport à la rationalité des conduites individuelles poursuivant un but. Il ne s’agit pas non plus d’expressions culturelles de mouvements qui les considéreraient comme des composantes de leurs actions et dont l’horizon serait l’accès au système politique. Il s’agit en effet de la subjectivité des membres des mouvements, qui ne correspond pas à des expressions culturelles accompagnant la défense instrumentale d’intérêts. C’est la subjectivité qui tâche de construire l’action collective afin que la spécificité des membres de celle-ci devienne une composante de la vie collective. Cette composante de la vie collective est celle du sujet qui se soulève contre la domination et « qui pose comme principe du bien le contrôle que l’individu exerce sur ses actions et sa situation, et qui lui permet de concevoir et de sentir ses comportements comme des composantes de son histoire de vie, de se concevoir lui-même comme acteur » (Touraine 1992, p. 242). 48Le sujet est par conséquent une composante importante de l’analyse des mouvements. Il ne s’agit pas, pour autant, de concevoir le sujet en tant qu’alternative à la rationalité instrumentale, à la maîtrise du monde qui est rendue possible par la science et par la technique (Touraine 1992, p. 240). En effet, comprendre l’origine des mouvementssociaux d’aujourd’hui est un problème qui se pose du point de vue des implications subjectives et instrumentales des actions. Ce problème ne demande ni de soumettre la subjectivation à la rationalisation, ni de négliger la rationalisation pour la subjectivation. Cette dernière et la rationalisation ne sont pas respectivement des alternatives. C’est pourquoi nous nous proposons, en reprenant la tradition de la sociologie de l’action, d’aller au-delà de cette alternative et de voir le contenu du rapport entre ces deux composantes de la vie collective d’aujourd’hui et qui sont à la fois opposées et complémentaires. 49Par ailleurs, l’émergence du sujet qui résiste à la domination des acteurs dirigeants, qui imposent leurs traitements et la diffusion des informations dans les différents domaines de la vie individuelle et collective, se réfère à ce rapport. Cette émergence concerne les individus et les groupes qui résistent à ces contraintes imposées et qui défendent leurs caractéristiques et leurs diversités pour devenir maîtres de leurs propres histoires. Le problème de l’origine du mouvementsocial se pose par rapport à l’émergence de cette défense qui surgit quand les anciennes intégrations sociales de la société industrielle se fragmentent (Wieviorka 1996b) et quand la globalisation de la vie économique et sociale s’impose (McMichael 1996). 50À cette question est liée celle de la transformation de la défense des spécificités en une fermeture dans les caractéristiques de l’individu et des groupes ; l’appel à la défense de la diversité et des spécificités peut être, en effet, un premier passage de la formation d’un mouvementsocial, mais il peut aussi être la manifestation d’une fermeture particulariste d’individus et de communautés. 51C’est pour cette raison que, après avoir parcouru le chemin tracé par les analyses qui depuis les classiques ont été consacrées à l’origine des actions collectives et avoir tenté de donner une explication à l’origine des mouvementssociaux d’aujourd’hui (chap. 5), nous aborderons les passages de leur construction et le conflit qu’ils construisent. Cela nous amènera à voir de quelle manière s’établit la solidarité parmi les membres d’une action qui surgit de la défense des diversités et des spécificités subjectives, comment ils communiquent pour défendre leurs intérêts et pour définir un champ de conflit, afin de contrôler la production et la diffusion des informations qui se réfèrent soit à la formation, soit à la modernisation des différents domaines de la vie collective d’aujourd’hui (chap. 6). 52Nous terminerons enfin par l’identification des significations que les mouvementssociaux définissent dans la vie collective (chap. 6).