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Légende urbaine

Rapt d'enfants par des Roms : le réveil d'une rumeur qui date du Moyen Âge

Par Iris Peron et Emilie Tôn,
"Les agressions se multiplient. Il y a même eu des coups de feu à Bondy et à Champs-sur-Marne", assure Manon Fillonneau, déléguée générale du CNDH Romeurope.

"Les agressions se multiplient. Il y a même eu des coups de feu à Bondy et à Champs-sur-Marne", assure Manon Fillonneau, déléguée générale du CNDH Romeurope.

REUTERS/Stringer

Près de six siècles après sa naissance, la légende du "tsigane voleur d'enfants" continue d'exister. Signe d'une xénophobie toujours bien présente.

De la simple rumeur qui se propage sur les réseaux sociaux, à des expéditions punitives réelles, avec armes blanches et barres de fer. Dans la nuit de lundi à mardi, des membres de la communauté rom de Clichy-sous-Bois "ont été pris à partie par des individus qui les accusaient de s'être rendus responsables d'un enlèvement", relate auprès de L'Express une source policière.  

A Bobigny, d'autres Roms ont été ciblés par des individus armés, avant de riposter. En tout, 19 personnes ont été placées en garde à vue en Seine-Saint-Denis et au moins trois d'entre elles doivent être jugées ce mercredi. Le 17 mars, à Colombes, deux autres Roms à bord d'une camionnette blanche ont déjà été roués de coups dans des circonstances similaires.  

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Le point commun de ces violentes agressions ? Une rumeur qui a la vie dure : elle voudrait que des Roms kidnappent des enfants - ou de jeunes femmes selon les versions - à bord de leur camionnette dans le but de les violer, voire de leur voler leurs organes. Les autorités - police, justice, élus - ont beau s'échiner à démentir ces allégations, les messages continuent de se propager sur Twitter, Facebook ou Snapchat. Et incitent certains citoyens à tenter de se faire justice eux-mêmes. Pourtant, "aucune enquête pour des faits d'enlèvement de mineurs par des personnes de la communauté rom" n'a été ouverte, a rappelé mardi le parquet de Bobigny. 

Une légende déjà présente dans l'oeuvre de Victor Hugo

Dans un communiqué publié mardi, l'association La Voix des Roms avertit : "Ces stéréotypes racistes de Roms voleurs d'enfants remontent au Moyen-Âge en France et ils ont déjà provoqué dans l'Histoire des crises de violences mortelles". En effet, en 1613 déjà, l'auteur espagnol Miguel de Cervantes racontait l'histoire de La Petite Gitane, une musicienne nomade enlevée et élevée par des gitans depuis sa plus tendre enfance. "Avant lui, d'autres auteurs vénitiens utilisent ce topo littéraire dans le théâtre. Et ce, dès le 15e siècle", analyse auprès de L'Express Marc Bordigoni, auteur de Gitans, Tsiganes, Roms... Idées reçues sur le monde du Voyage (aux éditions Le Cavalier bleu, réédité le mois prochain). 

Vient plus tard l'histoire de la belle Esmeralda, personnage de Notre Dame de Paris de Victor Hugo, également kidnappée par des Bohémiens alors qu'elle n'est qu'un nourrisson. Puis les faits divers, y compris dans la presse française, prennent le relais. "Au 19e et au 20e siècle, ces histoires étaient publiées dans des journaux, tels que Le Petit Journal Illustré, sans jamais fournir de preuves", explique le chercheur. A cela s'ajoutent les histoires de grands-mères, à l'intérieur comme à l'extérieur de la communauté, faisant planer sur les enfants qui s'éloigneraient du domicile la menace d'un kidnapping. "L'idée est toujours la même : ce sont ceux qui ne sont pas civilisés qui vont vous enlever." 

La légende urbaine fonctionne selon des mécanismes bien rodés, déjà analysés en 1969 à la suite de la célèbre "rumeur d'Orléans" - bruit selon lequel des jeunes femmes seraient enlevées dans des magasins, afin d'être livrées à des réseaux de prostitution étrangers. Derrière cette "traite des blanches", sont incriminés les propriétaires de ces commerces. Des juifs, qui ne tardent pas à être pris pour cible, tant par des citoyens, que par des associations et partis politiques. "Il aura fallu quinze jours à peine pour fabriquer un mythe, régresser de quelques siècles, effacer raison, culture et sagesse, réinventer le racisme, céder enfin au délire", analyse Edgar Morin, dans les colonnes du Monde, en décembre 1969. 

Changez "traite des blanches" par "trafic d'organes", et "juifs" par "Roms" ou "Roumains" - le second qualificatif désignant à tort le premier - et on retrouve l'essence de cette rumeur, qu'elle se soit réveillée à Bondy, Aulnay-sous-Bois ou Colombes. "Roms ou juifs, on vise une minorité mise à la marge", regrette Manon Fillonneau de Romeurope. "On frappe une fois de plus sur les plus faibles", abonde Marc Bordigoni. 

"Kidnapping dans les cabines d'essayage"

Depuis janvier, la police nationale a déjà dû démentir plusieurs intox similaires sur Twitter. A Bordeaux, des fêtards auraient été forcés de monter à bord d'une camionnette. Une alerte, partagée plus de 19 000 fois dans le Nord, fait aussi état d'une tentative d'enlèvement à Valenciennes "à l'aide d'une camionnette blanche ou bleue". Fort heureusement, glisse une source policière, aucune action punitive visant des conducteurs de camionnette n'a été enregistrée. 

Il faut dire que la description relayée ne ciblait pas d'individu en particulier. Certains, dans le passé, ont déjà fait les frais d'intox plus détaillées. A Marseille, en 2008, trois Roumains ont été lynchés par une soixantaine d'habitants. Ces derniers avaient été alertés par SMS de la présence d'une camionnette blanche dont les propriétaires, des "Roumains" (régulièrement confondus avec les Roms), enlevaient femmes et enfants pour revendre leurs organes en Europe de l'Est. La psychose s'était propagée, malgré l'absence d'élément tangible et les démentis de la police marseillaise. 

En 2011, la rumeur a évolué. Il est toujours question d'enlèvements d'enfants, mais cette fois dans des magasins de la marque Kiabi : une alerte relayée des dizaines de milliers de fois sur Facebook. Les auteurs dudit crime sont une fois de plus des "hommes d'origine roumaine", pris en flagrant délit de kidnapping dans une cabine d'essayage. Malgré les démentis de Kiabi, ce "on-dit" ne cesse de réapparaître. Contactée par Buzzfeed, une porte-parole se désespère d'une "légende urbaine à laquelle nous sommes confrontés depuis des années." Des variantes existent, du côté des magasins Ikea.  

Malgré l'absence de preuves et une évidente dose de xénophobie, le mythe des "Roms voleurs d'enfants" perdure. "C'est une rumeur qui a toujours existé chez nous, explique Naïm, un ancien habitant de Seine-Saint-Denis. C'était devenu une blague de dire qu'il y avait dans les camps de gitans, des petits blonds, des petits bruns, des frères censés avoir le même âge mais qui ne se ressemblaient pas du tout." 

Des rumeurs intensifiées par les réseaux sociaux

Si ces dernières années, les vecteurs de ces rumeurs ont changé - ces intox sont à présent principalement véhiculées par les réseaux sociaux - les mécanismes, eux, sont restés les mêmes. "Le problème de cette propagation est que les gens relayent ces informations en masse, même si c'est de façon bienveillante, pour prévenir leurs proches", analyse une source policière. Les forces de l'ordre essayent bien souvent de démentir ces intox, mais parfois, cela ne suffit pas. "Comme lors des appels à la purge, à Halloween, cela part souvent d'un message d'une personne mal intentionnée, sur le ton de la blague ou du jeu, mais il est pris au sérieux et prend vite de l'ampleur car les jeunes sont très actifs sur les réseaux sociaux. Et c'est ensuite compliqué pour nous de faire en sorte que la réponse de la police ait des conséquences immédiates". 

Reste que ces légendes urbaines créent des tensions entre les personnes roms et riverains, au point de sérieusement dégénérer parfois. En 2014, Darius, un adolescent rom a également fait les frais d'une rumeur de vol - autre stéréotype xénophobe également régulièrement attribué à la communauté. Désigné comme étant l'auteur d'un cambriolage à Pierrefitte, le jeune garçon a été tabassé, électrocuté puis laissé pour mort par une dizaine d'hommes dans une maison abandonnée. Victime d'une vindicte populaire, il a échappé de peu à la mort après trois semaines passées en réanimation. 

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