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    Chronique «Historiques»

    La SNCF, une histoire française

    Par Johann Chapoutot, historien, professeur d’histoire contemporaine à Paris-Sorbonne (mis à jour à )
    A la gare Saint-Charles à Marseille, le 3 avril.
    A la gare Saint-Charles à Marseille, le 3 avril. Photo Bertrand Langlois. AFP

    Les viaducs et les tunnels en épingle, ce sont nos pyramides d’Egypte. Et on voudrait fermer 10 000 kilomètres de voies, au nom de la rentabilité ?

    Ceux qui l’aiment prendront le train. «Elle», c’est la France : la beauté de ce pays est sensible, palpable, au fil des parcours en TER, Corail ou TGV. Il y a des lignes magnifiques : prenez celle qui relie Marseille à Miramas, au-dessus des ports et calanques, ou celle, dite des «Hirondelles», qui vous mène de Dole à Saint-Claude, à travers le massif du Jura. Le train, sur des lignes surchargées et sous-dotées, peut être une épreuve, et la gare Saint-Lazare, au petit matin, le seuil d’une journée de fatigue. On en oublie «la poésie» (j’ose à peine ce mot, préempté par NKM pour le métro parisien !) de la gare et du train. La gare, lieu de projection et de rêve, qui permet d’être encore ici et déjà là-bas, par la poésie des indicateurs ferroviaires, des tableaux d’affichage, des annonces, des vies qui se croisent. Et puis, poésie du voyage, de ce moment où l’on est en tension douce entre là et l’ailleurs, où l’on peut lire, travailler, réfléchir, dîner tout en se déplaçant : c’est magique, et c’est un pied de nez au temps qui passe, une contradiction proprement prométhéenne de notre finitude. Le train transforme l’unidimensionnalité de notre existence en un univers en quatre dimensions : l’espace est là, celui dans lequel on se meut, on agit, on pense ou on aime - et il se déplace. Et l’avion me direz-vous ? Non : seul le train nous permet de défier ainsi la mort, en admirant, de notre siège, la nature et l’œuvre des hommes.

    Le train, c’est la France : notre pays s’est construit par les 60 000 kilomètres de voies dont la IIIe République, essentiellement, l’a doté. Des voies improbables, jalonnées d’ouvrages d’art impressionnants, en pierre de taille et fer forgé - viaducs, tunnels en épingle, et une voirie titanesque. Ce sont nos pyramides d’Egypte - avec ces mairies écoles et ses maisons de garde-barrière dont la République, au nom de l’Etat, de l’égalité des territoires et du droit de se mouvoir, a revêtu l’Hexagone. Au nom de la rentabilité, il est des règles à calcul ambulantes qui, récitant pieusement leur catéchisme managérial, veulent fermer, sur les 30 000 kilomètres qui restent, environ 10 000. Les conducteurs de travaux, les terrassiers et les cheminots d’antan crieraient au fou. Ils en pleurent, et nous aussi. Qui dira aux gestionnaires, parfois hauts fonctionnaires mais, surtout, petits télégraphistes de la gestion, que leur monde n’est décidément pas le nôtre ? Que nous n’habitons pas le même pays ?

    Libéraliser ? Formidable : une fois que la collectivité a payé les infrastructures, de son travail et de ses deniers, une fois que le plus gros est fait, accueillons les exploitants du privé qui vont concurrencer la SNCF. La réussite, là où elle a été mise en œuvre, est tellement éclatante, que l’on aurait tort de s’en priver : voyez la Grande-Bretagne et The Navigators, le film de Ken Loach, si précis sur les conséquences techniques et humaines de la balkanisation, de la valse des étiquettes, de la destruction d’un monde de métiers, de techniques et de compétences. Electrification quasi inexistante (le diesel y est roi), prix exorbitants, infrastructures en capilotade… Les Britanniques sont tellement heureux de la privatisation de leurs lignes, par Tony Blair, qu’ils réclament la renationalisation à 60 %. Quant à l’Allemagne… Disons que la Deutsche Bahn AG (société anonyme) est la meilleure publicité imaginable pour BMW ou Volkswagen et une vive incitation à passer son temps sur l’autoroute. Mais le «nouveau monde» a ses exigences que la raison ne connaît point. Quelle nouveauté en effet : on nous promet rien moins que le retour à la situation de 1935, quand les «chemins de fer de l’Etat» voisinaient joyeusement avec d’autres compagnies, dont les infrastructures avaient été financées par la collectivité nationale, mais qui n’en étaient pas moins ultra-déficitaires : 30 milliards de francs de déficit, soit 8 % du PIB… A titre de comparaison, la dette de la SNCF est de 2,2 % du PIB aujourd’hui - et il y aurait beaucoup à dire sur la manière dont cette dette est structurée.

    Bref, nous avons un cas d’école : une entreprise qui fonctionne, certes, mal au regard de critères platoniciens, mais infiniment mieux que les systèmes privés, va être affaiblie et «mise en concurrence» pour obéir à des dogmes qui ont fait preuve de leur absurdité et de leur nocivité un peu partout. C’est déjà grave. Plus grave encore : le césarisme managérial actuel ne recule devant rien - c’est à cela, entre autres, qu’on le reconnaît -, pas même devant des institutions chargées d’histoire et de symboles. La SNCF, c’est la France, celle de la République, du Front populaire, puis du CNR et de la Libération. Une bien belle proie pour ceux qui accomplissent le programme que Sarkozy, dans son épiphanie libérale, devait mener à bien, selon le numéro 2 du Medef de l’époque, Denis Kessler : «Défaire méthodiquement le programme du CNR.» Déconstruire le territoire. Défaire la France.

    Cette chronique est assurée en alternance par Serge Gruzinski, Sophie Wahnich, Johann Chapoutot et Laure Murat.

    Johann Chapoutot historien, professeur d’histoire contemporaine à Paris-Sorbonne
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