SNCF : fils d’immigrés, la voie militante

A la gare du Nord à Paris, trois délégués syndicaux issus de quartiers populaires font partie des porte-voix du conflit. Un engagement porté par leur parcours familial et la recherche d’un ascenseur social.
A une heure de grande écoute, Anasse Kazib est interrogé sur la dette de la SNCF par les Grandes Gueules de RMC. Pas intimidé, le cheminot reprend Alain Marschall de volée : «Cette histoire de dette, c’est juste une plaisanterie !» Avant de lancer, comme s’il était en assemblée générale dans sa gare : «On va payer la dette d’une direction SNCF et de gouvernements qui ont choisi leurs lignes de TGV, à l’image d’Alain Juppé qui s’est fait Paris-Bordeaux.» Chœur outré des chroniqueurs en plateau : «Tu ne peux pas dire ça !» Mais Anasse Kazib a le cuir solide pour un syndicaliste de 31 ans. La mobilisation contre la réforme de la SNCF a fait passer ce militant du statut de délégué du personnel SUD rail à Paris Nord à celui de duelliste à la télé. «On critique souvent le discours médiatique, alors je saisis l’opportunité de donner un contrepoint. On ne peut pas critiquer et ne rien dire quand on est invité. Alors j’y vais et je diffuse mes idées», explique-t-il en les qualifiant volontiers de «révolutionnaires». Mais si sa médiatisation a fait d’Anasse Kazib un cas à part, il est aussi le symbole de cette nouvelle génération de jeunes leaders syndicaux, prêts à en découdre, qui a émergé de ces deux mois de grève.
Anasse Kazib, le 3 mai à Paris.
A Paris Nord, ils sont trois délégués du personnel SUD rail dans leur gare, avec un profil quasi similaire : Farid Errouihi, Karim Dabaj et Anasse Kazib. Tous trentenaires et cheminots depuis quelques années, ils ont grandi en banlieue parisienne dans des familles ouvrières arrivées du Maroc dans les années 60-70. En assemblée générale, ils sont de ceux que l’on remarque pour leur sens de la formule. Comme ce jour d’avril où, critiquant le calendrier intermittent de la CGT, Kazib a estimé devant 200 cheminots en AG que «faire la grève deux jours sur cinq, c’est comme faire un régime pendant deux jours et manger McDo les autres jours». Une punchline citée depuis en référence par les militants du dépôt lorsqu’ils doivent critiquer les modalités du calendrier de la mobilisation. Résultat, à chaque manifestation, les caméras ayant flairé le bon client le sollicitent pour une réaction. Et lui de revenir en héros parmi les siens : «Je t’ai vu au JT d’M6 hier, t’y es allé fort !»
Karim Dabaj, lui, est plutôt connu pour sa gouaille et son franc-parler. Souvent en retrait, il est capable de soulever plusieurs centaines de cheminots en quelques dizaines de secondes, perché sur une chaise en plastique. Ce qui pousse souvent la personne prenant la parole après lui à s’excuser par avance d’un «ça ne va pas être facile de passer après ça». «Il fait mouche, tu sens qu’il ne s’exprime pas comme les autres, qu’il a un truc qui touche tout le monde», dit un autre employé.
Un graal
Quant à Farid Errouihi, le plus discret des trois, les grévistes lui reconnaissent une grande capacité d’organisation. «Je ne m’exprime que quand j’ai des choses à ajouter, je ne suis pas trop attiré par la médiatisation», concède le trentenaire. «Il a convaincu pas mal de monde de se mobiliser dans son dépôt, ce qui n’est vraiment pas facile là-bas», dit l’un d’eux, admiratif.
Leur choix de faire carrière à la SNCF s’est presque fait par défaut, mais il leur a permis de devenir militants. Dabaj parle du secteur public et de la «garantie de l’emploi» comme d’un graal, lui qui ne supporte pas de vivre «au jour le jour». Jeune adulte, après une expérience à PSA, il fait les démarches pour «entrer dans la fonction publique» : «A l’époque, on savait que ça ne tiendrait pas la route à PSA, qu’il y aurait des fermetures. Je voulais avoir un poste fiable toute ma carrière. J’ai eu le choix entre la RATP et la SNCF, j’ai choisi la SNCF», raconte-t-il. Kazib se destinait à l’architecture, mais devient finalement cheminot par culture familiale. «Je venais d’une famille ouvrière, j’avais envie de profiter, d’acheter une voiture. Je me suis marié jeune aussi. Plusieurs membres de ma famille y travaillaient, j’y avais déjà fait des boulots saisonniers, alors j’ai arrêté les études et je suis entré dans l’entreprise.» Et décide de se syndiquer peu après. «Je me suis fait réprimander par la direction parce que j’avais ouvert ma gueule. Ils m’ont fait la misère en voulant me muter, en me disant que je n’avais pas le choix. J’en ai parlé à des collègues, qui m’ont dit d’appeler les syndicats. Je l’ai fait et immédiatement, la direction a changé d’avis. Alors je me suis dit "on va se syndiquer"», se souvient ce père de famille. Le récit est similaire du côté de Errouihi : «J’avais fait quatorze mois de CDD à la SNCF. J’ai décidé de passer les tests pour y entrer. Auparavant j’avais été un peu écœuré par la politique de certains chefs, je me suis toujours dit que le jour où je rentrerais dans une boîte, je m’inscrirais dans un syndicat. Ce que j’ai fait à la SNCF.»
Ce combat syndical exprime une colère sourde, qui s’est libérée au moment de défendre leurs collègues. Ils revendiquent avec pudeur l’importance de leur parcours familial dans cet engagement. Leurs pères sont venus du Maroc pour travailler en tant qu’ouvriers à tout faire en France. Aujourd’hui chibanis («cheveux blancs» ou «retraités» en arabe), ils ont mené les premiers des combats pour se défendre face à un patronat dur. Que leurs fils racontent avec fierté. «J’ai toujours vu mon père se battre pour ses conditions de travail chez Dunlop, dit Karim Dabaj. Il faisait les trois-huit, parfois le samedi et le dimanche. Quand j’étais petit, mes parents ont fait des concessions pour m’acheter des pompes de marque sans jamais se plaindre. Je n’ai manqué de rien, mais après tu grandis, tu vois leur fiche de paye. Tu te dis "c’est pas possible". Tu penses à eux, à tes gosses, tu veux les sortir de là.»
Celui de Farid Errouihi a été délégué syndical à Aéroports de Paris, à Roissy. «Disons que ça m’a un petit peu donné des idées», reconnaît-il. Quant au père d’Anasse Kazib, il s’est battu à l’époque pour obtenir, sans succès, le statut de cheminot que la réforme s’apprête à supprimer. Il fait aussi partie des 848 travailleurs marocains qui ont poursuivi la SNCF pour discrimination. «Mon père est né au Maroc, alors il a été discriminé sur sa carrière et sa retraite. Il n’avait pas le statut alors qu’il était cheminot comme moi», raconte Kazib avec un fort sentiment d’injustice. Une histoire familiale qui a compté au moment de s’engager dans une grève de deux mois : «Quand t’es fils de cheminot, ça te met la pression, mais tu connais les trois-huit, tu sais comment ça se passe avant même de mettre les pieds dans l’entreprise. Tu sais que c’est un choix et que tu ne fais pas ça pour l’argent.»
«Tradition familiale»
Dominique Baillet, sociologue et auteur de travaux sur les jeunes militants de banlieue, reconnaît chez les enfants d’immigrés la recherche d’une «certaine intégration, voire d’une ascension sociale» par le militantisme. Et constate le rôle particulier de l’héritage laissé par les pères ouvriers immigrés. «Dans les années 70, les travailleurs arrivés du Maghreb ont vite compris que c’était grâce au syndicalisme qu’ils allaient être défendus. Pas par les partis car ils ne votaient pas. Ni par les associations, car il y en a très peu à l’époque. Ils s’engagent donc dans les syndicats qui sont présents sur leur lieu de travail. Plus tard, leurs enfants se tournent naturellement vers le militantisme parce qu’il y a une tradition dans la famille.»
Karim Dabaj, cheminot à la gare du Nord.
S’ils sont des éléments précieux de la mobilisation, la cheminote SUD rail qui mène les débats des assemblées générales de la gare du Nord, Monique Dabat, rappelle que la SNCF a dû embaucher des jeunes issus des banlieues nord de Paris dans un souci de diversité. Et que ces derniers ont amené avec eux une histoire de discriminations. A l’école, où «la conseillère d’orientation te dit en troisième de faire un BEP alors que tu tournes à 14 ou 15 de moyenne», se souvient Karim Dabaj. En tant que cheminot, lorsqu’un chef d’établissement a assuré à Farid Errouihi qu’on l’avait embauché «à l’image de sa clientèle». «Il sous-entendait que sur la ligne B, où je travaille, il n’y a que des Noirs et des Arabes et que personne ne veut travailler là. Sauf moi, parce que je suis arabe», indique-t-il. Puis en tant que délégué syndical, où «on ne te donne jamais de prime et on ne te propose jamais un déroulement de carrière», selon Anasse Kazib. «Certains chefs nous disent qu’ils regrettent nos parents, les anciens. On m’a dit un jour : "Au moins, eux, quand on leur demandait quelque chose, ils le faisaient sans rien dire, et en plus on avait le thé après"», s’insurge Errouihi.
Des discriminations que Monique Dabat a constatées au sein même des organisations syndicales. «Ils sont tellement présents qu’on nous a parfois reproché de faire des "listes d’Arabes"», reconnaît-elle. «Si on regarde l’organigramme de tous les syndicats, il y a rarement des gars comme eux tout en haut des organisations. Ce n’est pas un hasard», constate un autre militant. Alors au moment où la mobilisation contre la réforme est fragilisée par son adoption au Sénat, les trois militants SUD rail disent leur détermination : quelle que soit l’issue de la grève, ils continueront le combat pour les cheminots. Et en mémoire de leur histoire.
L’Unsa et la Cfdt disent lutte !
C’est une petite musique que l’on entend depuis le début de la grève le 3 avril. Mais quand donc les syndicats réformistes se décideront-ils à sortir du mouvement ? De fait, la CFDT et l’Unsa ont donné des signes de faiblesse. Leurs représentants ont accepté de rencontrer la ministre fin mai pour déposer leurs amendements à la réforme de la SNCF avant le passage du texte au Sénat. Au ministère des Transports, on espérait donc une sortie de grève des deux syndicats après l’adoption de la loi par les sénateurs. Le texte a bien été voté cette semaine… mais la CFDT et l’Unsa demeurent dans l’unité. Ils l’ont redit à la sortie de l’intersyndicale, jeudi après-midi : «Il a été décidé de poursuivre le mouvement», explique à Libération Roger Dillenseger, secrétaire fédéral d’Unsa ferroviaire. Avec notamment au programme, une journée de mobilisation importante le 12 juin, au lendemain de la commission mixte paritaire du 11. Objectif : peser sur les négociations, particulièrement sur les conventions collectives. «C’est la fin d’une étape, mais pas celle du mouvement. Ce qu’on a obtenu n’est pas en mesure de nous faire sortir du mouvement parce qu’on risque de vivre une régression de la situation sociale des cheminots sans précédent depuis quatre-vingts ans», assure le représentant de l’Unsa.
Photos Denis Allard et Martin Colombet. Hans Lucas
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