
On oublie tout ? Des années d’affrontements et de violences dans le Val de Suse (Piémont), des dizaines de blessés parmi les ouvriers, les forces de l’ordre et les manifestants ? On se serre la main de part et d’autre du grillage qui protège le chantier de la future ligne de TGV Lyon-Turin ? « Nous pouvons dépasser notre conflit tout en reconnaissant nos différends du moment qu’ils sont exprimés dans la légalité » explique Mario Virano, directeur de général de la société franco-italienne Tunnel Euralpin Lyon-Turin (TELT) en charge de la réalisation puis de la gestion de la section transfrontalière du tracé.
Pourtant, mercredi 20 mai, l’écrivain Erri de Luca assistait à la troisième audience de son procès tribunal de Turin, où il est poursuivi pour « incitation à la délinquance » après avoir déclaré, en septembre 2013, que la ligne ferroviaire « devait être sabotée ». Il risque cinq années de prison. La prochaine audience durant laquelle le procureur prendra ses réquisitions a été fixée au 21 septembre. Mais, alors que la France et l’Italie ont réaffirmé, en mars, la priorité de ce projet, que l’Union européenne a donné son accord pour financer 40 % des 3 milliards d’euros de travaux programmés jusqu’en 2020, M. Virano veut croire que les conditions pour signer un armistice sont réunies.
« Les anti-TGV encore actifs me font penser à ces soldats japonais dans la jungle de Bornéo qui croyaient que la deuxième guerre mondiale n’était pas terminée »
« Premièrement, analyse-t-il, certains des maires opposés au tracé ont pris acte de la détermination des pouvoirs publics et cherchent désormais à en tirer le plus profit possible pour leur commune. Deuxièmement, les tests ont démontré qu’il n’y a pas de risque environnemental lié au percement du tunnel. Pas d’amiante, pas d’uranium, pas d’échappement de gaz radon. Enfin, la violence de certains manifestants a isolé le mouvement du territoire. Les anti-TGV encore actifs me font penser à ces soldats japonais dans la jungle de Bornéo qui croyaient que la deuxième guerre mondiale n’était pas terminée. »

Il est vrai que la révolte contre le percement du tunnel transfrontalier qui a culminé avec les affrontements de juin et juillet 2011 a changé de nature. D’écologique et bon enfant, elle s’est faite plus politique et violente sous l’impulsion de sa frange radicale. Parallèlement, la répression policière et judiciaire (47 activistes ont été condamnés en première instance à un total de cent-cinquante ans de prison en janvier), les compensations offertes aux communes traversées par le tracé ont achevé de fractionner l’opposition des « No TAV » (pour « No al treno ad alta velocita », train à grande vitesse). « Notre message crée des doutes et des interrogations », se félicite M. Virano.
« Message » ? C’est bien d’une campagne de communication qu’il s’agit désormais. La naissance de la société TELT qui remplace l’ancienne LTF (Lyon-Turin Ferroviaire) s’accompagne d’un changement de stratégie. Réputé proche de la gauche, M. Virano veut désormais ouvrir le chantier aux visiteurs et jouer la transparence : « Jusqu’à présent, les promoteurs de la ligne avaient dû se défendre face aux accusations. On jouait en contre et les anti-TGV maîtrisaient l’agenda médiatique ». Symbole de ce renversement : mercredi, à l’heure où Erri De Luca était devant ses juges, les cadres de TELT planchaient à Rome sur la nouvelle stratégie de communication de la société : quel message ? Quelle identité promouvoir ? Quel type d’information faire passer ?
Mais la politique de la main tendue a ses limites. Pas question de renoncer à poursuivre l’écrivain, quitte à en faire le martyr d’une cause que les dirigeants de TELT veulent croire perdue. Abandonner le banc des parties civiles ? Pour M. Virano, « cela ne changerait rien. Le procès est lancé. Je respecte ceux qui ont pris la décision de le poursuivre à une époque où la situation était explosive. Les propos d’Erri De Luca constituent un outrage et une menace pour tous ceux qui travaillent sur le chantier et prennent des risques. De plus, il dit des mensonges : il n’y a pas de risque pour la santé ».
Décision spontanée ou communication bien conduite ? Il y a quelques semaines, 130 ouvriers travaillant sur le creusement de la descenderie de Chiomonte ont écrit à l’écrivain napolitain afin qu’il vienne leur rendre visite sur le chantier. Ce dernier n’aurait pas répondu. « Pourtant, s’insurge M. Virano, ils auraient bien besoin qu’un intellectuel raffiné se fasse leur porte-parole. Eux sont incapables d’écrire des livres ».