Dis-moi tes valeurs, je te dirai qui tu es." Selon cette maxime, la connaissance de ce qui oriente et motive profondément un individu permet de comprendre son identité. Celle-ci s'exprime dans un ensemble de valeurs et de croyances, qui ont une certaine stabilité, et qui sont des guides pour l'action. Chacun prétend agir en fonction de ce qu'il croit et des valeurs auxquelles il tient. Mais les valeurs d'un individu ne sont pas seulement les siennes. Chacun adopte des valeurs en puisant dans le stock disponible légué par une famille, un environnement culturel, une société issue d'une longue histoire.
Les enquêtes quantitatives constituent aujourd'hui une méthode particulièrement adaptée pour repérer les valeurs d'une société, valeurs parfois consensuelles, parfois clivées selon les catégories d'appartenance. Lorsqu'elles sont répétées dans le temps, elles permettent de mesurer finement des évolutions qui ne sont pas toujours repérées avec d'autres outils. L'enquête sur les valeurs des Français, qui est à la base des conclusions présentées ici, a été réalisée à quatre reprises, avec un questionnaire approfondi, largement identique, en 1981, 1990, 1999 et 2008. Ceci permet donc de lire l'évolution des valeurs des Français au cours de presque trente ans.
Les valeurs ne changent que lentement. On observe donc beaucoup de constantes dans les résultats, qui traduisent des tendances lourdes se renforçant au fil du temps. Le terme d'individualisation est celui qui synthétise le mieux l'évolution progressive des valeurs des Français dans tous les domaines. Bien sûr, chaque vague permet d'observer, outre cette tendance à l'individualisation, quelques évolutions particulières, dont les éléments les plus significatifs pour 2008 sont présentés dans les autres articles de cette page.
Parler d'individualisation ne doit pas être confondu avec l'individualisme. L'individualisation correspond à une culture du choix, chacun affirmant son autonomie, sa capacité d'orienter son action sans être contrôlé et contraint. La perte de prégnance du catholicisme sur les consciences - ce qu'on peut appeler le mouvement de sécularisation de la société - contribue fortement à cette affirmation de l'autonomie individuelle.
S'il y a montée de l'individualisation, on ne peut pas par contre affirmer que la société française est plus individualiste qu'autrefois. L'individualisme, c'est le culte du "chacun pour soi". Les Français n'ont jamais été très altruistes ni solidaires. Mais ils ne semblent pas l'être moins qu'avant. Ils sont en permanence très peu confiants à l'égard des autres (de 1981 à 2008, seuls 21 à 24 % disent faire spontanément confiance à leurs semblables, quand près des trois quarts des Français affirment au contraire qu'"on n'est jamais assez prudent quand on a affaire aux autres"). Cette faible confiance - typique des pays de l'Europe du Sud - ne traduit pas une réelle suspicion à l'égard d'autrui, mais simplement une volonté de s'occuper de ses affaires sans intervenir dans celles des autres, chacun devant rester dans son domaine personnel et respecter la liberté de son voisin.
Le respect de l'autonomie individuelle et la demande de permissivité concernant la vie privée sont de plus en plus fortement affirmés. Chacun veut avoir la maîtrise de sa vie et de sa sexualité, sans juger les comportements des autres. C'est pourquoi, l'euthanasie, le divorce, l'avortement, l'homosexualité - pratiques autrefois socialement ostracisées - sont largement, et de plus en plus, considérés comme des pratiques légitimes. Alors que les écarts pour tout ce qui concerne le vivre ensemble et l'organisation sociale sont beaucoup moins tolérés.
L'individualisation peut aussi se lire dans les valeurs familiales. La famille signifiait autrefois insertion dans une lignée, l'idéal était de s'insérer dans une tradition et de reprendre le flambeau des ascendants. Aujourd'hui les individus veulent construire une famille à travers leurs relations et leurs efforts de communication dans un couple égalitaire, accueillant et dialoguant avec des enfants dont il faut aussi respecter la personnalité. Attendant un épanouissement personnel de ces chaudes relations affectives, l'expérience de l'échec du couple conduit à de nouvelles expériences, dans l'espoir de trouver enfin une relation stable.
L'individualisation peut aussi se lire dans les valeurs politiques et religieuses qui sont de plus en plus des constructions bricolées. Les Français s'intéressent plutôt un peu plus qu'avant à la politique, ils sont aussi plus facilement critiques et protestataires mais leurs valeurs politiques font moins système. Les valeurs de gauche et de droite sont aujourd'hui beaucoup plus en camaïeu qu'autrefois, chacun composant son mélange de convictions politiques, en général quelque peu décalé par rapport aux grands systèmes constitués. Il en va de même dans le domaine religieux. Les croyances des individus empruntent souvent à des univers très composites, elles sont très flottantes, et c'est seulement pour des minorités que l'intégration d'un système de pensée religieux ou laïque colore l'ensemble de la vie et de l'action.
Cette progression des valeurs d'individualisation n'est certainement pas près de s'arrêter. Elle est d'ailleurs observable - sous des formes variées - dans tous les pays européens, même si chacun évolue à son rythme, en fonction de sa tradition et de sa dynamique culturelle, certains pays restant plus traditionnels et plus fidèles aux héritages, les autres étant davantage porteurs de modernité recomposée.
Pierre Bréchon, de l'IEP de Grenoble, Pacte (CNRS)
Mise en oeuvre par l'Association pour la recherche sur les systèmes de valeurs et financée par le Comité de concertation pour les données en sciences sociales (ministère de la recherche), un contrat ANR et le soutien de plusieurs ministères, cette enquête prolonge des enquêtes similaires de 1981, 1990 et 1999. Les résultats sont présentés dans La France à travers ses valeurs, sous la direction de Pierre Bréchon et de Jean-François Tchernia, Armand Colin, 320 p., 19,90 €. On pourra aussi trouver des informations sur l'histoire de l'enquête sur valeurs-france.fr.