Luc Ferry: «Le “réveil collectif” contre l’individualisme ?»:
Le sens du bien commun est-il malmené par l’individualisme et le libéralisme, comme on l’entend de plus en plus? Tout au contraire: l’individualisme démocratique ne signifie pas la fin du collectif, mais son accession à l’âge adulte. Et il est plus que jamais indispensable.
Aujourd’hui, c’est la grande mode à gauche, mais parfois hélas aussi à droite: on en appelle au «réveil citoyen» contre le primat d’un «individualisme» qui ruinerait le sens du collectif sous l’égide du «néolibéralisme» qui menace, comme chacun sait, notre pays.
La vérité est à peu près inverse, à savoir que nous crevons lentement d’un manque de libéralisme associé au poids écrasant des taxes, d’un État endetté à mort et de communautarismes religieux de plus en plus effroyables. La gauche en perdition croit s’en sortir en administrant au socialisme une injection d’écologie apocalyptique. C’est ne rien comprendre à l’individualisme démocratique qui ne signifie pas la fin du collectif, mais, tout au contraire, son accession à l’âge adulte. L’État moderne reste bien un État dont la tâche doit être en principe de travailler au bien commun qui consiste à servir les individus et les familles, pas à les envoyer mourir en masse «comme en 14». Il est à la fois le lieu de la conscience de soi de la société, celui de la possible définition de l’intérêt général et, par là même, l’auxiliaire des individus auxquels il doit s’efforcer d’ouvrir des possibilités de s’épanouir librement et d’entrer dans des relations affectives, familiales et professionnelles fécondes. Quand je mettais en place les dédoublements de cours préparatoire ou la réforme de la voie professionnelle pour lutter contre l’échec scolaire, je ne travaillais pas pour moi, mais bel et bien dans le souci d’améliorer la vie des individus et des familles. En quoi j’étais indissolublement dans le collectif et dans l’individualisme, deux notions qu’il est absurde d’opposer.
Individualisme contre holisme
Les politiques peuvent, comme c’est le cas aujourd’hui, errer, échouer, ou faillir, mais c’est une autre affaire qui ne touche pas au principe. Du reste, nous pouvons aussi les renvoyer dans leurs foyers. Quand il apparaît dans les années 1830 avec son sens philosophique encore non dégradé, le mot individualisme ne s’oppose pas à collectif, mais à «holisme», du grec holos, qui veut dire le «tout», un terme que les ethnologues utilisent pour désigner les sociétés traditionnelles au sein desquelles le «corps» social impose de manière autoritaire les coutumes et les traditions à un individu qui n’existe pas encore au sens propre du terme: il est considéré comme le simple «membre» d’un organisme quasi biologique infiniment supérieur à lui. Le citoyen n’est ici qu’un organe, une entité inséparable de la totalité qui l’englobe, de sorte qu’il est privé de toute autonomie personnelle. On retrouvera cette idée dans les mouvements contre-révolutionnaires, mais hélas aussi dans ce collectivisme de gauche que certains veulent ranimer aujourd’hui.
«Nous n’acceptons plus des politiques qu’ils nous envoient mourir et tuer au nom de la révolution ou de la nation, encore moins de Dieu, mais nous leur demandons de mettre en place des réformes sociales, scolaires ou économiques qui humanisent autant qu’il est possible le monde»
Le mot individualisme ne désigne donc pas l’égoïsme, le repli sur soi, mais le mouvement typiquement moderne et démocratique d’émancipation des individus à l’égard des communautarismes traditionnels comme des totalitarismes modernes. Le meilleur exemple de cet individualisme nous est offert par la naissance de la famille moderne fondée sur le mariage choisi par les jeunes gens par et pour l’amour, en opposition au mariage de raison, arrangé par les parents, voire par les communautés villageoises, comme on le voit tout au long du Moyen Âge européen et dans nombre de pays traditionnels encore aujourd’hui, en Asie ou en Afrique notamment. C’est donc par un formidable mouvement de libération que le rapport entre l’État et les individus (la société civile) s’est enfin inversé dans nos démocraties au cours du XXe siècle. Ce n’est pas un déclin, mais la meilleure nouvelle du millénaire. Nous n’acceptons plus des politiques qu’ils nous envoient mourir et tuer au nom de la révolution ou de la nation, encore moins de Dieu, mais nous leur demandons de mettre en place des réformes sociales, scolaires ou économiques qui humanisent autant qu’il est possible le monde, qui le rendent meilleur et plus humain, des projets qui offrent à tous les individus des chances réelles d’épanouissement de soi.
À l’encontre de ce qu’affirment nos professionnels de la nostalgie comme du retour à l’avenir radieux, ce n’est pas un recul funeste, mais un immense progrès. Que nos politiques soient aujourd’hui incapables, hélas, de dégager l’intérêt collectif et de servir les individus, que ces derniers, face aux difficultés de l’existence, se révoltent ou essaient de s’en tirer chacun pour soi est une chose, qu’il faille pour autant renoncer à l’individualisme en est une autre qui serait tout simplement catastrophique.

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