Mariage et famille : trois visions de l'individualisme
Décision éminemment privée, le mariage demeure une question majeure de politique publique. Partout en Occident, union libre, séparation, divorce, monoparentalité accompagnent un déclin de la fécondité et de la nuptialité. On estime actuellement, à Washington comme à Paris, qu'un mariage sur deux se termine par un divorce.
Aux Etats-Unis, la proportion de naissances hors mariage est passée de moins de 10 % en 1960 à plus du tiers en 2005 (près de la moitié en France). Les changements s'accélèrent. En 1960, un cinquième des enfants noirs vivaient avec leur mère isolée. C'est le cas maintenant du cinquième des enfants blancs, et de plus de la moitié des enfants noirs. Aujourd'hui, seules 50 % des familles américaines ont à leur tête un couple marié, contre 80 % en 1950 et 60 % en 1980. Près d'un million d'enfants sont chaque année impliqués dans un divorce.
Les ruptures familiales engendrent un appauvrissement. Au point qu'aux Etats-Unis le mariage est érigé en instrument de lutte contre la pauvreté. La réforme du Welfare votée en 1996 sous l'ère Clinton incite les Etats à soutenir les familles biparentales. L'administration Bush a débloqué des centaines de millions de dollars pour favoriser le mariage (primes de mariage, cours de préparation, campagnes de communication, etc.). Mais si tous les spécialistes observent le passage d'un mariage institutionnel (pour instituer la famille) à un mariage individualiste (pour d'abord faire plaisir aux individus), leurs analyses sont très variées.
L'individualisme sympathique
ALONE TOGETHER.
HOW MARRIAGE IN AMERICA IS CHANGING
Paul R. Amato, Alan Booth,
David R. Johnson,
Stacy J. Rogers
Cambridge, Harvard University
Press, 2007, 323 pages.
Quatre sociologues de l'Université de Pennsylvanie, emmenés par Paul Amato, ont réalisé une enquête identique à vingt ans d'intervalle. Interrogeant des individus mariés, ils se sont intéressés à ce qu'ils appellent la « qualité des mariages ". Entre 1980 et 2000, les niveaux de bonheur déclaré n'ont pas véritablement varié. Jalousie, problème de répartition des ressources au sein du ménage, addictions diverses ont légèrement diminué. Si, en 1980, 21 % des couples mariés faisaient état de violence domestique, ils ne sont plus que 12 % en 2000. Le taux d'activité des épouses, sur la période, est passé de 58 % à 75 % et la part de la contribution féminine aux ressources des ménages mariés de 21 % à 32 %.
Selon les sociologues, qui rendent compte d'une participation accrue des hommes aux tâches domestiques et à l'éducation des enfants, les mariages les plus favorables à l'égalité entre les hommes et les femmes sont les plus heureux. Mais, parmi eux, ce sont les couples sans enfant qui sont les plus contents...
Le grand changement, c'est la baisse considérable du temps passé ensemble. Les activités conjugales, les sorties conjointes, les visites et les dîners en commun chez des amis ont très nettement diminué. La part des couples indiquant voir fréquemment un film à deux, faire des courses, rendre visite à des proches, travailler ensemble s'est réduite de 40 %. Un nombre croissant d'individus mariés ont des loisirs, des réseaux, des vacances, voire des appartements, différents de ceux de leur conjoint.
Les auteurs ont tout de même une vision très positive d'un mariage qu'ils disent « égalitaire », car proposant un cadre moins contraignant au quotidien. Et cette image sympathique des couples mariés, se déclarant toujours aussi heureux mais passant bien moins de temps ensemble, ne dit rien de ceux qui ne sont plus mariés, et de ceux qui ne l'ont jamais été.
L'individualisme égoïste
THE MARRIAGE PROBLEM.
HOW OUR CULTURE
HAS WEAKENED FAMILIES
James Q. Wilson
New York, HarperCollins, 2002,
274 pages.
Célèbre criminologue de Harvard, James Q. Wilson défend la thèse conservatrice. Pour lui, le mariage est une institution éternelle, essentielle pour la stabilité de la société. Les idées progressistes et les interventions publiques (facilitation du divorce, aides sociales aux mères célibataires) l'ont affaibli. S'appuyant sur une multitude d'enquêtes, Wilson reprend la palette d'avantages conférés par le mariage. Les couples mariés se déclarent plus heureux que ceux qui ne le sont pas. Ils disposent de revenus supérieurs, tendent à être en meilleure santé et vivent plus longtemps que les non-mariés. Le mariage serait source de bonheur, de richesse, de réussite, de bonne santé.
Autant dire que l'auteur est inquiet de voir la famille remise en cause par l'individualisation des comportements, les aspirations hédonistes et la privatisation des moeurs : auparavant l'individu appartenait à la famille, désormais la famille appartient à l'individu. Chacun, dans ce contexte, peut faire ce qu'il veut en termes de comportements reproductifs et matrimoniaux. C'est, pour Wilson, une corruption morale fondamentale.
Pour lui, le problème clef est qu'on divorce maintenant trop facilement. Seuls un tiers des cas de divorce sont le fait d'incidents sérieux ou de querelles régulières entre les parents. Pour les enfants, le divorce est plus source de douleur que les tensions parentales qu'ils ressentent. En un mot, l'individualisme familial moderne est un égoïsme qu'il faut moralement et pratiquement combattre.
L'individualisme positif
THE END OF MARRIAGE ? INDIVIDUALISM AND INTIMATE RELATIONS
Jane Lewis
Cheltenham, Edward Elgar, 2001,
235 pages.
Pour les pro-mariage, le mouvement d'individualisation a des vertus, notamment pour l'émancipation des femmes, mais il a profondément déstabilisé l'institution familiale. De sacrement, le mariage est devenu contrat. De contrat il s'est transformé en arrangement. Et c'est, selon Jane Lewis, professeur de politique sociale à Oxford, une excellente nouvelle.
Le divorce, facilité par l'indépendance économique des épouses, repose d'abord sur un changement des valeurs. Longtemps le mariage a signifié « deux font un ». Aujourd'hui c'est de plus en plus « un et un font deux ". Lewis n'y voit aucun égoïsme. Le déclin des modèles traditionnels du pater familias et de l'homme pourvoyeur de ressources s'est accompagné d'une privatisation du mariage. Il y a là un mouvement d'individualisme positif, inscrit dans l'histoire. La dissociation de la procréation et de la sexualité a été suivie de la dissociation du mariage et de la parenté. Il pourrait s'ensuivre une dissolution intégrale du mariage dans l'ensemble des formes possibles d'unions entre individus.
Pour Jane Lewis, les différences d'attitude et de comportement à l'égard du mariage sont plus des différences générationnelles que des différences entre parents mariés et parents qui cohabitent. Si on la suit, le XXIe siècle sera celui des unions et des cohabitations d'amour, et donc aussi celui des désamours et des séparations. Le mariage ne sera plus une institution, mais seulement une relation. D'où de formidables évolutions juridiques en perspective pour s'adapter aux décompositions et recompositions familiales en tout genre.