EXTRAIT DU MAG – Grâce aux logiciels de traduction automatique, les barrières de langues ne seront-elles bientôt qu’un vieux mauvais souvenir ? Nous avons posé la question à Michael Oustinoff, professeur de traductologie.
Michael Oustinoff est professeur de traductologie et travaille depuis 2006 au sein de l’Institut des sciences et de la communication du CNRS sur la place de la traduction dans le monde. Il interroge la capacité des logiciels de traduction instantanée, type Google et Skype, à remettre en cause notre pratique des langues.
UP le mag : À quoi sert la traduction dans notre monde connecté ?
Michael Oustinoff : La traduction a joué un rôle important dans le monde contemporain, rôle qui s’est particulièrement accéléré avec l’apparition d’internet à la fin des années 90. Aujourd’hui, elle passe beaucoup par de nouveaux logiciels. Ces derniers sont au monde de la traduction ce que l’ordinateur est au quotidien des gens sur la planète. Dans le monde du travail, de l’apprentissage, de nombreuses personnes utilisent les logiciels de traduction automatique.
Quelle est leur place dans les échanges linguistiques actuels ?
Lors d’un séminaire à Paris, j’ai fait une expérience avec un étudiant franco-finlandais qui parlait couramment ces deux langues. Je ne connaissais absolument pas le finnois, mais je suis allé sur le Wikipédia finlandais, à la rubrique de l’article sur la mondialisation. J’ai pris un passage assez long, que j’ai fait traduire automatiquement. Je comprenais le texte, mais il était dans un français très approximatif, que j’ai corrigé avant de le présenter à cet étudiant. Après avoir vérifié l’original, il m’a dit que la traduction était parfaite. Les logiciels de traduction sont donc une aide très intéressante. Et les progrès sont tellement rapides que des gens prédisent qu’on aura bientôt plus besoin de traducteurs humains. Ça nous renvoie à l’idée du traducteur universel, qu’on trouve dans des films de science-fiction comme Star Trek, où il suffit d’avoir un appareil qui analyse toutes les langues possibles et imaginables, y compris extraterrestres, et hop, plus besoin de traducteurs et d’interprètes. D’ailleurs Microsoft est en train de développer ce que l’entreprise appelle l’« Universal translator », un logiciel qui permet, et permettra avec tous ses perfectionnements, d’être un excellent interprète à l’égal des humains. Ce à quoi je ne crois pas du tout !
Pourquoi ces logiciels ne pourraient-ils pas simuler des traductions convenables ?
Les machines arrivent de mieux en mieux à mimer ce que font les êtres humains. Mais elles y arrivent parce que les êtres humains s’arrangent pour que les copies soient de plus en plus ressemblantes à l’originale. Or, dans l’usage, quand on passe par un intermédiaire, c’est très difficile. Si on parle la langue d’un pays avec un mécanisme électronique parallèle, le contact ne sera pas le même. Comme disait Nelson Mandela : « Si on parle à quelqu’un dans une langue qu’il comprend, on parle à sa tête. Si on parle à quelqu’un dans sa langue, on parle à son cœur. »
« Les machines peuvent traduire le sens, mais elles ne peuvent pas traduire la signification »
Justement, l’accessibilité des logiciels de traduction entraîne-t-elle des changements dans notre manière d’envisager le rapport à l’autre ?
Les machines ne peuvent pas prendre en charge tous les problèmes qui se posent quand on a un niveau de communication relativement élevé. Aucun ordinateur n’arrivera à faire ce que le cerveau humain peut faire, c’est impossible. L’idée selon laquelle la science résoudrait comme par magie tous les problèmes de l’humanité reste limitée quand il s’agit de communiquer à des degrés relativement complexes. Les machines peuvent faire des traductions, mais ne peuvent pas se rendre compte de l’implication d’un discours. Elles peuvent traduire le sens, mais elles ne peuvent pas traduire la signification. Seuls les humains sont en mesure d’appréhender les contextes qui dépassent de loin la langue. Certes, la traduction est importante, mais si on ne connaît pas le contexte, le message n’a pratiquement aucun sens. Cette dimension-là existera toujours, et me rend extrêmement optimiste sur l’avenir des traducteurs et des interprètes. On aura toujours besoin d’eux, en revanche, on aura besoin qu’ils sachent se servir des logiciels qui rendent des services inestimables. Le jour où l’on passera uniquement par les traducteurs non humains me semble peu probable, ou, s’il arrive, entraînera plus de problèmes qu’il n’en résoudra.
Pour vous, les subtilités de la langue ne sont pas restituables par des machines ?
Il faut comprendre que, dans certaines cultures, un « oui » peut vouloir dire un « non ». De même que quand quelqu’un dit « à tout à l’heure », ça ne veut pas du tout dire qu’on va revenir bientôt, mais peut-être qu’on est parti pour toujours. Aucune machine ne peut traiter cette logique, car il faudrait qu’elle pense à la place des autres, ce qui semble pour l’instant hors de portée. Quand on parle entres humains, on fait des ellipses, on ne finit pas ses phrases, on sent que la personne a compris. Il y a des regards, des gestes et ce qu’on sait des uns et des autres. Tout ça, on pourrait peut-être le faire assimiler à une machine. Mais cela me semble tellement plus facile de passer par le contact humain.
« Il ne faut pas jeter à la poubelle les logiciels de traduction, mais les utiliser de manière plus sereine »
Les logiciels, les applications et les autres outils de traduction instantanée auront-ils une influence sur l’apprentissage des langues ?
Les logiciels mis au point pour la traduction, que j’utilise avec mes étudiants, sont très intéressants. Ils permettent d’apprendre plus facilement une langue. On écrit, on voit ce que ça donne dans l’autre sens. On peut aussi se corriger avec les moyens traditionnels, les dictionnaires ou les méthodes en ligne, qui permettent aussi d’accélérer l’apprentissage. C’est un aspect positif dont il ne faut absolument pas se priver. L’inconvénient, c’est que l’on entend des discours comme « Ce n’est pas la peine d’apprendre une langue, puisque de toute manière, je peux passer par un ordinateur » ou, encore, « il y aura bientôt des logiciels qui permettront de faire ça ». Ainsi, cela peut provoquer l’effet inverse, que les gens apprennent moins les langues étrangères, en se disant qu’ils n’ont qu’à apprendre les bases et que, le reste, c’est la machine qui s’en occupera. À court terme, c’est possible, mais à long terme ce n’est pas la meilleure des choses. Si l’on peut s’exprimer directement dans la langue, c’est toujours mieux.
Est-ce que l’accaparement du développement des logiciels de traduction par des grandes firmes est inquiétant ?
Microsoft, Google et compagnie sont dans une logique commerciale. Leur but est de vendre un maximum d’appareils pour en retirer le plus grand profit. C’est tout à fait logique du point de vue de l’entreprise. Mais il y a des dérives qui font que, par exemple, quand on va vendre un appareil, on va vanter ses mérites et ne pas mettre en avant ses défauts. Face à ça, il faut développer l’esprit critique. Cet esprit critique n’aboutit pas à jeter à la poubelle les logiciels de traduction ou les ordinateurs, mais à les utiliser de manière plus sereine et en connaissant mieux leurs limites, ce qui, à mon avis, manque cruellement. C’est ce que certains appellent l’illusion numérique, la nouvelle face de l’excès d’optimisme en la science et en la technique. Je suis pour la complémentarité avec les nouveaux logiciels. Je m’en sers moi-même, donc je ne vais pas dire qu’ils sont à jeter à la poubelle. Mais les langues ne sont pas interchangeables, l’idéal reste de passer par la langue de l’autre, et réciproquement.
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