"Le temps de la traduction" 1/2 Francine Kaufmann : une vie à traduire
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Un jour dans le métro ma voisine me demanda ce que j’étais en train de lire
- La Bible, répondis-je
- Et c’est en quelle langue demande la dame ?
- En hébreu dis-je !
- Ah bon ! fit-elle étonnée, ils l’ont même traduite en hébreu !
Cette histoire que j’ai souvent racontée comme une histoire drôle que m’avait racontée mon ami Laurent Picard, lui-même l’ayant entendue de son ami jacques Najmark, me fait encore sourire mais je ne suis plus certain que ce soit une histoire drôle. Car est-il si évident, que l’on pense tout d’abord à l’hébreu lorsque l’on parle de la Bible ? N’est-ce pas plutôt au latin de saint Jérôme ou au grec des Septante et du Nouveau Testament ?
Le plus souvent, dans l’esprit de ceux qui usent de ce terme, la Bible désigne un ensemble d’histoires, mais la langue ou les langues dans lesquelles sont racontées ces histoires sont rarement une préoccupation de ces lecteurs ou amateurs de légende, ce qui est souvent le cas aujourd’hui quand nous lisons des romans ou même des essais de littérature, d’histoire ou de philosophie.
Depuis des siècles, nous vivons dans un monde de traductions, cette belle langue de l’Europe aimait à dire Umberto Eco ! Et si Heidegger parlait de l’histoire de la philosophie occidentale comme histoire de « l’oubli de l’être », je crois que l’on peut parler d’une histoire de la pensée occidentale comme une histoire de l’oubli de la traduction.
Et, quand elle ne fut pas oubliée, la traduction fut très souvent au service de… et non une œuvre en soi. Elle fut au service de l’auteur ou du lecteur, ou encore de telle ou telle institution, une position de servante, avec toute l’humilité et l’effacement que cette position requiert.
Borges, cité par Steiner écrit : « Aucun problème n’est à ce point consubstantiel à la littérature et à son modeste ministère que celui que pose la traduction ».
Consubstantielle dès lors, la traduction l’est aussi, des textes sacrés, cette littérature éminente, dans laquelle la Bible tient une place de choix. Depuis plus de deux millénaires la Bible, dans sa double structure d’ancien et de nouveau testament, est au cœur d’enjeux de traductions multiples. Hébraïque, d’abord, puis grecque, puis latine, puis allemande, anglaise, française, espagnol, puis, … et encore…, la Bible est devenue le livre le plus traduit au monde : Les chiffres varient selon les sources : 468 langues, suivie par le Petit Prince traduit en 300 langues, talonné par Les aventures de Pinocchio en 260 langues. Tiercé étonnant qui mériterait réflexion.
Devant chaque mot, devant chaque phrase et presque devant chaque ponctuation, tout traducteur fait l’expérience d’un choix, d’une liberté, d’une route qui le conduira plutôt à tel endroit qu’à un autre.
A l’heure aussi où les textes sacrés retrouvent une place fondamentale dans les esprits pour les guider ou les égarer, n’est-il pas particulièrement urgent de mieux comprendre les problèmes que pose la traduction ? Dd’en saisir la place qu’elle occupe aujourd’hui dans les sciences humaines ? et les enjeux qui en découlent ? A l’heure où la technologie met en place des logiciels de traduction automatique sur tous nos ordinateurs, n’est-il pas urgent de s’arrêter sur les différentes manières de traduire ? C’est à dire de réfléchir autrement sur la liberté de notre expression et de notre action ?
L'invité
Francine Kaufmann est chercheuse et essayiste (littérature de la Shoah, traduction juive et biblique, traduction pour les média), interprète de conférence et traductrice de poésie. Docteur ès lettres (1976), titulaire d’une maîtrise de théâtre (1968), du diplôme supérieur d’hébreu de L’École des Langues Orientales (1968) et d’un diplôme de l’Institut de Communication Publique de l’Université de Boston (1984), elle a été assistante de langue et de littérature hébraïques à Paris III de 1969 à 1974, ainsi qu’à l’INALCO et à l’Université de Vincennes avant de s’installer à Jérusalem en 1974.
Professeur émérite de l’Université Bar Ilan, en Israël, elle a enseigné de 1974 à 2011, au Département de traduction, d’interprétation et de traductologie, qu’elle a dirigé à deux reprises.
Elle est l’auteur d’une centaine d’essais universitaires et d’articles d’encyclopédies, d’un livre sur l’œuvre d’André Schwarz-Bart : « Pour relire Le dernier des Justes. Réflexions sur la Shoa » (Librairie des Méridiens-Klincksieck, 1986 ; 2ème édition 1987), d’anthologies de poésie hébraïque (notamment Le Chant Ininterrompu - Anthologie de la poésie d’Israël, 1984, Jérusalem, Publications de l’OSM) et elle a rédigé le chapitre « Littérature hébraïque » de l’anthologie d’Emmanuel Haymann éd., Pages juives (2008, Armand Colin).
Elle a collaboré à un Dictionnaire des religions (éd. du CAL, Paris, 1972, et Marabout Université, 1974), à l’Encyclorama d’Israël (Paris, Israël et New-York 1986), à un ouvrage collectif sur Les traducteurs dans l’histoire (Unesco, Université d’Ottawa et John Benjamins 1995).
Elle a dirigé un numéro spécial de la revue META 43:1 (Université de Montréal) sur La traduction et l’interprétation en Israël (1998) et rédigé le chapitre « Traduction juive » dans un ouvrage collectif sur la traduction en France au XIXe siècle, aux éditions Verdier. Ainsi que l'article sur les traducyions de la Bible dans Le Dictionnaire du Judaïsme de 1944 à nos jours (sous la direction de Jean Leselbaum & Antoine Spire) aux éditions Armand Colin/ Le bord de l'eau, 2013.
Interprète de conférence (membre A.I.I.C.), elle est l’interprète d’hébreu en français dans les films de Claude Lanzmann : Shoah and Sobibor. Elle a longtemps été réalisatrice de télévision et de radio (La Source de Vie, Kol Israël, RCJ) et journaliste dans la presse juive.
De nombreuses de ses conférences sont visibles sur le site Akadem.
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