Aux origines de la loi Veil, l'avortement clandestin de Marie-Claire Chevalier
CES AFFAIRES QUI ONT CHANGÉ LA SOCIÉTÉ (2/4) - Cette semaine, Le Figaro revient sur le célèbre procès de Bobigny de 1972, qui a largement contribué à la dépénalisation de l'avortement en 1975.
«Il est des procès qui font avancer le droit et la société: celui de Bobigny en est un.» C'est en ces termes que le 20 décembre 2012, le site du ministère de la Justice revient sur les quarante ans du procès dit «de Bobigny». Portée par la médiatique et très engagée Me Gisèle Halimi, l'affaire Chevalier connaît un retentissement national au début des années 1970. Et ce n'est pas un hasard si quelques années plus tard, en janvier 1975, la loi Veil autorisera l'interruption volontaire de grossesse (IVG) sous certaines conditions.
» LIRE AUSSI - Premier épisode de notre série de juillet: De Clairvaux à l'Assemblée nationale, dix ans qui ont mené à la disparition de la peine de mort
La douloureuse affaire Chevalier commence par un viol. Marie-Claire, une adolescente de 16 ans, vit avec ses deux sœurs et leur mère, célibataire, dans un HLM de banlieue parisienne. Un soir d'août 1971, la jeune fille est violée par un de ses camarades. Découvrant qu'elle est enceinte, elle se confie à sa mère, Michèle Chevalier, et décide de ne pas avoir cet enfant. Dans l'impossibilité de payer le gynécologue qui accepte de pratiquer clandestinement l'opération, la mère de famille se tourne vers ses collègues de la RATP et finit par obtenir les coordonnées d'une «faiseuse d'anges» pour sa fille. Mais les choses se passent mal et une hémorragie importante survient. Marie-Claire doit être hospitalisée pendant trois jours.
Quelques semaines plus tard, le violeur de l'adolescente est mis en cause dans une affaire de voiture volée. Pour essayer de se tirer d'affaire, il dénonce sa victime. La loi alors en vigueur punit sévèrement l'avortement: six mois à deux ans de prison et 360 à 20.000 francs d'amende. Michèle Chevalier se tourne vers Me Gisèle Halimi, déjà célèbre pour ses multiples engagements, notamment féministes. L'avocate accepte le dossier et décide d'en faire le fer de lance de son combat pour la dépénalisation de l'avortement.
Des relaxes et du sursis
En réalité, il n'y a pas eu un, mais deux procès de Bobigny. Le premier se déroule le 11 octobre 1972 au tribunal pour enfants. Alors âgée de 17 ans, Marie-Claire est jugée à huis clos pour avoir avorté. Dès le lendemain, elle est relaxée: la justice estime que «non préparée à l'état où elle se trouvait ni avertie des risques qu'elle courait, elle n'a pas librement et délibérément choisi d'accomplir l'acte qui lui est aujourd'hui reproché» et qu'«elle a souffert de contraintes d'ordre moral, social, familial auxquelles elle n'a pu résister».
La jeune fille n'est pas la seule à être poursuivie. Le 8 novembre, au tour de quatre adultes de comparaître devant la justice. Michèle Chevalier et deux de ses collègues sont jugées pour «s'être rendues complices» de l'avortement de Marie-Claire, la «faiseuse d'anges» pour avoir «provoqué» l'avortement. Pour leur défense, de nombreuses personnalités défilent à la barre: Michel Rocard, Aimé Césaire, Simone de Beauvoir, Françoise Fabian... Dans sa plaidoirie, Gisèle Halimi appelle la cour à se prononcer sur «une question fondamentale»: «Est-ce qu'un être humain, quel que soit son sexe, a le droit de disposer de lui-même?».
Michèle Chevalier est finalement condamnée à 500 francs d'amende avec sursis, ses deux collègues sont relaxées et la «faiseuse d'anges» écope d'un an de prison avec sursis. La mère de Marie-Claire présente un recours, mais l'affaire ne sera jamais portée devant la Cour d'appel, le ministère public préférant laisser s'écouler le délai de prescription. Dans le système judiciaire, la décision du tribunal de grande instance de Bobigny fera date. «Une circulaire discrètement envoyée par le ministère de la Justice dans les tribunaux demande que les poursuites [contre les avortements, NDLR] soient suspendues», rappelle la journaliste Claire Brisset en décembre 1974 dans Le Figaro.
«Cette loi, c'était un peu la mienne»
Le procès de Bobigny, un «acte citoyen de désobéissance civique»
«Ce n'est pas madame Chevalier qui a été jugée; c'est la loi au nom de laquelle elle comparaissait devant le tribunal», assure Simone de Beauvoir dans la préface du livre Le procès de Bobigny, initialement publié en 1973 et réédité en 2006 par Gallimard. Dans le même ouvrage, Gisèle Halimi qualifie quant à elle le procès d'«acte citoyen de désobéissance civique». L'affaire «a montré le fossé qui séparait le monde politique de l'opinion publique», estime-t-elle la même année auprès du Figaro, à l'occasion d'un article consacré à la sortie d'un téléfilm sur l'histoire des Chevalier.
L'onde de choc du procès de Bobigny vient s'ajouter à celle provoquée un an et demi auparavant par le manifeste des 343, qui fait la une du Nouvel Observateur le 5 avril 1971. Rédigé par Simone de Beauvoir, ce texte qui réclame «l'avortement libre» est signé par de très nombreuses personnalités qui assument avoir avorté, parmi lesquelles Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi elles-mêmes, mais aussi Catherine Deneuve, Marguerite Duras, Françoise Fabian, Brigitte Fontaine, Jeanne Moreau, Françoise Sagan, Agnès Varda, Anne Wiazemsky... Après un titre de Charlie Hebdo, «Qui a engrossé les 343 salopes du Manifeste de l'avortement?», le texte restera dans les mémoires comme le «manifeste des 343 salopes».
C'est dans ce contexte qu'en 1974, le président Valéry Giscard d'Estaing, tout juste élu, charge sa ministre de la Santé Simone Veil de préparer une loi autorisant l'interruption volontaire de grossesse sous certaines conditions. Après «quatre ans de polémiques ininterrompues et un an de débats parlementaires mouvementés», rapporte Claire Brisset dans Le Figaro, la loi «Veil» est adoptée, puis promulguée le 15 janvier 1975. À l'origine provisoire, elle deviendra définitive en 1979. «Cette loi, c'était un peu grâce à moi qu'elle était votée, c'était un peu la mienne», écrira Marie-Claire Chevalier dans la postface de la réédition du Procès de Bobigny.
«C'est toujours un drame»
Pour Marie-Claire, la souffrance demeure. «Je n'arrivais pas à me remettre. J'avais mal. Je n'avais plus de rêves. J'ai fait une tentative de suicide, la honte, toujours, malgré tout», raconte-t-elle plus de trente ans après les faits, dans un entretien à l'association Choisir la cause des femmes, fondée par Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi. Peu à peu, la vie reprend toutefois le dessus. La jeune fille grandit, accouche d'une petite Jennifer en 1988 et devient aide-soignante. «Je vais bien, je vais mieux», témoigne Marie-Claire Chevalier en 2005, au lendemain du baptême de la passerelle de Bobigny qui porte désormais son nom. «La passerelle, c'est la plus belle chose de ma vie après ma fille», déclare-t-elle.
Mais le sujet de l'avortement restera toujours sensible à ses yeux. «Un jour, j'ai entendu une gamine de 14-15 ans dire tranquillement: “Je crois que je suis enceinte. Bof! Ce n'est pas grave, je sais que ma mère m'aidera à faire sauter tout ça!” J'ai eu envie de lui flanquer une bonne paire de claques. Une femme ne se fait jamais avorter de gaieté de cœur», raconte-t-elle dans la postface du Procès de Bobigny. Des propos très semblables à ceux prononcés par Simone Veil à l'Assemblée nationale, alors qu'elle défendait le texte sur l'IVG, le 26 novembre 1974: «Aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l'avortement. Il suffit d'écouter les femmes. C'est toujours un drame».
» LIRE AUSSI - L'hommage du Figaro à Simone Veil après son discours du 26 novembre 1974
Le 30 juin 2017, la mort de Simone Veil remet en lumière les combats qui ont mené à la dépénalisation de l'avortement. Dans une tribune au Figaro , Nicolas Sarkozy salue la mémoire d'une femme qui «s'est imposée dans un combat qui a marqué l'Histoire de notre société». «Elle ne s'est pas élevée contre un dogme ou des convictions religieuses qu'elle respectait profondément mais elle s'est levée pour combattre [...] une souffrance qui lui était particulièrement insupportable, la souffrance silencieuse des femmes. Simone Veil a fait ce qu'elle croyait juste [...]. Ce jour-là, elle a fait ce qu'elle considérait être son devoir. Rien de plus et ce fut sa grandeur», conclut l'ancien président de la République.