#Slate.fr Life Au Luxembourg, il n'y a qu'un seul médecin qui ose dire qu'il pratique des avortements. Je l'ai rencontré Temps de lecture : 7 min Sarah Elkaïm — 5 juillet 2013 à 7h13 Le Grand-Duché a dépénalisé l'euthanasie. Mais, à l'autre bout de la vie, la question de l'avortement continue de déchaîner les passions. En témoigne la récente réforme de la loi. Une pratique si taboue qu'elle ne semble prise en charge que par un seul et unique médecin. Luxembourg. REUTERS/Francois Lenoir Luxembourg. REUTERS/Francois Lenoir Partager sur Facebook Partager sur Facebook Messenger Partager sur Facebook Messenger Partager sur Twitter Partager sur LinkedIn Partager sur Whatsapp Temps de lecture: 7 min «Vous ouvriez un annuaire, vous appeliez un gynécologue en expliquant que vous étiez enceinte et que vous souhaitiez interrompre votre grossesse, vous ne trouviez rien ni personne pour vous aider...» Kaddour Annane, directeur médical du Planning familial de Luxembourg depuis sa création et son unique gynécologue, parle au passé. D'une époque qu'on pensait révolue. Pourtant, trente-cinq ans après les débuts du Planning dans la capitale du Grand-Duché et la première loi sur les interruptions volontaires de grossesse, quatre ans après que le centre a débuté son activité IVG, et six mois après la réforme de la loi, ce constat semble toujours valable. Un test rapide nous le confirme. Il suffit de se glisser quelques instants dans la peau d'une femme enceinte voulant avorter. Quelques recherches sur l'Internet et coups de téléphone plus tard, la quête s'avère très infructueuse. Sur le web, la requête «avorter au Luxembourg» renvoie en première réponse au site… du Planning familial. Donc vers le Docteur Annane. Les résultats suivants concernent tous des articles de presse datant du débat pour la réforme, fin 2012. A la deuxième page, on tombe déjà sur le site de l'association Vie naissante^[1]: le passage qu'elle consacre à l'IVG met avant tout en avant des témoignages de femmes traumatisées. Une entrée en matière plutôt brutale. Suivent une multitude de renvois vers des groupes anti-IVG ou des sites juridiques. Aucune trace, en revanche, d'un centre hospitalier, de cabinets médicaux de ville ou de syndicats de médecins. Au téléphone, l'AMMD (association des médecins et médecins dentistes) ne nous dira rien de sa position, et nous aiguillera très vite vers le Planning familial. Même chose du côté de la SLGO (société luxembourgeoise de gynécologie et d'obstétrique). Confirmation est prise auprès de Kaddour Annane: «Les deux nous envoient leurs patientes avec une simple lettre.» Manière, donc, de ne pas mettre les mains dedans mais de renvoyer au lieu «où on sait que ça se fait». Des avancées timides Le petit Etat du Luxembourg, moins de 520.000 habitants, parmi les fondateurs de l'Europe, riche, dynamique, siège d'institutions européennes et de nombreuses banques internationales, n'est pas, en matière de moeurs, aussi libéral qu'on pourrait le croire. Un pays profondément multiculturel, à trente minutes des frontières allemandes, belges et françaises, mais fait de paradoxes. Sur les grandes questions éthiques du début et de la fin de vie, le pays a deux positions bien différentes. Il a légiféré en 2009 sur l'euthanasie, aujourd'hui dépénalisée; en revanche, la législation sur l'avortement soulève encore de très forts remous. Ainsi, Nancy Kemp Arendt, députée CSV (Chrëschtlech Sozial Vollekspartei, parti populaire chrétien social, majoritaire), a voté la loi pour la dépénalisation de l'euthanasie, mais s'est faite discrète au moment du débat pour la réforme de la loi sur l'IVG: «Elle nous a confié la pression énorme qu'elle a subie et que, ne souhaitant pas revivre ça, elle s'abstiendrait de faire campagne auprès de nous», raconte Christa Brömmel, chargée des questions politiques au CID-Femmes (centre d'information et de documentation) et l'une des porte-voix du collectif Si je veux, regroupant aussi, entre autres, le Planning familial. Si le Luxembourg a donc réformé, en décembre 2012, sa vieille loi de 1978 (une des plus rétrogrades d'Europe, qui autorisait l'avortement en cas de viol ou de danger pour la vie de la mère ou de l'enfant), c'est contraint de constater une réalité, et donc de s'y adapter. Mais c'est aussi car le Conseil de l'Europe, s'inquiétant du très mauvais accès à l'IVG dans de nombreux pays européens, a émis une résolution, le 16 avril 2008, pour l'amélioration de ce droit. Tout en mettant l'accent sur la prévention et l'information des femmes, ce texte enjoint les Etats membres «à respecter la liberté du choix de la femme». Mais quant à faire évoluer les mentalités luxembourgeoises, c'est autre chose. Ainsi, la loi a été toilettée avec précaution, non radicalement. L'IVG est toujours passible du code pénal (251 à 2.000 euros d'amende) si les conditions dans lesquelles elle est pratiquée ne sont pas strictement respectées, avant douze semaines de grossesse. A savoir: avoir consulté un médecin gynécologue au moins trois jours avant l'acte et avoir également consulté un service d'assistance psycho-sociale agréé par le ministère. Point positif: l'évaluation de la «détresse» de la femme est aujourd'hui souverainement déclarée, alors que la loi de 1978 la laissait à l'appréciation du médecin. Points plus discutables: les conditions d'attribution des agréments pour cette fameuse deuxième consultation, très critiquée, ne sont pas claires. Des associations telles que Initiativ Liewesufank (littéralement «initiative pour le début de la vie»), connue pour n'être pas particulièrement pro-avortement, l'ont reçu. D'autre part, seuls les médecins gynécologues sont dorénavant habilités à pratiquer les IVG. «Aucun médecin ne sera tenu de pratiquer une interruption volontaire de grossesse» En 2013, avorter au Luxembourg est toujours un parcours de la combattante. La nomenclature de la sécurité sociale ne fait pas apparaître les avortements. Le terme «curetage», qui peut recouper beaucoup de choses, le remplace. Nulle question, aussi, de chiffres précis. Seul le Planning familial tient des statistiques rigoureuses sur ses patientes, mais seulement depuis 2009. C'est l'année où il a commencé à pratiquer des IVG médicamenteuses dans son centre de la capitale, avant de mettre en place des IVG chirurgicales, via une convention signée en février 2010 avec le Centre hospitalier de Luxembourg (CHL), qui met à disposition ses moyens techniques. En 2011, sur 684 consultations pour grossesse non désirée, 521 ont abouti à une IVG. Une centaine de femmes a clairement exprimé un changement d'avis; 62 ont subi des fausses couches ou des grossesses extra-utérine ou arrêtées. En 2010, le Planning avait réalisé ou fait réaliser à l'étranger, via ses centres partenaires de Belgique, de France et des Pays-Bas, 448 IVG, contre 410 en 2009. Un chiffre logiquement en augmentation du fait de la baisse du tourisme de l'avortement depuis 2009: autant d'IVG «rapatriées» qui ont fait grossir les chiffres. En 2011, les IVG ont concerné des femmes originaires du Luxembourg pour 24%, du Portugal (la plus grosse communauté étrangère), à 21%. Néanmoins, dans les statistiques de l'Organisation mondiale de la Santé, le Luxembourg affiche toujours le chiffre de... zéro. «Personne n'est dupe», soupire Cathérine Chéry, cofondatrice du Planning avec Danielle Igniti. Ces deux militantes de la première heure de l'accès à l'IVG parlent toujours d'avortements tabous, cachés... Danielle Igniti, au moment de la réforme, affirmait au journal L'Essentiel que «des médecins luxembourgeois le pratiquent en échange de dessous de table».. D'autres ont confié au CID-Femmes avoir entendu des discours de médecins tels que: «Si l'anesthésie ne fonctionne pas bien, ça n'est pas grave, ça leur donnera une leçon!» Officieusement, le chiffre assez exorbitant et très probablement fantasmé –faute de statistiques officielles du ministère de la Santé– de 1.000 à 1.500 avortements, circule. Dans la réalité, il existe bien des médecins pratiquant des IVG. Mais lesquels? Où sont-ils? Au CHL, le seul médecin qui opère s'appelle... Kaddour Annane, l'ensemble des demandes se reportant sur lui. Il se rend plusieurs fois par semaine à l'hôpital. Pourquoi une telle astreinte, en plus de son poste de directeur médical du Planning? Quid des gynécologues de l'hôpital? Le médecin reste silencieux, nous laissant à notre conclusion, qu'il confirme ensuite: «Je suis le seul à avoir la technicité pour le faire!» Une gynécologue du CHL, récemment établie au Luxembourg mais originaire d'Europe du Nord, s'étonne que ses collègues puissent refuser de pratiquer une IVG. Avant de s'installer ici, elle aussi pensait que le pays s'était doté d'une législation plutôt avancée en la matière... elle a déchanté. Mais affiche aujourd'hui une certaine confiance. Selon elle, depuis la réforme, aucun médecin n'est en droit de refuser de pratiquer une IVG. Pourtant, en observant de près le texte de la nouvelle loi, voilà ce qu'on trouve à l'article 353-1: «Aucun médecin ne sera tenu de pratiquer une interruption volontaire de grossesse ni d'émettre l'attestation prévue par l'article 353, paragraphe 3 (l'article établissant les conditions pour la légalité d'un avortement, dont l'attestation de grossesse fournie par un médecin gynécologue, NDLR) De même, aucun auxiliaire médical ne sera tenu de concourir à une telle intervention.» L'ombre de l'église Pourquoi l'IVG continue-t-elle de sentir le soufre au Luxembourg? «J'entends souvent cet argument, très courant chez les détracteurs de l'avortement, selon lequel l'IVG serait la conséquence d'une déviance de l'acte sexuel», confie Kaddour Annane, confirmant la forte influence de l'église sur la société luxembourgeoise. Détail qui a son importance: lui est Français, de ceux qu'on appelle les frontaliers, qui vivent en France et travaillent au Luxembourg. L'ombre tutélaire de l'église, effectivement, plane sur les mœurs luxembourgeoises. Ainsi, au moment du débat sur la réforme, l'archevêque de Luxembourg Jean-Claude Hollerich a lu devant ses fidèles une missive anti-avortement, publiée telle quelle dans le quotidien Luxemburger Wort quelques jours plus tard. Le journal, qui appartient au groupe catholique Saint-Paul Luxembourg, plus important éditeur et imprimeur du pays, a bien du mal à respecter une certaine neutralité dans les articles qu'il consacre à l'avortement... Depuis la réforme, rien ne semble avoir progressé. Les femmes continuent de se rendre au Planning, aujourd'hui devenu «un vrai pôle d'excellence dans le domaine de l'avortement», confie le Docteur Annane, assez amer de ne pas pouvoir développer davantage les autres activités du centre, dont l'information, la prévention. Car si c'est bien le Planning qui a porté ce droit des femmes depuis le début, il aurait dû sortir de ses murs et franchir ceux des hôpitaux et des cabinets libéraux. Aujourd'hui, le Docteur Annane est fatigué. En plus de sa double activité luxembourgeoise, il exerce à l'hôpital de Thionville. Dépassé et avançant en âge, il a décidé de quitter le Planning. Une annonce pour trouver son remplaçant circule depuis déjà quelque temps: «Nous avons eu beaucoup de clics sur notre site Internet, mais aucun postulant», résume, dépité, le directeur, Joseph Gautot. Danielle Igniti, la cofondatrice historique du Planning, a demandé au ministère de la Santé une dérogation à la loi pour pouvoir faire pratiquer les IVG par des médecins non gynécologues. En attendant, la situation est bien celle d'un statu quo, voire d'une régression inquiétante, qui contribue aussi à maintenir un tourisme de l'avortement chez les voisins hollandais et belges. Sarah Elkaïm [1] Créée et aujourd'hui co-présidée par Marie-Josée Frank, députée CSV, parti populaire chrétien social, largement majoritaire, dominant la vie politique luxembourgeoise depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. 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