Champagne. D'abord du vin !
Retour aux sources. Au commencement était un rouge clairet dont les amateurs comparaient les vertus suivant les villages. Puis est apparu LE champagne...
Par Jacques DupontS'il est un lieu dans notre économie nationale où le mot déflation - dérapage incontrôlé des prix vers le bas - n'existe pas, c'est bien du côté de Reims et d'Epernay. Même si les ventes accusent un léger coup de mou, notamment dans l'Europe en crise, les tarifs tapent dans le dur. Peut-être moins dans les grandes maisons, où la prudence invite à la régulation après les soubresauts des années 2000. De trop fortes augmentations avaient provoqué des arrêts intempestifs du train des ventes en pleine voie ! Mais, du côté vigneron, les imprimeurs chargés d'éditer les tarifs ne chôment pas : ça augmente chaque année. Dans notre sélection, nous avons fait figurer une petite étoile devant les cuvées à moins de 16 euros, pas si nombreuses, du moins celles qui donnent un vrai plaisir gustatif - on trouvera toujours en grande surface des bouteilles qui ne valent pas cher dans les deux sens du terme ! Les causes de ce mouvement haussier sont diverses. Succession de petites récoltes en volume, augmentation du prix des " matières sèches " (bouchon, bouteille, habillage, etc. ), mais également, pour ne pas dire surtout, une certaine forme de mise à niveau entre prix et qualité des vins proposés. La Champagne produit mieux et différemment, et veut le faire savoir.
Le grand virage s'est amorcé dans les années 90.
La Champagne, contrairement à tous les autres vignobles, avance certes lentement, mais pratiquement d'un bloc. Long à virer, comme ces gigantesques porte-conteneurs sur l'océan. Tous sur le même navire, mais avec chacun son propre contenu, sa propre histoire. Au départ du changement de cap, la nécessité de bouger la communication. En finir doucement avec le " produit " réservé à la fête, la célébration des bulles plus que du vin, pour revenir aux fondamentaux : le terroir, les sols, les villages, les différences, les crus, la situation septentrionale, le climat, les coteaux, les expositions, le savoir-faire et le travail des hommes replacés dans l'Histoire... Sinon, le danger était grand de se retrouver dans un comparatif peu valorisant avec les sparkling wines, mousseux de tous les pays unis dans leur désir d'une part grandissante du gâteau. D'où le besoin de rappeler d'où ce vin venait et qu'il ne suffisait pas d'appliquer la même méthode de vinification (du moins pour les crémants ; certains mousseux sont obtenus par adjonction de gaz carbonique, comme chez Sodastream mais à plus grande échelle) pour obtenir un vrai champagne.
Encore fallait-il que celui-ci se distingue de la masse et qu'on ne puisse pas le confondre avec ses concurrents. D'où deux objectifs : rappeler au monde son CV et, en interne, redéfinir certaines règles de base, durcir les conditions de production afin d'améliorer le résultat...
C'est passé par une réforme des normes de pressurage et des pressoirs eux-mêmes, une mesure suffisamment technique pour ne pas être détaillée ici, mais assez efficace pour qu'on la mentionne. Le but, atteint, était d'obtenir partout sur le territoire de l'appellation contrôlée des jus de meilleure qualité. Aussi discret fut le lancement, au début des années 2000 d'une certification de viticulture durable mise en place par l'interprofession. Pour l'obtenir, chaque producteur doit respecter 125 mesures d'un référentiel régulièrement actualisé, avec la possibilité pour les meilleurs élèves d'obtenir la mention haute valeur environnementale, inventée dans la suite du Grenelle de l'environnement (2007). Déjà, plusieurs belles maisons y sont parvenues, comme Bollinger ou Lenoble, pour ne citer que celles-là, des vignerons indépendants également, et beaucoup y concourent...
Début septembre, Moët & Chandon a classé les presque 1 500 hectares de son vignoble en certification de viticulture durable. C'est d'autant plus remarquable que la " grande maison " donne le la champenois. D'après le comité interprofessionnel, depuis 2001 et le début de cette campagne, la Champagne viticole a réduit de 50 % les volumes de produits de traitements, dépollué 100 % des effluents vinicoles et diminué de 15 % l'empreinte carbone de chaque bouteille...
L'origine et la garde.
Mais deux critères résument un grand vin dans l'imaginaire français : l'origine et la garde. Pour le premier, il s'agit de renouer avec l'Histoire. Jusqu'au XVIIIe siècle, quand on citait les vins de Champagne, on en vénérait les crus et les villages comme pour la Bourgogne aujourd'hui (un gevrey-chambertin ou un meursault, toujours plus considérés qu'un bourgogne générique...). En 1672, le brillant essayiste Saint-Evremond écrit au comte d'Olonne : " N'épargnez aucune dépense pour avoir des vins de Champagne (...) Elle nous fournit les vins d'Aÿ, d'Avenet [Avenay], d'Auville [Hautvillers] jusqu'au printemps ; Tessy, Sillery, Verzenay pour le reste de l'année. Si vous me demandez lequel je préfère de ces vins, sans me laisser aller à des modes de goût qu'introduisent de faux délicats, je vous dirai que le bon vin d'Aÿ est le plus naturel de tous les vins, le plus sain, le plus épuré de toute senteur de terroir, d'un agrément le plus exquis, par le goût de pêche qui lui est particulier... "
Déjà des " faux délicats " et une préférence affirmée chez notre auteur pour Aÿ, alors considéré comme le plus grand des crus. D'autres préfèrent Vertus ou Bouzy... L'essentiel demeure qu'on cite les provenances. Certes, à l'époque, il ne s'agit pas de vins blancs effervescents, mais de rouges pâles, " clairelets et fauvelets ", comme les décrit " La Maison Rustique " en 1658. C'est d'ailleurs à cette époque que débute vraiment l'autre forme des vins de Champagne, celle que nous connaissons aujourd'hui, même s'il demeure confidentiellement une production de vins rouges appréciés des rares connaisseurs...
Affirmation.
Pourquoi cette mutation ? Une seule explication ne suffit pas. Victoire de la Bourgogne auprès de la Cour (Fagon, médecin de Louis XIV, lui aurait recommandé les vins de cette région aux dépens de ceux de Champagne), influence des brasseurs allemands maîtres ès bulles et grands marchands, affirmation d'un goût anglais pour les blancs frizzanti... Toujours est-il que longtemps nos voisins britanniques passeront pour les vrais connaisseurs et les Français pour des tireurs de bouchon : " Le Français n'apprécie que le champagne vendu par un duc, un comte ou une veuve. Il ne sait pas boire. Le mousseux l'amuse, il veut que le bouchon marque le plafond et que les femmes se bouchent les oreilles. Il le débouche pour le bruit, à la fin du dîner. Alors, le goût fatigué de mangeaille, il avale n'importe quoi (...) L'Anglais ne prend pas le champagne pour rire, avec les douceurs, mais au commencement du repas. Son palais, reposé, ne se trompe pas. Il lui faut du bon vin ", écrit Pierre Hamp (" Le vin de Champagne ", Gallimard, collection " La peine des hommes") en 1908... Il faudrait cependant ajouter un correctif belge ! Plus d'un vigneron champenois pourra le confirmer : nos voisins du Nord en savent bien plus sur les terroirs de l'Aube et de la Marne que nos concitoyens, et citent Ambonnay, Avize, Trépail ou Urville, quand la plupart des buveurs français de champagne ne sauraient les placer sur une carte. Il faut dire que, chez eux, les émissions spécialisées à la télévision ou les documentaires sont nombreux quand, en France, on est dans l'interdit... Autre débat !
Réhabiliter l'origine, le cru, le village et parfois la parcelle est au menu des maisons et des vignerons. Veuve Clicquot, Roederer, Taittinger, Veuve Devaux et les autres n'hésitent plus à mettre en avant les provenances, citant des lieux-dits, des " climats ", comme en dirait en Bourgogne. Chez les vignerons, on isole, surtout dans la nouvelle génération. " Le grand-père a créé le vignoble, le père a constitué la clientèle, le fils perfectionne le grand vin ", résume un oenologue de terrain. Rodolphe Péters, au Mesnil (Champagne Pierre Péters) valorise sa parcelle Les Chétillons, un blanc de blancs de vieilles vignes, produit les grandes années ; Raphaël Bérèche propose ses vins des parcelles Le Cran ou Les Beaux Regards... Ils ne sont pas les seuls : " Nous, on veut montrer que sur une même commune on a une gamme et des vins différents ", dit Olivier Paulet, du domaine Hubert Paulet...
La garde, capacité à vieillir et à s'améliorer avec le temps, fut longtemps une sorte de secret bien gardé dans les caves champenoises. Pas question de donner au consommateur l'idée saugrenue de conserver ses vins, rotation des stocks oblige. Là aussi, changement d'attitude. Désormais, les grandes maisons sont fières de montrer et de proposer - souvent à prix d'or - leurs vieux millésimes. Dom Pérignon ressort dans sa collection P2 un superbe 1998, tout comme l'excellente coop Palmer, mais cette fois en magnum ; Lanson, qui dispose d'une réserve impressionnante de vieux flacons, offre à la demande des magnums 1976 à 1998 Vintage collection ; Clicquot, Mumm ou Mailly également... Tout le monde s'y met et c'est un vrai bonheur, car, protégés par le gaz carbonique, ces vins vieillissent très lentement, offrant une palette aromatique incroyable !
Raréfier.
Il est d'ailleurs préférable, quitte à casser la tirelire, de s'offrir un de ces bijoux plutôt qu'un millésime médiocre, comme souvent ces dernières années certains nous en ont proposé. C'est un des aspects de la guerre sourde dans les grandes maisons entre les chefs de cave et le marketing, ce dernier secteur réclamant la nouveauté dans la gamme et poussant ainsi à millésimer des années qui ne le méritent pas. La Champagne possède cet énorme avantage de pouvoir assembler les années quand les autres vignobles sont, par tradition, tenus au millésime, et il serait bien dommage de ne pas en profiter. " On est monté jusqu'à six millésimes par décennie en Champagne, c'est beaucoup trop. Chez nous, on a décidé de raréfier et de réduire à quatre... ", confie Dominique Demarville, chez Veuve Clicquot. Même son de cave chez Mumm, où Didier Mariotti a décidé que son brut sélection ne serait jamais millésimé : " Je trouve que les millésimes, ça part un peu dans tous les sens en Champagne. " Le 2002 fut excellent, le 2003, sauf exception, ne méritait pas d'être millésimé, 2004 nous semble souvent un peu court et 2007 vite fatigué... Reste à venir le 2008, qui, lui, peut faire figurer son année de naissance sur l'étiquette. Quelques-uns commencent à apparaître, mais la grande sortie, c'est pour 2015. A l'année prochaine, donc !