Google, une certaine idéologie du progrès
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Économie

Google, une certaine idéologie du progrès

Dernier projet en date du géant américain de l'Internet, après les lunettes connectées Google Glass ou les ballons gonflables Loon : accroître la longévité humaine.

Le Monde | • Mis à jour le | Par

Larry Page, lors de la conférence Google, à San Francisco, en mai 2013.

Des ingénieurs aux yeux qui brillent, des références aux grands inventeurs comme l'astronome Galilée ou l'aviateur Blériot… C'est ce que Google avait choisi de montrer à un parterre de professionnels de la publicité, ce 5 septembre, aux Journées de l'union des agences médias. Juste avant, les représentants de Facebook puis de Twitter avaient préféré, plus trivialement, vanter la créativité ou la puissance de leur réseau social.

Le petit film de Google racontait, lui, les promesses de son nouveau laboratoire, Google X. Des projets qu'il nomme des "moonshots" (des "tirs lunaires") : la voiture qui se conduit toute seule, les lunettes connectées Google Glass, les ballons gonflables Loon pour offrir une connexion Internet aux deux tiers de la planète qui en sont privés, ou encore les turbines aériennes Makani. La devise de la recherche maison ? Prendre les "grands problèmes" de l'humanité et chercher une solution "dix fois meilleure" que l'existant.

Schéma proposé par Google pour ses innovations au sein de Google X

Alors qu'il fête ses 15 ans, Google, le géant du Web, change-t-il d'objet social pour devenir une grande entreprise de "progrès humain" ? On pourrait le penser, surtout quand on lit la couverture du Time Magazine du 30 septembre : "Google contre la mort".

L'article est consacré à un autre projet de la maison : Calico, une start-up dédiée à l'extension de la longévité et dirigée par Arthur Levinson, un ancien de Genentech, célèbre entreprise de génomique. Le cofondateur de Google, Larry Page, prend le soin de préciser dans le communiqué : "Ne soyez pas surpris si nous investissons dans des projets qui semblent bizarres ou spéculatifs par rapport à nos activités Internet existantes."

Couverture de "Time" sur le lancement de Calico par Google.

SPÉCIALISTE DE L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE

"Larry Page a toujours été un amateur de grands défis fous. Mais Google n'était pas forcément jusqu'ici en position de s'y attaquer. Aujourd'hui, il l'est. Redevenu PDG en 2011, Larry Page veut aussi imprimer sa marque", raconte Steven Levy, journaliste américain qui a plusieurs fois interviewé M. Page et l'autre cofondateur de Google, Sergei Brin.

"Il y a des années, dans un entretien pour mon livre, ils s'amusaient déjà à imaginer que Google serait finalement un implant cérébral qui vous donnerait la réponse quand vous pensez à une question", se rappelle l'auteur d'In The Plex : How Google Thinks, Works and Shapes Our Lives (S & S International, 2011).

Si l'extension de la longévité, les interfaces hommes-machines ou l'intelligence artificielle ne sont pas les premières choses auxquelles le grand public pense quand on évoque Google, ces thèmes sont associés au transhumanisme, un courant de pensée qui vise à "transcender" l'homme en se servant des technologies. Il se trouve que Google a embauché en décembre 2012 un des ses leaders : Ray Kurzweil, un spécialiste de l'intelligence artificielle.

UN NOUVEAU "MOMENT APOLLO"

M. Kurzweil est un entrepreneur pionnier des pianos synthétiseurs ou de la technologie "text-to-speech", qui permet à un logiciel de lire à voix haute un texte. Il est aussi célèbre pour ses positions radicalement technophiles et ses annonces sur la "singularité" : le terme désigne le moment où l'augmentation exponentielle de la puissance de calcul des ordinateurs créerait une intelligence super-humaine. M. Kurzweil en fixe la date vers 2045. L'humain, lui, aurait dans ce futur des espoirs de vivre quasi indéfiniment, car son cerveau pourrait être répliqué et donc chargé, "uploadé", sur un disque dur.

 

Chez Google à Paris, on recadre les choses : "Google X est distinct de notre cœur de métier. Sous Larry Page, Google a rationalisé ses activités. Et a lancé, en parallèle, une structure à part, de recherche et développement disruptive", explique l'entreprise.

Google est par exemple partenaire de X Prize, un vaste système de bourses qui met en compétition des inventeurs dans des domaines comme la génétique ou l'énergie. Le Google Lunar X Prize espère créer un nouveau "moment Apollo" en promettant 40 millions de dollars (29,5 millions d'euros) à l'équipe qui posera un engin sur la Lune avant le 31 décembre 2015.

Larry Page et Eric Schmidt, le président du conseil d'administration de Google, sont aussi actionnaires de Planetary Resources, une société d'exploration minière spatiale fondée par Peter H. Diamandis, la figure de proue de X Prize. M. Diamandis, qui aime à dire qu'il aimerait vivre jusqu'à 700 ans, a également reçu le soutien financier de Google pour la Singularity University, qu'il a fondée avec Ray Kurzweil en 2009. Il s'agit d'un programme de formation destiné à créer de l'émulation entre chercheurs et entrepreneurs dans l'innovation.

Sergei Brin apparaît à distance via un robot, à la Singularity University (New York Times)

LES MILITANTS DU TRANSHUMANISME SONT CONTENTS

L'autre fondateur de Google, Sergei Brin, a lui aussi l'esprit tourné vers des projets d'avenir. Au quotidien, il dirige le Google X. Il a aussi, à titre personnel, investi dans un projet de production de viande synthétique, à partir de culture de cellules in vitro. Google Ventures a investi dans 23andMe, une société de décodage génétique fondée par la compagne de M. Brin, Anne Wojcicki.

Sergei Brin explique son investissement dans la viande in vitro (Guardian)

Les militants du transhumanisme, eux, sont contents : "Google s'inspire de concepts déjà connus mais le groupe a l'équipe et l'argent pour les faire fructifier. C'est là sa valeur", pense Natasha Vita-More, pionnière du mouvement et présidente de la World Transhumanist Association. De fait, la Silicon Valley a une tradition de centres de recherches hors-norme, comme ceux d'IBM ou Xerox. Et Google n'est pas seul à soutenir des projets : la Singularity University a pour partenaires Cisco ou Nokia.

Primo Posthuman, projet artistique de Natasha Vita-More

Mais pour certains, l'action de Google a un sens particulier : "Google est aujourd'hui le principal vecteur de l'idéologie transhumaniste dans le monde", ose Laurent Alexandre, un Français au ton provocateur (voir portrait dans Libération), fondateur d'une société de séquençage génétique et auteur de Google Démocratie (Naïve, 2011, co-écrit avec David Angevin).

Dans cette fiction d'anticipation, il imagine la firme tirant profit du mariage de la puissance de calcul, de la biologie et des nanotechnologies. Et confrontée aux "bio-conservateurs", des "écologistes et des religieux". Ceux-ci n'ont pas le dernier mot.

UNE PART DE FANTASME

Face à ces projets tous azimuts, une attitude est de relativiser fortement. Et de reconnaître une part de fantasme, alimentée par la communication de Google, qui cultive le secret autour de Google X notamment. De même, on a peu d'éléments sur la stratégie de Calico. L'activité de M. Kurzweil pour Google se résume, elle, à aider l'intelligence artificielle à comprendre le langage. Et ses théories sur la singularité et l'uploading sont régulièrement dénoncées comme fumeuses.

L'autre approche est de s'inquiéter : "Dès qu'on est sur une technologie de rupture, certains sortent l'argument de l'apprenti sorcier, note Olivier Ertzscheid, maitre de conférences en sciences de l'information à Nantes, citant les inquiétudes sur la vie privée liées à Google Glass. Ce sont des débats assez classiques. Mais les domaines comme la génomique personnelle ou l'amélioration des capacités humaines posent de vrais débats éthiques."

Chez Google, de manière plus prosaïque, on précise que tout nouveau produit est testé, comme la Google Glass, actuellement, par 8 000 Américains. La voiture sans pilote a, elle, été autorisée, à des essais sur les routes du Nevada et de la Floride. "L'idée, c'est de faciliter la vie des gens", résume-t-on.

"Les fondateurs de Google ont une mentalité d'ingénieurs, pas de businessmen, de journalistes ou de politiques ", salue Jeff Jarvis, auteur de What Would Google Do ? (HarperBusiness, 2009). Steven Levy parle de "techno-optimistes". En tout cas, on ne pourra leur reprocher de ne pas penser au progrès de leur société.

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