Il était une fois deux sœurs. L’aînée était intelligente et appliquée, bosseuse, responsable. Elle travaillait jusqu’à tomber de fatigue, obéissait à ses parents, avait décroché son bac et réussi à trouver une place à la mairie de Detmold (Rhénanie-du-Nord-Westphalie). A 27 ans, elle vivait encore chez ses parents et observait les préceptes de sa foi yézidie. Elle faisait la fierté de tous. Elle s’appelait Sirin. Et puis il y avait la benjamine. Qui n’était pas aussi travailleuse, avait laissé tomber les études, sortait jusque tard le soir et se permettait d’avoir un petit ami – allemand, qui plus est. Ce n’était pas un modèle d’obéissance, et elle finit par quitter la maison. De cette fille la famille était moins fière. Elle s’appelait Arzu.“Ils étaient comme nos enfants”“L’Allemagne est un pays merveilleux”, écrivait le père d’Arzu et de Sirin. Il attendait de ses enfants qu’ils tirent profit des possibilités qui s’offraient à eux, qu’ils ramènent de bonnes notes à la maison et se comportent correctement. “Le plus important est qu’ils s’intègrent”, pensait-il. Ses dix enfants faisaient ce qui leur était demandé : les garçons devinrent des ouvriers appréciés dans des entreprises du coin et entrèrent chez les pompiers volontaires. La grande sœur, Sirin, faisait figure d’employée modèle à la mairie, elle s’apprêtait à grimper un échelon dans la hiérarchie, s’était investie dans un syndicat. S’il était une famille vraiment intégrée en Allemagne, c’était bien celle des Özmen.Sirin et quatre de ses frères ont été condamnés* le 16 mai par le tribunal de grande instance de Detmold pour avoir kidnappé ensemble leur petite sœur Arzu, l’avoir battue, puis tuée.“Ils étaient comme nos enfants”, se désole Johannes Müller, 70 ans. Sa boulangerie se situe à une centaine de mètres à peine du domicile des Özmen. Voilà quinze ans que lui et son épouse, Elizabeth, connaissent la famille. Mme Özmen faisait le ménage dans la boulangerie, Sirin et Arzu vendaient des petits pains, et la famille Özmen récupérait les invendus. Les garçons passaient donner un coup de main quand une canalisation fuyait. Les Müller étaient invités aux mariages, on buvait du schnaps ensemble aux anniversaires. Tout le monde se tutoyait.Voilà vingt ans que la famille Özmen était arrivée de Turquie en Allemagne et quinze qu’elle s’était fait naturaliser. Les Özmen étaient une famille allemande de Detmold. Quand Mme Özmen croise les Müller aujourd’hui, elle change de trottoir. Et le père a chassé de chez lui le boulanger, son vieil ami, lorsque celui-ci est venu lui présenter ses condoléances. Son épouse et lui sont coupables à ses yeux.C’est l’été dernier, à la boulangerie, qu’Arzu, 18 ans, était tombée amoureuse d’Alexander. Un jour, “Alex” offre dix roses rouges à son Arzu pour fêter leurs dix premières semaines ensemble. Chez elle, les fleurs valent une dérouillée à la jeune fille, administrée par son père et son frère. Constatant qu’elle persiste dans sa relation, le père l’oblige à quitter sa place à la boulangerie. La famille cloître Arzu pendant des jours. Celle-ci parvient à prendre la fuite, va déposer plainte. Début septembre, elle entre dans un foyer pour femmes. Elle change de nom, coupe les ponts avec sa famille.“Oh ! mon Dieu, tu as porté plainte contre papa et Osman. Retire ta plainte.” Sirin, la grande sœur, envoie des e-mails quotidiennement à Arzu. “Reviens à la maison. Tu es folle.” “Arzu adorée, tu as besoin de vêtements, d’argent ? Je t’en supplie, reviens. Tu n’es pas une chrétienne. Tu n’as pas à avoir peur. Personne ne te fera de mal. Tu nous manques.”Mais Arzu a peur. Les Yézidis, auxquels appartient la famille Özmen, d’origine kurde, obéissent à des codes archaïques. Ils ne peuvent se marier qu’entre eux. Les femmes sont la propriété de la famille. Déjà, les Özmen n’osent plus se rendre aux mariages et aux fêtes de famille en raison de la honte que leur inflige la conduite d’Arzu. Elle doit revenir.Une autre réalitéSirin travaille au service d’accueil des citoyens de la ville de Detmold. Elle a accès à toutes les bases de données. Pendant des semaines, elle épluche tous les fichiers, à la recherche d’Arzu. Elle appelle tous les foyers d’accueil pour femmes, toutes les associations d’aide. Elle va voir Alexander, essaie de lui faire dire où pourrait se trouver sa sœur. Elle va voir les Müller, les interroge, encore et toujours.Une semaine plus tard, la famille Özmen récupère Arzu. Elle a retrouvé la trace de la jeune fille, qui avait quitté le foyer le temps d’une nuit pour passer la soirée chez son petit ami, à Detmold. Sirin s’est glissée jusqu’à la fenêtre, a entendu la voix d’Arzu et a prévenu ses frères. Ce 1er novembre, à 1 h 15 du matin, les carreaux volent en éclats : les Özmen enfoncent la porte. Sirin frappe Alexander, qui veut protéger Arzu. Un coup de bouteille sur la tête. Les frères ont le visage masqué, ils emmènent Arzu dehors et la font monter dans leur voiture. Il faudra attendre le mois de janvier pour que son corps soit retrouvé, sur un terrain de golf, à Lübeck [dans le nord de l’Allemagne].Cette nuit-là, Sirin, Osman et leur frère Kirer montent avec Arzu dans la voiture et renvoient les deux autres frères à la maison. Ils racontent au tribunal qu’ils avaient l’intention d’amener Arzu chez un oncle à Hambourg. A la faveur d’une “pause pipi” dans un bois, la jeune fille aurait tenté de s’échapper. Elle aurait craché au visage de son frère Osman et l’aurait insulté. Celui-ci aurait “pété les plombs” et, d’après sa version, l’aurait abattue dans la bagarre. Les autres n’auraient rien vu. Sirin dit s’être précipitée vers Arzu et Osman après avoir entendu les coups de feu. Elle raconte n’avoir pas eu le courage de poser les yeux sur la dépouille d’Arzu, sa “petite souris”. Elle ne regarde pas si Arzu vit encore.

L’ancienne vie de Sirin est exposée devant la cour avec le témoignage de Beata, la meilleure amie et collègue de mairie de Sirin. Et c’est soudain une tout autre réalité qui apparaît. Toutes deux ont le même âge. Depuis cinq ans, elles sont très proches. Toutes deux travailleuses, toutes deux intelligentes. La seule différence est que Beata, elle, peut vivre selon son bon vouloir. Elle laisse entendre que Sirin, elle aussi, a eu un petit ami allemand. Mais que cette histoire a été empêchée. Qu’elle jouait au football aussi. Et puis on apprend qu’Arzu n’était pas la seule à vouloir partir, Sirin préparait elle aussi des escapades. Beata avait ouvert pour elle un compte bancaire afin que toutes ses économies ne tombent pas directement dans l’escarcelle de la famille, pour les mariages de ses frères et le permis de sa sœur. Beata et sa mère restent dans la salle d’audience après le témoignage. Les parents Özmen ne sont pas venus.Peut-être que la clé de ce crime que personne ne comprend réside dans ce grand écart [entre une vie moderne au travail et un règlement familial archaïque] que Sirin n’a pas supporté. Plutôt que de se laisser déchirer, elle a préféré basculer dans un camp – celui de la famille. Face à une petite sœur qui faisait tout ce qu’elle, l’aînée, l’intelligente, n’osait pas faire, elle s’est transformée en gardienne des bonnes mœurs d’une intransigeance absolue.Le contenu d’un chat est lu devant la cour. Il y est question d’une chanson que le rappeur Eko Fresh, de Cologne, a dédiée à toutes les victimes de crimes d’honneur. Une jeune fille turque tombe amoureuse de Max, un Allemand. Le frère de celle-ci les tue tous les deux. Le juge Reinecke a regardé la vidéo, qui a été visionnée plus de cinq millions de fois, y compris par Arzu. Trois semaines avant sa mort, elle “chattait” avec Laura, la fille des Müller :Laura : Pourquoi ils font ça ?Arzu : Tu sais bien, l’honneur de la famille…Laura : Ils exagèrent.Arzu : Regarde le clip d’Eko Freshsur les crimes d’honneur. Si je n’étais pas partie, jeudi, j’aurais fini comme ça, moi aussi.Laura : Il vaut mieux ne pas y penser.Arzu : Ça fout la trouille, mais c’est la vérité.Laura lui souhaite bon courage. “Je peux en avoir besoin”, lui répond Arzu.

Annette Ramelsberger
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