Premier crime d’honneur en Grande-Bretagne | babelmed
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Aïcha Younès
Il n’y a sûrement pas plus de deux ans entre les deux photos de la jeune Kurde Aïcha Younès diffusées par l’agence Reuter. Sur le second cliché, il semble qu’elle allait sur ses seize ans, l’âge où elle a été tuée; là en effet, elle se présente avec une féminité affirmée, dont son père ne pouvait savoir à quoi elle aboutirait.
C’est sans doute un ou une de ses proches qui a pris la photo; elle prend la pose et montre bien ce qu’elle veut être; regard à la fois séducteur et provocateur, corsage qui laisse deviner la naissance des seins, cheveux légèrement ondulés, détachés et une mêche tombant sur un côté du visage, chaussures aux fines lanières qui laissent tout le pied découvert. Elle est un peu inclinée, mais elle fait face avec une sorte de défi, et on voit bien qu’Aïcha est prête à s’engager dans la voie qui précipitera le conflit entre elle et ceux qui ont la charge de son éducation dans cet appartement où la disposition des quelques meubles rappelle le logement des immigrants qui ont quitté leur pays pour l’Europe, c’est-à-dire leur maison que remplissait un mobilier entassé en désordre.
Assurément Aïcha Younès avait bien changé en deux ans, depuis l’époque de la première photo, non pas parce que, sur cette dernière, elle était seulement vêtue d’un tablier d’écolière par-dessus son chemisier, mais aussi à cause du sourire qui illuminait ses yeux, signe qu’elle, Aïcha, ne courait aucun risque de voir naître en elle le désir de s’opposer à la situation qui était la sienne. Sur cette photo, c’était une écolière de quatorze ans, tandis que sur la seconde, c’est-à-dire deux ans après, il semble qu’elle soit désormais en totale contradiction, avec elle-même d’abord, et ensuite avec les comportements qu’elle est tenue de continuer à observer et à suivre.
D’après le commentaire des agences de presse sur les raisons qui ont conduit son père à l’égorger, elle avait poussé à l’extrême l’imitation des Occidentaux. Encore que cela n’apparaisse pas de façon manifeste sur la seconde photo; en effet on n’y voit pas trace des vêtements à la mode chez les jeunes Européennes, par exemple les jeans et les baskets; elle porte une tenue qu’elle aurait pu revêtir si elle était restée dans son pays, au lieu de venir en Grande-Bretagne: un corsage à manches même si le devant est décolleté; une robe longue qui descend sous les genoux, mais dont le tissu est ajouré, si bien qu’Aïcha est obligée de porter un vêtement en dessous pour qu’on ne puisse voir ou deviner ce qui doit rester caché; enfin des escarpins très découverts, mais à talons hauts; ce costume d’Aïcha est celui que peuvent mettre toutes les femmes de son pays à partir de seize ans, quand les jeunes filles décident qu’elles sont devenues femmes, jusqu’à cinquante ans et plus.
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Aïcha Younès
Sur cette seconde photo, Aïcha Younès déclarait qu’elle était devenue une femme; l’excès dans l’occidentalisation, c’est cette décision, et elle seule; et non pas les accessoires de sa toilette qui n’ont rien d’occidental. Sa “faute”, à quoi l’a conduite sa présence en Grande-Bretagne, consiste seulement à signifier elle-même qu’elle est devenue une femme, avec tous les droits qu’a une femme. Le défi que manifestent son attitude et son regard montre qu’elle est prête à affronter quiconque lui refuserait cela, ou tous ceux qui de fait ont déjà pu lui exprimer ce refus. Ce qui désormais est occidental chez elle, ce sont les changements survenus dans sa tête. Pour passer à une occidentalisation qui lui aurait donné, dans ses habits et son costume, un air occidental, il aurait fallu un laps de temps plus long que quelques années. D’ailleurs, Aïcha, si elle avait vêcu, ne s’attendait pas à voir cela arriver avant une génération, ou peut-être plus. En effet la famille kurde, qui était la sienne, n’était pas venue en Grande-Bretagne portée par une fascination pour les modes de vie européens qui l’aurait poussée à se fondre dans le pays d’accueil dès son arrivée. Les nouveaux émigrants, ces émigrants qui se déplacent ensemble, ou bien qui se déplacent pour être “là-bas” ensemble, ont en eux d’autres désirs, plus réalistes ou moins chimériques que ceux que nourrissaient leurs prédécesseurs; car ces nouveaux émigrants cherchent du travail, une résidence et de quoi vivre, et ils préfèreraient obtenir cela sans avoir nécessairement à subir la contamination qui résulte du séjour “là-bas”; les ghettos dans lesquels ils résident les aident du reste à échapper à cette contamination. La famille d’Aïcha Younès est une famille kurde, qui vit au milieu de Kurdes, en Grande-Bretagne. C’est pour cela que sur la photo, elle apparaît vêtue du costume même qu’elle aurait pu mettre dans son pays d’origine, un costume authentique, rapporté en Grande-Bretagne après un long voyage. Ce n’est pas une famille seulement qui a immigré, mais un fragment du peuple kurde, un fragment dont les membres se serrent les uns contre les autres pour se protéger des vents du pays où ils séjournent et ne pas devenir en peu de temps autres que ce qu’ils ont conscience d’être.
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Abdallah Younès
Aïcha Younès n’aurait pas dû s’exposer à ces vents, mais lorsqu’elle en a reçu une bouffée, une bouffée qui s’était glissée jusqu’à elle à la dérobée, elle a commencé à s’occidentaliser et cela a fait d’elle une orientale déchirée, une orientale anormale, qui rejette la protection de sa famille comme le font «les filles de rien».
Aïcha aurait dû avoir à Londres la même vie que celle qu’elle aurait eu là-bas dans son pays, si elle y était restée. Ce n’est pas tout: elle aurait dû subir dans sa famille des pressions redoublées qui l’auraient protégée des miasmes corrupteurs de la “contamination”. Tel est, d’après les agences de presse, le premier crime d’honneur (selon la désignation unanimement adoptée) commis en Grande-Bretagne. Le prix payé par Aïcha est exorbitant, car elle n’aurait jamais dû mourir de la sorte à cause de la fascination qu’exerçait sur elle le pays où elle résidait, ni même pace qu’elle était partie vivre avec son professeur, cause immédiate, semble-t-il, de son assassinat.
Dans son pays d’origine, ce qui est arrivé à Aïcha n’outrepasse pas, en soi, le droit de sa famille. Si cela s’était produit dans un village, la nouvelle sans doute n’aurait pas été connue des villages voisins. Certes, il s’agit d’un acte exceptionnel, mais qui reste dans le domaine du droit coutumier. A l’inverse, en Grande-Bretagne, c’est devenu une affaire nationale, culturelle et religieuse. C’est une des manifestations du combat identitaire, pour lesquelles il ne faut faire preuve d’aucune faiblesse, ni s’avouer vaincu.
Aïcha n’est pas la seule victime de ce conformisme forcé auquels les immigrants de sa communauté préfèrent se soumettre. Son père qui l’a tuée fait lui aussi partie des victimes. Il a demandé aux juges du tribunal de prononcer contre lui une condamnation à mort. Après l’avoir égorgée, terrifié par son acte, il avait sauté du troisième étage où il habitait. Et par la suite il a fait deux tentatives de suicide qui n’ont pas abouti.
Il se plaignait de manquer de la dureté nécessaire dans les affaires d’honneur, celle qui protége en général le meurtrier des sentiments contradictoires qui l’assaillent après qu’il a commis son acte. Abdallah Younès, en Grande-Bretagne, n’a cessé de réclamer la mort. Comme si ce n’était plus lui ce père de famille convaincu de la nécessité du crime d’honneur qu’il venait d’accomplir en égorgeant sa fille comme on égorge une brebis, ou comme s’il était soudain isolé de sa communauté trop peu compacte pour l’entourer et le légitimer. Hassan Daoud
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