Comment comprendre l'élection présidentielle russe

Un autocollant à l'effigie de Poutine ordonnant «Obéis!» sur le t-shirt d'un manifestant anti-Poutine à Moscou le 26 février 2012. REUTERS/Denis Sinyakov
Vladimir Poutine a remporté le scrutin dès le premier tour avec près de 64% des voix.
Selon des résultats portant sur 98,47% des bulletins publiés par la Commission électorale centrale, lundi 5 mars en début de journée, Vladimir Poutine a remporté la présidentielle russe avec environ 63,9% des voix au premier tour. Le communiste Guennadi Ziouganov obtient 17,18% des voix, le libéral Mikhaïl Prokhorov 7,7%, le populiste Vladimir Jirinovski 6,24% et le centriste Sergueï Mironov 3,84%, avec une participation de 64% et après un vote émaillé de témoignages d'anomalies et de soupçons de fraude.
Dans cet article, écrit avant l'élection, Masha Gessen donnait quelques clés pour comprendre le scrutin.
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Le 4 mars, je m'attends à voir le consulat russe de Washington déborder de citoyens russes venus participer à l'élection présidentielle. Ces derniers temps, le vote est devenu un loisir étonnamment populaire chez les Russes, et le consulat dépassera probablement son record de fréquentation dimanche. J'en ferai partie, car je suis actuellement aux États-Unis pour promouvoir mon livre, The Man Without a Face [Poutine, l'homme sans visage], ma biographie de Poutine, le Premier ministre et vainqueur certain de l'élection de cette semaine.
Le bulletin de vote que j'aurai entre les mains sera identique à ceux distribués en Russie. En fait, avec cinq candidats, dont quatre désignés par des partis et un indépendant, il ressemblera beaucoup au bulletin de vote de n'importe quel pays démocratique doté d'un un système multipartite. Mais ce qu'il faut y voir, en réalité, c'est le démantèlement systématique [PDF]–et réussi– des institutions démocratiques russes initié depuis une douzaine d'années.
En mai 2000, quelques jours à peine après sa prise de fonctions en tant que président, Vladimir Poutine publia son premier décret et présenta devant le parlement un projet de loi conçu pour défaire les fragiles mécanismes de la démocratie.
Pour commencer, il rendit les 89 gouverneurs élus du pays responsables devant les envoyés présidentiels (pour la plupart des anciens agents du KGB), qu'il nomma pour superviser sept nouvelles circonscriptions nationales. Ce projet de loi supprima aussi les élections pour les membres de la chambre haute du parlement; ils allaient désormais être nommés par les gouverneurs et les assemblées régionales.
Pas un candidat ne peut se présenter sans l'accord du Kremlin
L'année suivante, une nouvelle loi, toujours initiée par Poutine, modifia la procédure de formation des partis politiques. Les nouvelles conditions étaient tellement ardues que, dans les faits, aucun parti ne pouvait être enregistré que si le Kremlin voulait qu'il le soit.
En 2003, en prévision de la première tentative de réélection de Poutine, les candidats à l'élection présidentielle furent soumis à des obstacles similaires. En 2004, Poutine supprima complètement les élections gouvernatoriales –les gouverneurs sont nommés par le président– et annula les élections directes à la chambre basse du parlement, dont on choisit aujourd'hui les membres en votant pour des partis politiques. (Par conséquent, la plupart des régions sont représentées par des individus qui n'y ont jamais vécu.)
Pour finir, en 2007, Poutine soumit les candidats à la course présidentielle à des restrictions encore plus lourdes –et l'année suivante, son judicieux successeur, Dmitri Medvedev, fit passer une réforme constitutionnelle étendant le mandat présidentiel de quatre à six ans, offrant à Poutine la possibilité d'exercer cette fonction pour 12 ans de plus.
Pour briguer aujourd'hui le scrutin présidentiel, un candidat doit rassembler 2 millions de signatures en janvier (et ce même si la moitié du mois est férié à cause des célébrations du Nouvel An). Les signataires doivent être géographiquement hétérogènes: pour une seule des 83 régions du pays, on ne doit pas dépasser les 50.000 noms. Les signataires doivent être précis: une simple erreur, comme une contraction dans le nom d'une ville –«St. Pétersbourg» au lieu de «Saint-Pétersbourg», par exemple– peut invalider toute une feuille de signatures.
Les noms sont ensuite soumis à la Commission électorale centrale, qui peut choisir au hasard un échantillon de signatures –et si elle en rejette plus de 5%, le candidat est disqualifié. Par ailleurs, les candidats ont l'interdiction de soumettre plus de 5% du nombre requis de signatures –en d'autres termes, pas davantage que 2,1 millions de signatures ne peuvent être déposées à la Commission électorale centrale.
Cela ressemble à une élection, mais...
Dans tous les cas, le soin apporté aux signatures n'est pas suffisant. La commission peut se prévaloir d'une liste de 14 raisons pour les rejeter. L'une d'entre elles est l'«opinion d'expert». Pour le dire autrement, tout candidat que le Kremlin ne veut pas voir sur le bulletin électoral n'y sera pas. Ainsi, lors du scrutin de dimanche, si vous vous demandez quel adversaire de Poutine est une marionnette, rassurez-vous: ils le sont tous.
La campagne électorale russe, à l'image du bulletin de vote, ne ressemble que superficiellement au concept original. La législation, par exemple, assure le même temps de parole à tous les candidats. Mais dans les faits, ce n'est absolument pas le cas.
Poutine, en violation du droit fédéral, a refusé de quitter son poste de Premier ministre pendant la durée de la campagne, et les journaux télévisés des chaînes nationales –qui sont toutes contrôlées par le Kremlin– commencent et se terminent en général par des reportages sur le Premier ministre et son dur labeur.
La loi prévoit aussi des débats télévisés. Mais Poutine a refusé de participer personnellement à de tels débats –il se dit trop occupé à diriger le pays– et a préféré envoyer ses porte-parole. Ce qui a d'ailleurs donné lieu à d'amusants moments de télévision, comme lorsque l'éditrice et intellectuelle Irina Prokhorova, représentant son frère, le multi-milliardaire Mikhail Prokhorov, a débattu avec le réalisateur Nikita Mikhalkov, représentant Vladimir Poutine, et l'a fait passer pour le dernier des abrutis. Mais de campagne présidentielle, il n'y en a pas.
Je sais tout cela. Et pourtant, bien que cela me fasse le même effet que de jouer aux cartes avec un tricheur, je me rendrai aux urnes. Comme le feront des millions de citoyens russes, dont beaucoup avaient jusqu'ici boycotté ce qui se fait passer pour un système électoral.
En décembre dernier, des Russes –en particulier des jeunes urbains et urbaines– se sont déplacés en nombre record pour l'élection législative et ont, le lendemain-même, organisé une série de manifestations sans précédent pour s'insurger contre le trucage des résultats. Un mouvement de protestation est né, et «Nous voulons des élections honnêtes» est son cri de ralliement.
N'empêche, j'irai voter
Et c'est pour cela que plus de 150.000 Russes se rendront dans leurs bureaux de vote, non pas comme simples électeurs, mais aussi comme observateurs électoraux, afin de surveiller le scrutin et rendre compte de toutes les infractions qui pourraient émailler le processus. Pendant les élections parlementaires, les observateurs ont réussi à contrer ou à rendre compte de nombreuses infractions –comme ces jeunes embauchés pour bourrer les urnes. Mais le fait le plus important qu'ils ont pu dénoncer, c'est que les registres de vote sont souvent trafiqués après la fermeture des bureaux. Les observateurs n'espèrent pas éviter la fraude cette fois-ci; ils espèrent juste pouvoir encore mieux en rendre compte.
Je n'ai toujours pas décidé ce que je ferai quand on me tendra mon bulletin: voter pour le pseudo-indépendant Prokhorov ou cocher tous les candidats sauf Poutine, ce qui rendra mon bulletin nul. Comme bon nombre de mes amis, je me dirige vers cette dernière option. Selon les règles électorales russes, tout bulletin nul sera décompté des 50%+1 de votes que Poutine doit obtenir pour éviter un second tour (en imaginant que les votes soient comptabilisés comme il faut).
Évidemment, je m'attends tout à fait à ce que mon vote soit volé. Mais je m'attends aussi à ce que le nombre sans précédent d'observateurs électoraux et d'associations surveillant ce scrutin puisse prouver qu'il a été volé.
En décembre, lors de la première manifestation populaire de grande ampleur, ma banderole préférée était celle-ci:
«Je n'ai pas voté pour ces trous du cul: j'ai voté pour les autres trous du cul. Je demande un recomptage!»
Ce qui est une autre façon de dire que, petit à petit, nous avons l'intention de récupérer la Russie des mains de l'homme qui a dévoyé sa démocratie.
Masha Gessen
Traduit par Peggy Sastre
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