Réseaux sociaux
Chouette, le narcissisme est mort… ou presque
A l’ère des réseaux sociaux, jeux en ligne et autres forums, l’individu nombriliste n’existe plus affirment certains sociologues. Mais, entre selfies et course aux likes, et si l’ego était toujours roi?
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Julie Rambal
Publié mercredi 31 août 2016 à 11:06.
La discussion se tient sur le forum Végéweb, l’un des milliers de sites dédiés à l’idéologie vegan – qui prône de boycotter jusqu’au miel, ce produit issu de l’exploitation de pauvres abeilles innocentes. Thème de la conversation proposé: «Comment gérer le fait que vos proches mangent de la viande face à vous?» Un certain «RedGoupil» s’interroge: «Dois-je m’imposer à moi-même cette vision de cadavres déposés par eux, ou dois-je fuir?» Réponse d’une certaine «Erabee»: «Chez nous, la belle famille ne se gênait pas pour poser ses cadavres dans mon frigo. Maintenant c’est simple, plus un aliment d’origine animale ne pénètre mon espace.»
Avec des adeptes toujours plus nombreux, la «vegansphere», la communauté pro lait d’amande, enfle sur les plateformes sociales, où elle échange recettes de lentilles, conseils pour contrer les «omnis», ces bouffeurs de poussins broyés, ou se donne rendez-vous pour une nouvelle «nuit debout» devant un abattoir…
Le narcissisme est derrière nous
Un peu plus loin sur Google, la «runnosphere», communauté des adeptes du running, échange des tuyaux pour optimiser les séances de fractionnement, donne son avis sur la dernière paire de baskets de trail, et compare ses performances au km. Certains accros de la course ont d’ailleurs créé le site Runnosphère, la «communauté des blogueurs et runners», comme l’explique Philippe, l’un des fondateurs. «La course est un sport solitaire, mais la runnosphere permet de se tirer vers le haut et ne plus jamais courir seul.» Sur un fuseau 2.0 parallèle, la sphère des «mamans blogueuses» papote couches lavables et jouets en bois écoresponsables, avant de se donner rendez-vous pour une nouvelle marche de fierté au nom de l’allaitement.
Draguer la communauté
Loin d’appauvrir la sociabilité, le web nous a rendus insatiables de congénères. Et ceux qui proclament que l’époque n’a jamais été aussi égotiste, obsédée de soi, ont tout faux, selon certains experts. «Le narcissisme est derrière nous, affirme Stéphane Hugon, sociologue du quotidien et conseiller en business strategy. Nous sommes dans un moment laboratoire, où chacun cherche de nouvelles communautés».
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Ce besoin de se sentir relié aux autres est si vigoureux que les marques ont dû revoir leurs stratégies marketing et se familiariser au «social selling», ou l’art de draguer toute une communauté qui n’achète plus sans consulter ses pairs sur les forums et les rubriques commentaires. «Jusqu’aux années 2000, le consommateur était dans un rapport de désir individuel. Aujourd’hui, il est en quête de lien affectif et chaque achat doit être approuvé par sa communauté sociale et lui permettre de s’identifier à ceux qui lui ressemblent» note le sociologue.
Nous sommes dans un moment laboratoire, où chacun cherche de nouvelles communautés
L’époque étant au changement de paradigme constant, l’ego aurait également été jeté avec l’eau du bain. «L’invention du moi est tardive. Jusqu’au XVIIIè siècle, on appartenait à Dieu et la question de l’ego n’existait pas. Avec l’émergence de la modernité s’est développée l’idée du sujet individuel, jusqu’au mythe du rebelle et du «self-made-man» de l’après-guerre, et tout un discours d’émancipation incitant à briser ses chaînes. Mais une fois qu’on a tué dieu, le père et la politique, on découvre l’ennui de l’individualisme. Il ne reste qu’une collection de gens seuls, avec une nostalgie communautaire, une soif de collectif» continue le sociologue.
Le théâtre de soi
Une soif qui s’étanche enfin dans le web social et ses «sphères», ces nouveaux liens par passions, loisirs, désirs, catégories sociales ou générationnelles… Et chaque jour, une start-up lance une plateforme dédiée à ces bulles. Rosalie Life propose ainsi aux seniors des rencontres de proximité, VizEat permet de manger chez l’habitant aux quatre coins du monde, tandis que Twitch, la plus grande plateforme de joueurs vidéo vient d’inventer le «Social Eating»: on se filme en train de manger tout seul dans son salon… mais tout en réagissant aux commentaires du monde entier.
Aujourd’hui encore, l’ego reste roi.
«Faire une communauté permet de reconstituer un territoire dans un monde devenu trop vaste car globalisé, poursuit Stéphane Hugon. On recrée des espaces de survie où l’on cherche du réenchantement, une quête de soi par l’expérience, mais aussi une théâtralisation.» Sur Social Eating, certains mangent jusqu’à se faire vomir, pour épater un public qui en a lancé le défi. Et beaucoup de ces communautés se transforment régulièrement en Jackass, la célèbre émission des défis extrêmes, avec la mode du «#challenge». Il en existe pour tous les goûts: challenge vegan, «super maman», «super abdos», et toutes sortes de défis pour ados rêvant d’appartenir à une vaste cour de récré planétaire, et consistant à glisser volontairement sur une peau de banane (#bananapeelchallenge), rentrer la tête dans un préservatif (#condomChallenge), maigrir jusqu’à ressembler à la tranche d’une feuille A4… Tout cela à grand renfort de selfies, évidemment.
Tromper sa solitude
Car l’accomplissement suprême des adeptes de ces sphères est souvent de se hisser au rang d’influenceur. Celui qui sera le plus retweeté, followé, liké… et couvert d’offrandes par les professionnels du «social selling». Ce qui fait dire au philosophe Gilles Hanus, auteur de «L’épreuve du collectif» que l’époque a accouché d’une simple juxtaposition d’individualismes, mais toujours à la solde de l’ego.
«Ce désir communautaire est une instrumentalisation du collectif à des fins d’éloignement de sa propre solitude. Car le véritable collectif est un regroupement de citoyens en vue d’un but commun, or ces sphères n’impliquent les individus que par mimétisme, d’où émerge toujours un leader. C’est un moyen d’avoir l’impression de dépasser sa propre vacuité, mais le narcissisme gagne aussi en puissance de rayonnement. Après les attentats, par exemple, les gens n’ont pas affirmé sur les réseaux sociaux: Nous sommes Charlie, Nous sommes Paris, Bruxelles… Mais: Je suis Charlie.» Hélas, aujourd’hui encore, l’ego reste roi.
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