La cause du peuple, de Patrick Buisson: «Dans la tête d’un antilibéral viscéral»
« Le libre individu, à même de penser et d’agir par lui-même ? C’est depuis des lustres une cible privilégiée de l’extrême droite, reprise par le FN, puis par l’intelligentsia souverainiste ou néocommuniste au point d’en devenir, presque, une pensée unique »
Sa Cause du peuple, Patrick Buisson aurait pu l’intituler A cause du libéralisme. L’auteur ne s’en cache pas : il appartient à cette droite réactionnaire et traditionaliste qui s’inscrit, écrit-il, dans une opposition radicale au capitalisme et au libéralisme. Par contraste, la mouvance orléaniste est renvoyée à une logique individualiste par lui honnie. Dans la veine habituelle de cette mouvance ultra-conservatrice, cet antimoderne assumé exècre ainsi mai 1968 et sa dérive libertaire du « jouir sans entrave » devenue « l’art de vivre des pseudo-élites ». Il déteste tout autant Valéry Giscard d’Estaing, « le chantre du “libéralisme avancé” », accusé d’avoir accéléré la décomposition d’une société longtemps structurée autour de la famille patriarcale. Il pleure l’Algérie française, dont l’abandon annonçait « une crise de l’identité française ». Il regrette « l’ordre des anciens jours », etc.
Avec ses marqueurs, ses valeurs et ses lubies, cette idéologie d’une droite intégrale est connue. Mais tout l’art de Patrick Buisson consiste à la rénover en plaquant sa grille de lecture sur le monde actuel. La « mondialisation libérale-libertaire » rejetée de scrutin en scrutin ? Il propose de la remplacer par un nationalisme basé sur le retour des frontières, protection d’une communauté menacée dans sa cohésion par l’étranger. Il cite Carl Schmitt, juriste allemand proche des nazis, pour qui la désignation de l’ennemi constitue l’essence même du politique. Il s’y réfère pour mieux tacler « la droite de gouvernement [qui] n’a pas de sens de l’ennemi parce qu’elle n’a pas le sens du politique ». Et fustiger les libéraux « pour qui l’art de gouverner se résume à la pacification des rapports sociaux par la neutralisation des dissentiments ».
Patrick Buisson s’interroge sur « le processus d’éviscération spirituelle [qui mène] à évacuer le substrat anthropologique d’une partie notable de l’humanité »
Avec un sens aigu de la triangulation, Patrick Buisson cite Pasolini (!) pour conclure qu’au fond, le néolibéralisme est une « forme économique du totalitarisme, tout comme le nazisme et le communisme en ont été au XXe siècle les formes politiques ». Ou reprend Jacques Julliard (!!) pour asséner qu’en suscitant mobilité de la main-d’œuvre et flux migratoires, ce même néolibéralisme « a mis en place les conditions de heurts civilisationnels et de guerres de religions à l’échelle de continents entiers ». Rien que cela…
Facteur religieux. Autre signal décortiqué par l’auteur : la Manif pour tous. Il y voit la preuve du retour du religieux, « affirmation sous-jacente de l’esprit sur la religion séculaire de substitution fondée sur l’utilitarisme et la marchandise ». La revanche de Dieu sur le marché, des valeurs sur l’économisme. D’une rencontre avec Alain Madelin, l’auteur ressort d’ailleurs atterré par l’incapacité de l’ancien ministre à penser le facteur religieux comme forme de l’identité. Et Patrick Buisson de s’interroger sur « le processus d’éviscération spirituelle [qui mène] à évacuer le substrat anthropologique d’une partie notable de l’humanité. »
Pour mieux percer ce « mystère », l’historien ressuscite un concept fameux forgé dans l’entre-deux-guerres par Albert Thibaudet : le « sinistrisme ». Selon ce principe, les partis de droite se déportent vers la gauche en même temps que cette dernière, victorieuse idéologiquement, se radicalise. « La droite, qui refuse depuis un siècle de s’appeler et de se définir comme telle, ne se présente plus devant les électeurs que revêtues des oripeaux empruntés à l’adversaire », déplore-il. Version quinquennat Sarkozy, cela donne une dénonciation acide du « bovarysme politique » dans lequel de discours dur n’a d’égal que la pratique molle. En terme plus trivial : pour gagner, ce doit être à droite toute !
« Un mouvement dextriste apparaît comme la réplique inversée du sinistrisme », se réjouit le politologue. Le spectre politique bouge ; en somme, la droite est débordée par sa droite. Pour se « recaler » sur le peuple fatigué de la mondialisation, encore faut-il ne pas manquer ce que Buisson croit être un chassé-croisé sociologique : à la gauche désormais la bourgeoisie néolibérale (les bobos) tandis que « les catégories populaires s’engagent dans un processus de désaffiliation qui les conduira à passer du vote socialiste ou communiste à un vote de droite ou populiste ». Voilà la martingale d’un Front national dont la dédiabolisation est allée de conserve avec un antilibéralisme à présent affiché…
Convergence souterraine. Avec la crise de la globalisation, l’auteur constate, en gramscien patenté, que le débat public balance désormais entre libre-échange et protection, gouvernance et souveraineté, diversité et identité, suppression et demande des frontières. C’est une première victoire. Suffisante pour que Patrick Buisson rêve d’une « convergence souterraine des antimodernes ». Convergence d’abord entre une minorité nostalgique de Maurras et une majorité de déclassés minés par l’angoisse sociale et le vide existentiel. Convergence aussi, moins baroque qu’il n’y paraît, entre catholiques, contre-révolutionnaire ou proudhoniens. Plein d’espoir, le politologue rappelle aux lecteurs les « étroites correspondances » entre la droite anticapitaliste et le socialisme français, mais aussi qu’au début du XXe siècle « le Cercle Proudhon rassemblait des royalistes de l’Action française et des syndicalistes révolutionnaires dans une même critique du libéralisme ».
Au nom d’une solidarité collective supérieure à l’émancipation individuelle, un « nous transcendantal », Patrick Buisson le caricature en tyrannie des droits de chacun contre la « communauté de valeurs »
Comment ne pas comprendre que le libéralisme nuit à l’avènement d’un nouveau nationalisme ? De fait, il y a incompatibilité totale. Friedrich Hayek fait de la liberté économique et de l’individualisme le fondement de la civilisation européenne. Ludwig von Mises assimile nationalisme à protectionnisme et bellicisme ; et ne reconnaît qu’une souveraineté, celle de l’individu. Milton Friedman préfère au contrat social les contrats sociaux. Etc.
Passons sur le protectionnisme, encensé sans la moindre interrogation critique, quand les libéraux de l’école de Paris le rejetaient dès le XIXe au nom justement de la défense des masses contre les élites, parce qu’il protège les producteurs contre les consommateurs. Le libre individu, à même de penser et d’agir par lui-même ? C’est depuis des lustres une cible privilégiée de l’extrême droite, reprise par le FN, puis par l’intelligentsia souverainiste ou néocommuniste au point d’en devenir, presque, une pensée unique : individu-roi, atomisation sociétale, chacun pour soi, repli narcissique, etc. Au nom d’une solidarité collective supérieure à l’émancipation individuelle, un « nous transcendantal », Patrick Buisson le caricature en tyrannie des droits de chacun contre la « communauté de valeurs ». Il aspire à une ère post-moderne marquée par la sortie de l’individualisme.
Cet individualisme, les libéraux le voient, eux, comme une liberté de se conformer à ses propres valeurs. Et s’ils reconnaissent la nation comme sentiment d’appartenance à une même communauté, ils ne peuvent que rejeter le nationalisme, note Jean-Philippe Feldman dans Dictionnaire du libéralisme (Larousse), en ce qu’il entretient la confusion entre nation et Etat, Etat et peuple… Persuadé sans doute que la crise poussera les Français dans une fuite vers l’irrationnel, dans une chasse au bouc émissaire, l’auteur de La Cause du peuple veut profiter de ce trouble national pour « refaire la France ». Sa France. Sans autonomie ni indépendance personnelles. Autant dire sans vraie liberté.
La cause du peuple, histoire interdite de la présidence Sarkozy, par Patrick Buisson, Editions Perrin, 460 pages, 21,90 euros.
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