Liu Bolin, The Invisible Man Liu Bolin, The Invisible Man

La question du nombre est centrale. Car si la publicité semble toujours avoir existé, et n'est substantiellement pas néfaste, sa présence estimée aujourd'hui par beaucoup envahissante pose problème. Mais ce sentiment d'être submergé est-il légitime ? Pour le savoir, Arnaud Pêtre a tenté de mettre un nombre sur ce ressenti (1)

Des chiffres, des lettres, des messages et des émotions

En s'appuyant sur la consommation journalière moyenne de médias dits classiques par les individus - à savoir 6 heures cumulées par jour pour la télévision, la radio, la presse, et le cinéma - et en multipliant ce chiffre par le nombre moyen de publicités qui y sont diffusées par heure, Arnaud Pêtre nous donne une première estimation de l'ordre de 350 publicités par jour et par personne. Mais cette estimation, déjà imposante, exclue néanmoins quelques paramètres importants.

En effet, il existe dans le champ de la communication francophone une distinction entre ce que nous appelons le média et le hors media. Est considéré comme média l'affichage, la presse écrite, la radio, la télévision, le cinéma et depuis peu internet - toutefois à l'époque de l'article d'Arnaud Pêtre internet n'en faisait pas encore parti. Une fois internet ajouté au calcul, et le fait que nous pouvons être simultanément sur plusieurs médias - comme c'est le cas lorsque nous lisons un journal en écoutant la radio ou que nous regardons la télévision en même temps que nous sommes sur notre téléphone portable - nous arrivons alors à une exposition journalière comprise entre 1 200 et 2 200 publicités.

Or nous avons dit que la communication sépare le média du hors-média. Comme son nom l'indique, est entendu par hors-média toutes les actions en dehors des médias traditionnels. Car il est important de comprendre que la démarche marketing consiste à penser la publicité comme une familiarisation permanente de son objet, qu'il y ait achat ou non. Ainsi, une virgule bien identifiable sur un sweat, le partenariat d'une marque de boisson énergisante avec un événement sportif, le placement produit d'un ordinateur ou d'un smartphone dans une série télévisée, le merchandising, une rencontre sur un salon, la vente additionnelle à prix réduit d'un spray de marque x pour l'achat d'une chaussure de marque y, sont autant de stimuli faisant grimper notre exposition journalière à environ 15 000 signes marchands !

Il est nécessaire de préciser au passage que cette estimation date de 2007, et qu'en 10 ans, le monde a bien changé. Augmentation des coupures publicitaires et de l'affichage en ville d’un côté. De l’autre, perfectionnement des smartphones et avènement de la tablette (2010) qui ont facilités l'accès au web - dont il faut rappeler que le modèle économique repose essentiellement sur la publicité ciblée par captation de données. Nous pouvons donc légitimement imaginer que ce chiffre serait à revoir très nettement à la hausse aujourd'hui. Alors, quelles sont les conséquences réelles de cette répétition massive et quotidienne au niveau cérébrale et psychique ?

Arnaud Pêtre, explique très clairement que notre cerveau est fait de telle manière que seulement 10 à 15% de son activité est accessible à notre conscience. Cela ne veut pas dire pour autant que ce dont je n'ai pas conscience ne m'affecte pas. En effet, ce n'est pas parce que mon attention est fixée sur un objet particulier qu'elle met de côté tout le reste. Il est prouvé au contraire que notre cerveau est en capacité de traiter beaucoup plus d'informations que notre conscience, qui est localisée essentiellement dans la partie la plus récente de notre cerveau, celle qu'on appelle le néocortex. Ceci explique pourquoi, le simple fait d'avoir été exposé plusieurs fois à une publicité, de façon consciente ou non, fait qu'on préférera la marque vantée par la publicité à une autre marque. 

Les publicitaires connaissent très bien notre cerveau, et travaillent en permanence avec des spécialistes de son fonctionnement. Outre la répétition, l'association d'idées pour mettre en valeur un produit est un procédé utilisé systématiquement. Si la voiture vous est proposée avec un beau paysage derrière et une jolie fille dedans, votre cerveau créera un lien, que vous le vouliez ou non, entre ces différents éléments. Il faut donc comprendre que la publicité agit sur vos émotions, interprétées par ce qui est appelé communément le système limbique, celui-ci se chargeant par la suite de communiquer ce stimulus au cerveau dit primitif, qui traitera de façon binaire l'information - j'aime/j'aime pas - selon l’émotion envoyée. Tout ce dispositif très clairement étudié a pour finalité d’éviter l'intervention de votre néocortex, à savoir, la partie de votre cerveau se consacrant au traitement rationnel des informations par l’inhibition des réponses quasi-automatiques du système limbique et primitif. Or, pour que ce-dernier réagisse, il faut qu’il soit assez alerte ou éduqué pour se comporter différemment face au stimulus communiqué. En d'autres termes, un enfant, ou une personne qui n'est pas sensibilisée préalablement à l'influence de la publicité, mais également une personne qui ne serait pas attentive au moment où elle reçoit le message publicitaire - ce qui se produit dans la majeure partie des situations - verra de facto son comportement inconsciemment perturbé par ladite publicité.

Ce fait pose donc une question éthique considérable, car si la publicité travaille notre inconscient, que fait-elle de notre raison ? Certains affirment que le récepteur du message n'est pas dupe, qu'il peut s'en distancier ou du moins le décoder, cependant, cette approche prête bien trop de puissance à la conscience des individus. Car pour qu'il y est décodage, il faut en premier lieu qu'il y est une situation le permettant, et en second lieu, une grille d'analyse offrant les possibilités d'une déconstruction la plus totale possible. Or nous l'avons vu, la plupart du temps, nous ne sommes pas en condition de décoder le message puisque trop occupés à vaquer à des activités plus essentielles.

Mais le point le plus crucial, est le fait que la grille d'analyse de déconstruction de la publicité peut reposer elle-même sur une construction venant en partie de la publicité. Ceci d'autant plus lorsque nous y sommes exposés depuis les premières années de notre vie, sans possibilité de contradiction interne. L'état des lieux de la publicité, de son volume et de ses effets sur notre cerveau étant posé, il s'agit maintenant de questionner les conséquences que tout ceci peut entraîner sur les individus.

Marketing et système d'identification

La publicité est avant toutes choses un monde d'images, qu'elles soient radiophoniques, télévisées, ou imprimées. Cette puissance de l'image, en ce qu'elle produit chez l'humain, n'est rendue possible que par une prédisposition naturelle de l'homme à son endroit.

En effet, la bipédie a marqué une rupture décisive dans le processus d'hominisation. En se dressant sur ses pattes arrières, l'homme a surdéveloppé la vue et désinvestit en même temps d'autres sens, comme l'odorat par exemple. Ce bouleversement anthropologique majeur explique pourquoi la vue joue un rôle aussi central dans l'appréhension sensorielle du monde. Car par son biais ce sont aussi le toucher, l'odorat et le goût, qui se trouvent mobilisés par projection de nos expériences passées. Cette croyance en l'image, d'origine presque physiologique, a été appuyée également par la philosophie empirique et, en particulier, par le courant sensualiste pour qui, ce qui est ressenti est vrai et base de toutes connaissances. Toutefois, le réel n'est-il pas plus complexe ? Et l'image finie n'est-elle pas autre chose que la réalité infinie du monde ?

Il apparaît évident que ce qui est ressenti par nous est vrai pour nous. Pour autant, ceci ne saurait pas être vrai pour les autres. Cette idée de la sensation vraie s'explique peut être par un non-dépassement, ou un retour, vers le stade de nos premières sensations. C'est en tout cas ce que propose le psychologue français Henri Wallon quand il questionne le passage de l'image au réel dans la pensée de l'enfant (2). Durant cette période de notre vie, chaque instant est unique. C'est à dire que l'enfant voyant le soleil à l'aube, au zénith et au crépuscule, pensera avoir vu trois soleils différents, projetant dans chacune de ces images ses propres sensations et son propre désir. C'est ensuite en grandissant, par l'apprentissage du langage, que l'enfant va pouvoir catégoriser les objets et concevoir l'unité du soleil, distinguant dès lors le sensible du réel, le réel de l'idée, tout ceci par l'exercice de la raison et la force de la norme sociale. Mais que se passe-t-il quand tout ce processus censé être le fruit des institutions sociales, famille et école en tête, se trouve bousculé par les médias de masse et le marketing ?

Selon une étude de 2015 réalisée par Ipsos et Gulli (3), portant sur la consommation des médias des enfants de 4 à 14 ans, il y aurait aujourd'hui 9,8 écrans par foyer avec enfant - soit 1,5 fois plus que la moyenne nationale. Dans ses foyers, 73% des enfants posséderaient un écran personnel et consommeraient en moyenne 3h de médias par jour ; cela en étant pour 58% d'entre eux sur un autre écran en même temps, le tout, pour regarder l'offre de 627 millions de contenus leur étant destiné. Néanmoins, ces chiffres n'incluant apparemment pas l'offre et la consommation de vidéos sur les plateformes de streaming comme YouTube, ils seraient en mesure de refléter que partiellement la réalité du comportement des enfants vis a vis des médias. En 1998, l'Unesco affirmaient déjà que « les enfants du monde passent en moyenne trois heures par jour devant le petit écran, ce qui représente au moins 50 % plus de temps consacré à ce médium qu’à toute autre activité parascolaire, y compris les devoirs, passer du temps avec la famille, des amis ou lire » (4).

Prendre en compte ces données, c'est aussi prendre acte des faits dont elles se font échos, mais surtout, de la manière dont cela peut restructurer tous les processus d'identification, de socialisation et d'appréhension du monde par les individus. Dans un contexte de perte de légitimité et de crédibilité des formes institutionnelles classiques - famille, école, État, etc. - le temps passé devant la télévision ou sur internet se substitue alors aux formes anciennes d'activités. Nous pourrions objecter à cela que ceci va dans le sens de la marche de l'histoire et considérer ces critiques comme conservatrices. Cependant cela serait passer à côté de trois composantes essentielles de cette nouveauté à l'échelle de l'histoire humaine : la forme même du contenu vidéo, les rapports sociaux découlant des médias permettant la diffusion de vidéos, ainsi que, les logiques économiques derrière la diffusion de ces contenus. 

La consommation médiatique des enfants se faisant le plus souvent par le biais de la vidéo - que celle-ci soit sur la télévision ou sur internet, sur un ordinateur ou sur une tablette - il s'agit premièrement de regarder du côté de la forme même d'une vidéo. Comme le livre, le film est un objet fini. Mais à la différence de l'écrit, la vidéo, comme la parole, nous impose son propre timing, sa propre temporalité. Sa forme nous oblige donc à nous caler sur son rythme, son rythme devenant le nôtre au fur et à mesure de notre consommation. La vidéo est donc, malgré elle, un médium plus directif que le livre, ce dernier laissant au lecteur le choix de sa temporalité, mais aussi le choix de ses images, entraînant ainsi une relation créative entre l'objet, son auteur, et son utilisateur.

Nous pourrions toutefois contre-argumenter en mettant en avant le fait que, nous avons aujourd'hui la possibilité de mettre pause sur un direct, de regarder un film en streaming ou en VOD, d'enregistrer une émission ou la regarder en replay. Cependant, après la forme vient les rapports sociaux structurés par le média. Et la télévision est un média qui, même s'il se regarde seul, se regarde en groupe. Il conserve une dimension communautaire et sociale, donc normative, à ne pas mettre de côté - et ce, encore plus à l'époque du "tout direct" et de l'incitation permanente à réagir sur les réseaux sociaux. Au sujet d'internet, même si ce média laisse en apparence de la liberté aux individus, ceci reste essentiellement un leurre lorsqu'on sait qu'en France plus de 97% des recherches sont faites sur Google, et que Google est suivi par YouTube en nombre de requêtes de recherche, YouTube étant une entreprise appartenant elle-même à... Google. Une telle concentration ne peut logiquement pas laisser place à une grande diversité de contenu, surtout quand on connaît un peu les axiomes sur lesquels repose leur algorithme.

Nous en venons ainsi aux logiques économiques, décisives dans les rapports de force qui se jouent entre les acteurs à l'intérieur des champs de la télévision et d'internet. Car si internet et la télévision ne sont que des médias, ils sont surtout aujourd'hui des médias dominés par des entreprises privées, dont les finalités sont principalement l'acquisition de pouvoir économique et/ou symbolique, avec comme moyens ceux des industries culturelles et du marketing. Nous pouvons ainsi légitimement nous inquiéter du pouvoir d'entreprises privées usant d'un format directif, la vidéo, dans des médias eux-mêmes normatifs, la télévision et internet, à des fins discutables dans un contexte ou ni l'État, ni l'école, ni même la famille, arrivent à produire une alternative crédible.  

Cet environnement de désinstitutionnalisation généralisée de la société, au profit de la norme individuelle, laisse une place au marketing qui vient alors se poser comme un éducateur de l'enfant, et donc a posteriori de la société tout entière. Des études états-uniennes recontextualisant le rôle de la télévision dans la formation de l'enfant et de l'adolescent, parlent même de la télévision comme un « troisième parent » tant son influence est notable sur l'éducation (5). Tout ceci est de plus favorisé par l'appui d'un dispositif idéologique soutenant l'idée de l'individu roi et de son désir maître. Encore une fois, cela repose sur la croyance en l'image de l'enfant, la société ne lui permettant plus de dépasser ce stade où le sensible est le réel, mais au contraire, le gardant dans cet état permanent où le monde est décomplexifié et lu qu'à travers le prisme de sa propre personne. L'image étant apprise à l'enfant comme étant réelle, elle devient le réel, et par la suite, le réel n'est que ce qui est vu, se transformant par extension en ce qui est vu à la télé ou sur internet.

S'imaginer que les 2 200 publicités et 15 000 signes marchands vus par jour n'auraient aucune influence sur les enfants, reviendrait à penser que l'environnement n'aurait aucun impact sur les individus et leur personnalité. Néanmoins, la théorie des rétentions tertiaires, développée par le philosophe français Bernard Stiegler, nous permet de saisir plus clairement comment les individus se constituent. En s'inspirant et poursuivant la philosophie de Edmund Husserl, Bernard Stiegler traite la question des rétentions, à comprendre comme étant des sélections faites par notre conscience. Étant impossible pour nous de retenir toutes les informations auxquelles nous sommes soumis quotidiennement, notre conscience va donc opérer des choix, choix qui, nous allons le voir, sont tout sauf aléatoires.

On distingue trois types de rétentions : primaires, secondaires, et tertiaires. Les rétentions primaires sont ce qui arrive directement dans le flux de notre conscience à un moment T. C'est ce qui rend possible la compréhension d'une phrase en mettant en relation des mots, ou d'apprécier une musique en associant les notes. Par exemple, c'est ce qui se passe en vous quand vous lisez ce texte et que vous comprenez cette phrase, c'est donc ce qui arrive maintenant. Mais en lisant ce texte, vous ne pourrez pas tout retenir, et votre conscience va faire des sélections dans ce qui sera lu. Ces sélections seront opérées selon vos rétentions secondaires, à savoir l'amas de toutes vos rétentions primaires passées, qui vont jouer le rôle de filtre sur ce qui se passe maintenant. Il faut ajouter à cela les rétentions tertiaires, qui sont les dispositifs techniques permettant les deux autres types de rétention. En ce sens, l'appareil numérique qui rend possible la lecture de cet article est une rétention tertiaire renfermant en lui un grand nombre de connaissance - écriture et ingénierie entre autres - qui, sont des savoirs que vous ne possédez pas forcément, mais qui influencent les savoirs que vous obtiendrez et donc les rétentions primaires à venir. 

En d'autres termes : « Les rétentions primaires (R1) sont le tout juste passé que vous retenez présentement, les rétentions secondaires (R2) sont les filtres par lesquels vous ne retenez pas tout, les rétentions tertiaires (R3) résultent de l’individuation technique, elles surdéterminent les deux autres ; si bien qu’on peut écrire : R3 (R2(R1)) » (6).

L'histoire de ces rétentions participe à l'histoire personnelle de chacun, et donc, à ce qui constitue les individus. Or, aujourd'hui, les industries culturelles et les technologies permettant son déploiement sont, pour la quasi-totalité d'entre elles, aux mains de groupes privés ayant pour but principal le profit et l'influence. Cette situation oligopolistique pose problème, puisqu'elle amène nécessairement les acteurs de ces différents champs à une concentration des contenus et des méthodes pour arriver à leurs fins. Ainsi, le rôle joué par les industries culturelles et le marketing, durant les premières années de notre vie, apparaît comme décisif. Ceci notamment quand, ces-derniers, procèdent à une uniformisation des rétentions primaires, et donc par enchaînement des rétentions secondaires, poussant à la normativité des visions du monde. 

Ce processus se trouve être accéléré par les techniques du marketing, l'orientation de nos choix découlant elle-même d'une analyse de cible, entraînant ce qui est appelé une segmentation de la cible. Car les marketeurs ont brillamment appliqué quelque chose que Karl Marx et Friedrich Engels avait compris en leur temps, à savoir le fait que, dans le processus de production est déjà inscrit la finalité du produit, son utilisation et son public. Ceci s'illustre d'ailleurs aujourd'hui à travers l'importance prise par le design dans la conception de projets et de marchandises, dont la figure de Steeve Jobs est l'incarnation même de ce tournant. La segmentation de la cible, à l'origine de tous projets bien établis, peut se définir comme étant le découpage du public - que nous avons, ou voulons avoir - en sous-groupes, plus ou moins stéréotypés, à partir de critères socio-économiques et comportementaux.

C'est ici que l'on touche à la problématique centrale que pose le marketing dans une société industrielle. Car si pour des raisons d'efficience, la segmentation se trouve au coeur de la logique mercatique, alors, nous sommes dans une société qui pousse à la normativité et l'entropie puisque : le produit x, sera calibré selon une cible x qui, à travers le dispositif marketing mis en place, va être amener à acheter le produit x. C'est l'histoire du chien qui se mord la queue ou de qui est le premier entre l'oeuf et la poule, car l'individu produit du publicitaire, se retrouve en même temps produit par la publicité et producteur de la publicité : il est à la fois individu produit, individu qui produit ce dont il est produit, individu produit par le produit qu'il produit.

La vraie identité malheureuse

« L'enfant naît innocent, devient prescripteur puis consommateur. La place accordée à l'enfant devient de plus en plus importante. Il est synonyme "d'enjeu", de "nouvelles perspectives", de "cible marketing à part entière" puisque c'est l'acteur de demain. Les industriels, distributeurs doivent donc prendre en compte cette nouvelle cible au mode de consommation différent et aux exigences importantes car il est dans notre société considéré aujourd'hui comme "enfant roi" » (7).

Cette introduction d'une étude sur le marketing sensoriel, utilisé comme outil de fidélisation des enfants, rend compte de l'idée de lifetime value. Est entendu par ce terme la valeur économique espérée durant la durée de vie d'un client. Bien entendu, plus le client est fidélisé tôt, plus il a de chance de nous rapporter dans le temps. L'enfant devient alors une cible de choix pour les entreprises, celui-ci pouvant être prescripteur de l'achat des parents au début, puis par la suite, client en grandissant. Il va donc falloir toucher cette cible, avec des moyens adaptés, pour influencer ses choix et ceux de son entourage.

L'identité de la marque doit alors très tôt coller à celle de l'enfant, ou plutôt celle de l'enfant doit, de plus en plus tôt, coller à celle de la marque. Le rôle des médias de masse, des industries culturelles et du marketing sera alors d'intervenir sur les désirs propres de l'enfant. Ce dernier se trouvant être sans possibilités de contradictions internes, et parfois même, sans possibilités de contradictions externes quand, les institutions et son entourage chargés de son éducation ne possèdent pas les moyens d'assurer sa protection, ou ne sont pas alertés des enjeux posés par le marketing. 

Daniel W. Winnicott, pédiatre, psychanalyste et psychiatre anglais, a développé une théorie de la subjectivation reposant en partie sur deux notions complémentaires : le vrai self et le faux self (8). Le self, qui peut être traduit par le soi en français, englobe la seconde topique de Freud - le Moi, le Ça et le Surmoi - tout en la dépassant. Il peut être défini comme l'idée de ce qui nous fait nous comme individu, du sentiment que nous avons d'être nous-même en tant que singularité, cet état n'étant pas fixe et pouvant évoluer avec le temps. 

Est distingué du vrai self le faux self. Le vrai self, c'est celui qui est exprimé à travers les pulsions du nourrisson - affection, nourriture, soif, etc. - et qui, s'il est comblé correctement par la mère suffisamment bonne, sera perçu, par le nourrisson, comme immanent de lui, ceci constituant la base de ce qui deviendra plus tard sa vraie personnalité. Mais le nourrisson, à ce stade où il ne se distingue pas du monde en tant que sujet, va aussi faire l’expérience de son environnement en tant que continuité de lui-même. Le rôle de la mère sera alors essentiel. En effet, si ses désirs se substituent à ceux de l'enfant, elle favorisera ce qu’on appelle le faux self, soit un déni de la subjectivité du nourrisson et donc l’obligation de se soumettre à son environnement.

Le rapport entre vrai self et faux self est au centre du processus de subjectivation de l’individu. Si le faux self est plus important que le vrai, alors, « l'apparence est investie au détriment d'un moi authentique » - ceci valant également dans la combinaison inverse. Mais il est important de rappeler que ce rapport est en mouvement permanent, il se trouve bouleversé, modifié, transfiguré durant toute la vie de l’individu. Or, que penser dans ce cas là de l'influence du troisième parent sur le self des enfants, en tant qu’il est vecteur de conduites de vie et de modes de consommation par les moyens du marketing ?

Le marketing altère donc la personnalité des individus. Il active et travaille en permanence le faux self de leur subjectivité en intervenant directement au niveau des rétentions tertiaires, soit des structures même de la société, par des moyens économiques et technologiques considérables. Cependant, dans des sociétés industrialisées comme les nôtres, les médias sont de masse. Ceci pose alors la question de l’uniformité du flux de rétentions primaires qui est reçu par les individus. Le faux self se trouve dès lors aviver par un contenu similaire à tous qui, rentrant dans le flux psychique de chacun, annule les différences entre les individus puisque faisant parti de l’histoire personnel de tout le monde.

Le modèle de circulation circulaire de l'information, proposé par Pierre Bourdieu au sujet de la production journalistique, se retrouve ici transposable en ses effets dans le champ du marketing et de la publicité. La conséquence reste la même, uniformisation de l'information dans le premier des cas, uniformisation des conduites de vie et des modes de consommation dans le second.

Toutefois, il semble évident que l'uniformité s'oppose en son principe même à la diversité. Elle laisse place à ce que Bourdieu a appelé des micro-différences, pouvant être défini comme des décalages si peu perceptibles entre eux qu'ils en sont presque invisibles. Ce fait de société a amené des intellectuels comme Bernard Stiegler et d'autres, à parler d'un passage du je au on, plutôt que du je au nous, le on exprimant dialectiquement la subjectivité de l'individu et sa dénégation. Le on est de fait une indéfinition, alors que le nous reconnaît l'individu à la fois comme singulier et faisant parti d'un groupe tout en s'en différenciant - c'est en ce sens qu'il affirme la pluralité. Mais le on, par sa dimension groupale, nie la subjectivité du je le remplaçant par une entité supérieure qui s'impose à lui, le surplombant, l'annulant presque. C'est cette déperdition de singularité, résultat de l'uniformisation sociale entraînée par les techniques du marketing et du modèle économique qu'elles soutiennent, qui produit un individu rendu malheureux par la destruction de son narcissisme primordial.

Ce sentiment permanent d'indifférenciation se trouve, de plus, accru par l'expérience déceptive de consommation, surtout quand celle-ci se veut régulière et répétée. Apparaît alors la double promesse, ou double mensonge du marketing : celle de la différence et du bonheur, qui n'est en fait que celle du bonheur de la différence. Le marketing promet d'un côté un produit taillé pour soi, personnalisé selon nos propres désirs, le tout calibré sur-mesure. De l'autre, le bonheur par l'achat, le plaisir de l'expérience de consommation, en somme, l'assouvissement de notre penchant hédoniste. Mais ce serment ne peut en fait jamais être complètement tenu. En effet, la marchandise standardisée - tant dans sa production, que dans son usage et sa symbolique - ne peut répondre à l'attente d'individuation des individus, et ne peut donc apporter le sentiment de complétude qui leur est promis.

Face à cette situation, le jeu des affects offre deux voies à l'individu : la joie ou la tristesse. La joie obtenue par une autre manière de consommer et l'investissement de son énergie dans des activités développant sa singularité, ou négativement, la joie apportée par la transformation du réel pour qu'il se conforme à la promesse ; sinon, par opposition, la tristesse du sentiment de nihilité de l'expérience de consommation, ainsi que celle apportée par la poursuite infinie et effrénée de la consommation dans laquelle, comme dirait François Brune, l'illusion du bonheur devient bonheur de l'illusion (9).

Bien entendu, la joie factice n'est rien d'autre qu'un faux bonheur. La recherche interminable d'un bonheur vrai, en ce qu'il a de sincère pour nous, selon notre propre complexion, notre propre désir, ne peut s'achever par la consommation du produit fantasmé puisqu’il se trouve en vérité impersonnel et froid. Après le temps de la consommation heureuse, peut advenir celui de la consommation triste, ce moment où l'individu en arrive parfois même à l'épuisement de son désir.

La société localisée

Jamais les sociétés occidentales n'ont été si riches, mais jamais elles n'ont été si tristes, comment expliquer ce paradoxe ? Alors que le marketing nous promet la satisfaction de nos moindres désirs, s’opère parallèlement une hausse des maladies du désir. L’importance numérique de ce phénomène - celui-ci étant observable dans la totalité des pays occidentaux, et maintenant dans les pays dits en développement - nous pousse nécessairement à chercher la question du côté des structures sociales dans lesquelles évoluent ces individus. 

De toutes les structures, l’économie est sans doute la plus structurante. Son emprise sur le quotidien de tous étant telle qu’elle est la donnée la plus déterminante dans les orientations de chacun. Cependant, en tant que base matérielle de la société, les rapports économiques entretenus par les individus vont également posés les bases des idéologies diverses et variées qui circuleront dans la société. C’est ce qu’évoque justement Karl Marx par son concept dialectique d’infrastructure et de superstructure.

L’infrastructure englobe tout ce qui est inhérent à la production, soient : les conditions écologiques la rendant possible ; les forces productives en présence (essentiellement d’ordres démographiques et technologiques) ; les rapports de cette production (la répartition des capitaux et des pouvoirs au sein des différentes structures de production). Dès le Manifeste du parti communiste, Karl Marx et Friedrich Engels affirment que l’infrastructure entretient un rôle de détermination sur ce qui est qualifié de superstructure. Déclinée en trois paliers, la superstructure rassemble ce qui serait du domaine de l’idée. Le premier palier étant les formes politiques et juridiques, le second celui des représentations intellectuelles - incluant la morale, l’art et la religion - puis le troisième, celui qui nous intéresse le plus ici, la conscience de soi.

Il a souvent été reproché à cette thèse, sans doute à tort, d’être trop mécaniciste. Il s’agit donc aujourd'hui de la requalifier, en précisant qu'il n'est pas question d'un rapport de détermination, mais plutôt d’inter-détermination entre la superstructure et l'infrastructure. En ce sens, les pensées des individus procédant de la réalité matérielle du monde peuvent, si les conditions sont réunies, infléchir elles aussi la direction de l'histoire - ce dont, au passage, permet de penser l’appareil conceptuel de la philosophie de Spinoza. Il faut cependant garder en tête que des rapports de force se jouent en permanence entre les individus dans le monde social, et que se trouvent toujours des dominants et des dominés. En ce sens, comme le dit avec clarté Karl Marx dans ses Thèses sur Ludwig Feurbach : « les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes, autrement dit, la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominante spirituelle. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose, du même coup, des moyens de la production intellectuelle, si bien que, l’un dans l’autre, les pensées de ceux à qui sont refusés les moyens de la production intellectuelle sont soumises du même coup à cette classe dominante. Les pensées dominantes ne sont pas autre chose que l’expression idéale des rapports matériels dominants ; elles sont ces rapports matériels dominants saisis sous forme d’idées, donc l’expression des rapports qui font d’une classe la classe dominante ; autrement dit, ce sont les idées de sa domination. »

Un fait qui ne surprendra personne, que l'on soit en accord ou non avec cette conception du monde, la société dans laquelle nous vivons s'avère être une société globalisée dont l’organisation économique est capitaliste. Et en tant que système économique particulier, le capitalisme transporte également avec lui un système de représentation du monde particulier. Il n'est donc pas étonnant que les quatre grandes institutions sur lesquelles reposent le capitalisme (propriété lucrative, marché du travail, mesure par le temps de travail, financement par le crédit) se trouvent partout à travers le monde, justifiés par des grands mythes que le marketing ne cesse d'entretenir : le mythe du progrès, le primat du technique, le dogme de la communication, le culte du présent celui de l'individu libre, et bien d'autres encore que le travail de François Brune a mis brillamment en lumière (10).

Karl Marx, mais bien d'autres avant et après lui, venant d'autres disciplines de sciences sociales - comme par exemple Baruch Spinoza, Max Weber, Sigmund Freud, Emile Durkheim, ou Marcel Mauss, pour ne citer qu'eux - ont pensé une inter-relation entre le global de la société et l'individu localisé. Les pensées de la société, de la multitude, sont donc inséparables de l'idée que l'individu se fait de lui même, de sa conscience de soi, chaque personne étant affectée différemment selon sa propre complexion, et devant intégrer la norme sociale, s'y soumettre de force ou s'efforcer de la transformer. Les grands mythes de la société deviennent alors localement ceux des individus, du moins de ceux affectés le plus positivement. Or, les conditions sociales de réalisation de ces mythes ne sont pas établies pour tous. Des choses structurellement irréalisables pour la société tout entière seraient alors promises à chaque individu dès leur plus jeune âge.

Nous l'avons vu du côté de la promesse du produit, mais nous le voyons ici du côté de la promesse sociale, l'attente des individus dépasse presque toujours la réalité des possibles. Dès lors qu'il est épris dans cette réalité indépassable et le ressent, l'individu peut connaître la frustration ou la dépression, voire les deux. Certains scientifiques affirment même que notre société entraîne un déficit de sérotonine (11), la sérotonine étant une molécule liée à l'humeur dont les antidépresseurs sont censés stimuler la production... la boucle se trouve bouclée, longue vie au Prozac et aux bénéfices des laboratoires pharmaceutique !

L'avènement du marketing pulsionnel

Le contexte social serait donc en faveur du marketing, malgré le fait que celui-ci est prouvé comme étant une source de tristesse pour les individus. François Besencon, de Communication Suisse, parle même de la publicité à la manière de l'essence d'un moteur (12), cette essence se trouvant en l'occurrence faire fonctionné la structure économique sur laquelle repose toute la société. Toutefois, cette essence à un prix. Outre le coût non-estimé de la tristesse des individus, l'investissement en publicité revient également chère pour les entreprises - et par extension pour le client vu qu'il lui est facturé dans le prix du produit (13). Cette masse d'argent investi par les organisations exige implicitement des résultats de la part des agences de communication, or nous l'avons vu, les individus sont déjà saturés de messages publicitaires. 

Cependant, il semblerait qu'il y ait méprise à comparer la publicité à l'essence d'un moteur, ce serait passer à côté de ce sur quoi elle repose fondamentalement, ce grâce à quoi elle tient et ce sans quoi elle s'écroulerait. Plutôt que d'être de l'essence, la publicité serait un dérivateur faisant cheminé le carburant jusqu'au moteur, afin que celui-ci soit transformé en énergie. Mais quel pourrait bien être le carburant dont il est question ici ? Tout comme le pétrole vient essentiellement de matière végétale fossilisée, le mouvement d'un individu vers un objet vient bien de quelque part. Ce quelque part, c'est justement l'une des questions les plus insolubles des sciences humaines, des sciences de la vie et de la philosophie : le désir. Mais dire qu'il y ait un quelque part, qui serait le désir, ne suffit pas à en donner les coordonnées de son origine. C'est ici que se trouve toute la complexité de la question, notamment lorsque celle-ci est posée dans le cadre précis de cet article ayant pour ambition de traiter la relation entre marketing et individuation.

Il existe dans l'histoire de la pensée plusieurs acceptations du désir. Tantôt libérateur, tantôt source de souffrance ; tantôt à libérer, tantôt à annihiler ; le désir apparaît consubstantiellement comme ambivalent. Pour en étudier de façon sérieuse tous les aspects, les contours et les nuances, il faudrait produire un véritable travaille d'historien des idées - dont j'en fais l'aveu je serais incapable de présenter. Il faut néanmoins par soucis de clarté faire l'annonce suivante. Le matériau conceptuel ayant permis le déploiement de cet article étant issu du matérialisme, nous nous appuierons sur la conception particulière du désir chez Spinoza qui, même si son lien à cette école est débattu, l'a influencé de manière considérable. 

La philosophie de Spinoza, lorsqu'elle est déthéléologisée et requalifiée, permet de penser le monde et ses contradictions de manière tout à fait inédite en sciences sociales. Au centre de cette philosophie nous retrouvons justement le désir, appelé conatus par ce philosophe - terme signifiant effort en latin - et qui se définit comme étant « l'effort par lequel toute chose tend à persévérer dans son être », proposition continuée par les mots suivants « n’est rien de plus que l’essence actuelle de cette chose ». Cette définition, peut être abrupte au premier abord, induit que le désir est l’essence de toutes choses, soit ce que la chose est profondément, sa nature véritable. Plus qu'une essence, le désir est à comprendre chez Spinoza comme une dynamique, un mouvement de toutes choses pour la perpétuation de son être, un accroissement de sa puissance d’agir.

Pour clarifier, la conception spinozienne du désir le pose comme la source d’où provient l’énergie de tout ce qui constitue la nature - minéraux, végétaux, animaux, humains compris - tous étant investis d’un degré de puissance différent. Mais ce conatus se trouve être en permanence bousculé par le monde qui l’entoure. Ces incidences de l'environnement sur le conatus sont appelées affects par Spinoza, entendus comme « les affections du Corps, qui augmentent ou diminuent, aident ou contrarient, la puissance d'agir de ce Corps, et en même temps les idées de ces affections ». En ce sens, toutes choses tendent vers l’affirmation de leur désir, mais se trouvent en permanence perturbées par des événements extérieurs qui vont accroître ou diminuer la puissance des conatus - selon que ces aléas causent des affects de joie ou de tristesse. 

Pourquoi donc parler ici de Spinoza ? Premièrement parce que, contrairement à d’autres, il ne pose pas une définition morale du désir, celui-ci étant vu comme essence de toutes choses. Deuxièmement parce que la psychanalyse, lorsqu’elle a été conceptualisée par Freud, s’est emparée en grande partie des idées philosophiques de Spinoza et de Schopenhauer dans la perspective de leur donner une dimension scientifique. C’est ainsi que nous glissons de la conception philosophique à la conception scientifique du désir, vu comme le résultat d’un manque originel dont la conséquence sera d'entraîner l’individu dans une poursuite d’objet(s) censé(s) combler de manière symbolique ce manque.

Ce détour théorique nous permet d’apporter notre point de vue du désir, mêlant à la fois la philosophie de Spinoza et les travaux effectués par la psychanalyse. Il est sous notre plume la source d’énergie qui nous constitue, et qui nous meut vers des objets symboliques afin de combler un manque - dont l’origine est toujours indéfinie, car sans cesse débattue. Or, quel est lien ici avec le marketing ? 

Il nous apparaît, depuis notamment les travaux de Roland Barthes, que le marketing est une machine à produire du symbolique pour au final produire de la valeur. Mais il faut dire aussi que la valeur est toujours le résultat d’un processus social. Processus qui valorisera ou non un objet selon les rapports de force établis dans la société, à l’intérieur de laquelle évolue des individus qui, selon la combinaison d'un mouvement mimétique et de leur complexion propre, vont eux-mêmes accorder de la valeur à un objet particulier. En ce sens, le processus de valorisation est toujours créateur d’un excédent qui, au demeurant, est l’expression du désir même des individus, et donc, normalement de leur nature.

Mais la valorisation symbolique, d’ordre quasi transcendantal voire sacré pour l'individu, tend à être de plus en plus rationalisée par les techniques du marketing. Sauf que l’histoire nous le prouve, dès lors qu’une chose se trouve rationalisée, elle s’en trouve nécessairement à terme désacralisée - ce que nous ont démontré le désenchantement du monde de Max Weber et la mort de Dieu de Friedrich Nietzsche. Or, peut-on dire que l'être humain est capable de vivre sans sacré - ce terme devant être entendu de la manière la plus large possible sans aucun fond de religiosité.

Dans son soucis d’efficience, en voulant rationaliser le désir des individus, le marketing sape en fait les conditions même de son existence. En calculant de plus en plus le désir, notamment par la généralisation de la logique algorithmique, ce dernier est rendu calculable et donc calculé, ce qui a pour incidence de ne plus laisser place à un désir propre au consommateur. La soutenabilité du mythe de l'abondance des sociétés dites modernes se trouve alors mis à mal, et ce non pas pour des questions écologiques, mais bien pour des raisons économiques : celles de l'économie libidinale décrite par Freud. 

Le désir, en tant qu'essence de l'homme, se manifeste toutefois de manières différentes. On peut distinguer en ce sens le désir-projet, celui qui est l'expression de ce qui est ; du désir-souhait, celui qui s'exprime de façon contingente selon les sollicitations et les affects auxquels est soumis l'individu. Mais la distinction ne s'arrête pas là. Le désir-projet s'inscrit aussi dans une temporalité plus longue, car pour être réalisé il nécessite l'affranchissement de différentes étapes - ce qui inclut donc ce qui se rapprocherait d'un choix de la part de l'individu, et ainsi l'action de différer certains désir-souhaits immédiats. C'est en ce sens qu'il est une émanation de l'individu et une expression de sa complexion plus sincère que le désir-souhait qui procède, lui, plutôt d'un stimulus extérieur. Pour faire simple, le désir-projet est celui qui mène sur un chemin où, comme dirait Nietzsche, on en vient à aimer son désir et non plus l'objet de son désir, ce qui serait au final celui de la liberté et de l'in-dépendance.

Cependant, une société qui repose sur la croissance et l'accumulation permanente pour exister ne peut s'embarrasser d'individus qui portent en eux des désir-projets. Il faut que les résultats soient quantifiables et meilleurs chaque année, chaque trimestres, voir chaque mois, il va donc encore falloir, quoi qu'il en coûte, réussir à se différencier, à faire passer le message, à détourner la raison de la cible pour capter son attention - attention qui est de plus en plus difficile à saisir, car de plus en plus détruite par le contexte socio-économique contemporain, voir pour preuve l'explosion des TDAH (troubles de déficit de l'attention avec ou sans hyperactivité) (14). Pour pallier à cela, recours alors au neuromarketing, au marketing sensitif, au marketing pulsionnel et à la disruption permanente qui court-circuitent notre économie libidinale en la faisant se conformer aux besoins de l'économie dans sa forme actuelle.

Pour conclure

Une chose est clairement à entendre : la logique du marketing est belle bien une logique circulaire. Elle commence par des investissements colossaux et une acculturation dès le plus jeune âge, qui a terme détruit les désirs propres de l'individu, puis elle finie par récupérer ce même individu désaffecté en utilisant des technologies qui travaillent chez lui ce qui est de l'ordre du physiologique. Mais si la logique est circulaire, la boucle n'est pas pour autant encore bouclée. Toutefois elle tend à l'être par les moyens économiques et technologiques désormais disponibles. 

Ceci ne reste encore une fois qu'une affaire de désir. Un désir d'accroissement de puissance des puissants qui, depuis la fin du capitalisme fordien, gagnent de plus en plus du terrain, quand les contre-pouvoirs politiques et médiatiques, eux, reculent de plus en plus. Il est nécessaire désormais de prendre acte de cette défaite idéologique et d'y opposer de nouvelles perspectives d'avenir tant qu'il est encore temps, car chaque jour la bataille pour l'hégémonie culturelle devient encore plus difficile à gagner. Méfiance alors quand la collectivité atomisée ne propose plus de projets sur le temps long, et que seule la fraction la plus organisée de celle-ci, à savoir la sphère économique, s'empare de la chose.

Car le marketing, plus qu'une technique, est une idée, un moyen et une idéologie. Il naturalise la domination, pousse au conditionnement et à la simplification du monde par la pulsion généralisée et le raccourcissement de l'horizon individuel et collectif. La société se trouve alors inscrite dans un présentéisme infini, celui du temps de la consommation appliqué à l'échelle de la vie toute entière et à tous ses aspects les plus divers.

Les promesses étant grandes, les déceptions le sont tout autant. Ceci laisse à penser que des échappatoires existent tout de même et que la multitude peut prendre un virage collectif tout à fait inédit. Néanmoins, soyons attentif et tentons d'anticiper car un nouveau stade du capitalisme se présente à nous, celui dit de ladata economy. Une réalité dans laquelle l'individu dans ses actes, mais bientôt aussi dans ce qui est de l'ordre du physiologique, est étudié et évalué en direct par des machines appartenant à des organisations privées, dans l'objectif de prolonger toujours plus longtemps le temps de la marchandisation. 

Questionnons-nous donc sur ce que nous voulons de manière éthique - au sens de ce qui doit être ou ne pas être. Car l'homme est toujours un produit de sa société, mais également un des termes de cette équation complexe. Il est en tout cas aucunement un empire dans un empire, et en ce sens ce qui adviendra pour lui, pris individuellement, dépendra de ce qui est collectivement défini comme bien ou mal, comme juste ou injuste par les autres. Il faut donc mettre en mouvement des idées qui seront amenées à devenir puissantes, plus puissantes encore que le marketing, pour penser une autre organisation du monde et de la vie.

Remettre au centre ce qui est humain est une idée si simple qu'elle paraît inoffensive. Mais pourquoi un projet aurait-il besoin d'être complexe pour être puissant ? Opposons la contingence de l'esthétique au calcul froid et prétendument rationnel. Prônons la sublimation des aspects les plus simples de l'existence contre le marketing des pulsions. Inventons plutôt qu'innover, voyons l'autre comme une fin plutôt qu'un moyen ! Toutes ces choses qui visent à être de plus en plus réduites par le monde circulaire du marketing doivent être réifiés, et ce non pas comme essence de l'homme mais comme expression de sa condition, de ce qu'il est et peut toujours devenir.

 

(1) Arnaud Pêtre, « Publicité, "part de cerveau disponible" ... Et libre-arbitre », etopia.be, février 2007

(2) Henri Wallon, « De l’image au réel, dans la pensée de l’enfant »Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, 55e année, CIX, janvier-juin 1930, p. 446-458.

(3) Étude Lagardère Publicité, Gulli, IPSOS, Holimetrix – Kids & Screens – Septembre 2015

(4) Cité par Dany-Robert Dufour dans « Le troisième parent »La clinique lacanienne 1/2007 (n° 12), p. 49-60

(5) Dany-Robert Dufour dans « Le troisième parent »La clinique lacanienne 1/2007 (n° 12), p. 49-60

(6) Ars Industrialis, « Rétention », arsindustrialis.org

(7) Études & Analyses - Marketing sensoriel : fidélisation des enfants - 27 février 2008

(8) Sur ce sujet lire Alberto Konicheckis, « Subjectivation, vrai self et personnalisation »Le Carnet PSY5/2006 (n° 109), p. 35-36 

(9) François Brune, « Images (publicitaires) : le bonheur est dans l'illusion... », dans De l'idéologie aujourd'hui, édition Parangon/L'Aventurine, 2004, p. 37-46

(10) François Brune, « De l'idéologie aujourd'hui », dans De l'idéologie aujourd'hui, édition Parangon/L'Aventurine, 2004, p. 9-19

(11) Olivier James, « Pourquoi le capitalisme avancé nous rend si malheureux », Courrier International, 15 mars 2005

(12) Nouvo, « Un monde sans publicité ? », RTS, 16 septembre 2016

(13) Christian De Brie, « Votre percepteur est côté en bourse », Le Monde diplomatique, mai 2016, p. 28

(14) Yves Citton, « Le capitalisme entraîne une crise de l'attention », Libération, 26 septembre 2014

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