Smith Henderson : « Je veux balayer les clichés sur l’Ouest américain »

Entretien réalisé et traduit de l’anglais par Sophie Joubert
Jeudi, 13 Octobre, 2016
Humanite.fr
Photo Rebecca Calavan

Le premier roman d’un ancien travailleur social sur la période qui a précédé l’élection de Ronald Reagan. Un grand livre qui déconstruit les images adossées à la littérature de l’Ouest américain. 

Pourquoi le début des années 80 et la période de transition avant l’élection de Ronald Reagan ?
Smith Henderson. C’était essentiel. Je voulais suggérer qu’il y avait là un véritable tournant. L’élection de Reagan est un point de repère, elle a eu un impact fort sur les boulots comme celui de Pete, le personnage de travailleur social du livre. Reagan a fermé pas mal d’institutions psychiatriques, des gens se sont retrouvés dans la rues, sans traitement. Je voulais souligner cela. Dans les années 80, les gens comme Pete étaient très isolés, très peu aidés. L’un des thèmes du livre est les traumas secondaires qui affectent les référents principaux, les travailleurs sociaux, les médecins, les flics….Ils souffrent de stress post traumatique mais ne le savent pas. Ce n’est plus le cas, leur situation s’est améliorée. Les troubles du comportement que doit gérer Pete n’arriveraient plus aujourd’hui. Je devais donc situer le livre dans le passé. 
 
Quelle était la situation des travailleurs sociaux quand vous avez fait ce métier ? 
S.H. Ce n’était pas terrible, le boulot n’est pas très reconnu, donc il n’y a pas d’argent,  peu de soutien de la part du public. Nous aimons nos pompiers, notre police, nous admirons nos médecins urgentistes, tous ces gens qu’on voit à la télévision, dans les films et dans les livres. Mais personne ne fait rien sur les travailleurs sociaux. Un feu est assez facile à comprendre, vous mettez de l’eau dessus. Mais il est plus difficile de se représenter un foyer à problèmes. On prête attention à ces gens seulement quand ils sont bousillés. 
 
Combien de temps avez-vous fait ce travail ? 
S.H. J’ai travaillé dans foyer pour enfants à problèmes pendant 3 ou 4 ans. Il s’agissait de recréer un environnement stable et sûr pour des jeunes qui n’avaient pas de maison, pas de parents, qui étaient émotionnellement instables. Ils avaient beaucoup de problèmes mais n’avaient pas besoin d’être placés dans un établissement spécialisé. Nous n’avions que quatre enfants à la fois, ils avaient leur chambre, ils étaient impliqués dans la cuisine et le ménage. Des nouveaux arrivaient tous les six mois ou un an. Je n’étais pas psychiatre, ni psychologue, j’avais un diplôme de lettres classiques, j’avais vécu dans le Montana où les gens étaient heureux. C’était fou, intense, fascinant. L’idée d’écrire sur un travailleur social a commencé avec ces enfants. J’ai conçu le personnage de Pete Snow quand j’ai commencé à en apprendre davantage sur les vrais travailleurs  sociaux, ceux qui allaient les chercher dans leurs familles et nous les amenaient. 
 
Pourquoi avez-vous arrêté ? 
S.H. C’était trop dur. Après mon premier week-end là bas, je suis rentré chez moi, j’étais émotionnellement épuisé. J’ai acheté un pack de six bières et j’ai tout bu. Je n’étais même pas saoul. Cela prenait énormément d’énergie. Je crois que j’aurais pu rester plus longtemps mais j’ai déménagé au Texas. Je n’avais pas d’expérience dans d’autres domaines, j’ai cherché le même type de travail, et j’ai été surpris de voir les facilités d’embauche, les emplois étaient disponibles dans des foyers qui accueillaient plus d’enfants, sur des périodes plus courtes, et ressemblaient davantage à des prisons. Les enfants n’étaient pas enfermés ou punis mais le système était surchargé. Donc j’ai arrêté. 
 
Vous êtes né dans le Montana, vous y avez grandi. Vous décrivez le Montana comme un endroit où les gens sont proches de la nature, ce qui correspond à l’image qu’on en a, mais ils ont aussi des problématiques similaires à celles des grandes villes : la drogue, l’alcool, la violence etc. C’est un curieux mélange assez loin de ce qu’on lit habituellement sur cette région …
S.H.  Beaucoup de gens écrivent sur l’Ouest d’une façon très romantique, c’est une sorte de fétiche. Et c’est n’importe quoi (rires) ! Les hommes sont rudes, silencieux, les femmes sont soumises, ils boivent du vin, font l’amour et soudain, « oh non elle aime un autre type de la ville ! ». On pense à tort que parce que le paysage est beau, les gens sont meilleurs. Non ! Ils sont pareils que partout ailleurs. J’ai trouvé quelques qualités au film « Brokeback Mountain » mais la performance de Heath Ledger, paix à son âme, était une blague. C’est le mythe du héros de western classique, silencieux. Mais personne n’est comme ça, les gens parlent dans l’Ouest ! Mon grand père était un cow-boy et il ne se taisait jamais. C’est la même chose avec les indiens, ils doivent forcément être tristes et silencieux, c’est faux. Je voulais balayer ces clichés. 
 
Comment avez vous trouvé la forme ? Les scènes sur la fille fugueuse de Pete sont écrites sous forme de questions réponse, on a l’impression d’entendre un chœur antique…
S.H. Oui, j’ai été influencé par mes études de latin et de grec à l’université. L’aspect le plus important de la littérature est, selon moi, la manière dont on raconte l’histoire. Les romans ne doivent pas avoir de forme fixe. Les parties sur Rachel étaient de poèmes qui sont devenus de la prose. Dans l’édition américaine, ces pages ne sont pas numérotées. Avec ces questions réponses, je voulais que le lecteur ressente l’anxiété de Pete au sujet de sa fille. Mon but est de ne jamais perdre le lecteur, je n’aime pas les livres qui lui donnent le sentiment d’être stupide. 
 
Le livre parle aussi de la liberté, interroge la notion de civilisation… 
S.H. Les contradictions et les tensions entre la liberté et la communauté existent depuis toujours. Nous avons tenté d’avoir une constitution mais ça n’a pas marché parce que le lien entre les états était trop lâche. Je voulais explorer la manière dont les gens vivent cela. Jeremiah Pearl veut vivre dans la nature et qu’on lui fiche la paix jusqu’à la fin du monde, peut-être qu’il a raison. Mais Pete a la responsabilité de protéger les enfants de cet homme, s’ils demandent de l’aide. Et c’est ce que fait Benjamin, le fils de Jeremiah. C’est la contradiction de l’Amérique : on ne peut pas jouir d’une liberté totale, on le sait mais certaines personnes en ont une idée très différente. Le lecteur a l’impression que Jeremiah est fou n’est ce pas ? Il l’est, c’est vrai, mais j’espère qu’on réalise qu’il a compris quelque chose, même aujourd’hui nous avons complètement renoncé à notre vie privée, avec les portables, les emails. Même la CIA peut me surveiller et personne ne proteste. C’est que je voudrais faire comprendre à travers le personnage de Jeremiah Pearl. 
 
Est-ce que Pete et Jeremiah sont les deux faces d’un même personnage ? 
S.H. Quand je travaillais sur le livre, j’ai réalisé qu’ils étaient tous les deux des pères, qu’ils n’élèvaient pas très bien leurs enfants, qu’ils étaient tous les deux engagés dans le monde, de façons différentes. Pearl a un engagement religieux, alors que Pete aide les gens. Ils prennent au sérieux leur engagement et ils sont tous les deux profondément tristes. Mais ils ont une façon de voir le monde complètement différente. 
 
Avez-vous utilisé des souvenirs personnels ?
S.H. Oui, c’est ce qu’on fait souvent dans un premier roman. On n’a pas beaucoup d’histoires à raconter donc on prend ce qu’on connaît. J’ai grandi dans une famille divisée par le divorce, très religieuse, disons que je savais comment écrire un personnage comme Pearl. Mon expérience de travailleur social m’a fourni de la matière, bien sûr. J’ai aussi été influencé par le cinéma, les premiers films de Jack Nicholson, « Five Easy Pieces », « Vol au dessus d’un nid de coucou ». 
 
L’écriture a-t-elle été compliquée ? 
S.H. Oui bien sûr, au départ il y avait deux livres, j’avais cette idée d’un travailleur social qui voyageait et vivait des choses. Et puis de l’autre côté il y avait cet homme des montagnes, qui vivait dans les bois. J’avais 200 pages de chaque et cela n’allait nulle part. J’ai essayé de comprendre pourquoi et un jour, j’ai pensé à les faire se rencontrer. Je me suis dit qu’une histoire bizarre pourrait arriver. 
 
Que pensez-vous de la campagne présidentielle ? 
S.H. C’est une étrange élection. La dernière fois que j’ai parlé aux membres de ma famille qui sont très à droite, très chrétiens, ils étaient profondément anti-Trump car ils pensent qu’il n’est pas assez religieux, que c’est juste un nabab new-yorkais. Il agit comme quelqu’un qui n’a jamais eu peur de recevoir un coup de poing dans la figure à cause de ses paroles. Et c’est vrai. Je pense qu’enfant il pouvait dire ce qu’il voulait, personne ne lui disait rien. Il est totalement inadapté à la fonction présidentielle mais les gens veulent lancer un caillou dans la fenêtre, ils veulent un changement radical et rapide. Mais globalement, les gens du Montana votent Trump. Ils ont été entrainés depuis des années à haïr les Clinton, ils pensent que l’élection d’Obama a été une folie. Pour ma part je pense qu’Obama a été un fantastique président. Beaucoup de gens ont pensé qu’il n’avait pas d’expérience, qu’il avait été élu seulement parce qu’il était afro-américain, parce que Bush avait mis le pays sans dessus dessous. Je ne suis pas d’accord mais je dis ok, vous voulez élire un fou ? Très bien. Ça en dit beaucoup sur le cynisme qui se développe dans ce pays. Les gens ont des inquiétudes légitimes, que je partage, sur l’accès du gouvernement à nos données, sur les grandes firmes qui font la loi, sur les mass media qui nous rendent stupides. Mais choisir Trump n’est pas la solution.
 
« Yaak Valley, Montana » de Smith Henderson, traduit de l’anglais (États-Unis) par Nathalie Peronny, Belfond, 500 p., 23 euros. 
 
 
 
 
 
Journaliste
dans votre quotidien du 3 Janvier 2017
Dans votre hebdomadaire
Du 22 Décembre au 28 Décembre 2016

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