i-Télé : derrière l’écran, des salariés à cran

Paroles des membres de l'équipe de la chaîne après le vote de la grève, lundi, pour protester contre le passage en force de Vincent Bolloré sur le cas Morandini.
Michel*, 46 ans, technicien
«Je n’ai pas envie qu’on devienne une trash télé»
«Avec mon ancienneté [seize ans, ndlr], j’ai un recul sur la chaîne, son évolution. J’ai une vue d’ensemble du tableau, avec les périodes charnières. Au début, on était un peu "Libé TV". Ensuite on est passé à "Parisien TV". Puis à "France Soir TV". Pour autant, je suis très attaché à i-Télé, et d’autant plus triste de ce qui se passe actuellement. J’ai la nostalgie de la période Bernard Zekri [directeur de la rédaction de 2001 à 2008]. Il y avait un vrai ton, une impertinence. On apportait quelque chose de différent, de décalé, quelque chose qui avait à voir avec le fameux "esprit Canal".
«Quand on est arrivés sur la TNT, ils ont vu au bout de quelques semaines que l’audience n’était pas au rendez-vous. Ils n’ont pas laissé le temps au "produit" de s’installer. Peut-être qu’on était trop parisiens ou je ne sais quoi. Tout de suite, ils ont dit qu’on allait faire du BFM, du hard news. Donc on a fait le copié-collé des voisins avec moins de moyens. Ce qui se passe est très décevant d’un point de vue éditorial, mais aussi humain, avec 45 collègues qui sont partis il y a quelques mois. On nous a noyés avec le déménagement il y a deux ans. Nous, les techniciens, on nous a mélangés avec ceux qui travaillaient sur D8 et D17. Les plannings étaient morcelés, avec des rythmes pas possibles, une ambiance pas top…
«Moi, j’avais décidé de travailler sur i-Télé depuis sa création, et je me retrouvais à faire des choses dans lesquelles je ne me retrouvais pas. Je trouve déplorable que la chaîne soit en autogestion depuis l’arrivée de Bolloré. Les gens parachutés ici ne sont pas restés. Ce qui nous pénalise, c’est l’absence de vision. Sur Morandini, je ne suis pas certain que l’image sulfureuse de ce monsieur que je ne connais pas nous fasse du bien. Ça ne colle pas à l’image d’une rédaction sérieuse, avec une éthique, une déontologie. Je n’ai pas envie qu’on devienne une "trash télé news". Une sorte de Fox News française.»
Milan, 29 ans, rédacteur
«Bolloré nous a menti les yeux dans les yeux»
«L’assemblée générale était emplie de gravité. Mais aussi d’espoir, d’envie et d’idées. On est une chaîne soudée, une rédaction soudée. On a une histoire. Et ça, ils ne peuvent pas le détruire. L’affaire Morandini est un déclencheur. Mais c’est plus que ça. Il y a aussi et plus largement un problème éditorial. Pour exemple, on avait une équipe qui devait décoller ce matin pour suivre la présidentielle américaine pendant un mois. Ça a été annulé, ou du moins repoussé nous dit-on, pour raisons budgétaires. On a une autre équipe qui est en attente pour partir à Mossoul depuis des semaines. La bataille a commencé ce matin, et on n’y est pas. On n’a donc pas les moyens de couvrir l’actu, mais on a les moyens de payer Morandini et les six personnes qui arrivent avec lui. Ça donne une image désastreuse de la chaîne. On veut connaître le projet de Bolloré pour la chaîne pour ensuite se prononcer en conscience. Mais sur ce qu’on en voit déjà, ce projet n’est pas en adéquation avec l’ADN de la chaîne. Bolloré a le droit de faire ce qu’il veut, mais nous, on a le droit de dire qu’on n’est pas d’accord avec ses choix. Il faut qu’il y ait un dialogue, le problème, c’est qu’il n’y en a pas. Il nous a menti les yeux dans les yeux. Quand il est arrivé, il nous a dit qu’il y aurait des moyens pour i-Télé, qu’il allait investir. Il ne l’a pas fait. Pire, il a retiré des moyens, supprimé des postes. Il fait l’inverse de ce qu’il nous a promis.
«Pour en revenir à Morandini, il est présumé innocent, mais les victimes sont aussi présumées victimes. Il n’était pas salarié de Canal + au moment de la sortie de l’affaire. Il l’est devenu. Imaginons qu’il soit condamné dans six mois. Comment moi, en tant que journaliste et en tant qu’homme, je vais me sentir en me disant que pendant six mois on a imposé aux victimes la présence de Morandini à l’antenne ? Sans parler de l’image. On nous parle d’exemplarité. Aujourd’hui, il y a une défiance de la société envers les médias, et cette affaire ne fait qu’accentuer la méfiance des gens à notre encontre.»
Martin*, 40 ans, Journaliste reporter d’images
«Morandini n’est pas un journaliste»
«Je dois en être à ma sixième ou septième direction en seize ans. Au début, ça me plaisait, je me demandais toujours ce qui allait changer. Mais là, depuis l’arrivée de Bolloré à la tête de Canal +, il y a eu plein de têtes coupées et une nouvelle direction a été imposée. Ils ont commencé par nous dire : ne vous inquiétez pas, on arrive avec des tonnes de projets, l’argent n’est pas un problème, on va faire des choses formidables pour relancer cette chaîne… On a attendu mais on n’a rien vu venir. On nous a rapidement fait comprendre que c’était le contraire, qu’il fallait faire des économies. A une semaine de la mise à l’antenne de CNews [le nouveau nom d’i-Télé], la rédaction n’a aucune idée du projet. Jusqu’à présent, il faut être honnête : il n’y a pas eu de choses imposées, de censure. Mais maintenant, il y a l’arrivée de Morandini qui, pour la rédaction, n’est pas un journaliste. Je me souviens quand j’étais gamin dans les années 90, il y avait Tout est possible, ce truc trash à la télé. Après, il y a eu son espèce de rédemption sur Europe 1. Avec son arrivée, c’est pire qu’une dégradation de l’image d’i-Télé, c’est un signal qui est envoyé à la rédaction pour acter un changement éditorial. On a essayé de discuter avec eux, c’est impossible. On nous fait comprendre que la décision a été prise, que c’est comme ça et que c’est non négociable. Quand Bolloré dit que la chaîne est en perte de vitesse et qu’elle perd de l’argent, c’est vrai.
«En réalité, la venue de Morandini est là pour faire du buzz. Des gens vont nous regarder. Des gens auront envie de voir ce truc un peu malsain. Mais pour combien de temps ? Si l’idée est de faire venir des polémistes, comme Zemmour ou les frères Bogdanoff, de faire un truc bizarre pour faire de l’audience, moi, ça me pose problème. Je préférerais qu’on ait un autre positionnement que celui d’une chaîne d’infotaintment polémique. A mon avis, l’arrivée de Morandini est aussi faite pour faire chier les plus anciens, pour qu’ils se barrent dans les pires conditions possibles.»
Morgane*, 25 ans et Héloïse*, 27 ans, assistantes d’édition
«On se moque de nous ouvertement»
«Nous sommes nouvelles ici, donc c’est un peu compliqué d’avoir une vision d’ensemble. Mais nous nous sommes attachées très vite à la rédaction. Cette chaîne nous a fait aimer la télé. L’ambiance est assez géniale mais elle s’est considérablement dégradée en trois-quatre mois. Depuis la dernière grève, les conditions de travail sont vraiment compliquées. On galère vraiment car on est en sous-effectif. Tout le monde est sous pression. C’est très pesant. On sent bien que la direction veut changer la chaîne et veut nous amener sur quelque chose qui n’est pas du journalisme. Très loin de ce qu’on a appris à l’école et de ce qu’on nous a inculqué lors de nos stages. On est entourées de personnes qui ne connaissent pas notre métier. C’est dur à vivre.
«Nos sentiments sont confus. Quand on arrive à la rédaction, on est très heureuses. Et en même temps, il y a beaucoup de frustration, de colère. Le plus dur à vivre, c’est qu’on ne sait pas où on va. Le mépris de la direction à notre égard ne cesse de grandir, et l’arrivée de Morandini, malgré l’hostilité de la rédaction, n’en est qu’une illustration. Il faut quand même dire que si cette personne n’était pas empêtrée dans une affaire judiciaire, on n’aurait pas voté une grève aujourd’hui. On a envie d’être là, on n’a pas envie de se taire, de se coucher et de s’effacer. On trouve la situation surréaliste comme beaucoup de nos confrères.
«Le sentiment qui prédomine, c’est l’incompréhension. On ne peut pas s’empêcher de penser que tout ce qui se passe fait partie d’une stratégie. On se moque de nous ouvertement, et ça, c’est vexant. On cherche clairement à nous faire comprendre qu’il faut qu’on bosse sans moyens et surtout qu’on la boucle. Personne à la direction de cette chaîne ne daigne communiquer avec nous. La confiance est clairement rompue et on ne sait pas si et comment elle pourra être restaurée. On veut faire notre métier, mais pas n’importe comment. Ni avec n’importe qui.»
*Les prénoms ont été changés