Editis reprend les activités de distribution de La Martinière Les grandes manœuvres sont relancées dans l’édition. Moins d’une semaine après le Salon du livre de Paris, Hervé de La Martinière, PDG du groupe d’édition du même nom a décidé de vendre sa filiale de diffusion et de distribution, Volumen, au groupe Editis (Robert Laffont, Plon, Pocket, etc.). Un comité d’entreprise extraordinaire (CCE) de Volumen et de Loglibris – une autre filiale du groupe créée avec l’ex France-Loisirs, et devenue partie intégrante de Volumen en 2010 – a été convoqué pour le vendredi 3 avril.Le magazine Livre Hebdo s’est procuré une note interne, datée du 27 mars, dans laquelle M. de La Martinière annonce que son groupe est entré en « négociation exclusive avec Editis pour la cession de sa filiale de diffusion-distribution ».Cela fait plus de dix-huit mois que Alain Kouck, le PDG d’Editis, numéro deux du secteur, est en discussions avec M. de La Martinière ; il y a un an, il avait obtenu le feu vert de ses actionnaires espagnols – le groupe Planeta – pour faire de nouveaux investissements dans l’Hexagone.Concurrence accrue d’Amazon ou de GooglePrésident d’un groupe d’édition, M. Kouck, âgé de 68 ans est surtout un logisticien dans l’âme. Il a construit sa carrière dans la diffusion et la distribution, deux activités clés du secteur. Aujourd’hui, il dirige un groupe qui pèse 662 millions d’euros et qui emploie environ 3 000 personnes. Cette acquisition sera son bâton de maréchal ; avant de céder son poste à Guillaume Vicaire, son actuel numéro deux.Economiquement, l’édition repose aujourd’hui sur deux piliers : les filiales dédiées au poche et la distribution. En France, chaque grand groupe a sa propre structure de diffusion : Maurepas pour Hachette, Interforum pour Editis, la Sodis pour Gallimard, UD pour Flammarion – ces deux dernières sont réunies au sein de Madrigall – et enfin Volumen pour La Martinière.Mais, selon de nombreux observateurs, il y a au moins, un acteur de trop. Le rachat de Volumen et de Loglibris par Editis résout ce problème, au moment où le secteur subit une concurrence accrue des géants de l’Internet comme Amazon ou Google. Lire aussi : Amazon lance son forfait lecture en France Pour Hervé de La Martinière, il est aussi opportun de vendre. Son groupe (240 millions d’euros de chiffre d’affaires, 800 personnes), qui comprend les maisons La Martinière, Abrams, Le Seuil, l’Olivier, Métaillié, Don Quichotte, Points, a fait une bonne année 2014 sur le plan éditorial. Mais il perd de l’argent sur ses activités de distribution, que ce soit avec Volumen ou Loglibris. Ces deux filiales emploient près de 300 personnes et les syndicats craignent des suppressions de postes après la fusion avec Interforum.Inéluctable mouvement de concentrationA l’issue de cette opération, « notre groupe (…) resterait fort et indépendant, avec la ferme volonté de reprendre son développement aussi bien en France qu’à l’étranger », a assuré M. de La Martinière, dans la note interne obtenue par Livre Hebdo. Cette question de l’avenir est justement sur les lèvres de tous les salariés. La vente des filiales distribution et de diffusion apparaît plutôt comme les prémices d’une cession totale du groupe.Derrière M. de La Martinière, figure, comme actionnaire de référence de la société, la famille Wertheimer, aussi propriétaire de Chanel. Depuis le rachat du Seuil en 2004, le PDG du groupe d’édition a toujours pu compter sur le soutien de Charles Heilbronn, demi-frère des Wertheimer.Il se murmure aujourd’hui que M. de la Martinière, âgé de 68 ans, pourrait souhaiter à terme conserver sa maison d’édition consacrée aux beaux livres (dont le grand succès fut La terre vu du ciel, de Yann Arthus-Bertrand), avec ses filiales américaines (Abrams) et allemandes (Knesebeck), mais qu’il céderait Le Seuil et ses autres filiales. Le mouvement de concentration de l’édition, entamé avec le rachat de Flammarion par Gallimard en 2012, se poursuivrait alors inéluctablement. Alain Beuve-Méry Vivre et mourir en Haïti Tout peut reprendre ici. Malgré les cicatrices des dictatures, malgré le contraste entre une misère absolue et quelques îlots de prospérité inouïe, Haïti croit au droit au bonheur, refuse d’y renoncer. Lorsque la jeune Lucine, venue annoncer la mort de sa sœur, débarque de Jacmel à Port-au-Prince, elle retrouve la ville de sa jeunesse militante dont la fièvre ne demande qu’à la saisir à nouveau. « Elle laisse le bruit de la foule l’envahir, tout recommence, oui, et elle sourit, à nouveau, (…) de sa vie retrouvée », écrit Laurent Gaudé dans les premières pages de Danser les ombres.Lily vient d’arriver aussi. En avion, protégée de la vie par sa mère et ses ­médecins ; condamnée, elle a choisi de venir mourir ici, prête à payer sa soif de dévorer ce monde dont on la préserve. « Elle a faim. » Malgré les nausées et la faiblesse du corps. Mais de son ­belvédère, peut-elle voir vraiment ceux de Jalousie, « un quartier comme une plaque d’urticaire en béton, qui ronge la terre, la gratte et s’agrandit toujours » ?Plus que Lily, Lucine peut aller à la rencontre des Haïtiens qui font de Port-au-Prince un lieu vibrant de vie, de mélancolie aussi, hanté par ses fantômes, « tontons macoutes » et militants disparus. Fessou, bordel devenu le refuge de la parole libre, est le havre de Vieux Tess. Là où Saul, bâtard qui a choisi de devenir médecin des pauvres, conduit Lucine. « Tant d’hommes étaient rentrés ici. Tant de vies, de pleurs, d’histoires racontées, de verres bus à la santé des filles, à la santé de la révolution, à la santé d’Haïti, (…) et maintenant il n’y avait plus que ce silence qui lui faisait du bien. Le temps avait déserté cet endroit. » Lucine y trouve sa place, entre les parties de ­dominos et la visite des jeunes infirmières qui passent en voisines, elle qui, ­observe Vieux Tess, a « en elle un grand silence de nuit et des yeux encore capables de fracas ».Le fracas viendra trop vite. D’une ­secousse qui, en 35 secondes, laisse chacun « la peau blanche et l’esprit lacéré ». Le sol soudain « ouvre sa gueule d’appétit ». La terre n’est plus terre mais « bouche qui mange ».Animer les ombresUne fois encore, Laurent Gaudé convoque la fiction pour rendre sensibles les drames du monde contemporain, donnant à Danser les morts ce ton de fable qui faisait déjà le prix de La Mort du roi Tsongor (Actes Sud, 2002, Goncourt des lycéens). Après Eldorado (2006), sur les migrants échoués à Lampedusa, Ouragan (2010), bruissant de la violence de Katrina dévastant La Nouvelle-Orléans en 2005, avec l’empathie qu’il offrait aux héros du recueil Dans la nuit ­Mozambique (2007), Laurent Gaudé célèbre ici une communauté de femmes et d’hommes qui, lors du séisme qui meurtrit Haïti en janvier 2010, tentent d’échapper au grand appétit du malheur qui dévore l’île.L’écrivain dramaturge joue autant de sa faculté d’empathie que de sa maestria à animer les ombres. Indispensable au pays de l’esprit Ravage et des cérémonies vaudoues.Danser les ombres, de Laurent Gaudé, Actes Sud, 256 p., 19,80 €. Philippe-Jean Catinchi Histoire d’un livre. En mémoire des Hereros et des Namas Elise Fontenaille-N’Diaye n’a pas pris la décision d’écrire ce ­livre. Il s’est imposé à elle d’une façon « inexorable », alors qu’elle travaillait sur un tout autre sujet. A l’origine de ce Blue Book, qui revient sur l’occupation par l’Allemagne, à la fin du XIXe siècle, de l’actuelle Namibie, il y a en effet l’ouvrage qu’elle voulait consacrer à son arrière-grand-père paternel : le général Charles Mangin (1866-1925), officier colonial ayant théorisé, dans un livre de 1910 intitulé La Force noire, le ­recours à des ­contingents venus d’Afrique, et ­héros de la Marne.Des documents de première mainUne période de sa vie intéresse particulièrement son arrière­-petite-fille. En 1919, le général Mangin stationna en Rhénanie avec ses tirailleurs sénégalais, provoquant les réactions outragées des Allemands qui craignaient que les « nègres en rut » n’abâtardissent leur « race ». Au cours de ses recherches, elle se demande si ­l’Allemagne, comme les autres pays européens, a possédé des ­colonies. Et, en effet, celle-ci a ­notamment ­occupé, de 1883 à 1916, le Sud-Ouest africain, vaste territoire ­situé entre la colonie du Cap et la colonie portugaise d’Angola.Sensibilisée au sujet depuis sa jeunesse par un père « communiste et anticolonialiste », elle abandonne son projet initial et plonge dans l’histoire namibienne. Pendant trois ans, elle ­ interroge spécialistes et chercheurs, examine une masse ­impressionnante de textes. En l’absence d’ouvrages de référence en français, elle se tourne vers des travaux en anglais, notamment ceux du Suédois Sven Lindqvist – Exterminate All the ­Brutes, The New Press, 1996, dont la traduction (Exterminez toutes ces brutes !) est parue depuis, en 2014, aux ­Arènes. Surtout, elle décortique des lettres (comme la correspondance du chef des Namas, Hendrik ­Witbooi, publiée en 2011 au Passager clandestin sous le ­titre Votre paix sera la mort de ma nation), des photos et pièces administratives (mises en ­ligne par des historiens travaillant sur le sujet), ainsi qu’elle l’avait fait pour deux précédents romans historiques, Brûlements (Grasset, 2006) et Le Palais de la mémoire (Calmann-Lévy, 2011). « Pour écrire des livres de ce type, je préfère me référer à des documents de première main »,explique cette ancienne journaliste. Et ce qu’elle découvre alors lui fait « perdre le sommeil » : travaux forcés, tortures, viols, tueries… jusqu’au génocide planifié des deux principales ethnies, les Hereros et les Namas, qui peuplent alors le pays.Sur ce territoire du Sud-Ouest africain, les Allemands ont trouvé des populations christianisées et « formées » à la culture européenne par les missionnaires arrivés plusieurs dizaines d’années auparavant. Hereros et ­Namas ­refusent de se soumettre et finissent par entrer en guérilla contre l’occupant. En 1904, l’Allemagne de Guillaume II dépêche sur place le général Lothar von Trotha, avec l’ordre de mener une « extermination totale ». Les rebelles sont traqués, massacrés ou ­déportés et parqués dans des camps de ­concentration, dont celui de Shark Island, presqu’île glacée en face de la ville côtière de Lüderitz. 65 000 Hereros périssent, et près de 20 000 Namas.Une préfiguration du nazisme« Ce qui rend la colonisation allemande si particulière, c’est la ­volonté de vider la terre du peuple noir. Les autres nations européennes occupaient les terres, affrontaient les populations, réduisaient en esclavage, mais là, c’est encore le niveau au-dessus », souligne Elise Fontenaille-N’Diaye, qui voit dans cet épisode une préfiguration du nazisme : « Tant au niveau du ­vocabulaire que de la méthodologie, on retrouve ce qui fera l’essence du IIIe Reich, qu’il s’agisse de volonté d’exterminer un peuple ou des ­théories raciales. » Sont également ­ présents en Afrique du Sud-Ouest des personnages qui annoncent ou inspirent le nazisme, comme Heinrich Göring, premier gouverneur de la colonie et père d’Hermann, le futur bras droit d’Hitler, ou Eugen Fischer, médecin et ­anthropologue venu étudier les populations noires pour étayer ses thèses hygiénistes. Ses travaux ­seront une des sources de Mein Kampf, et il sera le mentor de Josef Mengele.Si cette page de l’histoire coloniale est restée si longtemps ­méconnue, c’est parce que l’unique rapport officiel sur la question, le « Blue Book », qui donne son nom au livre d’Elise Fontenaille- N’Diaye, fut soustrait à la connaissance du public. En 1917, alors que l’Allemagne a quitté ce territoire l’année précédente, le Royaume-Uni demande à un jeune juge irlandais, Thomas O’Reilly, d’enquêter sur les exactions commises dans le protectorat. Il rédige 200 pages terrifiantes. Mais en 1926, à la suite d’un accord entre l’Allemagne et les Alliés, le Royaume-Uni rappelle tous les exemplaires du rapport et les ­détruit. A l’exception d’un seul, dont Elise Fontenaille-N’Diaye ­découvre, une nuit, la version ­microfilm sur le site Internet d’une bibliothèque de Pretoria (Afrique du Sud). Elle décide alors de baser son roman sur le périple de Thomas O’Reilly, mais, après 200 pages, jette tout. « On ne ­comprenait pas assez clairement ce qui s’était passé », avance l’auteure, qui propose une version de cette histoire destinée à la jeunesse (Eben ou les yeux de la nuit, Rouergue, 64 p., 8 €., dès 12 ans). Après une demi-douzaine de versions, elle opte enfin pour une forme très classique, récit simple et chronologique dont les chapitres courts ­reviennent de façon saisissante sur les épisodes et personnages clés de ce génocide oublié. Critique. Le livre noir d’une colonisation Il se dégage une impression ­irréelle du livre d’Elise Fontenaille N’Diaye. Elle tient à la juxtaposition de la beauté des paysages d’Afrique du Sud-Ouest, pays de Cocagne, et de l’abjection des massacres perpétrés par l’occupant allemand contre les populations hereros et namas. D’une plume simple et évocatrice, l’auteure met en scène l’horreur des tortures, les jeux sadiques – comme celui consistant, pour les officiers ­allemands, à se lancer un bébé comme un ballon et à le rattraper, pour finir, à la pointe de la baïonnette –, la rage de tuer qui anime les bourreaux.Mais à vouloir dénoncer l’horreur, la démonstration manque parfois de hauteur. Ainsi de la ­ dichotomie appuyée entre des ­populations locales ­héroïques, subtiles et humanistes (qu’elle campe avec beaucoup de force) et des Allemands tous ­décrits comme des brutes cruelles et ­ sanguinaires. Enrichi de photo­graphies d’époque et d’extraits du « Blue Book » de Thomas O’Reilly (un rapport commandé par les Britanniques sur les exactions ­allemandes et enterré par la suite), ce récit engagé, vivant et sensible a cependant le mérite de réveiller et de mettre à la portée du plus grand nombre une mémoire longtemps restée dans les replis de l’Histoire.Blue Book, d’Elise Fontenaille-N’Diaye, Calmann-Lévy, 214 p., 17 €. « Les universités allemandes étant très demandeuses de crânes nègres pour leurs études, on a trouvé un travail autre que la pose de rails pour les prisonnières de Shark Island et de Swakopmund : une fois que l’on a pendu les hommes, on leur tranche la tête, on la confie aux captives, à charge pour elles de les faire bouillir, d’en extraire les yeux, la langue et le cerveau puis de ­racler la chair jusqu’à l’os avec des tessons de bouteilles – celles que les soldats ont vidées la veille.La plupart du temps, ces crânes sont ceux de leurs proches, de leurs frères, de leurs fils, de leurs pères, de leurs cousins.Shark Island devient l’île des mortes-vivantes. »Blue Book, pages 145-146 Virginia Bart Traversée. Les broussailleux chemins vers la sagesse Cela semblera paradoxal. C’est pourtant un fait : plus la littérature, ou ses succédanés, s’occupe de diriger ses lecteurs sur le chemin de la bonne vie, de ce qu’on ose encore nommer la sagesse, plus l’idée de sagesse devient un repoussoir pour quiconque se souvient de ce que ce mot signifiait quand il n’était pas l’étendard des différentes formes d’arnaque au bonheur. Patrick Rambaud, dont on connaît la perplexité envers les ridicules d’époque, n’a pas raté le phénomène, auquel il s’attaque, dans Le Maître, non pas, comme souvent, avec les armes de la parodie, mais en passant à l’artillerie lourde, en la personne de Tchouang-Tseu ou, dans le roman, Tchouang Tcheou, dont il imagine la vie. La pensée du philosophe chinois du IVe siècle avant J.-C. représente, à le lire, le point le plus éloigné des piètres harmonies du feel good ; et, en conséquence, le point le plus proche de ce que peut être, en vérité, la métamorphose d’un homme en un être plus accompli.ApretéPatrick Rambaud, comme, dans des contextes différents, Christian Combaz avec Votre serviteur et Jesus Carrasco avec Intempérie, voit dans cet accomplissement, dans le sage donc, une figure d’abord destructrice, ravageuse pour les illusions dont on recouvre le réel. « Je n’ai rien à vous apprendre, dit Tchouang Tcheou à ses disciples. Nos compétences sont réduites. Nous ne pouvons qu’observer et décrire. » Cette âpreté est un des traits communs des trois romans, avec l’art de traquer la sagesse dans les broussailles, en contrebas du chemin qu’on supposait y mener. Le jeune garçon fugueur d’Intempérie qui, voulant échapper à la sauvagerie des adultes, découvre une autre manière d’être humain, et le héros de Votre serviteur qui, « tombé dans une case négligée par les statistiques », celle des jeunes gens attirés par les vieillards, découvre en même temps, grâce à sa particularité, l’ordre des choses et son désir d’y échapper, sont comme le philosophe chinois. Ce sont trois fuyards. Il s’agit de s’arracher à une fatalité, fût-elle la condition d’homme.Simon Fouchet, dont Votre serviteur raconte la curieuse ascension de la fin de l’enfance à une maturité incertaine, paraît d’abord peu disposé à fuir quoi que ce soit. Poussé par « une ambition inquiète, impatiente, pleine de calcul et d’imagination », il se laisse au contraire entraîner dans les différents labyrinthes de son temps (les années 1960 et 1970) et espère bien s’y faire une place. Ses aventures amoureuses lui facilitent d’ailleurs la tâche en lui faisant connaître les ressorts cachés de la vie sociale et, en un sens, il y réussit. Cette cavalcade d’un Rastignac des coulisses, que Christian Combaz mène avec entrain et brio, n’est pas pour autant qu’une fresque sociale de plus. Fouchet prend et laisse, abandonne ce qu’il conquiert, pense à autre chose. Il se découvre une tentation plus puissante que celles auxquelles il a si souvent et si délicieusement cédé.Rivé par la compassionComment la nommer ? Elle a à voir avec le refus, le retrait. Elle est semblable à celle qui dirige la vie du Tchouang Tcheou de Patrick Rambaud, jeune homme bien né, doué de multiples talents, à qui seule une maison isolée où observer la nature, méditer, vivre lentement, s’éloigner des hommes, peut convenir. Simon Fouchet n’ira pas aussi loin. Mais son goût du grand âge lui a révélé une autre part de lui-même : « Le sentiment amoureux, qui allie à la crainte de déplaire le besoin du service, du sacrifice, l’envahit jusqu’à la souffrance, jusqu’à la pitié. » Il demeure auprès d’un vieil amant à l’agonie, laissant les autres triompher à sa place, rivé par la compassion, laquelle le transforme en ce qu’il est. Et Votre serviteur, livre brillant, ironique, d’un classicisme presque agressif, changeant de nature avec son personnage, se découvre une douceur inattendue, une beauté secrète, saisissante, qui lui donne une dimension plus vaste, vide et plein mêlés, comme s’il fallait se séparer du monde pour y pénétrer enfin.L’« enfant perdu » d’Intempérie, lui, n’a pas eu le choix. Se séparer n’était pas un moyen de se découvrir ; c’était un moyen de survivre. Le policier qui régente son village le violait régulièrement, sans que personne ne pût le protéger, alors il est parti. Nous sommes sur une terre et dans un temps incertains, quelque part dans une Espagne reculée, misérable. La chaleur est suffocante. Le jeune garçon erre, dort dans des trous, marche de nuit, traqué par le policier. Le roman suit son chemin pas à pas, comme s’il le traquait lui aussi, épousant chacun de ses mouvements, chacune de ses sensations, au plus près de l’expérience concrète des limites qu’est le combat pour, simplement, tenir quelques heures de plus. Car il n’y a pas d’issue possible. Le monde est tenu par les forts. Il est la faiblesse même. Bientôt, il sera vaincu.Sauf que… Il y a toujours un « sauf que » quand il s’agit de la sagesse, cette forme supérieure de l’exception et de la surprise. Sauf, donc, qu’un berger promène son petit troupeau de chèvres non loin de là, et que le garçon tombe sur lui, d’abord, et longuement, effrayé, avant de s’apercevoir que le vieil homme est prêt à aller jusqu’au sacrifice pour le sauver. Y parviendra-t-il ? Laissons son suspense à ce roman haletant, d’autant que Jesus ­Carrasco a une autre histoire à raconter. Par le berger, le garçon découvre une brèche dans les lois d’airain qu’il a toujours connues, et tel est (à condition qu’il vive) son salut véritable : il apprend grâce à lui qu’on peut sortir du jeu des puissants et des faibles.Un paisible « qu’importe ? »« Il comprit que le vieux n’était pas l’homme qui lui délivrerait la clé du monde des adultes. Ce monde où la brutalité est employée sans autre raison que la cupidité et la luxure. » Il pourra, désormais, jeter cette clé que Simon Fouchet avait, lui, besoin d’essayer de toutes les manières possibles avant de pouvoir s’en passer. Il pourra être libre, de cette liberté des bergers et des enfants perdus qui est aussi celle de Tchouang Tcheou et de tous ceux qui, un jour, ont opposé aux pressions du monde un paisible « qu’importe ? ». Ou, Tchouang Tcheou étant, chez Patrick Rambaud, un homme courtois, un « non merci ». Fils d’un fonctionnaire du royaume de Song, érudit, bien élevé et bien en cour, le jeune Chinois pouvait revendiquer une place éminente dans la société. On la lui offre, du reste, à intervalles réguliers. Il accepte sporadiquement. Mais rien à faire : l’ennui le gagne, il a l’impression de flotter au-dessus des choses, et n’aspire qu’à les rejoindre. « Peux-tu progresser à coups de rames si ta barque n’est pas dans l’eau ? » demande-t-il à un disciple qui croyait venir chercher une pensée auprès de lui, et ne trouvera qu’un silence attentif, un émerveillement immobile devant ce qui est.Il l’entraînera dans son isolement, et en entraînera beaucoup d’autres. Puis il écrira un livre qui irradiera la pensée asiatique, et au-delà, jusqu’à nous, jusqu’à ce Maître, roman magnétique qui sait transmettre la tonalité même, la couleur de la sagesse, cet accomplissement qui ne s’atteint que quand, aux antipodes de la recherche du bien-être et des médiocrités qu’elle implique, on accepte de s’abandonner à son irruption, sans aucune idée de ce qu’il va être, comme le héros de Christian Combaz découvrant la pitié par l’amour ou celui de ­Jesus Carrasco voyant apparaître la bonté dans un monde régi par la haine. Aucun d’eux, finalement, n’a cherché la sagesse. C’est peut-être pourquoi ils l’ont trouvée.Le Maître, de Patrick Rambaud, Grasset, 280 p., 19 €.Votre serviteur, de Christian Combaz, Flammarion, 388 p., 21 €.Intempérie (Intemperie), de Jesus Carrasco, traduit de l’espagnol par Marie Vila Casas, Robert Laffont, « Pavillons », 234 p., 18 €. « Si Tchouang revenait de nos jours, il en serait horrifié : Confucius, le lettré sans domicile qui ne voyageait que pour apprendre librement en se frottant au monde (…), personnifiait dorénavant une morale contraignante. A Hanoï (…), au Temple de la Littérature (…), son effigie géante et rouge vif trônait dans la pénombre d’un temple à péristyle (…). Parmi les livres proposés, manuels de sagesse aux formules simplistes, il y avait en pile les Mémoires de Bill Gates. Tchouang n’aurait rien retrouvé de son Confucius, il aurait eu envie de broussaille, de surprises, de fantaisie, de désordre et de rire. »Le Maître, pages 68-69 « Il aspirait à éveiller son esprit par le silence et voulait consacrer à la nature, à la course des nuages, au chant de la pluie sur les feuilles une attention de philosophe (…). Il conçut très bien que l’on pût vivre à l’abri des ambitions et énuméra les ingrédients de son humble extase : le campanile rouge qui égrenait au loin les coups de sept heures, la nature immobile qui contrastait avec l’anarchie des faubourgs de la ville, le rugissement d’un camion sur la corniche (…), le chant de la fontaine au fond du cloître et le jardinier qui passait sous la fenêtre en murmurant permesso. »Votre serviteur, page 142 « Il se pencha vers la porte obscure en brandissant la cravache devant lui. De l’intérieur lui parvinrent les arômes de viande qu’il connaissait et aussi une légère pestilence qu’il n’avait pas remarquée auparavant. Il passa la tête dans la pièce noire et, sans rien distinguer, il sentit le poids de ce qui s’était déroulé dans ces lieux. Une densité de vieille sacristie (…), où les murs avaient absorbé durant des siècles les cris des enfants de chœur, des orphelins et des enfants trouvés. Le mal, la souffrance et la charité. La mort jetée là, cadavres entassés. »Intempérie, pages 201-202 Florent Georgesco Le mangaka Tetsuya Tsutsui, rebelle modéré Méconnu et censuré à ses débuts au Japon, le mangaka a trouvé un éditeur – et la popularité – en France, avant d'effectuer un retour gagnant dans son pays. On imagine derrière les histoires du mangaka Tetsuya Tsutsui un homme en colère, très remonté contre la société. C'est au contraire un auteur serein qui est venu enchaîner les interviews et les séances au Salon du livre de Paris, du 20 au 23 mars 2015. Serein et extrêmement discret. Comme une majorité de ses personnages, Tetsuya Tsutsui parle à voix basse et préfère garder une certaine forme d'anonymat qui l'oblige parfois à remettre sa fameuse casquette noire pour être reconnu en séance de dédicace. Le dessinateur ne laisse d'ailleurs pas beaucoup filtrer d'information sur lui : « Je ne suis ni sur Twitter, ni sur Facebook… Je connais les excès des petits dérapages et l'Internet japonais peut être très excessif », justifie-t-il. Pourtant, avec son nouveau manga Poison city sorti en France mi-mars, l'auteur mène une « rébellion » contre la censure des collectivités locales au Japon. « Pour cette histoire, je me suis centré sur la liberté d'expression. » Dans cette courte série toujours en cours d'écriture, Tetsuya Tsutsui s'appuie en effet sur une expérience personnelle : le premier tome de l'un de ses précédents mangas, Manhole, a été jugé « nocif pour la jeunesse » par la préfecture de Nagasaki. De fait, il n'est plus disponible dans cette région du Japon. Tsutsui n'apprendra cette décision que huit ans plus tard, en 2013, le comité chargé d'examiner les œuvres n'estimant pas utile de prévenir les auteurs. Plutôt que de prêter le flanc aux accusations de violence dans ses histoires et ses dessins, Tsutsui défend un certain réalisme sans brutalité gratuite. « Il est vrai que je montre très critique envers mon pays. Il est important de porter un regard critique là où on vit. Mais de la à en partir… Pour être honnête, en dehors de ce que je dénonce dans Poison city, rien ne m'indigne particulièrement, précise-t-il. Il y a beaucoup de styles différents dans le manga et chaque auteur répond à sa façon aux questions de représentations de la violence. Faut-il montrer un visage déformé par la douleur ? Des giclées de sang ? En ce qui me concerne, je suis plutôt quelqu'un de direct mais j'ai l'impression de me retenir. » Dystopies réalistes Dans les thrillers de Tsutsui, la présentation de la société est poussée à son paroxysme : des personnages aux mauvaises intentions recourent à la technologie ou aux jeux vidéo pour mettre à exécution un projet personnel, des familles sont déchirées, des citoyens brimés par la société ou leur hiérarchie… « En fait j'ai pris conscience que les outils les plus pratiques peuvent blesser autrui. Pour autant, je suis contre le fait qu'on les limite ou les censure », raconte Tsutsui. Lui qui mène une vie très tranquille à Tokyo – « par chance je n'ai pas eu affaire aux malheurs que je décris dans les mangas », explique-t-il – cherche ses histoires à la télévision et dans les journaux : « Ma source d'inspiration ce sont les informations et le regard qu'elles portent sur la famille, comment elle arrive à surmonter ces drames. » Les bulletins télévisés regorgent de faits divers au Japon, mis en scène de façon très dramatique. Les médias japonais sont d'ailleurs omniprésents dans Prophecy, qui met l'accent sur la cybercriminalité. L'auteur est pourtant loin d'être un expert en informatique. « J'adore les jeux vidéo, j'y joue depuis très longtemps. Par contre, le monde de l'informatique et du hacking requiert des connaissances très pointues que je n'ai pas. Du coup je passe par mon éditeur pour trouver des spécialistes », avoue-t-il. L'histoire avant les personnages Tetsuya Tsutsui cultive aussi une façon particulière de rétablir la justice dans chacune de ses histoires, souvent courtes, rapides, comme ses séries qui n'excèdent jamais trois volumes. « Pour un format long, il devient primordial de créer un héros attachant pour fidéliser le lectorat. Or, pour moi, c'est l'histoire plus que le personnage qui est importante », expliquait-il lors d'un précédent passage en France. Poison city, qui passe pourtant pour la plus réaliste de ses histoires, « est plutôt un manga d'anticipation » selon Tsutsui, qui y dépeint un pays plongé dans le puritanisme et l'obscurantisme. « L'idée est de dire aux gens : “Regardez ce qu'il pourrait se passer, ce serait vraiment terrible !” » Ce dernier tome dresse également un panorama de l'industrie du manga au Japon et en livre les rouages. Si Tetsuya Tsutsui est un auteur indépendant – il ne travaille pas en atelier – il a goûté au système d'édition nippon. « La meilleure façon pour un jeune mangaka de se faire remarquer est de passer des concours pour des magazines de prépublication très connus. Au début de ma carrière, j'ai passé plusieurs concours mais je n'ai pas été retenu. J'étais très déçu. A l'époque, j'avais écrit Duds hunt, alors j'ai décidé de le publier sur Internet. » En 2002, Tsutsui a 28 ans et publie ses premières planches sur son site Web, PN221. Mikio Hibino, le mangaka qui fait figure de personnage central dans Poison city, emprunte beaucoup à Tsutsui. « Il ressemble du moins à celui que j'étais dans les premières années de ma carrière. Il y a aussi l'autre personnage, le mangaka plus âgé, Matsumoto : lui aussi représente une partie de moi, il connaît les limites du système, a été réprimandé… Je dirais que je me situe entre les deux caractères. Je veux garder mon innocence d'auteur mais je me pose des limites, je suis plus réfléchi. » Popularisé par deux Français Ce sont deux Français, Cécile Pournin et Ahmed Agne, fondateurs des éditions Ki-oon tout juste créées, qui découvrent sur le Net les planches de Tsutsui, au début des années 2000. Duds hunt, une histoire abordant un jeu de poursuite grandeur nature entre délinquants, quelque part « entre Fight club et Battle royale », attire leur attention. Ils lui donnent sa première chance. Le premier contrat d'édition de Tsutsui est établi en France en 2004. Cécile Pournin et Ahmed Agne se chargent eux-mêmes de traduire l'auteur – ils n'ont cessé de le faire que récemment. Dix ans plus tard, à la tête d'une entreprise désormais solide, Ahmed Agne continue d'accompagner Tetsuya Tsutsui dans ses déplacements en France. Rassurée par le succès français de Tsutsui, Square Enix, une grosse maison d'édition, le publiera par la suite au Japon. L'auteur se voit aussi proposer de publier sa série Reset dans un magazine de prépublication, rouage du système qui lui mettait des bâtons dans les roues au début de sa carrière. La licence de Poison City, créée à l'origine pour Ki-oon, a été achetée par la maison d'édition Shueisha. Nul ne sait encore quel accueil va recevoir cette dernière histoire dans les comités de censure au Japon. En revanche, le public attend fermement l'adaptation de Prophecy sur les écrans nippons. Elle devrait sortir en juin 2015. Pauline Croquet Mis en cause pour « contrefaçon », l’écrivain Eric Reinhardt juge ces attaques « calomnieuses » Le récent regain de médiatisation de L’Amour et les forêts (Gallimard, 2014), sixième ouvrage d’Eric Reinhardt, récompensé récemment par plusieurs prix et vendu à plus de 100 000 exemplaires, s’accompagne aussi d’une polémique, comme l’a révélé L’Express le 23 mars. Le problème vient des premiers chapitres du roman, dans lesquels l’auteur, en son nom propre, raconte une rencontre avec une femme, fan de Cendrillon (Stock, 2007), le quatrième livre de l’auteur, paru en 2008. L’écrivain et son admiratrice se rencontrent au café Nemours, à Paris, et la jeune femme confie ses malheurs : adultère, internement au sein d’une institution psychiatrique et tentative de suicide.Lire aussi : La nouvelle Cendrillon d’Eric Reinhardt Problème : cette histoire ne serait pas seulement fictionnelle. En 2007, après la parution de Cendrillon, une femme contacte réellement Eric Reinhardt pour lui communiquer son émotion à la lecture du roman. Après un échange de mails, l’écrivain et sa lectrice se rencontrent à Paris, au printemps 2008. Elle lui raconte sa vie et rédige La Jetée, un récit de 44 pages relatant ses problèmes personnels, qu’elle envoie à l’écrivain en avril 2009.Attaques d’« une grande violence »En juin 2014, le site Internet de Gallimard annonce la publication de L’Amour et les forêts. La jeune femme reconnaît des élements de sa vie personnelle dans le résumé de l’ouvrage évoquant le parcours de l’héroïne, Bénédicte Ombredanne. Elle s’en inquiète auprès d’Eric Reinhardt, qui concède s’être inspiré de ce qu’a vécu sa lectrice. Plusieurs passages de L’Amour et les forêts sont issus de La Jetée ou de courriels échangés entre l’écrivain et la jeune femme. En janvier, l’avocate de cette dernière adresse une mise en demeure à Gallimard, éditeur du roman. Elle estime que la reproduction à l’identique des mots de sa cliente constitue une atteinte à la vie privée autant que des actes de contrefaçon.Du côté de Gallimard, en revanche, on assure que le personnage du roman, Bénédicte Ombredanne, n'est que pure fiction. Contacté par Le Monde mercredi 25 mars, Eric Reinhardt n’a pas souhaité réagir à chaud à des attaques qu’il qualifie par texto « d’une grande violence ». « Je récuse catégoriquement les accusations calomnieuses de contrefaçon, et me défendrai le moment venu », ajoute le romancier. Matthieu Vaillant Tetsuya TSUTSUI Dans sa nouvelle série Poison City, le mangaka fustige l'obscurantisme et l'industrie de la bande dessinée japonaise. Mais aussi les ravages de la censure - un sujet qu'il connaît bien pour en avoir été lui-même victime. La stupéfaction passée, Tsutsui est allé vérifier le fonctionnement de cette instance. Il est parvenu à la conclusion que les jugements n’étaient pas fondés sur les thèmes abordés dans les œuvres examinées, mais sur leur aspect visuel. Dans son cas, un homme couvert de vase et un parasite inséré dans l’œil d’un personnage ont suffi à justifier la censure, au mépris de tout contexte narratif. Tetsuya Tsutsui ne pouvait rêver meilleure matière pour son nouveau récit, lui dont les séries traitent de sujets de société. Ce disciple de Naoki Urasawa (20th Century Boys, Monster, Pluto) s’est représenté sous les traits d’un jeune mangaka s’apprêtant à publier sa première histoire, dans laquelle une mystérieuse maladie pousse les humains à des actes de cannibalisme. Las, il va devoir l’édulcorer afin de se plier à une loi « pour une littérature saine », censée moraliser le pays qui s’apprête à accueillir les Jeux olympiques de 2020. Une véritable terreur culturelle s’est abattue sur Tokyo : une réplique du Manneken-Pis est détruite, des bornes collectant les livres « néfastes  » couvrent la ville, des stages de rééducation sont proposés aux auteurs d’œuvres cataloguées subversives… Notre héros n’a d’autre choix que rendre sa copie moins gore , mais aussi de masquer les yeux des cadavres par une bande noire ou encore de couper les scènes où ses personnages fument. S’il grossit parfois le trait, Tsutsui atteint néanmoins son but : instruire de front plusieurs procès. Le premier – celui de l’obscurantisme – fait étonnamment écho à l’actualité d’une époque qui voit des caricaturistes assassinés au centre de Paris et des sites assyriens détruits à la pelleteuse. L’auteur et son double posent avec justesse la question de la liberté artistique tout en pointant la puissance que celle-ci est capable de déployer, fût-ce avec de simples héros de papier. Au passage, l’industrie du manga en prend pour son matricule. Auteur indépendant ayant l’habitude de travailler en direct avec des éditeurs étrangers, Tsutsui règle ses comptes avec un secteur où les créateurs ont pris l’habitude de s’effacer derrière une organisation du travail impersonnelle, soumise au principe de rentabilité, comme en témoigne la prolongation artificielle de nombreuses séries à succès. Tsutsui, enfin, s’interroge sur la place qu’aurait eue la bande dessinée si celle-ci n’avait pas été soupçonnée depuis ses origines de pervertir la jeunesse, et pas seulement au Japon. En évoquant la vague de censure dont furent victimes les comic books américains dans les années 1950 – censure qui favorisa l’émergence de superhéros positifs –, le mangaka nous explique pourquoi le 9e art a mis tant de temps à s’adresser à un public adulte. Cette démonstration, comme les autres, n’atténue en rien la lecture de Poison City, série miroir au dessin délicat ne tombant jamais, pour le coup, dans le racolage ou l’obscénité. Le poète portugais Herberto Helder est mort L’un des plus grands poètes portugais et l’une des voix les plus singulières de la seconde moitié du XXe siècle, Herberto Helder de Oliveira est mort lundi 23 mars à Cascais, à une trentaine de kilomètres de Lisbonne. Il avait 84 ans.Né le 23 novembre 1930 à Funchal (Madère), Herberto Helder avait étudié les lettres à l’université de Coimbra et travaillé à Lisbonne comme journaliste, bibliothécaire, traducteur, présentateur de radio... Il avait continué à passer ainsi d’un métier à un autre et même d’un pays à un autre (France, Belgique, Pays-Bas) au moment où, fuyant la dictature de Salazar, il avait dû quitter le Portugal.Lire : Helder l’ordonnateur C’est d’ailleurs cette thématique de l’exil qui inspirera son recueil principal, Les Cent Pas (Os Passos em Volta). Publié en 1963 et traduit en français seulement cinquante ans plus tard, soit en 2013, aux éditions Chandeigne, Les Cent Pas est considéré comme son « livre culte », un recueil constitué de textes courts oscillant entre le poème et la nouvelle, faisant tantôt penser à l’étrangeté d’un Kafka, tantôt à l’inventivité d’un Pessoa. Dans ces textes à la beauté bizarre, on croise un petit employé de bureau aux aspirations métaphysiques, un poète obscur qui s’en prend à Dieu et de nombreux alcooliques. L’auteur y sillonne l’Europe, d’un bar à l’autre, laissant le flux de ses phrases construire tout un monde.Helder expliquait qu’il voulait « déplacer la confusion et la violence de la vie au plan mental » afin d’en faire « une unité de sens ». Il était un « ordonnateur du chaos », écrivait dans « Le Monde des livres » Patrick Kéchichian à propos du Poème continu, une somme anthologique parue en 2002 aux éditions bilingues avec l’Institut Camoes/Michel Chandeigne.Il combinait le sens et les sensEnregistrant le monde, les voix, les lumières, les images, il combinait le sens et les sens, puis en prélevait quelques fragments qui frappent par leur force incantatoire : « Le miroir est une flamme coupée, un astre / Un enfant éternel y demeure, dans ces enclos d’air illuminé / Où nous vivons. Du dehors, la houle vivace des parcs monte aux brisants / Des fenêtres », écrivait Helder dans Poème continu (republié en 2010 en Poésie chez Gallimard).Commencée en 1958 avec O Amor em Visita (L’Amour en visite, Babel éditeur) et A Colher na Boca en 1961 (La Cuiller dans la bouche, Editions de la différence, 1991), l’œuvre de Helder compose un vaste édifice fait d’une vingtaine de recueils – dont la plupart ont été traduits à La Différence, chez Arléa ou aux Lettres vives – que l’auteur avait fondus dans les deux tomes de Poesia Toda (1973 et 1981), montrant sa création comme un seul et long poème ininterrompu. Lieux traversés et perdus, visages entrevus, nuits d’insomnies, solitude errante : tels étaient quelques-uns de ses thèmes de prédilection, toujours servis par une écriture violente, heurtée, flamboyante.Par éthique, Herberto Helder refusait toute interview et toute récompense littéraire. En 1994, il avait notamment refusé le prestigieux prix littéraire portugais Fernando Pessoa. Florence Noiville Inédit défilé d’auteurs en colère au Salon du livre Romanciers, essayistes, illustrateurs, dramaturges, scénaristes ou encore traducteurs : entre 200 et 300 auteurs ont défilé samedi 21 mars à Paris dans les allées du Salon du livre afin d’alerter l’opinion sur les menaces qui pèsent sur leur métier. Jamais en trente-quatre ans d’existence le traditionnel rendez-vous du monde de l’édition n’avait été le théâtre d’une telle manifestation. Organisée par le Conseil permanent des écrivains (CPE) – qui regroupe 17 syndicats et associations d’auteurs – celle-ci fait suite à une lettre ouverte rendue publique cette semaine, signée à ce jour par plus de 1 700 personnes et titrée : « A ceux qui oublient qu’il faut des auteurs pour faire des livres ».Il est 15 heures quand le cortège se met en branle dans le hall 1 de la porte de Versailles. Un peu à l’image de la marche des auteurs de bande dessinée ayant eu lieu à la fin de janvier en marge du Festival d’Angoulême, on sent que la corporation n’a pas vraiment l’habitude de battre le pavé, fût-il comme ici recouvert de moquette. Un slogan unique est scandé par les manifestants regroupés derrière une banderole trop petite : « Pas d’auteurs, pas de livres ». Quelques romanciers connus ont répondu présent, comme Camille Laurens, François Taillandier, Isabelle Lévy, Pierrette Fleutiaux, Céline Minard ou Dominique Fabre.Entre les craintes que font naître les réformes sociales en cours, celles qui entourent la question des droits d’auteur au plan européen et la baisse générale des revenus associés à l’écriture, la profession ne manque pas de motifs de contestation, comme l’a ensuite souligné au micro la présidente du CPE, Valentine Goby, Prix des libraires 2014 avec Kinderzimmer (Actes Sud). « Les auteurs de livres sont clairement en danger, et la création artistique avec », a-t-elle assené.Les auteurs touchent 1 euro par livre venduL’un des déclencheurs de la gronde est un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire lancé en mai 2014. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire. Dans un contexte de précarisation accentué des professions de plume, la mesure n’est pas sans inquiéter.D’après le « Baromètre des relations entre auteurs et éditeurs » que vient de publier la Société civile des auteurs multimédia (SCAM) et la Société des gens de lettres (SGDL) auprès de 1 800 personnes, 69 % des auteurs percevraient ainsi moins de 10 % de droits d’auteurs et 19 % d’entre eux seraient même rémunérés à un taux inférieur à 5 % du prix public de vente (ils étaient 15 % en 2013). « Pourquoi la part la plus maigre de toute la chaîne éditoriale revient-elle aux auteurs ? », a lancé Valentine Goby en rappelant que 1 euro par livre vendu – « soit à peine le prix d’une baguette » – était en moyenne reversé à celui ou celle qui l’a écrit.Partie prenante des négociations avec les ministères de la culture et des affaires sociales, le CPE a formulé plusieurs propositions afin de rééquilibrer une situation qu’il estime très défavorable pour les créateurs. Parmi celle-ci : des prélèvements sur les ventes relatives aux œuvres appartenant au domaine public, ou encore une taxe sur le marché des livres d’occasion.Mais ce qui inquiète la profession est le projet d’harmonisation au plan européen du droit d’auteur. Un récent rapport de l’eurodéputée allemande Julia Reda (Parti des pirates) préconisant de rendre obligatoires toutes les exceptions au droit d’auteur au sein de l’Union a mis le feu aux poudres dans les milieux littéraires français. Idem de la récente décision de la Cour de justice européenne d’ordonner à la France de faire passer la TVA sur les livres numériques de 5,5 à 20 %. « Un livre numérique est aussi un livre », a rappelé Valentine Goby dans un concert de crécelles et d’applaudissements auquel le lieu n’est pas vraiment habitué. Frédéric Potet A Paris, des librairies moins nombreuses et plus excentrées Alors que s'ouvre le Salon du livre, vendredi 20 mars, les difficultés s'amassent pour les librairies parisiennes. En témoigne le rapport publié le 13 mars par l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) à la demande de la ville de Paris qui pointe une baisse de 9,9 % du nombre de librairies dans la capitale entre 2011 et 2014. Au mois de février, la mythique librairie La Hune, sise dans le quartier Saint-Germain-des-Prés, a annoncé qu'elle mettrait définitivement la clé sous la porte dans le courant de l'année. Un choc pour ce haut lieu de la littérature, des sciences humaines et des beaux-arts. Les librairies sont-elles réellement en danger dans la capitale ? Petit tour d'horizon de la situation. Combien de librairies à Paris ? La question peut sembler simple, mais les chiffres sont en fait difficiles à établir. Plusieurs organismes et institutions recensent les librairies qui fleurissent ou disparaissent dans la capitale, mais tous n'englobent pas exactement le même type de commerce sous le terme de « librairie », et les comptes diffèrent selon la méthodologie appliquée. Selon les données de l'Atelier parisien d'urbanisme (APUR) publiées en mars 2015, Paris comptait 756 librairies en 2014 – un chiffre qui comprend aussi bien les librairies généralistes et spécialisées que les librairies-papeteries et/ou presse (LPP) et les vendeurs de livres d'occasion. Il s'agit d'un recensement visuel des librairies, en tant que commerces en pied d'immeuble. La méthode a le mérite de mettre en avant les commerces physiques, et donne donc un aperçu fidèle de la librairie en dehors de l'activité qui se développe avec force sur Internet. Elle comporte toutefois ses failles, certains commerces étant difficiles à identifier, et la subjectivité des enquêteurs pouvant entrer en jeu. (source : Banque de données sur le commerce de l'APUR, 2015) Sur cette carte, on remarque une nette prédominance des 5e et 6e arrondissements parisiens, qui accueillent respectivement 129 et 110 locaux de librairie. A cela, on peut également ajouter les commerces de livres anciens et d'autographes, qu'on peut notamment rencontrer en nombre rue de l'Odéon, dans le 6e arrondissement. Mais à titre de comparaison, le Motif, observatoire du livre et de l'écrit en Ile-de-France, recensait (PDF) 554 librairies à Paris en 2011 (dont seulement 374 commerces ne vendant que des livres neufs, et excluant donc les commerces de papeterie, de presse et les grandes surfaces), soit 285 de moins que l'étude de l'APUR à la même période. Quelle évolution ? Selon l'APUR, qui a établi un décompte des librairies et LPP par arrondissement, 28 % de ces commerces ont disparu dans l'ensemble de Paris entre 2000 et 2014. Le quartier connaissant le plus gros différentiel est le 16e arrondissement, dont plus de la moitié des points de vente de livres ont disparu depuis le début du millénaire, passant de 37 à 18 librairies. Il est suivi de près par un autre quartier ouest de la rive droite, le 8e arrondissement (- 46 %), puis par des quartiers plus centraux, comme le 1er et le 6e arrondissement (- 42 % pour les deux). Les deux seuls arrondissements à avoir gagné des librairies sur la période sont le 13e et le 20e arrondissement, ce dernier passant de 17 à 24 commerces . Le nombre de librairies à Paris entre 2000 et 2014 Ces données comprennent les commerces de vente directe de livres neufs, ainsi que les librairies papetries et/ou presse. Il s'agit d'un recensement visuel. initCharts = function(){ Ces chiffres alarmants sont pourtant à nuancer. S'il est indéniable que depuis quelques années le secteur de la librairie-papeterie et/ou presse connaît plus de fermetures de locaux que d'ouvertures, c'est d'abord à cause de la baisse des ventes de journaux. Le nombre global de librairies a lui aussi tendance à baisser, mais à un rythme moins frénétique. Dans un décompte actualisé au 28 avril 2014, le Motif souligne que la disparition nette de librairies (c'est-à-dire le différentiel entre les créations et les cessations d'activités) s'élève à seulement 20 depuis 2011 – contre 81 selon les décomptes de l'APUR sur la même période, qui prennent eux en compte les LPP. Du Quartier latin vers les arrondissements périphériques La prédominance du Quartier latin (dans l'actuel 5e arrondissement et au nord et à l'est du 6e arrondissement) dans le commerce du livre remonte aux XVIe et XVIIe siècles. Historiquement regroupées autour de la Sorbonne, librairies et maisons d'édition se sont disséminées aux angles des rues reliant les différentes antennes universitaires. Aujourd'hui encore, c'est là que l'on retrouve le plus de marchands de livres, dont certains très spécialisés dans certaines thématiques, ou dans la revente d'occasion, avec des enseignes comme Boulinier par exemple. C'est aujourd'hui ce quartier qui souffre le plus de la situation difficile que traversent les libraires. Les raisons sont à aller chercher dans les coûts élevés et croissants des charges fixes, les frais de personnel et le coût des loyers qui ne fait qu'augmenter. Depuis 2008, la mairie de Paris a bien confié à la société d'économie mixte de la ville de Paris (Semaest) le soin de racheter des locaux du Quartier latin, de les rénover et de les louer exclusivement à des libraires indépendants. Mais en l'absence d'aide aux loyers proprement dite, la concurrence des banques et des magasins de vêtements reste difficile à contrer dans ce quartier très touristique. Le phénomène est particulièrement criant à Saint-Germain-des-Prés – surnommé à l'occasion « Saint-Germain-des-Livres » – et a été récemment médiatisé avec la fermeture de la mythique librairie La Hune. « Le quartier a changé depuis les années 60. C'est l'endroit qui compte le plus de librairies au monde, mais l'immobilier y est très cher », regrette Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française, qui insiste pourtant pour ne pas généraliser le cas regrettable de La Hune à l'ensemble des librairies parisiennes. Pour lui, la librairie s'est déplacée, suivant le mouvement de décentralisation opéré par la classe moyenne, vers les arrondissements périphériques. Selon les chiffres de l'APUR, ce sont en effet les quartiers du nord-est parisien, où les loyers sont les moins élevés, qui semblent avoir le vent en poupe, le 20e arrondissement largement en tête. Une carte établie par l'APUR recensant les créations et disparitions de librairies et LPP entre 2011 et 2014 résume assez bien le phénomène : une forte concentration dans les quartiers centraux, et un nombre de créations de commerces bien plus élevé sur la rive droite. La délicate situation des librairies indépendantes Si les chiffres divergent, un constat demeure : celui des difficultés financières des librairies. Au-delà de l'épineuse question des loyers, qui malgré les aides de la Semaest finit bien souvent en négociations au cas par cas avec les propriétaires, reste la question des frais de personnel. Ces derniers « sont élevés, en proportion du chiffre d'affaires car la valeur ajoutée de la librairie repose en large partie sur la présence et la compétence de libraires, ce qui permet aux librairies indépendantes de se positionner sur la notion forte de conseil par opposition aux grandes surfaces ou librairies en ligne », explique en 2011 le Centre régional d'observation du commerce, de l'industrie et des services. Malgré tout, les libraires sont bien obligés de rogner sur ces dépenses. Selon des chiffres de l'Insee, près de la moitié des librairies d'Ile-de-France n'avaient pas de salariés en 2009. Un chiffre qui a empiré, puisque, selon les comptes de l'agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss), on est passé de 639 librairies ayant au moins un salarié en Ile-de-France en 2008 à seulement 620 en 2013. Répartition des librairies d'Ile-de-France selon leurs effectifs 45 % des librairies franciliennes n'avaient pas de salariés en 2009, un chiffre qui a augmenté depuis Cette situation s'explique en partie par la montée en puissance des librairies en ligne. Si les librairies indépendantes continuent à être en tête des ventes totales de livres en valeur (40 %), devant les grandes surfaces culturelles (31 %) et la grande distribution (20 %), les sites de vente en ligne atteignent aujourd'hui quelque 9 % des achats. En tête de ce marché en poupe, Amazon et la Fnac qui occupent 70 % du marché. Des sites comme La Librairie.com essayent de concurrencer ces deux géants d'Internet. En 2014, l'extension Chrome Amazon-Killer proposait même de court-circuiter Amazon au bénéfice de libraires indépendants regroupés dans le réseau Place des libraires. Pour autant, « la librairie n'est pas en train de mourir, nuance William Elman, directeur adjoint du Motif. La situation critique que traversent beaucoup de librairies les pousse à repenser leur métier ». Depuis trois ans, des associations de libraires indépendants ont été créées afin de fédérer les coûts de la mise en place d'un système de vente en ligne. C'est le cas de Librest, un réseau de sept librairies de l'Est parisien qui s'est constitué en 2010. Dans une tribune au Monde, ils défendaient en 2012 « un commerce connecté, durable, personnifié (...) avec des librairies qui veulent plus que jamais apporter une réponse humaine, territoriale, sociale ». Delphine Roucaute Quand la marchandise usurpe, avec l’enseigne d’une célèbre librairie, l’oeuvre de toute une vie Denis Gheerbrant, fils de Bernard Gheerbrant, fondateur et animateur pendant trente ans de la librairie La Hune à Saint-Germain-des-Prés à ParisLa Hune va être vendue à un commerce de reproductions photographiques à l'esthétique « poster », YellowKorner. La Hune, ses murs mais aussi son nom, ce nom dont mon père avait baptisé ce qui était une première du genre, une librairie-galerie, réunissant l'avant-garde de la littérature et de la gravure. « Le projet des repreneurs est de maintenir une activité de librairie-galerie, en conservant notamment "La Hune" qui en fait son identité depuis 1949 et de développer un projet culturel unique en son genre » a-t-il été dit sur France télévision le 5 février 2015. Pour le reste, « il n'y a pas de commentaire à faire ».Qu’on m’en permette un, néanmoins. Un nom est attaché à une identité. De quelle identité parle-t-on ? Celle d'un lieu qui par le travail et la personnalité de mon père, de ma mère et de toute une équipe, était devenu non seulement un observatoire mais une référence de la vie littéraire et artistique parisienne au moment même de son plus beau rayonnement ? Ou celle d'un « projet culturel unique en son genre » ? De quel genre parlez-vous ? Tête de gondole du projet de développement de YellowKorner qui porte sur la création de 500 boutiques ? Et pourquoi pas 500 petites « Hunes » ?Je m'étonne que des maisons porteuses de sens comme Gallimard et Flammarion, avec la caution d'un éminent représentant du monde des affaires et de la vie culturelle, puissent alimenter de tels rêves. Que les commerçants commercent, soit, mais pas sous le nom dont mon père a fait un symbole. Pour ma mère, mes enfants et moi-même, pour tous ceux pour qui le mot culture n'est pas synonyme de marchandise, c'est un cauchemar. S'il faut lui donner un nom, ce sera celui d'usurpation. Entre Grasset et Gallimard, un duel d’encre et de plumes Retour sur l’une des plus fameuses passes d’armes de l’histoire de l’édition (jeudi 19 mars à 21 h 40 sur France 5)En 1917, Gaston Gallimard (1881-1975) adresse un courrier à Bernard Grasset (1881-1955) afin de lui racheter les derniers exemplaires de Du côté de chez Swann, de Marcel Proust. Après quoi, le jeune éditeur s’empresse de recouvrir le nom de son concurrent par celui de sa maison. Et ainsi d’effacer ce qui fut la plus « grave erreur de La Nouvelle Revue française », selon André Gide, qui refusa, en 1913, l’auteur de La Recherche. C’est par ce transfert mémorable que Jérôme Dupuis, escorté de fins spécialistes (Pierre Assouline, Jean Bothorel, Jean-Yves Mollier, Alban Cerisier…) ouvre l’un des plus beaux duels que connut l’édition française pendant quarante ans, entre deux hommes qui, certes, s’estimaient (Gallimard publiera les textes de Grasset), mais que tout opposait. Que ce soit leur origine – provinciale pour Grasset, parisienne pour Gallimard –, leur début dans un métier que l’un envisage en entrepreneur avisé, l’autre un peu par hasard – et surtout leur manière de construire leur empire.Tous les coups seront permisPour ce faire, tous les coups seront permis pour chiper auteurs et prix littéraires. Au-delà des moyens pas toujours glorieux (achats de jurés ou placements d’auteurs maison dans les jurys…), se dessinent deux modèles éditoriaux que résume fort bien l’éditrice Claire Paulhan : « Grasset a défini une politique générale de la promotion des auteurs plus que des textes, or chez Gallimard, on se flattait de privilégier les textes et une œuvre en volumes. »Entre l’inventeur de la publicité littéraire, préoccupé par le succès immédiat, et le « chasseur » d’auteurs, la bataille tournera en faveur de Gallimard. Accélérée par la seconde guerre mondiale, où Grasset voit une aubaine dans la collaboration pour devenir le « Führer de l’édition », quand, prudent, Gallimard place à l’avant-poste Drieu La Rochelle et à l’arrière le résistant Jean Paulhan.Poursuivi à la Libération, Bernard Grasset ne se remettra guère des procès et du départ de certains de ses auteurs phares. Le 20 août 1955, l’éditeur des quatre « M » (Maurois, Montherlant, Mauriac, Morand) s’éteint à Paris dans une chambre de l’Hôtel Montalembert, surplombant la rue Sébastien-Bottin. Rue qui sera rebaptisée en 2011, cruelle ironie de l’Histoire…, rue Gaston-Gallimard.Grasset-Gallimard, guerre dans l’édition, de Marthe Le More et Jérôme Dupuis (Fr., 2014, 52 min). Jeudi 19 mars à 21 h 40 sur France 5 Christine Rousseau Restons polis Le Salon du livre de Paris est une grande fête du texte, de la littérature et des idées. Mais cet événement reflète aussi la précarité d’un nombre toujours plus élevé d’auteurs, qui peinent à vivre de leur plume et à trouver une reconnaissance publique. De cette fragilité, les séances de dédicace sont emblématiques, comme le soulignent plusieurs livres récents.Déjà évoqué ici même, Hommage de l’auteur absent de Paris (Léo Scheer), d’Emmanuelle Allibert, en témoigne avec humour. On retrouve cette même causticité ravageuse sous la plume de François Bégaudeau, qui exhibe le cauchemar que les « Salons  » représentent pour beaucoup d’écrivains, à une époque où l’auteur en tant que tel, c’est-à-dire comme être social et comme instance morale, se trouve souvent confronté au mépris.MisèreLa Politesse (Verticales, 19,50 €) est le roman de cette humiliation. Fiction au dispositif futuriste et texte impitoyable, avec les autres, avec lui-même. Lecteurs et journalistes, tout le monde en prend pour son grade. Les premiers, apprend-on, s’adressent à l’auteur comme à une hôtesse d’accueil pour lui demander : « Il est plus là, M. Foenkinos ? » Lors des interviews à la radio, les seconds exigent qu’il baisse bien la voix en fin de phrase (« ça m’aidera pour les coupes  »), ou le bombardent de SMS absurdes : « 15 h 06 : me donneriez-vous votre hôtel préféré en tant qu’écrivain ? 16 h 14 : c pour dossier littérature à l hôtel. 20 h 14 : possible dire Ibis ? »…Il faut lire ce roman de François Bégaudeau, qui éclaire si délicatement, et si cruellement, une certaine misère de notre scène littéraire. Il sera bon de l’avoir en tête, samedi, quand s’ébranlera la « marche sur le Salon  » organisée par un collectif d’auteurs dont font partie Bégaudeau tout comme nos chroniqueuses Agnès Desarthe et Camille Laurens… Cela n’empêche pas de rendre hommage à la vitalité de la littérature brésilienne ! Bégaudeau lui-même le fait à sa manière, ironique : dans La Politesse, une dame s’adresse au narrateur pour lui demander quel genre de littérature il fait. réponse : « Vendée-Matin a écrit que j’étais le Paulo Coelho du bocage. » Jean Birnbaum ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* Mort de l'écrivain Eduardo Galeano, figure emblématique de la gauche latino-américaine L'écrivain et journaliste uruguayen Eduardo Galeano est mort des suites d'un cancer, lundi 13 avril, à l’âge de 74 ans à Montevideo, a indiqué son éditeur au quotidien espagnol El Pais, confirmant une information de Telesur. Il s'est consacré tout au long de sa carrière à étudier les profondeurs et les contrastes de l'Amérique latine.Eduardo Galeano a marqué la littérature politique du continent par son essai engagé Les Veines ouvertes de l'Amérique latine, qui l’a rendu célèbre en 1971, à 30 ans seulement, et a fait de lui une figure emblématique de la gauche latino-américaine. Eduardo Galeano racontait dans ce livre, traduit en plus de vingt langues, le pillage de l'Amérique du Sud par les puissances européennes et nord-américaines, en adoptant le point de vue des vaincus.L’auteur avait lui-même relevé les faiblesses de son ouvrage lors d'une conférence de presse à Brasilia. « Je ne serais plus capable de le lire. Il pèserait trop. Pour moi, cette prose de la gauche traditionnelle est terriblement ennuyeuse. Mon corps ne le supporterait pas. Il faudrait l'envoyer à l'hôpital, avait-il déclaré. Je ne regrette pas de l'avoir écrit, mais c'est une étape, pour moi, je l'ai dépassée. »« Pour Obama, affectueusement. Hugo Chavez »Eduardo Galeano commence sa carrière de journaliste à 14 ans en publiant des caricatures dans l'hebdomadaire du Parti socialiste uruguayen El Sol. Entre 1961 et 1964, il dirige la prestigieuse revue Marcha, puis prend la direction du journal de gauche Epoca (1964-1966). Emprisonné lors du coup d'Etat militaire de 1973, il s'exile en Argentine, puis en Espagne. Il rentrera en Uruguay au retour de la démocratie, en 1985.Relire cet article de 1998 : L'éducation sentimentale d'Eduardo GaleanoRécompensé à deux reprises, en 1975 et en 1978, par le prix de la Casa de las Américas, un des plus anciens prix littéraires d'Amérique latine, décerné par Cuba, Eduardo Galeano avait également reçu en 1989 l’American Book Award de la Before Columbus Foundation pour sa trilogie Mémoire du feu.En avril 2009, lors du Sommet des Amériques, le président vénézuélien Hugo Chavez avait offert et dédicacé Les Veines ouvertes de l'Amérique latine au président américain — « Pour Obama, affectueusement ». Daniel Restrepo, le conseiller pour l'Amérique latine de M. Obama, avait commenté à l'époque : « C'est un livre qui symbolise ce passé que nous voulons laisser derrière nous. » ************************************************************* Le journaliste et écrivain uruguayen Eduardo Galeano est mort lundi 13 avril, à l’âge de 74 ans, dans sa ville natale, Montevideo, après avoir connu l’exil pendant plus de douze ans. Cet auteur prolifique, salué par la critique pour sa prose brûlante, toujours à fleur d’indignation, fut acteur et chroniqueur des luttes d’émancipation qui se sont déroulées sur le continent sud-américain dans le dernier quart du XXe siècle. Son nom restera associé au livre devenu un classique de la gauche latino-américaine, écrit en 1971 : Les Veines ouvertes de l’Amérique latine (traduit en français en 1981), une dénonciation cinglante du pillage des nations d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud par les puissances européennes et nord-américaine, traduite dans une vingtaine de langues. En 2010, le prestigieux prix littéraire Stig-Dagerman distinguait l’écrivain pour « avoir toujours été du côté des damnés de la terre, sans avoir cherché à être leur porte-parole ».Son parcours, intensément politique, est le reflet d’une époque mouvementée où l’engagement se faisait autant par la plume que par les armes. Né le 3 septembre 1940, il débute très jeune dans la presse, comme journaliste et caricaturiste. A l’âge de 21 ans, il dirige Marcha, l’hebdomadaire-phare des intellectuels latino-américains de gauche, puis le quotidien Epoca. Chassé d’Uruguay par le coup d’Etat de 1973, Eduardo Galeano est également contraint de quitter l’Argentine, pays où il a trouvé refuge et fondé une autre revue, Crisis. Il choisit l’exil en Espagne, à Barcelone, en 1976, et ne revient dans son pays que dix ans plus tard, en 1985, alors qu’y débute la transition démocratique.« Pour Obama, affectueusement. Hugo Chavez »Son œuvre engagée témoigne de son attachement indéfectible à la lutte contre l’oppression. Sa trilogie Mémoires du feu (Les Naissances, 1982 ; Les Visages et les Masques, 1984 et Le Siècle du vent, 1986) traduite chez Plon, est une immense fresque inspirée par l’histoire de l’Amérique latine, des peuples précolombiens au XXe siècle : l’écrivain y donne à voir et à sentir, dans un puzzle de faits divers, de témoignages, d’extraits de discours, l’histoire d’un continent qui ploie sous la misère – des pages de prose « violentes, émouvantes, hurlantes de colère », écrivait Pierre Lepape dans Le Monde des livres, en 1988. Seul l’oubli tue véritablement, pensait Galeano, infatigable chroniqueur.L’une des dernières personnes à avoir rendu visite chez lui à cette grande figure de la gauche latino-américaine est le président bolivien Evo Morales, nouvelle preuve que l’homme fut une figure importante et son œuvre un marqueur. Une anecdote autour de son essai Les Veines ouvertes de l’Amérique latine en témoigne : en marge du sommet des Amériques, en 2009, Hugo Chavez, le président vénézuélien, en avait offert et dédicacé un exemplaire à son homologue américain, Barack Obama — « Pour Obama, affectueusement ».Aussitôt questionné sur ce geste, Galeano avait répondu que selon lui, ni l’un ni l’autre ne pouvaient comprendre ce texte, ajoutant : « C’est écrit dans une langue qu’Obama n’entend pas. C’est un geste généreux mais un peu cruel. » Une partie de son œuvre est aujourd’hui disponible en français grâce à la maison d’édition québécoise Lux. Comme tous ses compatriotes, selon lui, il avait voulu être footballeur et avait consacré un très beau livre d’hommage à ce sport, en 1995 : Le Football, ombre et lumière (Climats, 1998). La parution d’un nouveau livre d’Eduardo Galeano, Mujeres (« Femmes »), est prévue jeudi en Espagne.Eduardo Galeano n’avait jamais perdu la flamme, s’enthousiasmant en 2011 pour le mouvement des Indignés, en Espagne, rassemblé à la Puerta des Sol, à Madrid, qui était pour lui, disait-il, une « injection de vitamine E, pour “Espérance” ». Du reste, dans un entretien à un journaliste espagnol en 2012, il assurait : « Je crois que les mots ont un pouvoir, comme Serenus Sammonicus, qui, en 208, pour éviter la fièvre tierce, conseillait de se mettre sur la poitrine un mot et de se protéger grâce à lui nuit et jour : c’était “abracadabra”, qui signifie en hébreu ancien “envoie ta foudre jusqu’au bout”… Je choisirais également cette phrase. » Jusqu’à la mort.Relire cet article de 1998 : L'éducation sentimentale d'Eduardo Galeano Julie Clarini ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* Manager responsable, cela s’apprend « Mad skills » et « mental outlook », traduire compétences folles et attitude collaborative positive : voilà les deux nouvelles compétences qui ont fleuri dans les offres d’emploi publiées aux Etats-Unis.« À l’heure où la différence ne se fait plus sur les produits mais sur les idées, les décideurs sont en quête de profils singuliers dotés d’une forte personnalité, capables de produire des idées disruptives et d’instaurer une véritable culture de l’intelligence collective », explique Sandrine L’Herminier. L’auteur de Tu seras un manager responsable mon fils ! Intégrer la RSE dans l’enseignement supérieur ne cesse de le rappeler : les changements organisationnels intervenus dans les dernières décennies ont fait évoluer les métiers et les organisations.Etre un manager aujourd’hui requiert désormais créativité, adaptabilité, autonomie, intuition… des compétences transversales qui ont trait au savoir être. Un vrai défi pour l’enseignement supérieur : les cursus et les méthodes d’enseignement actuels permettent-ils de former les dirigeants de demain ?Apprentissage de la RSEPour la consultante Responsabilité sociétale de l’entreprise (RSE), la route est encore longue : les soft skills (qualités humaines) n’ont pas suffisamment de place dans les programmes universitaires et les écoles de commerce cultivent un enseignement « trop fragmenté, formaté et surtout for profit, c’est-à-dire tiré par la performance court terme, au détriment d’une vision plus long terme de l’économie ».Membre du Conseil d’administration du Mouvement des entrepreneurs sociaux (Mouves), Sandrine L’Herminier regrette aussi la place mineure du développement durable dans l’enseignement supérieur : il y est « enseigné en silo » alors qu’il devrait « irriguer l’ensemble des disciplines et des matières pour sensibiliser les générations à venir à adopter un comportement et des pratiques plus responsables ». Car Mme L’Herminier ne se veut pas seulement critique : dans son ouvrage, elle propose également des pistes de réflexion pour développer l’apprentissage de la RSE dans l’éducation supérieure.Création de filières interdisciplinaires, pratique du travail collaboratif, enseignement d’une éthique managériale… d’après cette ancienne journaliste, les nouvelles générations « ont moins besoin d’apprendre que de comprendre ». Certains cursus et établissements pionniers commencent déjà à adopter ce type d’approche : l’auteur cite entre autres l’Université de technologie de Compiègne, qui propose un cursus « Humanités et Technologies ».Préparer le boum des emplois vertsL’ouvrage est aussi enrichi des témoignages de directeurs d’écoles de management, universitaires, directeurs de chaire RSE et dirigeants d’entreprise. Enfin, Mme L’Herminier s’interroge sur les moyens d’intégrer le potentiel des trentenaires, « une des clés de réussite à long terme des entreprises ».Encore une fois, l’auteur se veut source de propositions : tutorat inversé, constitution d’un youth board (conseil de la jeunesse) pour discuter des engagements et des décisions stratégiques prises par le comité exécutif (comex), réorganisation du temps de travail… autant de pistes pour valoriser la génération Y. Sans oublier de préparer le boum des emplois verts, dont les besoins sont préfigurés par les nouveaux métiers qui se développent aujourd’hui : créateur de murs végétalisés, spéculateur de monnaie alternative, déontologue, ou encore expert bilan carbone.Dans un contexte de compétition internationale, l’auteur invite les entreprises à "sortir des sentiers battus, insuffler de la rupture dans les organisations et les formes de management".Tu seras un manager responsable, mon fils ! Intégrer la RSE dans l’enseignement supérieur, de Sandrine L’Herminier. Éditions Yves Michel, 160 pages, 12 euros. Margherita Nasi ************************************************************* ************************************************************* Vincent Duclert : « La France a une dette à l’égard des Arméniens » Dans La France face au génocide des Arméniens, l’historien Vincent Duclert raconte comment la France s’est préoccupée de la tragédie arménienne dès les massacres de 250 000 Arméniens en 1894-1896, grâce à l’intervention d’intellectuels comme Jean Jaurès, Anatole France ou Georges Clemenceau.Certains pensent, comme ­Robert Badinter ou Pierre Nora, que le génocide des ­Arméniens est étranger à l’histoire de France. Ce livre est-il une réponse que vous leur ­apportez ?Ce livre est un projet ancien, découlant de mes recherches sur l’affaire Dreyfus. Précédant de quelques années l’engagement dreyfusard, les mêmes intellectuels se mobilisent pour la défense des Arméniens victimes de terribles massacres dans l’Empire ottoman d’Abdülhamid II. J’ai découvert ainsi l’importance de la question arménienne pour la France des droits de l’homme, et j’ai poursuivi l’enquête jusqu’à nos jours, démontrant comment une nation se saisit du devoir d’humanité et situant les responsabilités françaises dans le premier génocide du XXe siècle. En cela, mon livre constitue une réponse, que j’ai voulue alors la plus méthodique et la moins polémique, à cette thèse infondée de la France étrangère au génocide des Arméniens. On verra si Robert Badinter, ou Pierre Nora, modifieront leur jugement au vu de ces travaux. Je l’espère.La communauté internationale est-elle responsable de ce qui est arrivé aux Arméniens lors de la première guerre ­mondiale ?La responsabilité des Puissances est établie, même si elle n’a pas le même degré de gravité selon les pays. Alliés de l’Empire ottoman, les Allemands avaient le pouvoir d’arrêter les unionistes au pouvoir à Constantinople dans leur intention criminelle. Ils ont laissé se dérouler le génocide, en connaissance de cause puisque très informés, par leurs officiers, leurs diplomates et leurs missionnaires, de la réalité de l’extermination. Les pays de la Triple Entente en connaissaient aussi la réalité puisque la France, la Grande-Bretagne et la Russie adressent à l’Empire ottoman, le 24 mai 1915, un mois seulement après le déclenchement du génocide à Constantinople, une solennelle déclaration reconnaissant de « nouveaux crimes de la Turquie contre l’humanité et la civilisation » et faisant « savoir publiquement à la Sublime Porte qu’ils en tiendront personnellement responsables desdits crimes tous les membres du gouvernement ottoman ainsi que ceux de ses agents qui se trouveraient impliqués ».Cependant, ensuite, la lutte contre ces crimes de masse, pour la première fois qualifiés de « crimes contre l’humanité », n’est pas tenue comme un objectif de guerre, de la même manière que la réparation du génocide pour les survivants et la mise en jugement des génocidaires ne sont pas réalisées, contrairement aux promesses. Pire, en 1920, la France renonce à son mandat en Cilicie, qui abritait de nombreux rescapés, ce qui précipite la victoire des nationalistes turcs emmenés par Mustafa Kemal, et la disparition complète, en Asie mineure, non seulement du peuple arménien mais aussi d’une civilisation, éradiquée jusqu’à son histoire, ses églises, ses cimetières… Il y a une dette particulière de la France à l’égard des Arméniens. La reconnaître aujourd’hui, c’est armer les nations devant les génocides futurs et donner raison aux intellectuels qui se sont battus contre la persécution raciale il y a un siècle. Je crois que François Hollande, très actif dans la commémoration, l’a compris.D’un point de vue scientifique, la recherche a-t-elle fait reculer le négationnisme de l’Etat turc ?Incontestablement, d’abord parce que l’Etat turc ne peut plus assimiler, sinon en se ridiculisant définitivement, toute la communauté scientifique unanime sur le génocide des Arméniens, aux « lobbies arméniens » et, ensuite, parce que cette recherche scientifique se réalise en Turquie même, par une école historique dissidente mais de plus en plus puissante, qui en assume les risques. De surcroît, le développement de la connaissance porte un processus de reconnaissance par la diffusion de ces savoirs scientifiques et leur acculturation, notamment à l’école. En France, la ministre de l’éducation nationale a rappelé que le génocide des ­Arméniens est au programme de la scolarité obligatoire : pour ­l’enseigner et bien l’enseigner, comme pour tout enseignement d’histoire et de géographie, il est nécessaire de revenir à la connaissance, ce que font les enseignants.Quelle est la marge de manœuvre de ce courant dissident de l’historiographie turque qui affronte les démons du passé, le négationnisme officiel et l’autoritarisme de ­l’ancien premier ministre et désormais président Erdogan ?Elle est étroite, comme toute action de portée démocratique en Turquie, qui implique des risques élevés. Pour cette raison, cette dissidence doit être soutenue en dehors de Turquie et dans la société turque, qui découvre progressivement, en son sein, le « fantôme arménien ». La condition de la reconnaissance du génocide des Arméniens par Ankara réside dans la libéralisation du régime et la libération d’une société enfermée dans les dogmes nationalistes (et désormais islamistes) qu’on lui impose. C’est donc un combat global qui démontre le pouvoir de la connaissance face à la raison d’Etat.La France face au génocide des Arméniens, de Vincent Duclert, Fayard, « Histoire », 438 p., 22 €. Gaïdz Minassian ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* La Camerounaise Léonora Miano frappe trois coups Dix ans après son premier roman, L’Intérieur de la nuit (Plon), Léonora Miano fait sa grande entrée dans le théâtre avec Red in blue trilogie. Comme le titre l’indique, ce livre est composé de trois pièces écrites à des périodes différentes, et qui ont chacune leur autonomie. Mais toutes suivent le fil rouge de la traite subsaharienne, qui parcourt l’œuvre de l’écrivaine née en 1973 à Douala, au Cameroun. Plus on avance dans la lecture de Red in blue trilogie, plus on a l’impression, rare de nos jours, d’être face à du théâtre dont la force narrative et l’ampleur de la langue suscitent, dans leur registre et leur contexte, une attraction semblable à celle d’une épopée comme le Mahabharata. Evidemment, on rêve que la trilogie soit mise en scène. Pour le moment, ce n’est pas prévu. Mais elle circule, et Léonora Miano donnera une lecture de Tombeau, la dernière de ces pièces, au Festival d’Avignon.Lire aussi : Comment les auteurs afro-contemporains racontent la France La première, Révélation, se passe dans un espace mythologique. Inyi, une figure de la divinité créatrice de l’Univers, doit faire face à une situation inédite : une grève. Les nouveau-nés refusent d’avoir une âme en leur corps incarnée, ce qui est contraire aux lois de l’Univers, tant que les Ombres, des âmes damnées, n’auront pas rendu compte de leurs méfaits… L’espace mythologique de Révélation, c’est bien sûr l’Afrique, mais Léonora Miano n’écrit jamais son nom, parce que l’Afrique n’est pas une, mais multiple. De la même façon, elle reste dans le domaine de la fiction, parce qu’elle la sait plus forte que la dénonciation. Mais, pour autant, elle ne triche pas avec son sujet, en ­confrontant le continent à la réalité des crimes qui y ont été perpétrés.Des vies intimes et des amoursIl y a dans cette démarche une fonction cathartique, certes. Mais il y a surtout une belle matière à entrer dans une histoire qui rejoint l’Histoire, et à la voir se déployer, comme un paysage mental magnifiquement incarné. On retrouve ces qualités dans Sacrifices, la deuxième pièce, où Léonora Miano nous mène sur une terre qui pourrait bien être la Jamaïque. Elle s’est inspirée des « marrons », ces esclaves enfuis de chez leurs maîtres. Certains ont trouvé refuge dans les montagnes. Pour avoir la paix, ils ont passé des accords avec les colons, stipulant qu’ils n’accueilleraient pas de nouveaux fugitifs. A ces hommes et à ces femmes, Sacrifices invente des vies intimes et des amours, tout en posant une question de fond : que vaut la liberté, si, pour la ­garantir, on écarte ses frères de sang ?Lire aussi : Les « Afropéens » se (re) présentent au Carreau du Temple Dans Tombeau, il n’y a plus d’esclaves, mais des descendants d’esclaves : des hommes et des femmes, en Amérique ou ailleurs, qui font un test génétique pour connaître leurs origines, et vont dans le pays de leurs ancêtres. Ils se ­sentent forts de leur appartenance, mais comment nouer une relation avec les ­habitants, pour qui ils sont des étrangers ? Ainsi se clôt la trilogie qui met en scène cinq cents ans d’une histoire dou­loureuse, humiliante. Mais l’écriture de Léonora Miano, elle, contredit le destin. Elle est libre, décidée. Lumineuse.Red in blue trilogie, de Leonora Miano, L’Arche, « Scène ouverte », 176 p., 15 €. ************************************************************* Françoise, Manuela et les autres, épisode 12 Wonderful job, épisode 12 La famille Mifa, épisode 12 Galichot en campagne, épisode 12 Coquelicots d’Irak, épisode 13 Eté 1973. La France savoure les derniers feux des « trente glorieuses » au son de La Maladie d’amour, le tube de Michel Sardou. Dès octobre, il est recouvert par une autre petite musique, celle du choc pétrolier. Il n’est plus question que de crise et de chômage. Un autre événement, diplomatique cette fois, marque aussi les prémices d’un nouveau monde : la visite secrète, à Pékin, d’Henry Kissinger, le conseiller du président américain Richard Nixon.Ce déplacement de juillet 1971 aboutit, un an plus tard, à la rencontre historique entre Mao Zedong et Richard Nixon, et au rapprochement entre les deux futures grandes puissances du XXIe siècle. Ce moment précis, Alain Peyrefitte, figure du gaullisme, le voit de près. Simple député après avoir été ministre de l’éducation nationale, il se trouve dans la capitale chinoise exactement une semaine après le passage de Kissinger.Lire aussi : Conversation avec Murong Xuecun Il s’agit du deuxième voyage en Chine de cet homme à poigne, ministre de l’information sous de Gaulle (on le surnomme « le censeur »), puis garde des sceaux sous Giscard. Il a appris à apprécier le pays avec son camarade de Normal Sup, le sinologue Robert Ruhlmann, puis lors de sa première visite en 1960. Cette fois, il y mène la première délégation de parlementaires français depuis le déclenchement de la Révolution culturelle en 1966, qui a plongé le pays dans le chaos et au bord de la guerre civile trois ans durant. Ce voyage de dix-neuf jours nourrira un livre : Quand la Chine s’éveillera… le monde tremblera. Le best-seller prémonitoire de l’été 1973.La Chine s’entrouvre, en effet. « AP », comme ses proches le surnomment, le sent, même si les luttes de pouvoir sont toujours en cours : dauphin de Mao Zedong, le maréchal Lin Biao a été liquidé ; il faudra attendre les morts successives de Zhou Enlai et de Mao, en 1976, pour voir la défaite des radicaux.L’équipée française comprend douze parlementaires – dont Maurice Papon, député du Cher, et Christian Poncelet, le futur président du Sénat, qui se souvient, plus de quarante ans après, du « nationalisme des Chinois » – et onze journalistes, dont Robert Guillain, du Monde. Ils visitent Pékin, Yan’an (bastion communiste situé dans le Nord) et Xi’an (où ils voient les guerriers de terre cuite de l’empereur Qin Shi Huangdi), la métropole industrielle de Wuhan, Shanghaï et Canton.Fascination et aveuglementUn parcours habituel pour les visiteurs de l’époque, et qui a produit un genre politico-littéraire, le « retour de Chine », où, à gauche comme à droite, se mêlent fascination et aveuglement. Du De la Chine, de la communiste italienne Maria-Antonietta Macciocchi, publié en français en 1971, jusqu’au surprenant La Vie en jaune. Sept jeunes giscardiens en Chine populaire, rédigé notamment par Jean-Pierre Raffarin, ces ouvrages, souvent bavards et terriblement vieillis, « à la fois en quête d’une certaine forme d’objectivité, mais aussi discours dominés par un ego omniprésent », comme le souligne l’universitaire François Hourmant, font défiler les mêmes usines, les mêmes interlocuteurs, les mêmes anecdotes et descriptions, comme celle, inévitable, d’une opération sous anesthésie par acupuncture.Alain Peyrefitte, lui, publie son livre deux ans après – il doit beaucoup aux conseils avisés de Robert Rulhmann. Il s’inscrit dans cette veine et comporte plus de vingt pages, très datées, sur la médecine traditionnelle. Par rapport à cette littérature, l’auteur affirme se situer entre les écrits les plus laudateurs et les plus critiques. « J’avais lu le manuscrit de Prisonnier de Mao, de Jean Pasqualini (qui décrivait le goulag chinois avec autant de précision que Soljenitsyne le goulag soviétique) ; j’avais lu Simon Leys, et aussi la littérature fanatiquement maoïste, comme celle de Maria-Antonietta Macciocchi, et j’essayais de me faire une idée entre ces extrêmes. La Chine que j’ai vue était-elle le paradis ou l’enfer ? J’aurais plutôt tendance à dire un purgatoire », expliquera-t-il à L’Histoire en 1994, cinq ans avant sa mort. « Il voulait un livre équilibré », confirme son fils, Benoît Peyrefitte.S’il ne passe pas sous silence les victimes du maoïsme, il place le pays à part au sein des dictatures socialistes : « On peut parcourir des milliers de kilomètres sans repérer de ces camps entourés de hauts murs et miradors, où est perché un soldat porteur de mitraillette, comme on en aperçoit dans les pays communistes d’Europe de l’Est. (…) Il est exagéré d’assurer, comme certains livres orientés, que la Chine n’est qu’un vaste camp de concentration. » Il vante un régime ayant donné à manger à son peuple qu’il rapproche de la population d’un immense « couvent », aspirant à la « servitude professionnelle, la dignité collective et la pauvreté revendiquée ».De ce gros ouvrage de près de 500 pages, écrit la nuit avec force tasses de café, deux points passeront à la postérité, le propulsant au statut de prophétie : l’affirmation que la Chine allait rapidement retrouver sa place de grande puissance (assertion qui n’occupe en réalité qu’un très court chapitre) et la description d’un pays héritier d’une civilisation millénaire traçant sa propre voie – qui ne saurait être transposable – et faisant fi du pluralisme politique et des droits de l’homme venus de l’Occident.Le livre est prêt dès l’hiver 1973, mais sa publication est repoussée après les élections législatives de mars, à la demande du président Georges Pompidou, afin de ne pas brouiller la campagne du parti gaulliste, dont Alain Peyrefitte est secrétaire général. Mais, dès sa sortie, c’est un succès. Son titre frappe les esprits. Emprunté, selon l’auteur, à Napoléon – même si aucun spécialiste de l’empereur n’a jamais retrouvé cette citation –, il peut expliquer une partie de l’engouement. Peyrefitte lui-même « a été surpris par le succès de ce livre », vendu à deux millions d’exemplaires et traduit en quinze langues, raconte son fils.Le sujet est également vendeur. La puissance asiatique séduit et fait peur à la fois. Pour preuve, l’étonnante comédie de Jean Yanne, film sorti en 1974, Les Chinois à Paris, qui joue sur la montée du « péril jaune ». Son scénario est lui aussi prophétique : les troupes d’occupation chinoises établissent leur quartier général… aux Galeries Lafayette ! Autre type de fascination : celle des intellectuels parisiens, comme Philippe Sollers et sa bande de la revue Tel quel, pour le maoïsme. Ils voient du côté de Pékin la terre bénie d’un socialisme pur et austère, une source d’inspiration plus revigorante que l’Union soviétique. L’Orient est rouge, et Mao un « phare ».Rares sont ceux qui, comme Simon Leys, pseudonyme du sinologue belge Pierre Ryckmans, expriment leurs réserves. Dans deux ouvrages devenus classiques Les Habits neufs du président Mao (1971) et Ombres chinoises (1974), l’auteur met en lumière les ravages d’une révolution qui n’a de culturelle que le nom, et dénonce les égarements de ses thuriféraires. Et si, dans Le Monde du 28 juillet 1973, l’écrivain René Etiemble salue dans l’ouvrage de Peyrefitte « un bilan intelligent et alerte »,ce sinisant conseille, pour mieux saisir les luttes politiques féroces, de lire Les Habits neufs du président Mao, car « Peyrefitte traite ici de la Chine en politicien conscient de ses devoirs d’Etat, et de ce qu’il doit à l’Etat dont il fait la politique ». L’analyse est fine.Ministre honniDu côté des sinologues, l’accueil est réservé. L’ancien ministre ne parle pas chinois : comment prétendre écrire un livre après moins de trois semaines sur place ? De plus, pour nombre de ceux qui pensent à gauche, il reste un ministre honni. Au moment de la parution, les militants de la Gauche prolétarienne, organisation maoïste interdite en 1970, sont envoyés en prison. Par ailleurs, le relativisme de Peyrefitte hérisse Simon Leys et ses amis, René Viénet et Francis Deron. Ce dernier, grand connaisseur de la Chine, journaliste à l’Agence France-Presse puis au Monde, ne cessera de ferrailler avec Peyrefitte.Après la victoire de la gauche en 1981, Peyrefitte se rend une fois par an dans l’empire du Milieu pour le compte du Figaro Magazine. « Ma résidence secondaire, c’est de passer l’été en Chine », aime-t-il à répéter. Il devient un « spécialiste » du pays dans les médias. Reçu par les dignitaires pour ses interviews – le premier ministre Li Peng, juste après la répression de Tiananmen en 1989, ou le numéro un Jiang Zemin en 1996 –, il devient un « vieil ami » de Pékin et des ambassadeurs chinois à Paris.Il publie d’autres livres sur la Chine, dont L’Empire immobile (1989) consacré à la mission anglaise de 1793 menée par George Macartney. Son discours sur le relativisme du modèle occidental est apprécié autant par le régime que par les milieux d’affaires français.Les plus critiques l’accusent d’être « complice » d’un régime qui a tiré sur ses étudiants en juin 1989. « Etre lucide n’est pas être complice. Prévoir n’est pas souhaiter. Personne ne souhaite plus que moi que notre idéal de liberté et de démocratie pénètre peu à peu en Chine »,écrit-il en 1992, en réponse à un article de Francis Deron sur un de ses livres.Si Leys penche pour les « dominés », Peyrefitte est fasciné par les « dominants », les hommes d’Etat, ses semblables. D’un côté, la critique implacable et lucide du pouvoir, de l’autre une « admiration distanciée », selon les mots de François Hourmant, pour un régime gouvernant un pays immense, le plus peuplé au monde (« 700 millions de Chinois et moi, et moi et moi », chante Jacques Dutronc en 1966). Roger Darrobers a été l’interprète de Peyrefitte au cours de plusieurs voyages en Chine dans les années 1980. Pour lui, celui-ci « a vu ce que la Chine allait devenir. Il souhaitait se placer à la hauteur d’un Tocqueville ».Quarante-quatre ans après la publication de Quand la Chine s’éveillera…, l’empire du Milieu est en passe de détrôner les Etats-Unis comme première puissance économique mondiale. Le régime communiste a su s’adapter. Peyrefitte a vu juste. Son buste a été érigé à l’université de Wuhan, dans le centre du pays, en 2002. Mais le « mouvement des parapluies » à Hongkong à l’automne 2014, quand la jeunesse s’est élevée contre Pékin, vient rappeler que les « dominés » n’ont pas dit leur dernier mot. Simon Leys et sa lucidité ne sont jamais très loin. A prophète, prophète et demi.Prochain article : Emmanuel ToddChanger le monde : tel est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui se tiendra les 25, 26 et 27 septembre à Paris. Retrouvez le programme sur Lemonde. fr/festival François Bougon Françoise, Manuela et les autres, épisode 11 Nelson Mandela, un héros africain pétri d’humanité Nelson Mandela prêtait toujours attention aux « invisibles », les cuisiniers, les femmes de ménage, les chauffeurs, les serveurs, ceux que le commun des mortels ignore généralement. Son incroyable mémoire lui servait aussi à se souvenir de détails concernant chaque interlocuteur. Il prenait des nouvelles du fils d’un journaliste qu’il avait su affligé d’un mauvais rhume. Il connaissait par leur prénom les enfants de ceux qui s’occupaient de son quotidien, à la présidence. Au reste, il avait insisté auprès du personnel qui avait servi ses prédécesseurs – du temps de l’apartheid – pour qu’il restât en fonction auprès de lui, après son élection. Un grand nombre de ceux qui avaient travaillé pour Frederik De Klerk avaient accepté.Dans « Un jour avec le président Mandela », un documentaire tourné en 1996 par Nicolas Hofmeyr, Gail, l’intendante blanche qui régnait sur la présidence depuis longtemps, le décrivait comme « un homme en harmonie avec lui-même », qui irradiait et apaisait ceux qui l’approchaient. « Mes enfants se sont aperçus que j’avais changé, disait-elle, c’est vrai. Je suis meilleure et plus sereine, et c’est à sa simple présence que je le dois. » Zelda La Grange avait commencé à travailler à la présidence sud-africaine au lendemain de l’élection de Mandela, comme dactylo. Celle qui allait devenir son assistante personnelle – et le resterait après son retrait de la vie politique – se souvient avec émotion de sa première rencontre avec lui, en août 1994.Il entre dans un bureau où elle se trouve et s’adresse à elle en afrikaans, sa langue maternelle, celle de l’oppresseur blanc. Elle est tellement surprise qu’elle ne comprend pas un mot de son propos. Il lui serre la main. Elle se met à trembler et à pleurer. Le premier président noir de l’histoire du pays rassure la jeune Afrikaner, garde sa main dans la sienne et l’interroge sur sa vie, ses parents, sa famille. Dans un entretien donné au quotidien britannique The Guardian en 2008, Zelda La Grange décrit ce moment et cette première conversation, précisant cependant qu’il ne s’agissait pas là d’un traitement spécial : « Il parlait à tous les membres du personnel de la présidence, Blancs ou Noirs, de la même manière, avec le même réel intérêt, les interrogeant simplement sur leur vie. »Nelson Mandela savait écouter. Il prenait mentalement des notes. Il était profondément pétri d’humanité. Il n’aimait pas qu’on le présente comme un saint ou un demi-dieu paré de toutes les vertus. Il se voulait un homme comme les autres, simple pécheur et pleinement responsable de ses erreurs. Il ressentait comme une culpabilité d’avoir fait souffrir son entourage en choisissant le combat politique, sacrifiant par là même sa vie familiale. Il était en prison quand sa mère et son fils aîné sont morts, sans qu’il puisse les mettre en terre.matricule 466/64Il avait eu très tôt conscience aussi de la rupture brutale que ce choix avait imposée à son épouse, Winnie, le grand amour de sa vie, et à leurs deux filles. Elle avait payé le prix fort pour être l’épouse de l’ennemi du régime et s’être engagée corps et âme contre l’apartheid. Elle avait été bannie à plusieurs reprises et séparée de ses enfants. Elle était devenue pour la population des ghettos noirs la « Mère de la nation », avec pour corollaire une vie déstructurée, jalonnée d’excès et d’actions répréhensibles dont elle aurait à répondre devant la justice. Nelson Mandela avait beaucoup souffert de ne pas pouvoir reprendre avec elle la vie de famille dont il avait tant rêvé pendant ses vingt-sept années d’incarcération, mais à chaque procès qui lui était intenté, il l’avait assurée d’un soutien indéfectible, assistant fidèlement à chacune des audiences, assis au premier rang du public.Nelson Mandela avait été très tôt certain d’avoir un rôle crucial à jouer dans la lutte contre l’oppresseur blanc et son régime d’apartheid. Il avait été condamné aux travaux forcés et à la réclusion perpétuelle le 12 juin 1964 après avoir revendiqué la responsabilité de faits qu’il ne pouvait avoir commis, voulant profiter du procès pour s’adresser au monde et faire valoir la justesse de sa cause : la lutte contre l’apartheid. Le lendemain, le matricule 466/64 entamait une nouvelle vie de reclus, dans le quartier de haute sécurité du bagne de Robben Island. Il avait choisi et décidé de prendre en main sa destinée.Il n’avait jamais cédé aux propositions du pouvoir blanc de l’élargir contre la promesse de se retirer du champ politique. Les événements allaient lui donner raison, puisque le 11 février 1990, Frederik De Klerk, le dernier président sud-africain blanc, le libérait et engageait avec lui des négociations au long cours sur le démantèlement de l’apartheid, le retour du pays dans le concert des nations et un avenir que Nelson Mandela voulait démocratique et multiracial. Quatre années plus tard, le premier président noir de l’histoire sud-africaine prêtait serment avec le monde pour témoin. Il allait diriger pour un unique mandat de cinq ans sa « Nation arc-en-ciel », avant de passer la main. Nelson Mandela affichait de profondes convictions humanistes. Il était animé d’une foi sincère et inébranlable en l’homme. Wonderful job, épisode 11 Pour buller ou pour voyager, la rédaction vous offre sa sélection de livres de la semaine.UN ROMAN : « Miniaturiste », de Jessie BurtonEn découvrant la maison de poupées datant du XVIIe siècle exposée au Rijksmuseum d’Amsterdam, la Britannique Jessie Burton s’est interrogée sur sa première propriétaire, Petronella Oortman, épouse d’un riche marchand de soie hollandais. Comment une femme avait pu consacrer tant d’argent et de temps à un tel objet ? Jessie Burton a alors l’idée de son premier roman. Quand Petronella arrive à Amsterdam pour la première fois dans la maison de l’homme qu’elle a épousé, Johannes Brandt, son mariage est considéré par tous comme une vraie chance. Mais « Nella » s’ennuie, entre les rares visites de son mari et une belle-sœur omniprésente. Ses distractions se résument à son perroquet et à sa maison de poupées, cadeau de mariage de son époux. Lorsqu’elle contacte un miniaturiste pour la meubler, la vie se teinte d’étrangeté. Les personnages et les meubles, parfaits et minuscules, donnent à la jeune femme les clés pour comprendre ce que cachent les habitants de la demeure Brandt. Miniaturiste reconstitue ainsi l’Amsterdam du Siècle d’or tout en lorgnant du côté du fantastique. Efficace et séduisant. Raphaëlle Leyris Miniaturiste (The Miniaturist), de Jessie Burton, traduit de l’anglais par Dominique Letellier, Gallimard, « Du monde entier », 506 p., 22,90 euros.UN CONTE PHILOSOPHIQUE : « Sexus nullus, ou l’égalité », de Thierry HoquetDans Sexus nullus, ou l’égalité, le philosophe Thierry Hoquet imagine, sous la forme d’un conte philosophique, les débats que provoquerait la proposition de supprimer la mention du sexe à l’état civil. C’est une idée simple mais nettement révolutionnaire que défend le personnage de ce récit, un certain Ulysse Riveneuve, candidat à la présidentielle. Des politiques en passant par les féministes et les homosexuels, cette initiative ne manque pas d’agiter les esprits. Elle repose sur un argument principal, désarmant au premier abord, à savoir que la mention du sexe ne sert tout simplement à rien. Et qu’elle assurerait à la longue l’égalité que la parité ne peut garantir. Sous une forme inattendue, Thierry Hoquet propose une réflexion réellement innovante. Jean-Louis Jeannelle Sexus nullus, ou l’égalité, de Thierry Hoquet, Ixe, « Prime », 174 p., 17 euros.UNE BD : « A boire et à manger. Du pain sur la planche », de Guillaume LongCela fait des années que vous cherchez à percer le secret de la pâte à muffins ? Que vous vous demandez comment faire manger des céleris à un enfant ? Que vous essayez – sans succès – de préparer une « vraie » quenelle ? Alors, procurez-vous le tome III d’A boire et à manger, déclinaison du blog du même nom que le dessinateur et gastronome Guillaume Long anime sur le site du Monde depuis 2009. Brillat-Savarin des temps numériques, notre gourmet pratique avec délectation l’art de l’autodérision pour mieux truffer ses recettes d’anecdotes (forcément croustillantes) sur l’origine et les propriétés des aliments. Sa « recette qui tue » (mixture d’ail et de mangue) ou encore son « crumble façon Crumb » (Robert, le dessinateur) mettront en appétit les « candides des cuisines ». Un régal, si l’on peut dire. Frédéric Potet A boire et à manger. Volume 3 : Du pain sur la planche, de Guillaume Long, Gallimard, 162 p., 22,50 euros. La famille Mifa, épisode 11 Michel Foucault va faire son entrée dans la Pléiade Michel Foucault va faire, bientôt, son entrée dans la Bibliothèque de la Pléiade. C’est le 5 novembre, a confirmé au Monde Gallmard, que paraîtront les deux volumes regroupés sous le titre Œuvres dans la prestigieuse collection.Figure de la philosophie des années 1960, historien, militant, titulaire d’une chaire au Collège de France, Michel Foucault est mort en 1984, à l’âge de 57 ans. Un peu plus de trente ans après sa mort, celui qui a écrit sur le pouvoir, la médecine ou la sexualité est célébré comme l’un des plus grands penseurs du XXe siècle. Il est aussi l’un des auteurs de sciences humaines les plus cités au monde. L’an dernier, ses archives, classées « trésor national » par le gouvernement français, ont été rachetées par la Bibliothèque de France.Auteur de plusieurs ouvrages à son sujet, c’est le philosophe Frédéric Gros qui dirige la publication des œuvres de Michel Foucault par la Pléiade. Histoire de la folie, Naissance de la clinique, Les Mots et les Choses, L’Archéologie du savoir, L’Ordre du discours, Surveiller et punir, les trois volumes de L’Histoire de la sexualité ainsi qu’une sélection d’articles vont ainsi être rassemblés.« Devenir un classique, c’est bien sûr ambigu dans le cas de Foucault, a expliqué Frédéric Gros au magazine Télérama. Il ne construisait pas son œuvre dans la perspective d’être réuni un jour en un tout, clos sur lui-même. Sa vision de l’écriture était différente, davantage située dans la discontinuité, la rupture, et dans le fait de privilégier les infra-écritures, les marges littéraires. »Lire aussi : Michel Foucault, la pensée en actions ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* Wonderful job, épisode 13 ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* Coquelicots d’Irak, épisode 15 ************************************************************* Galichot en campagne, épisode 14 ************************************************************* La famille Mifa, épisode 14 ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* Rentrée littéraire : un automne ouvert Le 9 juin, un même soupir de soulagement a parcouru les maisons d’édition françaises. Il a été poussé lorsque Isabelle Laffont, présidente de JC Lattès, a annoncé que Grey, quatrième tome de la ­série « Cinquante nuances », d’E. L. James, ne serait finalement pas ­publié le 10 septembre, comme indiqué initialement, mais le 28 juillet, pour « ne pas se mêler aux titres de la rentrée littéraire » – et éviter de venir torpiller leurs ventes. L’inquiétude montait d’autant plus dans le milieu éditorial que, depuis le mois de janvier, un autre mastodonte ­annoncé était programmé, pour cause de sortie mondiale, en pleine rentrée littéraire : Millénium 4, signé David Lagercrantz, qui paraîtra le 28 août chez Actes Sud.En 2014, la rentrée littéraire avait été phagocytée par la sortie surprise, le 5 septembre, de Merci pour ce moment, de Valérie Trierweiler (Les Arènes). Laissant peu de place aux ouvrages de littérature, à l’exception du Royaume, d’Emmanuel Carrère (POL), qui avait dominé les listes de meilleures ventes, devant les ouvrages ­sacrés en novembre par les prix, de Pas pleurer, de Lydie Salvayre (Seuil), à Terminus radieux, d’Antoine Volodine (Seuil). Or, les titres de la rentrée littéraire génèrent en moyenne 18 % de la valeur annuelle des ventes de fiction et grand format, selon l’Institut GFK.La publication avancée de Grey n’est pas le seul bon augure en cette rentrée. Les chiffres décrivent une légère embellie depuis le mois de décembre 2014, où le marché de la vente de livres a marqué une progression de 1 % d’après l’hebdomadaire spécialisé Livres Hebdo ; selon GFK, au premier trimestre, la hausse a été de 7,2 %, et s’est poursuivie les mois suivants – une série de chiffres comme le secteur n’en avait pas connu depuis 2009.Place aux autres talentsDans ce contexte, c’est une rentrée littéraire « prudente » qu’ont préparée les maisons d’édition françaises. Entre la mi-août et le mois d’octobre, ce sont 589 romans français et étrangers qui vont être publiés, contre 607 en 2014 (selon les décomptes de Livres Hebdo). Autre caractéristique de la saison : les « stars » sont en nombre suffisamment réduit pour laisser de la place aux autres talents.Du côté des têtes d’affiche, cette rentrée compte, comme les vingt-deux précédentes, un roman d’Amélie Nothomb, Le Crime du comte de Neuville, chez Albin Michel, qui publie également un autre pilier de son catalogue : Eric-Emmanuel Schmitt (La Nuit de feu). Les autres maisons publient aussi des auteurs « identitaires » : ainsi de Christine Angot chez Flammarion (Un amour impossible), d’Alain Mabanckou et Philippe Delerm, au Seuil (pour, respectivement, Petit Piment et Les Eaux troubles du mojito), de Jean-Philippe Toussaint chez Minuit (Football), de Delphine de Vigan chez JC Lattès (D’après une histoire vraie), de Mathias Enard (Boussole) pour Actes Sud, de Frédéric Beigbeder chez Grasset (Conversations d’un enfant du siècle) ou encore de Nicolas Fargues chez POL (Au pays du p’tit) – maison à laquelle Atiq Rahimi, Prix Goncourt 2008, fait une infidélité en publiant La Ballade du Calame à L’Iconoclaste. En littérature étrangère, le casting (composé de 196 titres, huit de moins qu’en 2014) compte de grands noms, de la Prix Nobel américaine Toni Morrison (Délivrances, Christian Bourgois) à l’Israélien David Grossman (Un cheval entre dans un bar, Seuil), en passant par Martin Amis (La Zone d’intérêt, Calmann-Lévy), Jim Harrison (Péchés capitaux, Flammarion), Nick Hornby (Funny Girl, Stock)… La palme du livre le plus longtemps attendu revient sans conteste à L’Infinie Comédie, de David Foster Wallace (L’Olivier), paru aux Etats-Unis en 1996.Cette rentrée littéraire est de celles que l’on dit « ouvertes » parce que les auteurs les plus célèbres n’éclipsent pas les autres, quadras ou jeunes quinquagénaires en passe de devenir des valeurs sûres de la littérature française. Ainsi de Simon Liberati, qui publie Eva (Stock) ; d’Agnès Desarthe et de Ce cœur changeant (L’Olivier) ; de ­Carole Martinez, qui propose La terre qui penche (Gallimard), ou de Charles Dantzig qui retrace une Histoire de l’amour et de la haine (Grasset)… La génération suivante aligne aussi de beaux talents. Comme Alice Zeniter, 29 ans, Prix du livre Inter 2013, qui revient avec Juste avant l’oubli (Flammarion), ou Tristan Garcia, 34 ans, qui publie 7 (Gallimard), sept ans après son premier roman très remarqué, La Meilleure Part des hommes. Notons qu’après avoir été en finale face à Emmanuel Carrère pour le Prix littéraire du Monde (lire ci-contre), avec La Condition pavillonnaire, Sophie Divry, 36 ans, fait de nouveau partie des auteurs en lice avec Quand le diable sortit de la salle de bain (Notabilia)… En lice pour le prix littéraire du « Monde » Qui succédera au Royaume, d’Emmanuel Carrère (POL) ? Dix ouvrages sont en compétition pour le troisième prix littéraire du Monde : Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion), La Septième Fonction du langage, de Laurent Binet (Grasset), Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier), Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry (Notabilia), Boussole, de Mathias Enard (Actes Sud), Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour (Gallimard), Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil), La Carte des Mendelssohn, de Diane Meur(Sabine Wespieser), Comme Ulysse, de Lise Charles(POL) et D’après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (JC Lattès). Le nom du lauréat, élu par un jury composé de journalistes du « Monde des livres » et du Monde, sera dévoilé dans l’édition du 10 septembre. Rentrée littéraire : sous le sceau du « vrai » Raphaëlle Leyris ************************************************************* Coquelicots d’Irak, épisode 16 Qui succédera au Royaume, d’Emmanuel Carrère (POL) ? Dix ouvrages sont en compétition pour le troisième prix littéraire du Monde : Un amour impossible, de Christine Angot (Flammarion), La Septième Fonction du langage, de Laurent Binet (Grasset), Comme Ulysse, de Lise Charles (POL), Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier), Quand le diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry (Notabilia), Boussole, de Mathias Enard (Actes Sud), Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour (Gallimard), Sauve qui peut la vie, de Nicole Lapierre (Seuil), La Carte des Mendelssohn, de Diane Meur (Sabine Wespieser) et D’après une histoire vraie, de Delphine de Vigan (JC Lattès). Le nom du lauréat, élu par un jury composé de journalistes du « Monde des livres » et du Monde, sera dévoilé dans l’édition du 10 septembre. ************************************************************* Galichot en campagne, épisode 15 ************************************************************* La famille Mifa, épisode 15 ************************************************************* Wonderful job, épisode 15 ************************************************************* La romancière Doris Lessing espionnée durant 20 ans par les Britanniques La romancière britannique Doris Lessing, prix Nobel de littérature en 2007, a été placée sous la surveillance du renseignement britannique pendant plus de vingt ans en raison de ses convictions communistes et de son engagement contre le racisme, révèlent des archives déclassifiées, rendues publiques vendredi 21 août.Morte en 2013 à l’âge de 94 ans, la romancière a attiré l’attention des agents du renseignement dès 1943 en Rhodésie du Sud, l’actuel Zimbabwe qui était alors colonie britannique, où elle a grandi. Elle est restée sur le radar du contre-espionnage jusqu’en 1964.Le dossier qui la concerne comporte cinq volumes, reversés aux Archives nationales. L’un des premiers mémos la concernant date de 1944 et porte sur les réunions du Left Book Club qu’elle animait avec son deuxième mari, Gottfried Lessing, un communiste allemand, à Salisbury, aujourd’hui Harare.« La plupart des sujets de discussion se terminent habituellement par des diatribes antibritanniques, anticapitalistes et anti-impérialistes », écrit le rédacteur de la note, employé au ministère de l’armée de l’air.« L’exploitation coloniale est son thème de prédilection »Après son arrivée à Londres, en 1949, Doris Lessing continue d’être dans le viseur des services de renseignement. Le MI6, service du renseignement extérieur, s’intéresse de très près à la visite qu’elle effectue en 1952 en Union soviétique avec une délégation d’écrivains marqués à gauche.Son engagement contre le racisme et l’impérialisme y est tout particulièrement observé. « L’exploitation coloniale est son thème de prédilection et elle en est presque arrivée à être irresponsable dans ses déclarations, prétendant que tout ce qui est noir est formidable et que tous les hommes blancs et tout ce qui est blanc sont mauvais », peut-on lire dans le compte rendu de cette visite.Le dossier Lessing contient la copie de plusieurs de ses cartes de membre du Parti communiste de Grande-Bretagne dans les années 1950. Un rapport de janvier 1956, transmis au MI5, service de renseignement responsable de la sécurité intérieur, par une unité spéciale de la police de Londres, souligne que « son appartement est fréquemment visité par des individus de diverses nationalités, dont des Américains, des Indiens, des Chinois et des Nègres ».Et le rédacteur, relevant que des « couples apparemment non mariés » figurent parmi de ses visiteurs, conclut avec gravité : « Il est possible que cet appartement serve à des pratiques immorales. »La surveillance se relâche cette même année 1956 lorsque Doris Lessing rompt avec le Parti communiste pour protester contre l’intervention des forces soviétiques en Hongrie, même si des mémos continuent d’être versés à son dossier jusqu’en 1964. Françoise, Manuela et les autres, épisode 15 ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* Coquelicots d’Irak, épisode 17 ************************************************************* Galichot en campagne, épisode 16 ************************************************************* ************************************************************* Pourquoi le tome 4 de « Millénium » fait l’objet d’appels au boycott Wonderful job, épisode 16 ************************************************************* Françoise, Manuela et les autres, épisode 16 ************************************************************* ************************************************************* Le neurologue et écrivain Oliver Sacks est mort Le neurologue Oliver Sacks, auteur du succès planétaire L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, est mort dimanche chez lui à New York des suites d’un cancer, selon son assistante citée par le New York Times. Il avait 82 ans.Le médecin britannique avait révélé en février dans une tribune dans le New York Times intitulée « Ma propre vie » qu’il souffrait d’un cancer en phase terminale. « Il y a un mois, je me sentais en bonne santé, en très bonne santé, même, écrivait le médecin âgé de 81 ans dans le quotidien américain. Mais ma chance a tourné. Il y a quelques semaines, j’ai appris que les métastases s’étaient multipliées dans mon foie. »Il y a neuf ans, Oliver Sacks avait été soigné pour une forme rare de mélanome qui lui avait fait perdre l’usage d’un œil. « Je suis reconnaissant d’avoir pu vivre neuf ans en bonne santé depuis que le premier diagnostic a été établi, mais maintenant je vois la mort en face », expliquait-il avant de développer sa philosophie de vie. Avec sérénité, il expliquait se sentir « intensément vivant ». « Je dois maintenant choisir comment vivre les mois qu’il me reste. Je veux vivre de la façon la plus riche, la plus profonde, la plus prolifique qui soit », assurait-il.Lire aussi : Oliver Sacks, le voyant Oliver Sacks a passé la plus grande partie de sa vie à étudier des patients souffrant de troubles neurologiques, notamment l’autisme et le syndrome de Tourette.Il s’est fait connaître en 1973 avec son livre L’Eveil, dans lequel il exposait le cas de patients qui souffraient d’« encéphalite léthargique », une forme de « maladie du sommeil » dont le neurologue les sortait grâce à un médicament. Son livre a ensuite été adapté au cinéma en 1990 avec Robin Williams et Robert DeNiro.Mais c’est sans doute L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau qui lui a valu son plus grand succès de librairie. Il y décrivait les affections les plus singulières qu’il avait rencontrées chez ses patients.Lire aussi : La maladie de ceux qui ne reconnaissent pas les visages La réponse du « Monde » aux attaques de Michel Houllebecq ************************************************************* ************************************************************* Le Goncourt des lycéens attribué à Delphine de Vigan, déjà lauréate du Renaudot Delphine de Vigan, lauréate du Renaudot 2015, s’est vue attribuer le Goncourt des lycéens, mardi 1er décembre, à Rennes, pour son roman D’après une histoire vraie. Le président du jury des lycéens, Corto Courtois, lui a annoncé la nouvelle par téléphone. « Merci, je suis très heureuse et très surprise, merci beaucoup aux lycéens qui ont voté pour moi. C’est un très beau prix », a commenté Delphine de Vigan.Quelque 2 000 élèves de 53 lycées, issus de classes de seconde, première ou terminale, généralistes ou professionnelles, ont eu deux mois pour lire quatorze romans sélectionnés par l’Académie Goncourt, qui a, elle, décerné son prix à Mathias Enard pour Boussole, le 3 novembre. Fatima Mernissi, une lumière arabe s’est éteinte au Maroc Par Youssef Ait Akdim (contributeur Le Monde Afrique) La sociologue et écrivaine marocaine Fatima Mernissi. Crédits : DR Elle s’est éteinte en silence, elle qui emplissait le monde de son rire, de son charisme et de la hardiesse de ses propos. La sociologue et écrivaine marocaine Fatima Mernissi est décédée, tôt, lundi 30 novembre, à Rabat. Une disparition regrettée par les nombreux amis et élèves de cette figure complexe, à la fois universitaire et militante féministe, et qui a inspiré des profils variés, de la journaliste américano-égyptienne Mona Eltahawy à la figure de proue du féminisme musulman, Amina Wadud.Pour s’être saisie avec courage des grandes questions de société – féminisme, islam et modernité –, Fatima Mernissi était devenue, d’abord au Maghreb puis au-delà, une icône pour toute une génération d’intellectuels. « Je suis née en 1940 dans un harem à Fès, ville marocaine du IXe siècle, située à 5 000 km à l’ouest de La Mecque, et à 1 000 km au sud de Madrid, l’une des capitales des féroces chrétiens », écrit-elle en incipit de son best-seller Rêves de femmes, une enfance au harem (Albin Michel/Le Fennec, 1994, le Livre de Poche, 1998). La femme est l’avenir du monde arabe Cette œuvre résolument fictionnelle tisse les fils de la mémoire en évoquant une multitude de figures féminines hautes en couleur. Dans la lignée assumée des Mille et une nuits, Mernissi y mêle le récit, par moments autobiographique, et des réflexions sociologiques par la bouche d’une fillette découvrant sa place dans le monde et, surtout, les frontières (hûdûd) fixées par une société patriarcale. Originellement écrit en anglais, l’ouvrage est traduit en vingt-cinq langues. Rêves de femmes consacre la carrière originale d’une sociologue sortie des sentiers battus de l’université.Au service de « la liberté, la création, l’amour »Après des études de lettres à Rabat, elle décroche une bourse pour la Sorbonne puis obtient en 1974 un doctorat de sociologie à l’université américaine de Brandeis (Massachusetts). L’année suivante, elle tire de sa thèse une première publication, Beyond the Veil, qui s’impose rapidement aux Etats-Unis comme un classique des cultural studies. Sa thèse : les profondes entraves à la liberté des femmes dans les pays dits « islamiques » ne trouvent pas tant leur origine dans les sources scripturaires que dans des formes de contrôle théorisées dans un second temps de l’islam, notamment sous la dynastie des Omeyyades.Mernissi retourne ensuite enseigner la sociologie à l’université Mohammed-V de Rabat. Elle y côtoie les principales figures de l’avant-garde intellectuelle, dont Abdelkébir Khatibi, qui la présente au poète Mohammed Bennis. « Elle a brillé bien au-delà de la sociologie, car elle a ouvert des fenêtres vers la culture arabe et islamique, témoigne le poète, ému de cette disparition. « Vous me l’apprenez », confie-t-il, au téléphone depuis la Chine, où il est en déplacement. Fatima Mernissi Crédits : Courtesy of De Geus Fatima Mernissi aimait aussi courir le monde, de conférences en cérémonies. En 2003, l’intellectuelle reçoit le prix Prince des Asturies – le Nobel espagnol – que lui remet alors le prince Felipe, pas encore souverain. Cette large reconnaissance n’empêche pas des moments plus douloureux, une solitude parfois, qui semblent avoir été moteur dans son écriture et son engagement civique. La parution, en 1987, de son livre Le Harem politique (Albin Michel, 2010), l’expose à la vindicte des islamistes marocains et de certains oulémas. La sociologue y plaide, après avoir démontré qu’il a été falsifié, une réappropriation du message du prophète Mahomet, qu’elle oppose à la « misogynie » de son successeur, le calife Omar. « En tant que femme, Fatima a toujours bataillé pour revendiquer sa place dans la culture marocaine, et plus largement dans le référentiel arabo-musulman. Elle y a défendu la liberté, la création, l’amour », insiste Mohammed Bennis. Samar Badawi, l’effrontée de l’Arabie saoudite A partir des années 1990, Mernissi s’engage dans la vie associative au Maroc. L’écrivaine reconnue anime des ateliers d’écriture avec des amateurs, des militants des droits humains, d’anciens prisonniers des « années de plomb » marocaines (années 1960 à 1980), des journalistes. Tous se sentent aujourd’hui orphelins. Comme Fadma Aït Mous. Cette politologue a été la dernière à l’interroger longuement pour son ouvrage cosigné avec Driss Ksikes, Le Métier d’intellectuel. Un recueil de dialogues avec quinze penseurs du Maroc qui a reçu le prix Grand Atlas le 20 novembre, à Rabat. « J’ai rencontré Fatima en 2008, se souvient Fadma Aït Mous. A moi qui voulais l’interviewer, elle m’a orienté vers mes origines. Par son humilité, elle incarne la générosité, la curiosité intellectuelle, la joie de vivre et la capacité de s’émerveiller au quotidien des petits fourmillements de la vie sociale. »Le legs de Fatima Mernissi paraît immense. Fadma Aït Mous en retient « une grande maîtrise du patrimoine musulman, un travail étymologique minutieux où elle décèle des formes de modernité et dans lequel elle puise l’essence d’un islam cosmique, remède contre la peur et les cloisonnements territoriaux des temps présents ». Mort du mangaka Shigeru Mizuki, raconteur de l’indéchiffrable Le monde des yôkaï, ces petites créatures surnaturelles issues de l’imaginaire collectif nippon, est en deuil. Il vient de perdre l’un de ses principaux démiurges : Shigeru Mizuki, mort lundi 30 novembre, à l’âge de 93 ans. Il était l’un des auteurs de manga les plus vénérés au Japon. Son œuvre, d’une simplicité n’ayant d’égale que son exigence, mêle chronique familiale et histoire contemporaine, réflexions philosophiques et envolées fantastiques. Elle raconte également, en creux, les mutations du Japon au XXe siècle à travers une série d’albums autobiographiques où l’humour le dispute au tragique.De son véritable nom Shigeru Mura, Mizuki naît en 1922 à Kohama, près d’Osaka. Son enfance, qu’il a toujours considérée comme la période la plus heureuse de sa vie, va jouer un rôle prépondérant dans la construction de son imaginaire. Il n’est encore qu’un garçonnet quand une femme de ménage surnommée NonNonBâ l’initie à un univers peuplé de lutins et de monstres dont il fera bien plus tard un récit truculent et universel, précisément intitulé NonNonBâ (Cornélius, 2006), qui recevra le prix du meilleur album de l’année au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2007. Enrôlé dans l’armée impériale en 1942, il est envoyé dans la jungle de l’actuelle Papouasie-Nouvelle-Guinée, que le Japon vient d’envahir. A la suite d’un bombardement, il perd son bras gauche, celui avec lequel il écrit et dessine. Fait prisonnier, il intègre un peuple autochtone, les Tolai, à la faveur d’un mariage. Il revient néanmoins au Japon à la fin de la guerre et rejoint l’université des beaux arts de Musashino (préfecture de Tokyo). Ayant appris à dessiner de la main droite, il se lance alors dans l’art du kamishibai, ce théâtre ambulant où des narrateurs racontent des histoires en faisant défiler des images. C’est à cette époque qu’il prend le pseudonyme de Mizuki, hérité du nom d’une auberge qu’il dirigeait en parallèle, le Manoir Mizuki.Ces activités ne lui permettant guère de gagner sa vie, il part pour Tokyo afin d’y devenir mangaka dans le secteur de la bande dessinée d’horreur. Ses premières séries s’appellent Rocket Man (1957), Yûrei Ikka ou encore Kitaro le repoussant (1959), son manga le plus célèbre à ce jour, qui sera adapté en anime, en film et en jeu vidéo. Alors qu’il a rejoint les rangs de la revue avant-gardiste Garo, de nombreuses œuvres suivront, notamment une biographie d’Adolf Hitler et un exutoire antimilitariste traduit en français sous le titre Opération mort (Cornélius, 2008), dans lequel il raconte l’horreur de la guerre du Pacifique, sur fond de maladie, de gabegie militaire et de suicide collectif. Lauréat de très nombreux prix et distinctions, notamment l’Ordre du Soleil levant, Shigeru Mizuki a également entrepris, dans les années 1990, de raconter son existence dans un long récit en trois volumes, tout simplement appelé Vie de Mizuki (Cornélius). Un « chef d’œuvre », nous disait récemment Riad Sattouf, l’auteur de L’Arabe du futur (Allary), quand on lui demandait d’évoquer un genre qui lui est cher en bande dessinée : l’autobiographie. « Mizuki fut l’un des premiers au Japon à s’y être essayé, à une époque où il n’était pas forcément bien vu de raconter sa vie, souligne son éditeur français, Jean-Louis Gauthey, le patron de Cornélius. Toutes ses histoires, qu’elles soient autobiographique, humoristiques, fantastiques ou historiques, sont traversées par cette même curiosité pour la façon dont la vie et la mort s’unissent dans un monde indéchiffrable. »Lire aussi : « L’Arabe du futur » de Riad Sattouf : autopsie d’un succès Mort de l’écrivain israélien Amir Gutfreund Ancien colonel de l’armée de l’air israélienne, l’écrivain Amir Gutfreund est mort d’un cancer, vendredi 27 novembre, dans un hôpital de Haïfa. Père de trois enfants, remarié à une libraire après le décès de sa première femme (d’un cancer, en 2011), il avait 52 ans.Né à Haïfa en 1963, Amir Gutfreund est le fils de deux ouvriers rescapés de la Shoah. Son enfance heureuse, mais nimbée de mystères et de secrets, lui inspire largement son premier roman, Les gens indispensables ne meurent jamais (Gallimard, 2007), publié en Israël en 2000 sous le titre Shoah shelanou (« Notre Shoah »). Un livre remarquable, dur et drôle à la fois. Son narrateur, Amir, 12 ans, au lieu de jouer au foot et de se préoccuper des filles, est hanté par toutes les questions qu’il n’ose poser, et celles qui restent sans réponse. C’est que, comme on ne cesse de lui répéter, la Shoah n’est pas une affaire d’enfants. Mais il s’entête et mène l’enquête, interrogeant voisins et personnes âgées. Quand les langues commencent à se délier, il décide de tout consigner, pour faire revivre tous ces gens, tous ces lieux et toute cette culture disparus. Salué par la critique, couronné par le prix Sapir (équivalent du Goncourt en Israël), ce premier roman, selon son éditeur en France, Jean Mattern, « a marqué un tournant dans la littérature israélienne, parce que c’était la première fois que l’on abordait frontalement la Shoah avec humour. D’ailleurs, ce qui caractérisait avant tout Amir, c’était son humour incroyable ». Humour et HolocausteJean Mattern se souvient de sa première rencontre, il y a une dizaine d’années, lors de la Foire du livre de Jérusalem, avec celui qui s’était engagé dans l’armée après ses études de mathématiques : « Je ne l’avais jamais vu, et il est arrivé dans le lobby de l’hôtel où nous avions rendez-vous, vêtu de son uniforme de l’armée de l’air, qu’il allait quitter quelques jours plus tard. Il m’a dit : “j’ai mis mon uniforme rien que pour voir la tête que tu ferais” ! » Son deuxième livre – The World a Moment Later, un recueil de nouvelles non traduit – traite à nouveau de l’Holocauste avec humour : « Même si je devais écrire un manuel d’utilisation pour machines à laver, il y aurait toujours de l’humour et toujours l’Holocauste. Je ne peux pas faire autrement. Cela fait partie de moi », a-t-il expliqué dans la presse israélienne.C’est encore l’humour qui caractérise le roman que les éditions Gallimard devraient publier en 2017 : un ouvrage à la trame presque policière, selon son éditeur, et « fortement imprégné de Bruno Schulz, son écrivain fétiche ». Au début de l’année 2015, est paru en France Pour elle, volent les héros, merveilleuse chronique douce-amère d’un pays en train de se construire, entre-deux-guerres, dans les cités ouvrières de Haïfa des années 1970.La vie et ses enchantementsPeut-être que l’une des raisons pour lesquelles ce grand écrivain n’est pas très connu en France est qu’il quittait rarement les collines de Galilée où il vivait, pour livrer ses considérations politiques. Pourtant, en 2009, il avait écrit une tribune dans Le Monde, à l’occasion de l’arrivée au pouvoir de la droite israélienne. Cet homme de gauche, voulant « la paix à tout prix », s’y disait peu surpris par les dernières élections. Et notait : « Un changement profond s’est récemment opéré […] je veux parler de l’intégrisme islamique […] Des pans entiers de la population palestinienne croient désormais dur comme fer les promesses d’un djihad mondialisé. [… Le conflit] a changé de bases, et, je le déplore, une grande partie des pacifistes, dans notre région et partout ailleurs dans le monde, n’a pas vraiment pris conscience du tour de passe-passe auquel s’est livrée ici l’Histoire ».Avant de mourir, Amir Gutfreund aura eu le temps de relire les épreuves de son prochain livre, le septième, qui paraîtra en Israël en janvier 2016. Celui qui est l’un des écrivains les plus appréciés en Israël déclarait au journal Maariv en 2014 : « J’ai toujours considéré la mort avec humour et curiosité. J’entretiens un lien fort avec la vie et ses enchantements en dépit du Mal, des difficultés et de l’horreur. La mort de proches, ou la mort qui a frappé ma famille à l’époque du génocide, a eu une grande influence sur mon écriture, mais je n’y verrais pas un thème central, ni de mon œuvre ni de ma vie. » Emilie Grangeray Face à « l’hystérie », Michel Onfray renonce aux interventions médiatiques Le philosophe Michel Onfray a renoncé à publier en France un essai sur l’islam, a fait savoir, vendredi 27 novembre, l’éditeur Grasset.« Michel Onfray, convaincu qu’aucun débat serein n’est plus possible en France au sujet de l’islam dans le contexte actuel, renonce à publier  “Penser l’islam”,  comme prévu au mois de janvier 2016. »Grasset précise que ce livre « paraîtra à l’étranger, mais l’auteur a pris la décision de surseoir sans date à sa publication en France ». Penser l’islam était annoncé comme un livre d’entretien entre le philosophe et la journaliste algérienne Asma Kouar.Lire aussi : Des intellectuels à la dérive ? « Commenter les commentaires, ça ne m’intéresse pas »Michel Onfray a également annoncé au Point, vendredi, qu’il s’imposait une diète médiatique pour ne pas entretenir « l’hystérie » que suscitent ses prises de position. Dans la foulée, il a fermé son compte Twitter.« J’en ai assez que mes tweets soient plus importants que mes livres. Je veux retourner dans mon bureau. Commenter les commentaires, ça ne m’intéresse pas. »Dans la cinquième vidéo de revendication des attentats de Paris et de Saint-Denis, l’organisation Etat islamique a repris des extraits d’interview de M. Onfray, dont un dans lequel il appelle à « cesser de bombarder les populations musulmanes sur la totalité de la planète ». Interrogé sur l’utilisation de son discours, il a dit qu’« on est toujours instrumentalisé par tout le monde ». « Charlie » après « Charlie », l’humour résiste A Charlie Hebdo, les dessinateurs abattus le 7 janvier par les frères Kouachi étaient aussi connus, isolément, que le titre auquel ils collaboraient. Comme en témoignent une multitude de parutions, leur talent est toujours vivace. Qu’ils sont bêtes et méchants, dangereux aussi, ceux qu’ils croquent ! Face à eux, ces humanistes possèdent toutefois une arme assassine : l’humour noir qui, s’il ne résiste pas aux balles, résiste au temps et à l’oubli. Oui, on peut rire de tout, de la mort, du cancer, du fanatisme religieux, des attentats, et même de l’esprit #Charlie. Une soif de liberté et de révolte ravivée au lendemain de la tragédie du 13 novembre. « “Charlie Hebdo”. Tout est pardonné » (Collectif)Sinistre ironie du sort. Inaugurée sous de tragiques auspices, l’année 2015 aura eu le mérite d’encourager à (re) découvrir les chroniqueurs féroces de l’actualité formant sa rédaction. Soit un florilège de dessins rassemblés, ici, par thématiques : l’économie, la vie culturelle et éditoriale, le milieu sportif, l’obscurantisme religieux, les horreurs de Daech… Cinq chapitres consacrés respectivement à Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski, disparus le 7 janvier, permettent de vérifier combien leur style était singulier, à la fois très lisible et d’une esthétique sophistiquée. L’une des dernières créations de Charb, parue dans cette même édition, est titrée : « Toujours pas d’attentat en France ». En dessous, un djihadiste armé d’une kalachnikov objecte : « Attendez ! On a jusqu’à fin janvier pour présenter ses vœux. » Les survivants (Babouse, Catherine, Coco, Dilem, Félix, Foolz, Gros, Juin, Luz, Pétillon, Riss, Schvartz et Willem) racontent, eux, la mobilisation nationale vite fissurée par les polémiques, puis le barrage de Sivens, le drame des migrants… En ce sens, l’album Tout est pardonné, référence au dessin de Luz en « une » du numéro des survivants, tient autant de l’hommage que de l’héritage. « Charlie Hebdo ». Tout est pardonné, Les Echappés, 184 p., 22 €. « De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives », de Jane Weston Vauclair et David VauclairJane Weston Vauclair, historienne britannique de la culture française, est la première universitaire du monde à avoir soutenu une thèse de doctorat sur Hara-Kiri et Charlie Hebdo en 2010. Dans cet essai qu’elle cosigne avec son mari, David Vauclair, politologue français, sont expliqués avec clarté et moult encadrés : la genèse des deux Charlie Hebdo (le premier ayant paru entre 1970 et 1982, le second à partir de 1992), les évolutions éditoriales, les assignations en justice, la mise en perspective de l’attentat (leurs auteurs et leurs soutiens), ce que dit la loi en matière de liberté d’expression, les débats de société soulevés par la tragédie, l’impact de celle-ci dans le monde entier, la postérité de Charlie Hebdo après le 7 janvier… Avant cette date, cette réserve de Mohicans était, rappelle cet essai, une fille de Mai 68, rescapée des procès, des interdictions et des fâcheries, ainsi que l’unique survivance d’une tradition satirique et anticléricale jadis vivace. De Charlie Hebdo à #Charlie. Enjeux, histoire, perspectives, de Jane Weston et David Vauclair, Eyrolles, 272 p., 16 €. « Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité », de CabuPorter la plume dans les plaies : les racistes, les fachos, les ­machos, les dévots, les sportifs dopés, les va-t-en-guerre, les pollueurs… Dessinateur de presse dès l’âge de 16 ans, Jean Cabut, dit Cabu (1938-2015), fut l’un des pionniers de la BD reportage. Inventeur du Grand Duduche, il avait, en 1974, donné naissance à un autre archétype : le Beauf, moustachu bedonnant, bas de plafond et sans vergogne. Vingt ans plus tard lui succédera le Nouveau Beauf, pubard pourvu d’un catogan, d’une barbe de trois jours et, comme son ancêtre, d’une bonne couche de connerie. Durant six décennies, que l’album Toujours aussi cons ! retrace en 300 dessins, Cabu a ­déployé un art du trait sans égal pour commenter l’actualité et en caricaturer les protagonistes. Même septuagénaire, « l’éternel ado » surprenait ses cadets par son art du raccourci dévoilant la bassesse ou l’hypocrisie de son sujet : patron, dirigeant, fanatique. « Il était, écrit Riss, l’actuel directeur de Charlie Hebdo, la référence de tous les caricaturistes. (…) Ils attendaient l’œil de Cabu. » Lui-même l’admettait : par ses dessins, il réglait ses comptes, vengeant les déshérités. Tels ces pauvres découvrant, au matin du 25 décembre, de simples bons pour un ressemelage, derrière leurs souliers. Chez Cabu, le rire surgit du sens foudroyant de la collision. Toujours aussi cons ! 300 dessins toujours d’actualité, de Cabu, Cherche-Midi, 302 p., 18,90 €. Signalons, du même auteur, la parution du Nouveau Beauf. L’intégrale, Michel Lafon, 200 p., 24,95 €. « Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux », de TignousDepuis qu’une association catholique proche du Front national l’avait traîné en justice, Bernard Verlhac, dit Tignous (1957-2015), se passionnait pour les tribunaux. Titulaire de la carte de presse judiciaire, le dessinateur avait ainsi suivi le procès d’Yvan Colonna, en 2007. Ce qui avait donné lieu à un ­album (Prix France Info de la BD d’actualité et de reportage 2009), coécrit par le journaliste politique Dominique Paganelli, que Glénat vient de rééditer. Dans Murs… murs, la vie plus forte que les barreaux, BD de reportage dans cinq établissements pénitentiaires, préfacée par la garde des sceaux, Christiane Taubira, Tignous restitue la constellation d’hommes et de femmes (détenus, gardiens, avocats, médecins ou visiteurs) qui se croisent dans les prisons. Les croquis sont annotés de propos recueillis, placés entre guillemets, sur la peur, la solitude, le quotidien, etc. A la prison pour femmes de Rennes, une mère de famille, assise sur son lit, raconte son « tourisme pénitentiaire ». A Fleury-Mérogis, un détenu confie, devant les douches collectives, très sales, où se commettent des viols, que le carrelage cassé est une arme pour se suicider. Plus que des tranches de vie, ce sont là des instantanés, infiniment saisissants. Murs… murs. La vie plus forte que les barreaux, de Tignous, Glénat, 120 p., 25 €.Signalons, du même auteur, la parution en poche de Tas de riches, Folio, « BD », 144 p., 7,65 €, et de Tas de pauvres (idem), ainsi que la parution de l’anthologie Tignous, Chêne, 240 p., 35 €. Galichot en campagne, épisode 28 Afin de renouveler l’offre des strips de La Matinale, deux séries, « Galichot en campagne » et « Wonderful Job », vont être mises entre parenthèses à partir de la semaine prochaine. Leurs auteurs, Fabcaro et Jacques Azam, seront de retour dans six mois. Françoise, Manuela et les autres, épisode 27 « Last Hero Inuyashiki » : un manga où M. Tout-le-Monde devient un cyborg-héros C’est un manga qui commence comme la série Breaking Bad mais prend vite la tangente. Dans Last hero Inuyashiki, dont le tome 2 vient de paraître en France aux éditions Ki-oon, l’auteur Hiroya Oku pose la question sans détour : que ferait un humain considéré comme faible et raté s’il disposait soudain de superpouvoirs ? Un angle certes éculé de la science-fiction, que l’on laisserait vite de côté si Oku n’était pas l’auteur de l’excellente série Gantz.Last hero Inuyashiki s’ouvre sur le quotidien bien ordinaire d’Ichiro Inuyashiki, 58 ans, employé de bureau fauché comme les blés. Sa femme et ses enfants ne le respectent pas, lui parlent à peine et les autres le traitent comme un vieillard. Pour finir, Inuyashiki apprend qu’il est condamné à une mort certaine quand son médecin lui diagnostique un cancer foudroyant. Alors qu’il erre un soir ivre de chagrin, il est frappé par une lumière aveuglante provenant d’un vaisseau extraterrestre. A son réveil, il se découvre en bonne santé et totalement guéri de sa maladie. Et pour cause : sous la chair de ce bon vieux Inuyashiki, ce ne sont plus des os et des muscles, mais tout un arsenal mécanique et électronique – notre héros est désormais un cyborg. Mais il n’est pas seul à avoir subi cette étrange transformation. Hiro Shishigami, un lycéen sans histoire, a été frappé le même soir. Mais si Inuyashiki décide de mettre ses nouvelles capacités au service des autres, l’adolescent, lui, préfère en tirer profit.Crayonné et modélisation 3DHiroya Oku dresse un portrait violent et amer de la société japonaise contemporaine gangrenée par l’obsession de la réussite personnelle, l’égoïsme et le mépris envers les plus faibles. Une thématique déjà omniprésente dans sa série phare Gantz, un manga pour jeunes adultes qui raconte le combat sans merci de personnes mortes accidentellement puis ressuscitées à Tokyo, qui sont forcés à s’entretuer. Pour une téléréalité, une expérience secrète ? Le purgatoire ? Qui sait. Le manga a été adapté au cinéma en 2011.Plus simpliste et manichéenne dans son démarrage que sa précédente saga à succès, la nouvelle réalisation d’Hiroya Oku séduit toutefois par un travail d’orfèvre dans le dessin, en particulier la mécanique des cyborgs et les décors au crayonné très réalistes. Oku s’appuie sur une technique de modélisation 3D pour réaliser ses planches, sa marque de fabrique depuis les années 2000.« C’est à l’époque du développement de son titre 01 - Zero One [manga qui paraît un an avant Gantz] qu’Hiroya Oku aurait débauché un ami qui travaillait dans la conception 3D. Il souhaitait que celui-ci devienne son assistant et l’aide à développer les édifices qu’il voulait voir apparaître dans son manga avec la 3D. En effet, il n’arrivait pas à décrire correctement l’univers futuriste qu’il avait en tête à ses assistants qui finissaient par faire des choses qui n’avaient rien à voir avec l’idée de l’auteur et surtout qui n’étaient pas homogènes puisque chacun y allait de sa petite interprétation », explique au Monde Ki-oon, son éditeur français.Pour autant, Oku reconnaît qu’il ne peut se passer du crayon : la 3D reste un outil pour les armes, les bâtiments, les mouvements ou les explosions mais ne remplace pas la manière traditionnelle de dessiner.La série est toujours en cours d’édition au Japon, le tome 5 venant de paraître. En France, elle a démarré début septembre et devrait compter dix ou douze volumes selon son éditeur. Le deuxième épisode est en librairie depuis le 12 novembre.Last Hero Inuyashiki, de Hiroya Oku, tomes 1 & 2, éditions Ki-oon, 7,90 euros. Le prix Interallié attribué à Laurent Binet Le prix Interallié a été attribué, jeudi 12 novembre, à La Septième Fonction du langage, de Laurent Binet (Grasset). Les trois autres romans en lice étaient Histoire de l’amour et de la haine, de Charles Dantzig (Grasset), Echapper, de Lionel Duroy (Julliard), et La Petite Femelle, de Philippe Jaenada (Julliard).Déjà récompensé au tout début de la rentrée littéraire par le prix du Roman Fnac, La Septième fonction du langage est le roman narquois d’une génération d’intellectuels dont Roland Barthes, Michel Foucault ou Jacques Derrida furent des figures emblématiques.Mêlant polar historique et farce philosophique, Laurent Binet imagine que Roland Barthes, renversé par une camionnette en 1980, fut en réalité victime d’un complot meurtrier. Une enquête potache et irrévérencieuse qui relance le débat sur la manière dont les nouvelles générations peuvent recueillir le legs de ces glorieux penseurs, encore si présents, si précieux, si pesants parfois.Notons que le prix est attribué à Laurent Binet le jour anniversaire de la naissance de Roland Barthes, il y a cent ans.Lire la critique : Le supplément littéraire du « Monde » a choisi cette semaine un polar, un roman et un conte.POLAR. « Les Derniers Jours du Condor », de James GradyAprès une mission périlleuse en Afghanistan, suivie d’un séjour à l’hôpital psychiatrique, l’agent de la CIA connu sous le nom de code « Condor », désormais sexagénaire, travaille sous couverture à la bibliothèque du Congrès. Des officiers de la Sécurité intérieure sont chargés de le surveiller et de s’assurer qu’il suit son traitement médicamenteux. Un soir, l’un d’eux est découvert crucifié au domicile du Condor. Faux coupable idéal, ce dernier retrouve ses réflexes d’antan et prend la fuite, essayant d’échapper à des poursuivants dont il ignore aussi bien l’identité que les motivations. Comment disparaître à l’heure des portables, des GPS et de la vidéosurveillance ? La tâche est moins aisée qu’il y a quarante ans, à l’époque des Six Jours du Condor (1974). Sous l’ombre portée du 11-Septembre, ce récit d’une chasse à l’homme dénonce une nouvelle fois les turpitudes de la CIA, dont une officine clandestine, chargée des basses œuvres, s’affranchit ici de toute règle légale et morale. Un thriller paranoïaque qui tient sacrément en haleine. Macha Séry Les Derniers Jours du Condor (Last Days of the Condor), de James Grady, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hubert Tézenas, Rivages, « Thriller », 378 p., 21,50 €.CONTE. « Des mots jamais dits », de Violaine BérotC’est un conte d’où la magie et le merveilleux se sont absentés. Son héroïne est une princesse, fille d’un roi et d’une reine follement amoureux, qui vont donner naissance à une « floppée d’enfants », dont l’aînée va devoir s’occuper. Sa mère passe ses journées à se contempler ; son père « ne se comporte pas avec (sa fille) comme un père doit se comporter avec son enfant ». Un jour, elle va prendre la décision de quitter sa famille et se heurter aux sorts anciens… D’un sujet délicat, guetté par le sensationnel, Violaine Bérot tisse un roman à l’écriture exaltée, brûlante, poétique, à fleur de peau. La narration d’un « on » indéfini pose sur les tourments de l’héroïne une impensable, une étonnante douceur. Et laisse la porte ouverte à l’espoir. Xavier Houssin Des mots jamais dits, de Violaine Bérot, Buchet-Chastel, 192 p., 14 €.ROMAN. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse l’écrivain indonésien, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de Kurniawan, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. Florence Noiville L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser éditeur, 320 p., 21 €. Des plumes françaises en leur royaume Documentaire, à 22 h 30, sur Arte Christine Angot, Marie Darrieussecq et Jean-Christophe Bailly parlent de leur rapport au pays et à la langue.L’Europe des écrivains », suite et fin. La série de documentaires au fil desquels Arte a exploré le continent en interrogeant ses auteurs, questionnant ceux-ci sur ce que signifie appartenir à un pays et à une langue, s’achève, après trois saisons et seize épisodes, avec la France.Ce voyage, le réalisateur David Teboul l’effectue en compagnie de deux femmes qui ont puissamment contribué à modifier le paysage littéraire français, Christine Angot et Marie Darrieussecq, et d’un homme, Jean-Christophe Bailly, écrivain, à la fois géographe et philosophe, dont le grand livre Le Dépaysement (Seuil, 2011, prix Décembre) s’était fixé un objectif guère éloigné de ce film : « Le sujet de ce livre est la France. Le but est de comprendre ce que ce mot désigne aujourd’hui et s’il est juste qu’il désigne quelque chose qui, par définition, n’existerait pas ailleurs », écrivait-il dans son introduction.A leurs propos répondent les voix de trois autres écrivains, Patrick Modiano, Pascal Quignard et Pierre Guyotat, dont des extraits d’entretiens viennent faire écho aux réponses des interrogés, leur ajoutant une certaine profondeur de champ. Le choix de ponctuer le documentaire de scènes de films (tirées de La Règle du jeu et French Cancan, de Jean Renoir, Selon Matthieu, de Xavier Beauvois, Tous les matins du monde, d’Alain Corneau, La Graine et le Mulet, d’Abdellatif Kechiche, Tombeau pour cinq mille soldats, de Pierre Guyotat) n’est pas toujours aussi heureux, donnant l’impression d’un tâtonnement dans la réalisation.Anti-«  empaysement »Christine Angot et Marie Darrieussecq évoquent longuement leurs premières années, les lieux qui les ont faites comme individus et comme écrivaines. Ainsi, Christine Angot est-elle filmée dans le jardin de la maison de Châteauroux, où elle a vécu jusqu’à ses 6 ans avec sa mère, avant de partir dans une ZUP (zone à urbaniser en priorité) ; un déménagement vécu « comme si on m’avait retiré le tapis sous les pieds ». Faisant le compte de ce qu’elle a perdu depuis ce « paradis », elle note que « la perte », la conscience soudaine que « rien n’est à [soi] », est « angoissante », mais que « c’est avec cela qu’on peut commencer à faire un livre ».L’interview de Marie Darrieussecq, dans la maison du Pays basque où elle a grandi, met plus directement en lien ses souvenirs avec des réflexions sur son appartenance à la France. Peut-être parce que celle-ci « n’était pas gagnée ». « J’aurais très bien pu devenir une indépendantiste basque », note celle que la position « d’entre-deux » de sa région natale a beaucoup marquée. C’est « par l’écriture » qu’elle s’est liée à « ce pays, la France », dit-elle, tout en expliquant : « Quand j’écris, j’oublie la langue, je n’oublie jamais son rythme. »Jean-Christophe Bailly, lui, n’appuie presque pas son propos sur des éléments autobiographiques. Filmé à Lyon et dans ses environs, il évoque la question de l’identité en revenant longuement sur le mot « dépaysement », son sens premier, celui qui consiste à « faire un pas de côté », afin de se retrouver « dépaysé », mais aussi son sens second, qui lui a été révélé par un lecteur : celui de l’anti- « empaysement », l’« empaysement » consistant en un recroquevillement sur une identité et une langue figées. « Plus un pays est dépaysé et dépaysant, et plus il est lui-même », développe-t-il. Jolie manière de clore cette collection de documentaires proposée par la chaîne franco-allemande, qui lutte pied à pied contre « l’empaysement ».« L’Europe des écrivains. La France de… », de David Teboul (Fr., 2015, 64 min). Mercredi 11, à 22 h 30, sur Arte. Le prix de Flore à « La Fleur du Capital » de Jean-Noël Orengo Le prix de Flore a été attribué à La Fleur du Capital, de Jean-Noël Orengo (Grasset). Ce premier et énorme (768 pages) roman était en lice face à cinq autres ouvrages : La Septième Fonction du langage, de Laurent Binet (Grasset, prix Fnac), Eroica, de Pierre Ducrozet (Grasset), Un homme dangereux, d’Emilie Frèche (Stock), Les Années Foch, de Jean-Pierre Montal (Pierre-Guillaume de Roux), et Avant de rejoindre le grand soleil, de Daniel Parokia (Buchet Chastel).Très remarqué lors de sa parution en janvier, La Fleur du Capital emmène le lecteur en Thaïlande, à Pattaya, capitale mondiale de la prostitution. Au fil de ce roman bardé de références littéraires, cinq monologues s’entrelacent, de bar en bar, pour raconter toutes les formes du désir, dire la beauté et l’abjection.Outre un chèque de 6 120 euros, le prix de Flore donne au lauréat le droit, pendant une année, à un verre de Pouilly-Fumé à consommer à la célèbre brasserie parisienne, dans un verre gravé à son nom. Galichot en campagne, épisode 27 Coquelicots d’Irak, épisode 28 Enlevons la mention « sexe » de l’état-civil Tribune. En France, on peut désormais porter la mention « sexe neutre » sur son état civil. En admettant une troisième catégorie, l’état-civil se trouve assoupli, dans le même temps qu’il se prête à une forme d’essentialisation de ce sexe qu’on ne tardera pas à appeler « troisième ». L’apparition de cette catégorie naturalise en effet la différence : comme il y a des hommes et des femmes, il y a aussi, dans notre espèce, des « neutres ».Mais la formule est ambiguë. D’une part, elle évoque une terminologie d’ordinaire appliquée aux abeilles et aux fourmis chez qui les ouvrières sont « neutres », c’est-à-dire stériles. Or, il n’est en rien nécessaire que la qualité de « neutre » chez les humains emporte avec elle la stérilité. D’autre part, et l’historienne Laure Murat l’a montré, la formule « troisième sexe » se prête à une double lecture : si elle conforte les identités désireuses d’échapper à l’alternative entre féminin et masculin, elle stigmatise aussi des anatomies et sexualités qui se trouvent par là étiquetées et marginalisées.StigmatisationAinsi, si le marquage du sexe « neutre » rend dicibles des existences qui étaient niées par le schéma du sexe binaire, il risque fort de devenir une catégorie fourre-tout, qui rassemblera des individus divers en les rendant repérables à leurs concitoyens. Surtout, la décision du TGI de Tours, bien loin de détacher l’état-civil de l’anatomie, renforce ce lien : en assouplissant le sexe d’état-civil (non pas deux, mais trois catégories), il s’agit de le rendre plus exact et d’arrimer plus solidement l’état-civil aux parties génitales. Selon le mot de Benjamin Pitcho et Mila Petkova, les avocats du plaignant, il s’agissait de « mettre en accord le droit avec la nature » ou « transcrire dans le droit la réalité biologique ».Mais quelle réalité ce sexe « neutre » recouvre-t-il ? Autant une anatomie « mâle » ou « femelle » se laisse décrire selon une forme « typique », autant il n’y a pas de représentation « type » de ce que peut être le « sexe neutre ». La catégorie juridique « neutre » vient donc plutôt décrire un sexe indéterminé et indéterminable, inassignable à aucun des deux pôles typiques mâle et femelle. Plutôt que de sexe « neutre », il faudrait parler de sexe « neutralisé ». Mais en ce cas, pourquoi la catégorie « sexe » serait-elle neutralisée pour certains individus et maintenue pour les autres ? Si le sexe est une catégorie caduque et dont l’état-civil peut se passer, c’est l’ensemble de la population que cette mesure doit concerner. L’État n’a que faire de l’anatomie génitale des personnes : sexus nullus pour tous !Thierry Hoquet, philosophe, Université de Lyon, auteur de Sexus Nullus ou l’égalité (éditions iXe, 176 p., 17 €) ; Frank Cézilly, biologiste, Université de Bourgogne, auteur de De mâle en père : à la recherche de l’instinct paternel (Buchet Chastel, 2014). ************************************************************* ************************************************************* Une journaliste, une tante mafieuse et une actrice de papier… Trois portraits de femmes à lire Une belle Américaine qui découvre la guerre dans Madrid assiégée en 1937, une Martiniquaise, « reine » du Harlem des années 1920-1940, une actrice désespérée qui entame une liaison toxique avec un scénariste… Cette semaine, « Le Monde des livres » a choisi un recueil de reportages de guerre, un roman français et un roman américain, qui esquissent trois portraits de femmes.RÉCIT. « La Guerre de face », de Martha GellhornPeut-être fallait-il être comme elle, jeune, belle, américaine, protégée jusqu’alors de tout ou presque, pour sentir ainsi la guerre. Quand elle débarque dans Madrid assiégée, en 1937, Martha Gellhorn (1908-1998), restée dans la légende américaine comme la première reporter de guerre, ne connaît rien de la dureté du monde et de la violence des armes. Et la voilà, fraîche et déjà acide, ramassant en quelques pages l’ambiance d’une ville soumise aux tirs des troupes franquistes : les queues devant les épiceries, les rumeurs, l’attente (« Attendre est un aspect très important de la guerre et c’est une chose très difficile à faire »), les tranchées en bordure de la cité et, bien sûr, l’aléatoire des vies arrachées au coin d’une rue.Une saynète, un paragraphe, deux au plus, et on passe à autre chose. Martha Gellhorn n’aime pas s’appesantir. Dans ce recueil d’articles enfin traduits, La Guerre de face, on comprend que sa façon d’être à la hauteur du drame, qu’elle soit plongée en pleine seconde guerre mondiale, dans la guerre des Six-Jours ou le conflit vietnamien, est toujours une affaire de rythme et de hardiesse, de sincérité et, curieusement, de sensibilité au climat. Martha Gellhorn est une paysagiste hors pair, dénuée de pathos, une journaliste courageuse (qui débarqua le jour J sur les côtes normandes) et incontestablement un écrivain à part entière. Julie Clarini La Guerre de face (The Face of War), de Martha Gellhorn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina, Les Belles Lettres, « Mémoires de guerre », 506 p., 23 €.ROMAN. « Madame St-Clair, reine de Harlem », de Raphaël ConfiantMartiniquaise émigrée aux Etats-Unis, Stéphanie St-Clair (1886-1969) contrôlait la loterie clandestine dans le Harlem des années 1920-1940. Elle inspire à Raphaël Confiant un nouveau tome de sa « comédie créole », où il imagine le personnage d’un neveu retrouvant sa vieille tante mafieuse dans une maison de retraite du Queens. Depuis son fauteuil, elle lui raconte ses hauts faits, dans un mélange de violence et de séduction. C’est le recueil de ses Mémoires que nous lisons ici, où, défiant les recommandations de sa parente et notre confort de lecture, le neveu a conservé le désordre des souvenirs de sa tante : l’année à Marseille, l’arrivée à Manhattan, sa cohabitation avec de pauvres immigrés irlandais et sa montée en puissance dans les milieux mafieux de Harlem. Animée par le désir de s’en sortir, Stéphanie St-Clair survit à la crise de 1929, aux lynchages du Ku Klux Klan et aux balles de la Mafia.En faisant dans Madame St-Clair, reine de Harlem, le portrait de cette femme individualiste et féministe, Raphaël Confiant n’a pas voulu nous la rendre aimable, mais plutôt approcher au plus près cette héroïne, si peu connue, et qui reste encore aujourd’hui une énigme. Gladys Marivat Madame St-Clair, reine de Harlem, de Raphaël Confiant, Mercure de France, 336 p., 19,50 €.ROMAN. « Une jolie fille comme ça », d’Alfred HayesScénariste pour Roberto Rossellini, Nicholas Ray, Fritz Lang ou George Cukor, Alfred Hayes (1911-1985) a également publié sept romans, dont un seul nous était parvenu : In Love (Stock, 2011). Le deuxième, Une jolie fille comme ça, publié aux Etats-Unis en 1958, permet de prendre toute la mesure de son talent. Hollywood, années 1950. Quittant une fête, le narrateur voit une femme se jeter dans l’océan. Une jolie fille comme ça raconte ainsi l’histoire d’un sauvetage qui va virer au désastre quand lui, le scénariste marié volant d’un succès à l’autre et d’une conquête à l’autre, et elle, l’actrice désespérée d’obtenir le rôle qui fera décoller sa carrière, se lancent dans une liaison dont la toxicité saute d’emblée aux yeux du lecteur autant qu’aux leurs. Le narrateur ne nourrit pas plus d’illusions sur lui et sur l’amour que sur le milieu du cinéma, et c’est ce qui donne à ce texte, superbement traduit par Agnès Desarthe, sa capacité à vous briser le cœur. Raphaëlle Leyris Une jolie fille comme ça (My Face for the World to See), d’Alfred Hayes, préfacé et traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Agnès Desarthe, Gallimard, « Du monde entier », 176 p., 17 €. Livres jeunesse, le choix du « Monde des livres » Quatre titres, et autant d’univers – réels ou fantastiques. A l’occasion de l’ouverture du Salon du livre et de la presse jeunesse à Montreuil, Le Monde des livres a sélectionné des ouvrages qui emmènent les enfants à la rencontre des réfugiés, les invitent à explorer le monde de l’opéra ou celui des pompiers et à découvrir le territoire romanesque du créateur de « Games of Thrones ».EUX, C’EST NOUS : le message de fraternité de 45 éditeurs C’est une initiative atypique, dictée par l’urgence. Pour la première fois, 45 éditeurs jeunesse ont décidé de s’associer pour « réaffirmer des valeurs fortes d’accueil et de solidarité, face au plus grand exode depuis la seconde guerre mondiale ». Ce message de fraternité et d’hospitalité a été confié à Daniel Pennac. « Ces gens qui pourraient être moi, toi, vous. Nous. Mais qui sont eux », dit-il, dans un texte émouvant où il invite à briser le silence, ouvrir son cœur plutôt que fermer les frontières, et ne pas craindre ces familles syriennes qui fuient les bombardements et cherchent à vivre en paix… Puis les lettres du mot « réfugiés », comme autant de têtes de chapitres synthétiques, déclinent les motifs d’exil, les processus migratoires passés ou présents. « R » pour « réfugié », « E » pour « étranger », « F » pour « frontière », « U » pour « urgence », « G » pour « guerre », « I » comme « immigration, « E » comme « économie », « S » comme « solidarité »… Tous les bénéfices de cet ouvrage, joliment illustré par Serge Bloch, seront reversés à la Cimade, une association qui vient en aide aux réfugiés de guerre et aux demandeurs d’asile. Macha SéryEux, c’est nous, de Daniel Pennac, Jessie Magana et Carole Saturno, illustrations de Serge Bloch, Les éditeurs jeunesse avec les réfugiés, 32 p., 3 €. Dès 8 ans.IGOR ET SOUKY A L’OPERA : la visite ludique du Palais Garnier Chaque mercredi, Igor et Souky visitent un monument de Paris et, avec eux, ce sont les lieux emblématiques de la capitale que les jeunes lecteurs découvrent. Mêlant les aventures dessinées des deux enfants aux informations sur lesdits lieux, ces docufictions sont particulièrement bien pensés – comme en témoignent les deux derniers parus : Igor et Souky dans les égouts de Paris et surtout Igor et Souky à l’Opéra. C’est en effet dans le magique Palais Garnier, construit à la demande de Napoléon III, que la mère de Souky travaille parmi 1 600 autres personnes, et que les petits héros, dévalant les escaliers pour tenter d’échapper à une sorcière, croisent un batracien (Platée) sous le plafond peint par l’immense Chagall. Ludique tout autant qu’instructive, cette mini-série marque le début des Editions des éléphants, dont on n’a pas fini de parler tant leur catalogue est – déjà – alléchant. Emilie GrangerayIgor et Souky à l’Opéra, de Sigrid Baffert et Sandrine Bonini, Editions des éléphants, 40 p., 11 €. Dès 5 ans. NOE LE POMPIER : histoires sonores, bruits et comptinesAu diable les tablettes et leurs écrans qui hypnotisent ! Les livres aussi ont de la ressource. En témoigne la nouvelle collection « AudioMagique » des éditions Gründ, dans laquelle il suffit de tourner les pages pour entendre une histoire simple et joyeuse, ponctuée de bruits de véhicules ou d’animaux, ainsi que quelques comptines, telle Au feu les pompiers. M. S.Noé le pompier, de Bénédicte Rivière et Charlie Pop, Gründ, « AudioMagique », 12 p., 14,90 €. Dès 1 an. DRAGON DE GLACE : l’initiation à « Game of Thrones »Adaptée en série télé au succès planétaire, la saga-culte de « Game of Thrones » (« Le Trône de fer ») a été lancée en 1996 par l’immense écrivain américain d’heroic fantasy, George R. R. Martin, digne successeur de Tolkien. Toujours en cours d’écriture, c’est une fresque violente, emplie de guerres, de meurtres, de bruit et de fureur. Aussi conseillera-t-on, en guise d’initiation à son univers romanesque, ce conte pour enfants qui met en scène un royaume dévasté par des soldats ennemis venus du nord, à la tête de dragons crachant des flammes sur les villages. Seul un dragon de glace, dompté par une fillette née sous le signe de l’hiver, peut affronter ces redoutables créatures qui sèment la désolation. Les tableaux bichromes de l’artiste peintre Luis Royo, particulièrement raffinés, illustrent à merveille les épisodes du récit : quotidien à la ferme, troupes battant en retraite, chevauchées célestes, combats homériques que se livrent les animaux fabuleux, griffes sorties et gueules ouvertes. M. S.Dragon de glace (Ice Dragon), de George R. R. Martin, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre-Paul Durastanti, illustrations de Luis Royo, Flammarion, 124 p., 12,90 €. Dès 8 ans. ************************************************************* N’oublions pas Moïse, personnage du Coran ! Par Karima BergerJe sors de l’exposition parisienne « Moïse, figures d’un prophète », emplie de tristesse. Nulle trace de mon Moïse, ce prophète qui dans le Coran reçoit « autorité et science », celui à qui Dieu parle sans intermédiaire et qui se tient debout dans ma culture comme une vigie de la parole divine, sans images, sans veau d’or et sans associés. Moïse, nourrisson abandonné aux flots du Nil a bercé mon imaginaire d’enfant, il est celui à qui Dieu parle ainsi « Ô Moïse ! Je t’ai choisi parmi les humains grâce à Mon Message et à Ma Parole. Prends ce que je te donne et sois parmi les reconnaissants » Coran 7-144. Ce Moïse est d’une immense richesse et complexité spirituelle, un prophète puisant aux sources bibliques mais se parant aussi de traits originaux proprement coraniques, tel cet étrange page qui sera identifié par la tradition comme Khezr (Le verdoyant) et qui « au confluent des deux mers » va soumettre Moïse à une série d’énigmes destinées à lui dévoiler peu à peu le mystère divin.Dans cette exposition, nulle évocation de la figure coranique, pas l’ombre de la nuée blanche qui enveloppe son visage dans l’iconographie musulmane, pas un mot, inexistant, rayé, barré. Pourtant, le nom de Moïse « peuple » le Coran selon la belle expression de Youssef Seddik. Il y est le prophète biblique le plus cité. Les visiteurs ne sauront rien du travail des philosophes et des experts qui ont pensé la figure de Moïse, ils ne découvriront pas les récits transmis par la tradition, ne pourront admirer les miniatures de l’Histoire des Prophètes (XVe siècle) où sa face est toujours entièrement illuminée, ils ne pourront goûter l’imagerie populaire qui transforme le bâton de Moïse en redoutable dragon ou les illustrations naïves dans les livres, tapis et objets. De Sayâdna Moussa [notre maître Moïse] on ne saura pas qu’il existe, sa filiation sera mutilée, privée de l’entièreté de sa gloire et de sa postérité musulmane.Une figure, même pour les musulmans agnostiquesJe ne doute pas que les organisateurs ont eu de très bonnes raisons de ne pas traiter la figure de Moïse dans ses prolongements coraniques mais alors la déontologie aurait exigé de changer le titre de l’exposition. de préciser qu’il s’agissait du Moïse biblique. « Moïse, figures d’un prophète » n’indique pas de limite mais semble hélas indiquer en creux l’inexistence d’un possible public autre que juif ou chrétien ou agnostique, ne concevant pas que des musulmans (y compris agnostiques) visitent cette exposition et n’imaginant même pas leur dépit en plus que d’être terrassés par la surprésence médiatique d’un islam néfaste et belliqueux. Comment expliquer qu’une telle impasse ait pu être commise sur ce pan entier de la grande bibliothèque monothéiste et « oublier » le Moïse du dernier grand texte de l’Antiquité tardive ?En ces temps de violence et de confusion, je suis tentée de lire cette impasse comme un symptôme de la méconnaissance de l’islam et de ses capacités culturelle et spirituelle. Hormis les orientalistes dont les lumières ont parfois filtré des murs de leurs congrès secrets, peu d’intellectuels contemporains se sont penchés sur cette Révélation pour tenter de nouer leur pensée à celle complexe des penseurs musulmans et enrichir leur savoir nourri de la tradition judéo-chrétienne en allant boire à cette autre source, certes tarie aujourd’hui (Oh la tragédie de ma religion !).Connait-on les penseurs du renouveau, les a-t-on découverts, lus, entendus ? Seule l’antienne Où sont les intellectuels musulmans, pourquoi ne parlent-ils pas ? occupe les bouches paresseuses : « L’islam, c’est compliqué, je n’y connais rien… ». À l’heure où la chaîne Arte fait œuvre de salut public en nous proposant une lecture de la diversité spirituelle de la France avec la série Jésus et l’islam, comment expliquer une telle erreur (un lapsus ?), erreur scientifique, épistémologique même qui fait violence à l’Histoire ; l’Histoire si essentielle aujourd’hui pour contextualiser et comprendre ce qui nous arrive. A-t-on simplement manqué de clairvoyance ou peut-être n’a-t-on pas osé l’intelligence de toutes les lumières qui éclairent chacune à sa façon la figure mosaïque ? Au fond ce blanc révèle à une toute petite échelle la méconnaissance de l’islam dans notre société. C’est un vrai travail de culture qui nous attend, tous.Karima Berger est écrivain ; elle est l’auteur de Les attentives, Un dialogue avec Etty Hillesum, Albin Michel, 2014. ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* L’acturlututu !, épisode 3 ************************************************************* La famille Mifa, épisode 30 ************************************************************* Le retour du refoulé, épisode 3 ************************************************************* Françoise, Manuela et les autres, épisode 31 ************************************************************* Kinky et Cosy, épisode 4 ************************************************************* Leumonde.fr, épisode 4 ************************************************************* Du rugby à la tétraplégie « Et boum ! » Deux mots et une exclamation pour dire le choc d’une vie. Dimanche 7 février 2010, Tony Moggio dispute un modeste match de « deuxième série », la neuvième division française. L’espace d’« un quart de seconde », le rugbyman amateur détourne la tête à l’instant où s’engage une mêlée. Trop tard. Les bras et les jambes paralysés, iI quitte le terrain dans un hélicoptère. Tétraplégique pour toujours. A seulement 24 ans. Avec plusieurs années de recul, l’ancien talonneur de Castelginest (Haute-Garonne) publie une touchante autobiographie. Talonneur brisé revient sur son itinéraire depuis cet accident d’une rare gravité – et d’un écho certain dans le milieu de l’Ovalie. L’ex-ceinture noire de judo « [consent] » d’abord « à tomber dans le lieu commun et la phrase toute faite », selon laquelle il existerait bien une « grande famille du rugby », ce sport qu’il continue d’apprécier et auquel il doit, selon lui, une partie de sa force de caractère. Un sport de combat collectif où tout une équipe est capable de veiller dans un vestiaire ­jusqu’à minuit passé, raconte le livre, pour attendre les nouvelles d’un coéquipier accidenté. « Un corps qui s’est enfui » Tony Moggio peut surtout compter sur la fondation Albert-Ferrasse, créée en 1990 à l’initiative de l’ancien président de la Fédération française de rugby pour venir en aide aux joueurs grièvement blessés. Ou encore, sur la Garantie mutuelle des fonctionnaires, qui assure tous les rugbymen du pays. Précieux soutien lorsqu’il s’agit d’acquérir un fauteuil roulant électrique, et un deuxième « pour parer à toute urgence », à des tarifs qui donnent parfois « le sentiment d’être victime d’une escroquerie ». Prix à l’unité ? Plus de 30 000 euros. Ecrit avec le concours du journaliste indépendant Philippe Motta, Talonneur brisé délivre aussi et surtout un message d’espoir. Celui d’un combat contre le handicap où l’on apprend à se mettre « sans cesse à l’écoute d’un corps qui s’est enfui, qui ne répond jamais quand on le questionne, qui se réveille quand on ne le lui demande pas et, toujours inerte, vous envoie des signaux dans un langage que vous ne comprenez pas ». L’ancien militaire, puis cheminot conducteur de train, raconte ses nouvelles victoires de « ressuscité précoce » : quitter les tuyaux de son lit d’hôpital, reprendre peu à peu l’usage de ses membres supérieurs, partir en vacances aux Antilles, emménager dans une nouvelle maison, repasser le permis dans une voiture adaptée, se lancer en télétravail « dans la gestion locative d’appartements meublés »… Futur projet : donner naissance à un enfant. Dans l’un des témoignages qui accompagnent le récit principal, Marie confirme : « Nous le souhaitons ardemment. Je ne devrais pas le dire mais, si j’avais le choix, ce serait un garçon », conclut sa compagne d’hier comme de demain, qui a renoncé à des études d’infirmière pour mieux l’entourer. « Talonneur brisé », de Tony Moggio avec Philippe Motta, Editions Privat, 188 pages, 15 euros. Adrien Pécout Coquelicots d’Irak, épisode 33 ************************************************************* L’acturlututu !, épisode 4 Livres : de belles images pour les enfants sages Parcours cinéphile avec la collection d’affiches de Nicolas Winding Refn, le réalisateur de Drive ; Buffon, le cadeau de Picasso pour Dora Maar ou les Polaroids de Andy Warhol. Cette semaine, « Le Monde des livres » vous propose trois « beaux livres », un entretien et un essai. BEAUX LIVRES. « Nicolas Winding Refn. L’art du regard », textes d’Alan Jones De sa trilogie Pusher (1996-2005) à Only God Forgives (2013), le cinéma du Danois Nicolas Winding Refn n’a qu’un seul sujet : la fascination pour les images. Recueil d’affiches de films « bis », vendant, de la fin des années 1950 à la fin des années 1970, de l’épouvante, de l’érotisme, de la science-fiction, le livre qu’il publie prolonge son obsession pour la pulsion scopique, cette attirance de l’œil pour le sexe, la mort, la violence, les monstres, qui est au fondement du 7e art… Reflétant une étourdissante variété d’inspirations, de l’art nouveau à l’expressionnisme, du pop art au psychédélisme, les images, contextualisées par un petit texte, sont comme la trace d’un continent englouti et la promesse d’un monde fantasmagorique. Isabelle Regnier Nicolas Winding Refn. L’art du regard, textes d’Alan Jones, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Garnier, La Rabbia/Institut Lumière/Actes Sud, 324 p., 80 €. « Buffon/Picasso » Ce sont 31 gravures, pour l’essentiel des aquatintes au sucre, inspirées à Picasso par l’Histoire naturelle de Buffon. Non une édition complète de l’œuvre du naturaliste – son entreprise comprit, en effet, pas moins de 36 volumes publiés entre 1749 et 1788 –, mais une anthologie où dominent espèces domestiques, basse-cour et faune des forêts d’Europe. Seuls l’autruche, le lion et le singe sont exotiques. La précision zoologique n’est pas le principal souci de Picasso, qui fait de chaque animal l’allégorie de quelques traits de caractère, ce en quoi il s’inscrit dans la logique de Buffon – qui est aussi celle des Fables de La Fontaine. La Bibliothèque nationale publie également le fac-similé de l’exemplaire que Picasso offrit à sa compagne, Dora Maar, et qu’il rehaussa de 44 dessins à la plume pour l’amadouer après une dispute, semble-t-il. Ce sont des profils d’homme à l’antique et des visages féminins, variation sur leur couple et le thème du peintre et son modèle. Admirable. Philippe Dagen Buffon/Picasso, BNF/Seuil, 224 p., 199 €. « Andy Warhol. Polaroids 1958-1987 », texte de Richard B. Woodward De 1958 à 1986, Andy Warhol n’a cessé de prendre des photos en Polaroid, en noir et blanc, puis en couleurs. La plupart des portraits sont posés : mimiques, regards en coin, sourires menteurs… Ces artifices, Warhol les met en scène et les exagère. Il photographie les acteurs du jeu social et médiatique, des stars – des stéréotypes donc. On s’attend moins à des paysages captés avec une fausse désinvolture et aux natures mortes qui récupèrent l’idée du ready-made selon Duchamp, avec une prédilection pour les jouets et les poupées. Et pas davantage à ces scènes intimes – douches, caresses, coïts – qui suggèrent que Nan Goldin n’a eu qu’à suivre Warhol sur cette voie. L’une des nombreuses qu’il a ouvertes. Ph. D. Andy Warhol. Polaroids 1958-1987, texte de Richard B. Woodward, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacques Bosser, Taschen, 560 p., 75 €. ENTRETIEN. « Les Tiroirs de l’exil, dialogue avec Leon Volovici », de Norman Manea Moins de 300 pages pour vingt-cinq ans de conversation ! Les tiroirs de l’exil réunit un quart de siècle d’échanges entre le grand écrivain roumain (installé à New York) Norman Manea et son ami Leon Volovici. Des échanges nourris de Kafka, Bellow ou Eliade, au fil desquels Manea interroge des thèmes inépuisables et brûlants : ceux de l’identité – « qui n’est jamais synonyme de carte d’identité » –, des racines, de la judéité ; de la patrie, ou plutôt des patries véritables que sont les langues pour un écrivain (polyglotte, dans le cas de Manea, et c’est un euphémisme) ; de l’écriture, qui lui est venue sur le tard ; et surtout de l’exil, qui est un pivot de presque tous les ouvrages de Manea, du Retour du hooligan jusqu’à La Cinquième Impossibilité (Seuil, 2006 et 2013). Ouvrant grand ses « tiroirs », Manea en déballe tout ce que sa mémoire, son constant sentiment d’étrangeté, ses doutes et sa sensibilité y ont mis au fil du temps. Florence Noiville Les Tiroirs de l’exil, dialogue avec Leon Volovici (Sertarele exilului), de Norman Manea, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, Le Bord de l’eau, « Judaïsme », 254 p., 24,30 €. ESSAI. « L’Avenir de Dieu », de Jean Delumeau Si tout le monde connaît au moins un titre de Jean Delumeau, dont les ouvrages ont plus d’une fois rencontré le grand public (La Civilisation de la Renaissance, Civilisations, 1967 ; La Peur en Occident, Fayard, 1978 ; ou encore Une histoire du paradis, Fayard, 1992-2000), le parcours de ce grand historien, ancien professeur au Collège de France, est souvent moins bien identifié. On trouve dans L’Avenir de Dieu d’anciens textes et articles, mais surtout une première partie, inédite, consacrée à son cheminement intellectuel. Il y raconte comment, au fil des ans et des rencontres, deux préoccupations majeures se sont imposées à lui : d’un côté, les enjeux des trois notions de peur, sécurité et bonheur, de l’autre la dialectique de la christianisation et de la déchristianisation. L’avenir de Dieu est aussi un livre engagé où Jean Delumeau soutient qu’il faut aujourd’hui en cesser avec la « pastorale de la peur », cette lourde tendance à donner plus d’importance à la faute qu’au pardon. En chrétien de gauche, dont les thèses ont rencontré l’ère d’ouverture succédant au concile Vatican II (1962-1965), il continue le combat. Julie Clarini L’Avenir de Dieu, de Jean Delumeau, CNRS Editions, 288 p., 24 €. ************************************************************* ************************************************************* Aux origines du franquisme Le Sang dans nos veines (Het bloed in onze aderen), de Miquel Bulnes, traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin, Actes Sud, « Actes noirs », 832 p., 24 €. « Elève des corbeaux et ils t’arracheront les yeux ». Ce proverbe espagnol résume à merveille le livre de Miquel Bulnes, Le sang dans nos veines. Au fil de plus de 800 pages d’une densité rare, l’auteur nous plonge dans les tréfonds de l’histoire espagnole du début du XXe  siècle. Dans ce roman choral, nous suivons l’itinéraire de plusieurs personnages - un militaire ; un syndicaliste socialiste ; un républicain velléitaire ; un anarchiste ; des prostituées ; un aristocrate ; un prêtre - tous unis par un même destin funeste. Le livre s’ouvre par une longue séquence en pleine guerre du Rif, en 1921 à Anoual. Véritable morceau de bravoure d’une centaine de pages, le lecteur se retrouve aux côtés des troupes espagnoles en pleine débâcle face aux guerriers d’Abdelkrim, envoyées au massacre par des gradés incompétents. Il en va ainsi de la description des militaires pris au piège en plein désert : « Cherchant désespérément à se rafraîchir, certains soldats avaient creusé dans le sol un trou, à l’intérieur duquel ils descendaient nus. D’autres se mettaient du sable dans la bouche, pour se faire saliver, ou recueillaient leur urine dans des récipients y ajoutaient un peu de sucre et essayaient d’avaler le tout d’un trait en fermant les yeux. » Intrigue complexe et touffue De cette bataille qui a traumatisé l’Espagne, un seul survivant parvient à rejoindre l’Espagne : Augusto Santamaria del Valle. Ce dernier, devenu policier quelques mois après son retour au pays, sera chargé d’une enquête touchant à un réseau d’exploitation d’enfants. L’intrigue, complexe et touffue, est néanmoins servie par une écriture qui change sans cesse de rythme, de style et de forme : l’on passe tantôt d’un journal intime à un article de presse ; puis à un récit plus classique, à la troisième personne. Cette profusion ne perd pas le lecteur, au contraire : elle l’accroche, le stimule pour avancer dans les méandres de la vie politique espagnole sous Alphonse XIII, roi pusillanime et falot. En arrière-plan de l’enquête, il y a l’ambiance de l’époque. L’auteur décrit ce que le philosophe José Ortega y Gasset appelait, dans un texte publié en 1922, « l’Espagne invertébrée » : un pays affaibli par les tentations nationales catalanes et basques ainsi que par les pertes de ses colonies. Car au début des années 1920, tout le monde, en Espagne, intrigue pour renverser une monarchie constitutionnelle faible. Les anarchistes et les socialistes préparent la Révolution. Les Républicains souhaitent abolir la monarchie. Quant à la bourgeoisie, l’Eglise et une partie de l’armée, elles veulent instaurer un état fort, sous la bannière du Christ et du Roi. « Chirurgien de fer » Le désastre de la guerre du Rif est le prétexte pour fomenter des pronunciamientos afin de doter le pays d’un « chirurgien de fer ». À côté des personnages fictifs, l’on croise dans le livre ceux qui prépareront les esprits au coup d’Etat de 1936 contre la seconde république espagnole qui déclenchera la guerre civile : José Millan Astray, José Sanjurjo ou encore Miguel Primo de Rivera (qui installera une dictature de 1923 à 1930 avant de mourir quelques mois après sa démission). L’auteur, un jeune chercheur en médecine néerlandais, de son vrai nom Michiel Ekkelenkamp, étonne par sa connaissance de l’époque. Une érudition qui ne nuit en aucune manière à la lecture. Un vrai tour de force. Si Franco n’est jamais cité dans cette fresque historique et politique l’on voit que les événements décrits dans le livre ont préparé sa venue. C’est la période décrite qui a nourri le mal en son sein. C’est lui, Franco, le « corbeau » du proverbe. Abel Mestre Le retour du refoulé, épisode 4 Un thriller de Jo Nesbo, de « faux tsars », la jeunesse du Roi-Soleil... Trois livres avant Noël Une enquête dans les bas-fonds d’Oslo avec Le Fils, une analyse historique sur les « faux tsars » avec Le Tsar, c’est moi. L’imposture permanente, et la jeunesse tumultueuse de Louis XIV dans Animarex, figurent dans la sélection hebdomadaire du « Monde des livres ». POLAR. « Le Fils », de Jo Nesbo Sonny Lofthus croupit en prison où, en échange de sachets d’héroïne fournis dans une bible par le personnel pénitentiaire, il consent à avouer des crimes qu’il n’a pas commis. Jusqu’au jour où un codétenu lui apprend que le suicide de son père n’en a pas été un, et que les soupçons de corruption planant sur le défunt relevaient de la calomnie. Résolu à le venger, Sonny parvient à s’évader. Traqué par la pègre d’un côté, par la police de l’autre, le nouvel ennemi public n° 1 découvre un monde qui a bien changé durant les douze ans de sa détention. Parallèlement à l’enquête qu’il mène dans les bas-fonds d’Oslo, il réapprend à vivre après avoir mis son existence entre parenthèses. Jo Nesbo livre un thriller où la corruption gangrène toutes les couches de la société et où la trahison se pratique entre amis. Avec son antihéros – hier innocent, aujourd’hui tueur en série –, il confirme qu’il est bien le maître de l’ambiguïté morale. Macha Séry Le Fils (Sonnen), de Joe Nesbo, traduit du norvégien par Hélène Hervieu, Gallimard, « Série noire », 516 p., 21 €. ESSAI. « Le Tsar, c’est moi. L’imposture permanente », de Claudio Ingerflom Vladimir Poutine a-t-il pris la relève des « faux tsars » qui ont peuplé l’histoire russe des derniers siècles ? Dans ce livre époustouflant, Claudio Ingerflom s’intéresse au phénomène dit « de l’autonomination » : entre le XVIIe et le XXe siècle, des nobles, des moines ou même de simples villageois ont proclamé qu’ils étaient le véritable tsar, fustigeant donc « l’imposteur » qui régnait à leur place. Ces « faux » tsars ont parfois entraîné derrière eux de vastes mouvements populaires. De même, après la révolution de 1917, la Russie vit proliférer les faux « Lénine » ou les faux « Trotski »… Or, comme le montre l’auteur, on aurait tort de prendre ce phénomène à la légère. En l’étudiant de près, on comprend qu’il touche à quelque chose de très profond dans le fonctionnement et la nature du pouvoir, non seulement en Russie, mais bien au-delà. Pierre Karila-Cohen Le Tsar, c’est moi. L’imposture permanente, d’Ivan le terrible à Vladimir Poutine, de Claudio Sergio Ingerflom, PUF, 520 p., 29 €. ROMAN. « Animarex », de Jean-François Kervéan C’est un roman d’apprentissage. Mais la vie qui s’y amorce n’est pas n’importe laquelle : il s’agit de celle de Louis XIV, la figure de la majesté par excellence. On oublie souvent que cet emblématique monarque fut d’abord un enfant vulnérable, soumis et affolé, rescapé de la mort et des intrigues, un adolescent timide et un jeune homme dévoré par le désir d’en prendre la revanche, excessif mais sincère. Et amoureux. Jean-François Kervéan nous le fait redécouvrir. Son Animarex est le récit de ces années précédant l’entrée dans le Grand Siècle et dans la grande histoire. Au centre, la passion entre Louis et Marie Mancini, sacrifiée sur l’autel de la raison d’Etat. Le livre est le fruit de recherches scrupuleuses, mais si le canevas documentaire est respecté, qu’on ne s’attende pas à lire un roman historique. Ici, le passé est un passé immédiat, un passé raconté au présent, avec une liberté de ton, de langage, de choix des mots, qui donne à ce temps pourtant révolu une incroyable proximité. On se retrouve, on se reconnaît étonnamment dans ce texte où se mêlent la nostalgie, l’espoir, la mort et les élans du cœur. Ou ce qu’il nous en reste. Xavier Houssin Animarex, de Jean-François Kervéan, Robert Lafont, 288 p., 19 €. ************************************************************* Françoise, Manuela et les autres, épisode 32 « Elève des corbeaux et ils t’arracheront les yeux ». Ce proverbe espagnol résume à merveille le livre de Miquel Bulnes, Le sang dans nos veines. Au fil de plus de 800 pages d’une densité rare, l’auteur nous plonge dans les tréfonds de l’histoire espagnole du début du XXe siècle. Dans ce roman choral, nous suivons l’itinéraire de plusieurs personnages – un militaire ; un syndicaliste socialiste ; un républicain velléitaire ; un anarchiste ; des prostituées ; un aristocrate ; un prêtre – tous unis par un même destin funeste. ************************************************************* ************************************************************* Leumonde.fr, épisode 5 Trêve des confiseurs oblige, nous interrompons pendant deux semaines, à partir de lundi, notre offre de strips composée actuellement d’une série différente tous les jours (Coquelicot d’Irak, L’Acturlututu, La Famille Mifa, Le retour du refoulé, Françoise, Manuela et les autres, Kinky et Cosy, Leumonde.fr). En lieu et place, vous pourrez lire, jusqu’à début janvier, une nouvelle série proposée par Antoine Marchalot : Banane et Cie. ************************************************************* ************************************************************* Livres : les coups de cœur de 2015 Jean Birnbaum, Raphaëlle Leyris, Frédéric Potet et Chacun des membres de l’équipe du « Monde des livres » a choisi ses trois ouvrages préférés de l’année écoulée. Les voici. Roman. « Un amour impossible », de Christine Angot De nouveau, le roman fait face à cette figure de la domination qui a propulsée Angot en littérature : le père incestueux. Mais cette fois, il élargit le champ, inscrit cette relation dans une séquence plus vaste, restitue le temps long de l’histoire familiale : la rencontre de ses parents à Châteauroux ; le bonheur qu’ils connurent à deux sans jamais vivre ensemble ; l’enfant qu’ils ont désiré ; la barrière sociale, haute, infranchissable que l’homme a sans cesse consolidée. Surtout, Christine Angot rend justice à la figure de sa mère, Rachel Schwartz. Avec une écriture d’une bouleversante simplicité, elle lui redonne présence et fierté, puissance de vivre et de décider. D’une histoire de pouvoir et de domination, elle fait le roman d’une liberté. Et préserve ce qui fait sa force : une certaine idée de la littérature comme vérité, de l’écriture comme courage. Un amour impossible, de Christine Angot, Flammarion, 218 p., 18 €. Roman. « A ce stade de la nuit », de Maylis de Kerangal L’hospitalité est une nomi­nation. Accueillir l’autre, c’est lui ouvrir sa porte et l’appeler par son nom. Hospitalité désigne du même coup la vocation de l’écrivain. Maylis de ­Kerangal en sait quelque chose, elle qui noue si bien ensemble les territoires et les noms. Son livre prend la forme d’une ­rêverie nocturne sur un nom, justement : Lampedusa. Un soir d’octobre 2013, la narratrice est seule dans sa cuisine quand elle tombe sur un flash à la radio. Libye, embarcation, migrants, naufrage, hécatombe… Télescopant le réel et la fiction, Maylis de Kerangal prend sur elle les noms effacés. La narratrice se met à genoux pour chercher un livre, son cœur s’accélère, elle retourne écouter la radio et, au cœur même de son im­puissance, elle met en mouvement la plus intense des solidarités. En cet instant, la littérature se tient bien. De Kerangal bâtit un texte-refuge, comme il y a des villes-refuges. A ce stade de la nuit, de Maylis de Kerangal, Verticales, 80 p., 7,50 €. Biographie. « Roland Barthes », de Tiphaine Samoyault A l’occasion du centenaire de la naissance de ­Barthes (1915-1980), Tiphaine Samoyault livre une lumineuse biographie de l’auteur des Fragments d’un discours amoureux. Avec clarté et sensibilité, elle brosse un portrait qui érige Barthes au rang des classiques. L’ouvrage a beau être imposant, il n’a rien de lourd ni d’intimidant, on s’y sent d’emblée à l’aise, comme transporté dans la petite cabane de jeunesse évoquée par Barthes à la fin de sa vie : « Enfant je m’étais fait une retraite à moi, cabane et belvédère, au palier supérieur d’un escalier extérieur, sur le jardin : j’y lisais, écrivais, collais des papillons, bricolais. » Un livre sensible et accueillant, donc, où l’on entre avec bonheur avant de s’installer pour de bon. Un espace chaleureux qui donne envie de prendre son temps pour caresser telle idée, goûter telle émotion, ­savourer l’instant vécu. Roland Barthes, de Tiphaine Samoyault, Seuil, « Biographie », « Fiction & Cie », 720 p., 28 €. Essai. « La Transparence et le reflet », de Serge Bramly Brassant les cultures, les siècles et les continents, La Transparence et le reflet traque une esthétique particulière à l’Europe, définie par son attrait pour la lumière et la précision des contours, pour l’écart et la perspective. Cette remarquable intuition d’une parenté entre les qualités du verre et les formes d’une sensibilité, Serge Bramly l’étaye de chapitre en chapitre, la rendant toujours plus évidente. Les ferments en ont été semés, d’après lui, pendant l’Antiquité, mais c’est l’art du vitrail et de la mosaïque byzantine qui ont ouvert la voie royale. La Renaissance a parachevé cette ren­contre d’un matériau et d’une intelligence du monde fondée sur la réflexion. Non sans complexité  : le verre isole autant qu’il laisse filtrer la lumière, il détache autant qu’il transmet. Serge Bramly signe un livre limpide et passionnant, qui se clôt sur cette interrogation  : si aujourd’hui le verre nous habille, est-il encore notre habitat ? La Transparence et le reflet, de Serge Bramly, JC Lattès, 560 p., 24,90 €. Récit. « La Guerre de face », de Martha Gellhorn Quand elle débarque dans Madrid assiégée, en 1937, Martha Gellhorn (1908-1998), restée dans la légende américaine comme la première reporter de guerre, ne connaît rien de la dureté du monde et de la violence des armes. Et la voilà, fraîche et déjà acide, ramassant en quelques pages l’ambiance d’une ville soumise aux tirs des troupes franquistes. Une saynète, un paragraphe, deux au plus, et on passe à autre chose. Martha Gellhorn n’aime pas s’appesantir. Dans ce recueil d’articles enfin traduits, La Guerre de face, on comprend que sa façon d’être à la hauteur du drame, qu’elle soit plongée en pleine seconde guerre mondiale, dans la guerre des Six-Jours ou le conflit vietnamien, est toujours une affaire de rythme et de hardiesse, de sincérité et, curieusement, de sensibilité au climat. Martha Gellhorn est une paysagiste hors pair, dénuée de pathos, une journaliste courageuse (qui débarqua le jour J sur les côtes normandes) et incontestablement un écrivain à part entière. La Guerre de face (The Face of War), de Martha Gellhorn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina, Les Belles Lettres, « Mémoires de guerre », 506 p., 23 €. Biographie. « Lévi-Strauss », d’Emmanuelle Loyer Il fallait du courage pour se lancer dans la rédaction de cette première vraie biographie d’un des plus grands intellectuels français du XXe siècle, Claude Lévi-Strauss (1908-2009). Emmanuelle Loyer a relevé le défi. Historienne, spécialiste d’histoire culturelle, elle est la première à avoir exploité la quasi-totalité des sources disponibles et encore inédites. Son Lévi-Strauss est un parcours intelligent, sensible, dans l’itinéraire de ce grand penseur, où aucun des mille détails qui, dans leur cohérence ou leur incohérence, font une vie, n’est laissé de côté. Il restitue en outre avec brio la formation et les fondements de l’œuvre d’une extrême modernité que laissa cet homme dont la vie dura un siècle. Lévi-Strauss, d’Emmanuelle Loyer, Flammarion, « Grandes biographies », 910 p., 32 €. Romans. « Vernon Subutex » tomes 1 et 2, de Virginie Despentes Ranimant le bon vieux principe de la saga, Virginie Despentes a proposé, avec les deux premiers tomes de Vernon Subutex, le projet romanesque le plus excitant de l’année, doublé d’une puissante fresque sociale. Sur les traces du testament vidéo d’une légende du rock, elle y dresse une galerie de portraits qui nous fait traverser Paris, passer d’un bord à l’autre du spectre politique et sociologique, pour explorer les sujets qui passionnent l’écrivaine : les formes de la domination sociale et sexuelle ; ce qui reste d’une génération quand elle a vieilli, perdu ses étendards et ses illusions. A la noirceur de l’électrisant premier tome succède un deuxième volume très différent, beaucoup plus lumineux, que l’on referme impatient de lire le troisième. Il est annoncé pour le printemps… Vernon Subutex 1 et Vernon Subutex 2, de Virginie Despentes, Grasset, 400 p., 19,90 € chacun. Virginie Despentes, colère intacte Despentes en gants de velours Roman israélien. « Un cheval entre dans un bar », de David Grossman Un soir d’août, Dovale monte sur la scène d’un club. Comédien de stand-up, il est là pour bombarder son public de plaisanteries plus ou moins fines. Entre deux blagues, il entame le récit d’un épisode de son adolescence : à 14 ans, alors qu’il était en voyage avec sa classe, on lui a appris la mort d’un de ses parents. Lequel ? On ne le lui a pas dit, et il a passé les quatre heures du trajet vers l’enterrement sans le savoir, en tentant de tourner son esprit équitablement vers son père et sa mère, pour s’empêcher de penser que la mort de l’un lui serait moins douloureuse que celle de l’autre. Tandis que le public du spectacle se clairsème, sous l’effet de ce déballage de souffrance, Avishaï, qui a connu Dovale à l’époque et ne l’a jamais revu depuis, restitue les propos du comique, qu’il entrelace à la description de la salle et à ses propres souvenirs et divagations autour de la mort de sa compagne. L’alliage de ces différents niveaux du récit fait la puissance d’Un cheval entre dans un bar, et lui permet d’être, outre un déchirant roman du deuil, un livre magnifique sur les strates d’êtres que l’on porte en soi. Un grand roman, d’un très grand écrivain. Un cheval entre dans un bar (Souss ehad Nikhnass le-bar), de David Grossman, traduit de l’hébreu par Nicolas Weill, Seuil, 230 p., 19,50 € Roman. « Les Prépondérants », d’Hedi Kaddour C’était le temps des « films de cheikh », où Hollywood multipliait les longs-métrages sur des princes du désert. Certains furent tournés dans le Maghreb des années 1920, et c’est ce qui a donné à Hédi Kaddour l’idée des Prépondérants, son troisième roman, qui orchestre la rencontre, dans la petite ville imaginaire de Nahbès, entre trois mondes : celui des stars américaines, celui des notables français (qui s’autodésignent comme « les prépondérants », le nom de leur cercle) et celui des élites arabes de la ville. L’auteur du somptueux Waltenberg (Gallimard, 2005) fait revivre une époque cruciale de l’avant-décolonisation au fil de ce merveilleux roman d’amour et d’aventures dont l’élégance et l’alacrité sidèrent tout autant que la densité. Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour, Gallimard, 464 p., 21 €. Roman italien. « Cris, murmures et rugissements », de Marcello Fois Elles sont jumelles mais avec des personnalités opposées. Il y a celle, Alessandra, qui se donne des objectifs de réussite et n’en démord pas, et celle, Marinella, qui compose avec les aléas de la vie. Bien malin qui saurait dire laquelle des deux est la plus forte ou la plus friable. Surtout en ce moment, où elles viennent de perdre leur père – un père qui les avait abandonnées jadis… Ce jour-là, elles se retrouvent face à face dans son appartement vide. Un huis clos qui commence sotto voce mais va peu à peu sortir des rails. L’une pardonne, l’autre pas. On dirait d’ailleurs qu’elles n’ont pas eu le même père, ni la même enfance. Elles se sont construites l’une contre l’autre, dans le non-dit. Et, désormais, quelque chose s’est rompu, les noms d’oiseaux fusent. Cris et rugissements. « Bruits de bêtes et de volatiles en fuite. » Comme ceux qu’évoque le papier peint qui recouvre les murs de l’appartement. Une jungle étouffante où le danger est partout et où chaque sœur devient une proie possible pour l’autre… Cris, murmures et rugissements (L’Importanza dei luoghi comini), de Marcello Fois, traduit de l’italien par Nathalie Bauer, Seuil, 160 p., 16,50 €. Marcello Fois dit le non-dit Roman indonésien. « L’Homme-Tigre », d’Eka Kurniawan « Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. » La première phrase du roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan contient en germe tout ce que l’on va trouver dans L’Homme-Tigre. Un meurtre sauvage, de saisissants raccourcis, la présence somptueuse de la nature, et surtout un ton, engagé et détaché tout à la fois. Parce que, dit-il, il est possédé par un tigre, un tigre blanc dont la présence en lui se transmet de père en fils, Margio a tué – en sectionnant de ses dents la veine jugulaire – un notable. L’Homme-Tigre n’est pas un polar. On connaît dès le quatrième mot l’identité du meurtrier. Ce qui intéresse Eka Kurniawan, c’est de toucher du doigt le mobile. De faire plonger le lecteur dans le « désir de meurtre ». C’est là que le roman devient hypnotique. Dans cette fusion homme-animal féroce. C’est le côté volontairement primitif et brutal de la prose de l’écrivain, allié à la finesse des notations, à la poésie des images et aux odeurs, qui fait de cet Homme-Tigre un livre profondément troublant. L’Homme-Tigre (Lelaki Harimau), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser, 320 p., 21 €. Eka Kurniawan, enfant des mythes Essai. « Partages », d’André Markowicz Pour André Markowicz, « traduire c’est partager », et un traducteur est simplement « quelqu’un qui aime quelque chose qu’il veut partager ». Ainsi a-t-il une prédilection pour Facebook, où il a tenu pendant un an son « Journal d’un traducteur », aujourd’hui publié sur papier sous le titre Partages. Markowicz y réfléchit à des questions telles que « Qu’est-ce que parler une langue ? » ou « Qu’est-ce que transmettre ? ». Surtout, il dialogue avec ses « amis » et ne sent plus « seul devant la page blanche ». Cette manière de réfléchir ensemble rejoint les séances de « traduction orale » qu’il a inventées et où, devant un public restreint, il lit le texte en langue originale puis le commente « de toutes les façons possible ». Pour Markowicz – qui a notamment traduit toute l’œuvre de Dostoïevski et nombre de pièces de Shakespeare –, une traduction n’est jamais figée. Elle n’est même pas nécessairement écrite. Partages, d’André Markowicz, Inculte, « Essais », 440 p., 21,90 €. André Markowicz : traduire c’est partager Roman. « En toute franchise », de Richard Ford Revoilà Frank Bascombe ! Le héros de Richard Ford, rencontré durant Un week-end dans le Michigan, retrouvé dans Indépendance et Etat des lieux (L’Olivier), reprend du service pour quatre nouvelles. L’ancien romancier sans succès devenu journaliste sportif puis agent immobilier est désormais à la retraite, et les situations dans lesquelles Richard Ford le plonge sont l’occasion de faire émerger sa voix intérieure décomplexée, qu’elle évoque les états d’âme de Frank ou des sujets tels que la politique et la religion. Mais le romancier et son double multiplient aussi les réflexions amusées sur l’amitié, la vieillesse et la vie en général. En toute franchise est le portrait d’un « rescapé de l’existence », d’un monument de sincérité intérieure brute et de complexité – ce que nous sommes tous, nous dit Ford dans ce livre où l’humour le dispute à la méchanceté et la tendresse au désenchantement. En toute franchise (Let Me Be Frank with You), de Richard Ford, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun, L’Olivier, 234 p., 21,50 €. BD. « Vive la marée ! », de David Prudhomme et Pascal Rabaté La plage est un bonheur pour les amoureux de la profondeur de champ que sont les cinéastes et les auteurs de BD, à qui il suffit de regarder autour d’eux pour se régaler du spectacle sans cesse renouvelé des vacanciers en bord de mer. Chroniqueur des classes moyennes, Pascal Rabaté ne pouvait échapper à l’exercice sans y convier David Prudhomme, avec il commit La Marie en plastique (Futuropolis, 2006 et 2007). Les deux complices ont associé leur sens de l’observation et de la perspective pour un album aussi savoureux qu’un cornet de glace au soleil. Sans intrigue, son scénario est construit façon cadavre exquis : des personnages vont et viennent dans les cases, comme devant l’œil d’une « caméra » itinérante. Chaque page regorge d’inventions graphiques (trompe-l’œil, mises en abyme, hors-champ, jeux d’échelle…) et tout est matière à récréation : le motif d’un maillot de bain, le sourire d’un crocodile gonflable, le clap-clap des tongs… Bariolé et anarchique, ce « marabout de ficelle » en dessins fait de l’étendue sableuse un carnaval formidablement décomplexé. Vive la marée !, de David Prudhomme et Pascal Rabaté, Futuropolis, 120 p., 20 €. BD. « Tungstène », de Marcello Quintanilha Métal lourd découvert au XVIIIe siècle, le tungstène a deux caractéristiques : sa couleur, qui varie du gris acier au blanc d’étain ; sa température de fusion (3 422 °C), la plus haute des éléments chimiques. En nommant ainsi son dernier album, Marcello Quintanilha nous promet un récit à l’image de la société brésilienne, métisse et brûlante. Le prétexte est, ici, un fait-divers d’une banalité tristement véridique : dans la baie de Salvador de Bahia, deux hommes pêchent à la dynamite sans se soucier de se faire remarquer. Erreur. Deux autres hommes, unis par une relation mystérieuse, observent la scène depuis un ancien fort militaire. Un troisième duo, composé d’un superflic et de sa fiancée, se mêle à l’affaire. Porté par des dialogues truculents, ce thriller tient davantage de la comédie humaine, d’où émergent des thèmes « graves » (violence quotidienne, précarité des grands centres urbains…). La rupture n’est jamais loin. Ce qui est dur casse facilement. Comme le tungstène. Tungstène, de Marcello Quintanilha, traduit du portugais (Brésil) par Marie Zeni et Christine Zonzon, Çà et Là, 184 p., 20 €. Roman. « Six jours », de Ryan Gattis Durant une semaine, à la fin du mois d’avril 1992, le quartier de Lynwood, à Los Angeles, vit des heures explosives. Profitant des émeutes déclenchées par l’acquittement des policiers ayant battu Rodney King, un Afro-Américain, des gangs latinos se livrent à des règlements de compte et des pillages. Ryan Gattis prête une voix à cette pègre des rues, auxquels il adjoint un sapeur-pompier, un ambulancier, une infirmière et un graffeur: soit dix-sept personnages racontant, à la première personne, une tranche de vie. L’écrivain comble un manque, en livrant, avec ce western urbain, galerie de vies gâchées, un grand roman sur les émeutes de 1992. Six jours, de Ryan Gattis, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, Fayard, 430 p., 24 €. Roman noir. « La Quête de Wynne », d’Aaron Gwyn Après le front irakien, le ranger Russel est appelé en 2004 en Afghanistan, sur demande expresse du capitaine Wynne, à la tête d’une unité d’élite stationnant au cœur des montagnes enneigées. Lui seul sera capable de dresser quinze chevaux sauvages, qui serviront à mener une expédition en territoire ennemi. Laquelle ? Le mystère plane, et Wynne semble jouer double jeu. Que l’auteur ait grandi dans un ranch n’est pas anodin. Autant que sa capacité à brasser les sentiments les plus extrêmes dans ce récit de guerre, sa description du monde sauvage est remarquable. Un très bon western littéraire doublé d’un roman de guerre sur le mode conradien d’Au cœur des ténèbres. La Quête de Wynne (Wynne’s War), d’Aaron Gwyn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par François Happe, Gallmeister, 308 p., 22,90 €. Westerns sans frontières Roman. « Illska », d’Eirikur Orn Norddahl Ce n’est pas le genre de livre dont on peut faire le tour ou mesurer les reliefs. De toutes parts, Illska (« le mal », en islandais) déborde le jugement, roman d’une grande liberté, constitué d’une multitude de ruptures de ton et de points de vue, de va-et-vient entre la seconde guerre mondiale et notre époque. En son centre, il y a Agnes, une thésarde de Reykjavik, d’origine lituanienne, qui étudie les mouvements d’extrême droite en Europe ; en 1941, ses arrière-grands-parents paternels ont tué, pendant les massacres de Jurbarkas, où furent assassinés les 2 000 juifs de la bourgade, ses arrière-grands-parents maternels. Cet épisode historique est narré en alternance avec le portrait de la jeune femme, tiraillée entre son compagnon, Omar, et son amant, Arnor, néonazi raffiné. Oscillant entre les registres tragique et comique, passant parfois par la bouffonnerie, Illska nous soumet des questions complexes, aiguise notre sens de l’observation, multiplie les digressions qui n’ont rien d’accessoire. Le résultat est virtuose. Illska, d’Eirikur Orn Norddahl, traduit de l’islandais par Eric Boury, Métailié, 608 p., 24 €. Banane & Cie, épisode 2 ************************************************************* Banane & Cie, épisode 3 ************************************************************* Une « vie de carabin » racontée en BD Interne des hôpitaux et auteur de bandes dessinées, Védécé chronique en bande dessinée sa vie d’apprenti médecin dans le deuxième opus de Vie de carabin. Védécé, c’est curieux comme pseudo ? Vous l’avez construit comment ? Védécé : C’est tout simplement les initiales de Vie de carabin, la chronique en bande dessinée de mon quotidien d’étudiant en médecine, que je tiens sur les réseaux sociaux depuis quatre ans. Ce sont des dessins humoristiques, mais il m’arrive aussi de dénoncer les dérives de l’hôpital. C’est la raison pour laquelle je dois être anonyme. Quand on m’a proposé de faire le premier album, il a donc fallu trouver un pseudo. VéDéCé est venu assez rapidement, en référence à Hergé [pour RG : Georges Rémi]. Comment un interne, qui, selon votre BD, travaille 80 heures par semaine parvient-il à faire un livre par an ? Il m’a fallu deux ans pour écrire ce tome II. Environ neuf mois pour écrire le scénario et quinze mois pour le dessin. C’est deux fois plus que ce que mettent des dessinateurs professionnels. Et encore, j’avais heureusement acquis un peu d’expérience en écrivant le premier tome. Quand quelque chose d’intéressant m’arrivait dans la journée, je le notais sur mon téléphone, et je l’intégrais le soir dans le scénario. Tout ce que je raconte dans mes livres est inspiré de mon expérience à l’hôpital. Même les éléments les plus drôles ou les plus choquants. Et il y a matière ! Avant ce livre, je me demandais pourquoi aucun interne n’avait jamais sorti de bande dessinée sur son quotidien. Maintenant je sais… J’ai passé tous mes temps libres sur ce 2e tome. Certains dorment pendant leurs jours de repos, moi je dessine pour évacuer. La difficulté à faire votre premier diagnostic, première ordonnance… C’est autobiographique ? Oui. Tout ce qui apparaît dans cet album est tiré de la réalité. J’ai déjà eu quelques retours d’internes sur le 2e tome, qui m’ont confié s’être reconnus dans ce que je raconte. Cela fait plaisir de voir que j’ai visé juste en dénonçant des tracas quotidiens, que je ne suis pas le seul à avoir. Mais puisque mon livre sert aussi à dénoncer les dérives, avoir de tels retours est peut-être également préoccupant… Vous représentez aussi des scènes d’orgie. Est-ce également autobiographique ? C’est amusant comme définition. Mais encore une fois tout est vrai. Il faut bien comprendre que les internes sont soumis à un grand stress au quotidien avec une grande charge de travail. Les moments pour se lâcher sont rares. Alors, quand on en a, toute la pression s’évacue. On exploserait sinon. Pour ma part, j’évacue en dessinant. Vous dessinez un hôpital qui s’apparente à une grande machine, presque une usine. En même temps, chaque engrenage est un humain. Il en ressort beaucoup d’humanité. Est-ce ainsi que vous vous représentez l’hôpital ? J’ai essayé en tout cas d’être le plus fidèle à la réalité tout en gardant un ton humoristique. L’hôpital public est une grande structure, où la rentabilité prime sur les conditions de travail. La France s’est d’ailleurs fait condamner cette année pour les conditions de travail qu’elle imposait à ses internes. On passe pour une profession « privilégiée », alors qu’on bosse 70 heures par semaine en étant payés la moitié du SMIC… On est censés faire un métier humain, mais le système veut que nous soyons des machines : travailler, travailler, travailler… jour et nuit. Parfois, et même souvent, au détriment de la sécurité des patients. Dans ce livre, j’essaye d’évoquer tous ces aspects, en rappelant qu’il y a un côté humain. Envers les patients mais également envers les soignants. Lors de votre prochaine BD, vous allez faire des visages à vos personnages ? Non. Depuis que je dessine sur Internet, j’ai toujours dessiné mes personnages avec cet aspect. C’est un peu devenu ma marque de fabrique, ce qui a permis à mes dessins d’être identifiés. Comme le disait une critique, ce style graphique est parfaitement adapté aux anecdotes de l’hôpital, en respectant le secret médical, et en permettant de se projeter sur n’importe quel personnage. Vie de carabin tome II, S-Editions, 134 pages. 14 euros. Eric Nunès Banane & Cie, épisode 4 La vie d’une Irlandaise, les années de plomb françaises, des objets décryptés… Trois ouvrages à lire au coin du feu pour Noël La vie entière, banale mais passionnante, d’une Irlandaise à Brooklyn, dans Someone, des objets modestes décrits dans les moindres détails avec A y regarder de près, et une évocation en BD de la violence politique en France dans les années 1970 avec Cher pays de notre enfance figurent dans la sélection hebdomadaire du « Monde des livres ». ROMAN. « Someone », d’Alice McDermott Il fallait toute la tendresse et l’empathie d’Alice McDermott – lauréate du National Book Award pour Charming Billy (Quai Voltaire, 1999) – pour se pencher sur le destin de Marie, l’héroïne de Someone, son sixième roman. Cette jeune femme complètement myope n’attire guère les regards. A Brooklyn, dans les années 1930, elle grandit dans le quartier irlandais, entre ses parents immigrés de fraîche date et son frère qui se destine à la prêtrise. La vie glisse, d’une page à l’autre, d’une scène à l’autre, tel un fondu enchaîné d’instants. Depuis l’enfance jusqu’à la vie dite active, lorsque Marie entre comme hôtesse d’accueil chez un croque-mort ; depuis sa rencontre avec un GI détruit par la guerre jusqu’aux maternités, nombreuses ; depuis les joies et les soucis de la mère de famille jusqu’aux signes annonciateurs de la vieillesse. Nul drame ni véritable intrigue, donc. Rien qu’une vie minuscule, racontée du début à la fin, par une auteure qui a le talent merveilleux de crever la surface des apparences, de montrer que rien n’est jamais vraiment quelconque. Et qu’il y a un « someone » derrière chacun de nous. Florence Noiville Someone, d’Alice McDermott, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Cécile Arnaud, Quai Voltaire, 272 p., 21 €. BEAU LIVRE. « A y regarder de près », d’Olivier Rolin et Erik Desmazières Décrire de petites choses, il n’y a pas de plus grande ambition. Avec A y regarder de près, il s’agit pour Olivier Rolin, en fixant de modestes objets (pomme de terre germée, os de seiche, plume, huître…), d’« apprendre à voir » et à dire, en traquant le mot absolument juste pour chaque objet ; tous les textes s’accompagnent d’une superbe eau-forte du graveur Erik Desmazières. Mêlant la merveilleuse précision de la langue à l’ironie et à la fausse nonchalance typiques d’Olivier Rolin, le résultat est si délicieux et réussi que l’on aurait envie de tout citer. Depuis le portrait de la mouche (« Râclée, hirsute, noirâtre, d’un tempérament querelleur et obstiné, la mouche est un sanglier nain monté sur des pattes d’araignée. Seulement, elle vole. ») jusqu’à celui de la pomme de pin (qui « semble une grenade de langues tirées, explosant en tous sens ») en passant par le morceau de bravoure consacré à la girolle (« il y a dans sa forme déhanchée du frou-frou de robe à volants »), chacune de ces joyeuses leçons de choses se révèle bien être une leçon de regard et d’écriture. Et l’on se surprend à vouloir les prolonger à son tour, en fixant d’autres objets du quotidien, et en regardant « de près » les mots pour les décrire. Raphaëlle Leyris A y regarder de près, d’Olivier Rolin et Erik Desmazières, Seuil, « Fiction & Cie », 128 p., 25 €. BD. « Cher pays de notre enfance », d’Etienne Davodeau et Benoît Collombat Un juge, François Renaud, abattu devant son domicile. Un ministre en exercice, Robert Boulin, dont l’assassinat est maquillé en suicide. Des syndicalistes intimidés et des journalistes menacés. Entre mai 1968 et l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand, en mai 1981, la France a connu une forte violence politique, souvent liée aux hommes et aux réseaux du Service d’action civique (SAC), l’organisation chargée des basses œuvres du gaullisme, dont Charles Pasqua fut une figure tutélaire. Grand reporter à France Inter, Benoît Collombat a déjà dévoilé, dans plusieurs ouvrages, ses méfaits. Ici, associé au dessinateur Etienne Davodeau, il prend le parti d’une enquête graphique à la fois fouillée et haletante. On suit les deux auteurs du palais de justice de Lyon aux usines Simca de Poissy, des archives de l’Assemblée nationale à la forêt de Rambouillet, là où le corps de Boulin fut trouvé dans un étang. Anciens policiers, magistrats, témoins et descendants se confient, habilement croqués, et quelquefois déguisés par le trait inventif de Davodeau. En effet, le choix de retracer l’histoire par le dessin permet de multiplier les manières d’approcher ce passé trouble : récits, reconstitutions, documents d’archives ou procès-verbaux de procédure insérés dans la narration. Cette évocation des années 1970 et de leur sordide revers produit un saisissant effet de réel. André Loez Cher pays de notre enfance. Enquête sur les années de plomb de la Ve République, d’Etienne Davodeau (dessin) et Benoît Collombat (scénario), Futuropolis, 218 p., 24 €. En retard pour vos cadeaux de Noël ? Nos conseils de livres Les membres de l’équipe du « Monde des livres » ont chacun choisi leurs trois ouvrages préférés de l’année écoulée. ************************************************************* ************************************************************* Banane & Cie, épisode 5 « Traité sur la tolérance » et « Paris est une fête », best-sellers inattendus A deux reprises cette année, des livres ont été agités comme des étendards : le Traité sur la tolérance, de Voltaire, après les attaques contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, et Paris est une fête, d’Ernest Hemingway, aux lendemains des attentats du 13 novembre. Une ruée dans les librairies a fait passer le classique des Lumières de 11 500 exemplaires en 2014 à 185 000 exemplaires vendus fin 2015. Quant aux Mémoires de l’écrivain américain, ils se vendent à raison de 28 000 exemplaires par semaine, contre 100 quelques jours auparavant. A chaque commotion nationale, son auteur et son œuvre. Les causes de ces engouements subits sont obscures, même si retrouver Voltaire, son scepticisme forcené et son ironie ravageuse allait sans doute de soi à l’heure où la liberté d’expression, notamment la possibilité d’une critique du religieux, était attaquée. La brièveté du traité, son engagement concret dans une cause (la réhabilitation de Jean Calas) et son titre catégorique où brille le mot de tolérance, notion inventée par les Lumières, ont sans doute joué. Dimension globale des événements Paris est une fête : là aussi, le titre est un programme, alors que des lieux de sortie ont été touchés. Il s’impose comme une réponse directe aux communiqués de l’organisation Etat islamique (EI) qui parlent de « capitale de la perversion ». Paris est à jamais le lieu où se rejoignent culture et hédonisme dans l’esprit nostalgique d’Hemingway, qui raconte, un quart de siècle plus tard, ses rencontres à la Closerie des Lilas et ses flâneries le long de la Seine. Le titre lui-même est sans doute une trouvaille du critique Marc Saporta, qui signa la première traduction chez Gallimard, en 1964. En anglais, ce texte posthume se nomme A Moveable Feast (« une fête mobile »). Il est certes dans les manies françaises de se contempler (ou de se détester) dans les yeux de l’étranger. Mais le choix d’un Américain est aussi en rapport avec la dimension globale de ces événements, souligne l’historien Pascal Ory, auteur de Ce que dit Charlie (à paraître chez Gallimard en janvier 2016) : « Les Français ont été surpris en prenant conscience que Paris était un lieu qui compte toujours pour le monde entier. » « Deux titres bienvenus » La vague d’achats a été, sinon déclenchée, du moins amplifiée par le témoignage d’une femme le 16 novembre sur BFM-TV, abondamment relayé par les réseaux sociaux : venue rendre hommage aux morts devant le Bataclan, elle évoquait le livre d’Hemingway, posé au milieu des bougies. «  Les deux titres sont finalement assez bienvenus, remarque l’historien, le siècle des Lumières, c’est la grande contribution de la France à la modernité. L’entre-deux-guerres, avant la crise de 1929, c’est un moment où le pays, qui sort d’une victoire, est porté au pinacle : les étrangers, comme Hemingway, affluent. » Reste à élucider ce geste d’achat, vécu comme un engagement ou une consolation. Selon la sociologue américaine Priscilla P. Ferguson, auteur de l’essai La France, nation littéraire, ici la littérature a toujours tenu « le rôle de fétiche, qui fait vivre la collectivité ». ************************************************************* Banane & Cie, épisode 6 L’islam n’est pas terroriste par essence Fin novembre, mon marchand de fruits et légumes se faisait gentiment, mais publiquement, sermonner par une cliente bien intentionnée. C’est qu’il portait une longue barbe : la belle affaire ! Et son collègue, glabre, lui, mais également d’origine tunisienne, de m’expliquer à part, d’un air contrit et résigné, combien la vie devient difficile pour eux depuis quelques jours, avec tout ce qui se raconte dans les médias et dans la rue. Voilà des mois, en effet, qu’on entend partout, à la télévision, à la radio, qu’on lit partout, dans les journaux et les livres, des politiques, des philosophes, des écrivains patentés nous expliquer doctement que l’islam est, par nature, une religion de haine et que les musulmans seraient irrécupérables. « Les fondamentalistes ne sont pas les vrais détenteurs du message coranique » Après les attentats du 13 novembre, la parole s’est encore davantage libérée, livrant à la vindicte publique islam et musulmans, boucs émissaires tout trouvés, alors même que les terroristes, nous le savons bien, ne représentent qu’une puissance étrangère et une secte particulière et s’attaquent, en premier lieu, au Proche-Orient, aux musulmans eux-mêmes. Les pires des sermonneurs sont ces spécialistes auto-assermentés, qui se permettent de donner des leçons de morale républicaine, et brandissent triomphalement telle sourate menaçante du Coran, dès qu’un imam libéral se propose de donner de sa religion une version compatible avec la modernité. Or il y en a assez d’enfermer les musulmans dans une essence fondamentaliste de violence et de haine dont, malgré la meilleure volonté du monde, ils seraient prétendument dans l’incapacité de sortir. Qu’il y ait dans le Coran des sourates odieuses par leur intolérance et leur agressivité, c’est indéniable. Mais, est-ce si différent dans les textes fondateurs des autres religions ? Quid de la Bible, et en particulier du Pentateuque, des commandements cruels qui s’y proclament, des femmes à lapider, des enfants dont on fracasse le crâne, de ce Dieu pervers et monstrueux qui endurcit délibérément le cœur des infidèles, afin que leur chute soit plus certaine ? Aucune religion n’est réductible à ses textes fondateurs Musulmans, procédons à un examen critique de notre compréhension de la foi Le Nouveau Testament paraît plus acceptable peut-être, mais Jésus lui-même, le doux Jésus des Evangiles, promet partout « des pleurs et des grincements de dents », et les apôtres remercient le Seigneur d’avoir fait périr sous leurs yeux un couple de mauvais chrétiens. Tels sont les textes sacrés du judaïsme et du christianisme. Pourtant, juifs et chrétiens, dans notre France contemporaine, sont, en général, des gens tout à fait respectables, et personne ne s’aviserait de les exclure d’office du pacte républicain. Car les textes sont une chose, les religions, une autre. Au nom de la douceur évangélique, les chrétiens ont, sans doute, commis plus de crimes que les juifs avec leur féroce Torah, tant il y a peu de connexion entre la réalité d’une religion et les textes qui la fondent. Aucune religion n’est réductible à ses textes fondateurs : ils ne sont ni leur essence ni leur ADN, soumis qu’ils sont, par nature, à l’interprétation, à la tradition et à l’oubli, c’est-à-dire à ce qu’on appelle culture. Aucun texte, si sacré soit-il, n’a de sens par lui-même : il n’a que celui que veulent bien lui donner les hommes à tel moment, dans tel lieu, dans telle situation, selon tel régime herméneutique. Toutes les religions finissent par refléter, qu’elles le veuillent ou non, les valeurs de la société où elles sont pratiquées. Dans nos démocraties modernes, les églises et les synagogues sont porteuses, malgré elles, à des degrés divers, des valeurs républicaines issues des Lumières : rationalité, respect de l’autre, liberté de conscience. « La non-violence absolue est la seule possibilité pour la religion dans notre monde moderne » Voilà pourquoi j’ai du mal à voir dans mon épicier ou mon voisin musulman un sanguinaire en puissance : ce n’est pas manquer de lucidité, mais considérer simplement la réalité comme elle est. Les musulmans ne sont pas le problème, ils font partie de la solution. Il leur revient, comme ils le font déjà, de pratiquer et développer un islam moderne, un islam de France, un islam de paix, compatible avec nos manières de vivre. On les a déjà suffisamment stigmatisés par des discours excessifs contre des coutumes anodines, tel le port du foulard. Voir les musulmans de France raser les murs et faire profil bas me met mal à l’aise. Ne les enfermons pas dans des cases toutes faites, ce serait faire le jeu de la haine et du terrorisme. Ne nous faisons pas aussi fondamentalistes que les fondamentalistes. William Marx est essayiste et critique. Il est professeur de littératures comparées à l’université Paris Ouest Nanterre la Défense (Paris-X). Dernier ouvrage paru : La Haine de la littérature (éditions de Minuit, 224 p., 19 €). Les nouvelles revendications et réaffirmations des adeptes du fondamentalisme qui sont en train de surgir dans le monde déstabilisent l’Occident. L’objet et l’enjeu de leurs réaffirmations religieuses échappent aux observateurs : les uns parlent de déshonneur de l’islam, les autres tiennent le fondamentalisme pour l’islam véritable ; sans oublier certains sociologues, qui remettent en question l’intégration des enfants de migrants et montrent du doigt l’échec du modèle français. Ces approches sont vides de sens pour comprendre les événements auxquels on assiste. Dans une « Lettre ouverte au monde musulman » diffusée sur Internet, le philosophe Abdennour Bidar demande aux musulmans d’ôter à haute voix toute islamité à ces fondamentalistes, en annonçant, très fermement : ils ne sont pas des musulmans, car l’islam est une religion de paix. Sur le bord opposé, certains affirment que l’interprétation littérale des radicaux musulmans de l’écriture correspond au sens véritable de l’islam. Ils estiment que, au-delà de cette acception primitive, tout relève de l’invention des musulmans occidentalisés, incapables de saisir le message coranique, par intérêt ou par faiblesse mentale. Ces approches ont, certes, la capacité de décrire la confusion des sociétés occidentales devant ces revendications religieuses, mais elles sont théologiquement et philosophiquement problématiques. Enfermé dans la rigidité d’un savoir canonisé Théologiquement, d’abord, car personne, en islam, n’aura l’autorité d’ôter l’islamité à un individu... ************************************************************* La BD se maintient en forme, en adoptant un régime minceur Dans le secteur de la bande dessinée, il y a les années avec et les années sans Astérix. Lorsque paraît un album du héros le plus lucratif du 9e art, il occupe naturellement la première place des ventes, et 2015 n’échappe pas à la règle. Sorti le 22 octobre chez Hachette, le premier groupe d’édition en France, le 36e opus des aventures du petit Gaulois, Le Papyrus de César, devrait se vendre à plus de 2 millions d’exemplaires. Mais Astérix reste une exception dans un marché qui s’assagit. Selon le rapport annuel de l’Association des critiques et journalistes de bande dessinée (ACBD), publié lundi 28 décembre, le nombre d’albums sortis en langue française a reculé de près de 3 % par rapport à 2014 : 5 255 ouvrages, dont 3 924 nouveautés stricto sensu, ont été publiés. Il s’agit seulement de la deuxième baisse observée en dix-sept ans, la première depuis 2013, selon le rapport de Gilles Ratier, le secrétaire général de l’association. Certes, la production ne descend pas en deçà des 5 000 titres et reste dix fois supérieure à ce qu’elle était il y a vingt ans. Mais il faut intégrer la publication abondante des mangas et des comics, qui ont su conquérir un public fidèle d’amateurs en France. Hors Japon, la France reste au coude-à-coude avec l’Allemagne, la première terre d’élection des séries asiatiques. Corto Maltese, Astérix, Millenium... Les héros de l’édition ne meurent (plus) jamais 88 titres à plus de 50 000 exemplaires De fait, la production française se répartit en deux fois deux flux. D’un côté, les mangas et la BD traditionnelle franco-belge font presque jeu égal, avec respectivement 1 585 et 1 531 nouveautés ; de l’autre, les comics (BD américaines) et les romans graphiques atteignent 419 et 388 titres. Sur les neuf premiers mois de l’année, les ventes ont progressé de 3,5 %, soit un point de plus qu’en 2014. La sortie de poids lourds à l’automne, comme Astérix, mais aussi Titeuf, Le Chat, ou la relance de Corto Maltese, devraient confirmer et amplifier cette tendance. Comme dans les autres industries culturelles (avec le phénomène Star Wars pour le cinéma), quelques titres réalisent l’essentiel du chiffre d’affaires dans ce secteur. Ainsi, 88 titres ont été imprimés à plus de 50 000 exemplaires lors de leur sortie, des tirages qui font rêver en littérature classique. Le marché de la BD, de la niche ignorée aux ventes mondiales Cette concentration sur des best-sellers n’empêche pas l’émergence de jolies performances, comme celles réalisées par les deux tomes de L’Arabe du futur, un roman graphique et autobiographique de Riad Sattouf aux éditions Allary. Mais aussi le succès de la série Les Vieux Fourneaux, de Paul Cauuet et Wilfrid Lupano, chez Dargaud, dont le troisième volume vient de paraître. Véritable phénomène de BD, la sympathie dont jouit cette série auprès d’un public à chaque fois plus large, qui raconte sur un ton humoristique l’histoire de vieux anarchistes antisystème, traduit, à n’en pas douter, un certain air du temps. Un empire du papier La baisse de la production reflète une certaine maturité du marché, qui demeure dominé par trois grands groupes. Média-Participations (Dargaud, Blake et Mortimer, Kana, Urban Comics, Dupuis, Marsu et Lombard), mais aussi Delcourt (qui détient aussi Soleil et Tonkam), et enfin Glénat (avec Vent d’Ouest et ses déclinaisons mangas, comics et Disney), totalisent ensemble 35,2 % de la production, selon le rapport de l’ACBD. Juste après on trouve trois grands groupes : Panini, Hachette – qui détient les éditions Albert René et Pika – et Madrigall, propriétaire de Casterman et de Futuropolis. Au total, ce sont 15 groupes qui dominent le secteur et réalisent près de 70 % de la production. En France, comme d’ailleurs pour l’instant à l’étranger, la bande dessinée demeure un empire du papier. Même s’il progresse de 1 %, le marché de la bande dessinée numérique reste marginal. Les ventes continuent cependant de se développer régulièrement depuis cinq ans, en particulier dans le domaine du manga. Dans l’Hexagone, la plate-forme Izneo est leader du marché, avec un catalogue de 14 000 albums, couvrant 90 % des sorties, mais « le passage à la bande dessinée digitale a toujours du mal à trouver ses marques », estime M. Ratier. Les services de lecture par abonnement d’Izneo, Youscribe et Youboox jugés légaux en France Banane & Cie, épisode 7 Les coups de cœur 2015 du « Monde des livres » ************************************************************* Banane & Cie, épisode 8 ************************************************************* Les disparitions qui nous ont marqués en 2015 L’année touche à sa fin. Des vies se sont arrêtées en chemin. Certains, illustres, sont morts de leur belle mort, quelques-uns à un âge canonique, d’autres beaucoup trop jeunes… Acteurs, musiciens, femmes et hommes politiques, scientifiques, etc. Il y eut cet accident d’hélicoptère en Argentine, en mars, qui faucha plusieurs athlètes brutalement. Beaucoup aussi sont morts sous les balles de terroristes, de Charlie Hebdo au Bataclan, en France, au Liban, en Syrie, en Irak, aux Etats-Unis, en Turquie, et dans beaucoup trop d’autres lieux encore. C’est une des raisons pour lesquelles beaucoup d’entre nous ne regretteront pas 2015, unanimement qualifiée d’année « pourrie ». Enfin, de janvier à décembre, l’année aura également été marquée par le drame des migrants, innombrables et anonymes, qui ont péri sur les routes de l’exil. Retour (forcément non exhaustif) sur les disparitions qui nous ont marqués cette année. CinémaMusique ScènesPolitique MédiasLittérature et monde des idéesSciencesMonde des affairesSportsLes attentatsLes migrants Cinéma Omar Sharif, de son vrai nom Michel Demitri Chalhoub, était une légende du cinéma égyptien, révélé en Occident par le film Lawrence d’Arabie, de David Lean (1962). Il est mort le 10 juillet 2015 au Caire, à l’âge de 83 ans. Manoel de Oliveira, le doyen du cinéma, est mort le 2 avril à l’âge de 106 ans. Le réalisateur portugais avait tourné une cinquantaine de films au cours de sa longue carrière. Chantal Akerman, cinéaste belge, fondatrice d’une modernité cinématographique, s’est donné la mort le 5 octobre. Elle avait 65 ans. Christopher Lee, acteur britannique, est devenu célèbre en 1958 pour son interprétation de Dracula, dans un film des studios Hammer. Spécialiste des rôles de « méchants », l’acteur avait connu un retour en grâce à la fin de sa carrière grâce à des réalisateurs comme Tim Burton ou Martin Scorsese, et sa participation à des sagas comme Le Seigneur des Anneaux ou Star Wars. Il est mort le 7 juin à l’âge de 93 ans. Anita Ekberg, actrice suédoise immortalisée par une baignade nocturne dans la fontaine de Trevi, à Rome, dans le film La Dolce Vita, de Federico Fellini (1960), est morte le 11 janvier en Italie, à l’âge de 83 ans. Patrick Macnee, interprète de l’espion flegmatique John Steed dans la série « Chapeau melon et bottes de cuir », est mort le 25 juin en Californie. Il avait 93 ans. Wes Craven, réalisateur américain, père de Freddy Krueger et auteur de Scream, est mort à Los Angeles à l’âge de 76 ans, le 30 août. Maureen O’Hara, Maureen Fitzsimmons de son vrai nom, était une actrice irlandaise, égérie du réalisateur de westerns John Ford. Elle est morte à 95 ans, le 24 octobre. Roger Hanin, l’interprète du commissaire éponyme de la série « Navarro », beau-frère de François Mitterrand, est mort à 89 ans, à Paris, le 11 février. Magali Noël, de son vrai nom Magali-Noëlle Guiffray, comédienne et chanteuse, égérie de Boris Vian et de Federico Fellini, est morte le 23 juin en France. Elle avait 83 ans. Leonard Nimoy, l’interprète de Spock dans la série « Star Trek », est mort le 27 février à 83 ans. Musique B. B. King, né Riley Ben King, chanteur américain et sans doute le plus célèbre musicien de blues au monde, est mort le 14 mai à Las Vegas, à l’âge de 89 ans. Kurt Masur, chef d’orchestre allemand, héros de la transition démocratique en RDA, est mort à l’âge de 88 ans aux Etats-Unis, le 19 décembre. Ornette Coleman, saxophoniste de jazz, est mort le 11 juin. Il avait 85 ans. Lemmy Kilmister, chanteur et bassiste britannique, fondateur du groupe de heavy metal Motörhead, est mort le 28 décembre, à l’âge de 70 ans. Guy Béart, chanteur français, est mort à l’âge de 85 ans, le 16 septembre. Né au Caire, il était l’une des « étoiles venues d’Égypte », avec Dalida, Georges Moustaki, Claude François, et Richard Anthony, de son vrai nom Ricardo Btesh, autre chanteur disparu cette année, le 20 avril à 77 ans. Percy Sledge, chanteur américain rendu célèbre par le grand titre de soul When a Man Loves a Woman, est mort le 14 avril en Louisiane. Il avait 73 ans. Leny Escudero, chanteur français d’origine espagnole, s’est éteint le 9 octobre, à l’âge de 82 ans. Demis Roussos, de son vrai nom Artémios Ventouris Roussos, chanteur grec et ancien membre du groupe Aphrodite’s Child, est mort dans la nuit du 24 janvier à Athènes. Il avait 68 ans. Scènes Luc Bondy, metteur en scène français et directeur de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, est mort le 28 novembre, à Zurich. Il avait 67 ans. Sylvie Joly, comédienne française qui avait ouvert la voie aux femmes humoristes, est morte à Paris, à l’âge de 80 ans, le 4 septembre. Wilfride Piollet, étoile de l’Opéra de Paris, est morte le 20 janvier à l’âge de 71 ans. Politique Charles Pasqua, député, sénateur et ministre de l’intérieur à deux reprises sous François Mitterrand, habitué des tribunaux à la réputation de « parrain », est mort le 29 juin, à 88 ans. Helmut Schmidt, ancien chancelier allemand, artisan de l’amitié franco-allemande et ami de Valéry Giscard d’Estaing, s’est éteint le 10 novembre, à 96 ans. Le roi Abdallah d’Arabie saoudite, de son nom complet Abdallah Ben Abdel Aziz Al-Saoud, fils du fondateur du royaume, est mort le 23 janvier à Riyad, à 91 ans. Alain Millot, maire socialiste de Dijon, est mort le 27 juillet, à l’âge de 63 ans. Son remplacement par François Rebsamen, ministre du travail réélu maire de la ville le 10 août, a provoqué un remaniement ministériel en vertu de la règle de non-cumul des mandats. Jean Germain, 67 ans, sénateur socialiste et ancien maire de Tours, s’est donné la mort le 7 avril. Il avait été mis en examen en 2013 pour complicité de prise illégale d’intérêts et détournements de fonds publics, dans l’affaire dite « des mariages chinois ». François Delapierre, cadre du Parti de gauche, conseiller de Jean-Luc Mélenchon, est mort le 20 juin, à l’âge de 44 ans. Claude Dilain, ancien maire de Clichy-sous-Bois, est mort à 66 ans, dans la nuit du 2 au 3 mars. Défenseur des banlieues délaissées, il s’était fait connaître du grand public lors des émeutes urbaines déclenchées par la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, en octobre 2005. Médias Jean Lacouture, figure du journalisme, biographe et écrivain, ancien éditorialiste au Monde, est mort le 16 juillet à l’âge de 94 ans. Alain de Greef, ancien directeur des programmes de Canal + et l’un des pionniers de la chaîne cryptée, est mort le 29 juin, à 68 ans. José Arthur, animateur de radio, l’homme du « Pop Club » sur France Inter de 1965 à 2005, est mort le 24 janvier, à l’âge de 87 ans. David Carr, journaliste emblématique du New York Times et ancien junkie, est mort à 58 ans, dans sa rédaction, le 12 février. Nina Companeez, réalisatrice de télévision, connue pour des sagas comme Les Dames de la côte (1979), est morte le 9 avril à Paris. Elle avait 77 ans. Framboisier, de son vrai nom Claude Chamboisier, était le chanteur des Musclés, groupe de l’émission « Le Club Dorothée » sur TF1. Il est mort le 4 janvier, à l’âge de 65 ans. John Fairchild, figure du journalisme de mode, est mort le 27 février à New York, à l’âge de 87 ans. Le directeur du journal professionnel Women’s Wear Daily régna sur le milieu des couturiers, des années 1960 aux années 1980. Littérature et monde des idées Günter Grass, écrivain allemand et prix Nobel de littérature en 1999, est mort le 13 avril, à 87 ans. André Glucksmann, philosophe français, est mort à Paris dans la nuit du 9 au 10 novembre. Il avait 78 ans. Assia Djebar, romancière et cinéaste algérienne, membre de l’Académie française, est morte le 7 février à Paris, à l’âge de 78 ans. René Girard, anthropologue, académicien français et professeur aux Etats-Unis, est mort le 4 novembre, à l’âge de 91 ans, à Stanford (Californie), où il a longtemps enseigné. André Brink, écrivain sud-africain, défenseur des droits de l’homme et ami de Nelson Mandela, est mort le 6 février, à l’âge de 79 ans. Robert Conquest, historien, espion et poète britannique, considéré comme l’un des meilleurs spécialistes de l’empire soviétique, a disparu le 3 août à Palo Alto (Californie). Il avait 98 ans. Henning Mankel, auteur de polars suédois, a disparu dans la nuit du 4 au 5 octobre, à l’âge de 67 ans. Terry Pratchett, auteur britannique de fantasy humoristique, est mort le 12 mars, à 66 ans. François Maspero, écrivain français engagé, est mort le 11 avril à l’âge de 83 ans. Jean Vautrin, de son vrai nom Jean Herman, romancier et scénariste français, s’est éteint le 16 juin. Il avait 82 ans. Sciences John Nash, mathématicien américain, Prix Nobel d’économie en 1994 pour ses travaux sur la théorie des jeux, est mort avec sa femme, le 23 mai, dans un accident de voiture aux Etats-Unis. Il avait 86 ans. Khaled Al-Assad, archéologue syrien, ancien directeur du site antique de Palmyre, a été décapité par l’organisation Etat Islamique le 18 août dans cette même ville. Il avait 83 ans. Sa dépouille a été exposée dans une mise en scène macabre, pendant plusieurs jours, par les membres du groupe terroriste. Jean-Marie Pelt, biologiste et militant écologiste, est mort le 23 décembre à Metz, à l’âge de 82 ans. Monde des affaires François Michelin, entrepreneur français, ancien directeur de l’entreprise Michelin et artisan de sa transformation en leader mondial du secteur automobile, est mort le 29 avril, à 88 ans. Pierre Berger, entrepreneur français, président-directeur général d’Eiffage, troisième groupe de bâtiment travaux publics français, est mort dans la nuit du 22 au 23 octobre. Il avait 47 ans. Satoru Iwata, entrepreneur japonais, président-directeur général de la multinationale Nintendo, est mort le 11 juillet à 55 ans. Sports Florence Arthaud, la « petite fiancée de l’Atlantique », première femme navigatrice à remporter la Route du rhum en 1990, est morte dans le crash d’un hélicoptère en Argentine, où elle participait au tournage de l’émission Dropped, aux côtés de 7 autres Français également morts dans l’accident. C’était le 9 mars, en Argentine, et elle avait 57 ans. Camille Muffat, nageuse française, championne olympique en 2012, est morte en Argentine dans le même accident d’hélicoptère que Florence Arthaud. Elle avait 25 ans. Alexis Vastine, boxeur français de 28 ans, médaillé de bronze aux Jeux olympiques de Pékin en 2008, est mort dans l’accident du tournage de Dropped, en Argentine. Natalia Molchanova, apnéiste russe, est morte lors d’une séance d’apnée de loisirs, le mardi 4 août, au large d’une île des Baléares. La championne d’apnée la plus décorée au monde avait 53 ans. Jonah Lomu, joueur de rugby néo-zélandais, est mort le 18 novembre à Auckland. L’ailier des All Blacks avait 40 ans. Jerry Collins, joueur de rugby néo-zélandais, ancien troisième-ligne des All Blacks, est mort dans un accident de voiture dans l’Hérault, le 5 juin. Il avait 34 ans. Jules Bianchi, pilote de formule 1 de 25 ans, a subi un grave accident alors qu’il disputait le Grand Prix du Japon, le 6 octobre 2014. Sa mort a été annoncée par sa famille le 17 juillet 2015. Laurent Bourgnon, navigateur franco-suisse, a disparu en mer dans les îles Tuamotu, en Polynésie française, probablement victime d’un accident de plongée. Le marin avait 49 ans. Earl Lloyd, premier basketteur noir à avoir accédé au célèbre championnat de la NBA, est mort aux Etats-Unis à l’âge de 86 ans. Sa mort a été annoncée le 26 février. Attaques terroristes de janvier Cabu, de son vrai nom Jean Cabut, caricaturiste et dessinateur de presse, membre de la rédaction de Charlie Hebdo, est mort assassiné le 7 janvier, dans l’attentat perpétré par les frères Kouachi qui a coûté la vie à onze autres personnes. Il avait 77 ans. Charb était caricaturiste, dessinateur de presse et rédacteur en chef de Charlie Hebdo. Stéphane Charbonnier de son vrai nom, 47 ans, bénéficiait d’une protection policière depuis l’incendie volontaire du journal, en novembre 2011, après la publication du numéro spécial rebaptisé « Charia Hebdo ». Tignous – Bernard Verlhac de son vrai nom –, caricaturiste et dessinateur à Charlie Hebdo, avait 57 ans. Georges Wolinski, dessinateur de presse et membre de la rédaction de Charlie Hebdo, est mort aux côtés de ses compagnons de la première heure, Cabu et Honoré, dans les locaux du journal. Il avait 80 ans. Philippe Honoré, 74 ans, était illustrateur, dessinateur de presse et membre de la rédaction de Charlie Hebdo. Elsa Cayat, psychanalyste, chroniqueuse à Charlie Hebdo, avait 55 ans. Mustapha Ourrad, correcteur de Charlie Hebdo, avait 60 ans. Bernard Maris, économiste, journaliste, écrivain, chroniqueur à Charlie Hebdo, avait 68 ans. Michel Renaud, journaliste, grand voyageur, était de passage dans la rédaction de Charlie Hebdo. Il avait 69 ans. Frédéric Boisseau, employé de la Sodexo de 42 ans, était agent d’entretien et se trouvait dans les locaux de Charlie Hebdo. Franck Brinsolaro, lieutenant de police chargé de la protection de Charb a été assassiné à ses côtés par Chérif et Saïd Kouachi. Il avait 49 ans. Ahmed Merabet, policier, affecté au 11e arrondissement de Paris, est mort assassiné par Chérif et Saïd Kouachi, boulevard Richard-Lenoir. Il avait 40 ans. Clarissa Jean-Philippe, policière en formation, a été assassinée le 8 janvier à Montrouge, par le terroriste Amedy Coulibaly. Elle avait 25 ans. Yohan Cohen, 23 ans, employé du supermarché Hyper Cacher, Yoav Attab, un étudiant tunisien de 22 ans, Philippe Braham, père de famille de 45 ans, François Michel Saada, 65 ans, ont été assassinés par Amedy Coulibaly le 9 janvier, lors de la prise d’otages du supermarché casher de la porte de Vincennes. Attentats terroristes du 13 novembre Cent trente personnes sont mortes le 13 novembre, à Paris, lors des attaques coordonnées dans la salle de spectacles du Bataclan, devant des terrasses des 10e et 11e arrondissements, et à l’extérieur du Stade de France, à Saint-Denis. Le Monde a choisi de constituer un mémorial fait de portraits des victimes, lorsque les familles ont donné leur accord. Migrants Depuis le début de l’année, plus d’un million de migrants sont arrivés en Europe par la mer, selon les chiffres du Haut-Commissariat pour les réfugiés de l’ONU. La plupart fuient le conflit syrien, l’Irak, l’Afghanistan, ou encore l’Afrique de l’Est, notamment l’Erythrée, le Soudan et l’Ethiopie. Des dizaines de milliers de migrants sont morts sur leur parcours, en Méditerranée, en mer Egée, dans les déserts africains et jusque sur les routes européennes. L’image d’un petit garçon syrien, Aylan, 3 ans, retrouvé mort sur une plage turque, a fait le tour du monde et interpellé la communauté internationale sur le drame des migrants, en septembre. Beckett, Brecht, Jérusalem : trois livres pour terminer l’année Pour clore une année de lecture, les pages livres du Monde ont choisi le deuxième volume de la correspondance de Beckett, un personnage de Brecht devenu le héros d’une bande dessinée et le récit d’un romancier géographe parti pour Jérusalem, trois ouvrages qui explorent à leur façon le travail d’écriture. Correspondance. « Les Années Godot. Lettres II 1941-1956 », de Samuel Beckett C’est une métamorphose de Samuel Beckett à laquelle on ­assiste au long du deuxième volume de sa correspondance, qui court de 1941 à 1956. Ces années le voient opter pour le français comme langue d’écriture afin d’être « mal armé », écrit-il, après avoir réalisé qu’il lui fallait aller « dans le sens de l’appauvrissement, de la perte du savoir et du retranchement, de la soustraction plutôt que de ­l’addition ». Résistant dès 1941, réfugié dans le Roussillon après avoir échappé de peu à la Gestapo en août 1942, Beckett ne rentre définitivement à Paris que fin 1945, ayant passé six mois dans les ruines de Saint-Lô, en Normandie, avec la Croix-Rouge irlandaise. Durant les cinq années qui suivent, il écrit coup sur coup quatre chefs-d’œuvre : les romans Molloy, Malone meurt, L’Innommable, que les éditions de Minuit publient en rafale à partir de 1951, et, bien sûr, En attendant Godot, créé par Roger Blin en 1953 et bientôt joué dans le monde entier. De lettre en lettre, c’est le cheminement abrupt vers une écriture à ras de parole qui fascine. Bertrand Leclair Les Années Godot. Lettres II 1941-1956 (The Letters of Samuel Beckett), de Samuel Beckett, traduit de l’anglais (Irlande) par André Topia, édité par George Craig, Martha Dow Fehsenfeld, Dan Gunn et Lois More Overbeck, Gallimard, 768 p., 54 €. BD. « Histoires de Monsieur Keuner », de Bertolt Brecht et Ulf K. C’est un homme qui se promène dans l’œuvre de Bertolt Brecht. Il s’appelle « Monsieur Keuner », et il apparaît pour la première fois en 1926 dans la pièce Fatzer, où il joue le rôle de commentateur critique. Pendant plus de trente ans, il va tenir un rôle dans différents textes, dramatiques ou non. Du vivant de Brecht (1898-1956), personne ne lui a prêté une grande attention, sauf ­Walter Benjamin, qui a aussitôt vu en ce Keuner, proche de keiner (« aucun », en allemand), une figure de l’homme sans qualités, un tiers pensant, en somme. Un autre « Monsieur K. », le dessinateur allemand Ulf K., dont on ne sait pas plus sur le nom, a choisi d’illustrer trente-quatre histoires de Monsieur Keuner. Il lui a inventé une grosse tête ronde à lunettes sur un petit corps passe-partout, qui lui permet de se fondre dans la foule. La première histoire du livre illustré ­publié par L’Arche le montre allongé sur un banc, à ne rien faire, comme s’il dormait sous un soleil de printemps. Son ami chapeauté, que l’on retrouvera souvent par la suite, vient lui demander ce qu’il fait. « Je me donne de la peine. Je prépare ma prochaine erreur », répond Monsieur Keuner. Voilà, en cinq cases, tout est dit. Le dessin est net et mélancolique. Les phrases, courtes et acerbes, signent la marque d’un ouvrage hautement recommandable, où l’on voit Monsieur Keuner observer le monde de son temps, un monde dur et ­inquiétant que Brecht aurait voulu voir changer, et qui rappelle le nôtre. Brigitte Salino Histoires de Monsieur Keuner (Geschichten vom Herrn Keuner), de Bertolt Brecht et Ulf K. (dessin), traduit de l’allemand par Rudolf Rach et Claire Stavaux, L’Arche, 138 p., 22 €. Récit. « Jérusalem terrestre », d’Emmanuel Ruben « Venu en Terre sainte pour écrire un roman et voir planer des cerfs-volants », Emmanuel Ruben est revenu d’Israël et de Palestine presque bredouille. De fiction, il n’y aura pas : seuls quelques vestiges subsistent, ici et là, dans Jérusalem terrestre. De littérature, en revanche, il y a beaucoup dans ce récit délicat, poignant et intelligent – où le « géographe défroqué » (Emmanuel Ruben est agrégé de géographie) cohabite avec le romancier sans roman et le reporter d’hommes et de paysages fragmentés. Car « la marge est partout et le centre est nulle part » dans cette Terre promise émiettée au gré des checkpoints, des frontières imaginaires ou réelles, des villes et des communautés. Auteur de La Ligne des glaces (Rivages, 2014), son troisième roman très remarqué, Emmanuel Ruben profite d’une invitation à animer des ateliers d’écriture pour arpenter un territoire qui le fascine de loin, lui, le « demi-juif » (il cite très justement Romain Gary à ce propos : « Demi-juif, c’est demi-parapluie »). Le texte qu’il en tire, cette Jérusalem terrestre, est un itinéraire faussement aléatoire de déviations et de chemins qui se perdent. L’équilibre est parfait quoique fragile. Beau, juste, travaillé sans en avoir l’air : un grand petit ­livre et un talent qui se confirme. Nils C. Ahl Jérusalem terrestre, d’Emmanuel Ruben, Inculte, 178 p., 16,90 €. ************************************************************* Le manga d’Otomo enfin sacré à Angoulême « Enfin ! », soupireront tous les amateurs de mangas japonais. Jamais, en 42 ans d’existence, le Festival international de la bande dessinée d’Angoulême n’avait en effet attribué sa plus haute distinction à un auteur nippon. C’est chose faite : Katsuhiro Otomo s’est vu décerner, ce jeudi 29 janvier, le Grand Prix de la ville d’Angoulême pour l’ensemble de son œuvre, après le deuxième tour d’un scrutin organisé auprès de 2 000 professionnels francophones. Il succède à l’Américain Bill Watterson, le créateur de Calvin et Hobbes. Cinq raisons de ne pas rater le Festival d’Angoulême Attendue après le premier tour où il était arrivé en tête devant le Britannique Alan Moore et le Belge Hermann, sa désignation ne fait pas que « rectifier » un palmarès qui a oublié de sacrer, du temps de son vivant, Osamu Tezuka (Astro Boy), le « Dieu du manga », et qui s’est contenté d’offrir à Akira Toriyama (Dragon Ball) un insipide lot de consolation en 2013 (baptisé « prix du 40e anniversaire »). Elle consacre aussi « artistiquement » la place qu’occupe déjà la bande dessinée japonaise sur le marché hexagonal. Environ 1 500 mangas japonais sont traduits chaque année en français, soit 37 % de l’ensemble des sorties du secteur. C’est considérable, et Katsuhiro Otomo n’y est pas pour rien.Dessinateur, scénariste, cinéaste, affichiste, le natif de la préfecture de Miyagi est souvent présenté, à tort, comme l’auteur d’une œuvre unique, Akira. Saga futuriste au long cours (2 200 planches, huit ans de publication hebdomadaire au Japon), ce récit post-apocalyptique mettant en scène des jeunes bikers désœuvrés et ultraviolents a ensuite été adapté par Otomo lui-même en film d’animation. Son succès – quinze ans après l’apparition de Goldorak et de Candy à la télévision française – a largement favorisé l’implantation dans notre pays de la pop culture japonaise, incarnée depuis par Dragon Ball, Naruto, One Piece, Super Mario, Zelda et autres Pokemon.Rarement un auteur de bande dessinée aura en tout cas tissé autant de liens avec le cinéma – sauf peut-être Tezuka, l’idole de jeunesse d’Otomo. Celui-ci n’a que 17 ans quand il rejoint les éditions Kodansha comme illustrateur, et deux de plus quand il publie sa première bande dessinée, The Gun Report, une adaptation très librement inspirée d’une nouvelle de Prospère Mérimée, Mateo Falcone (1829). Suivront plusieurs recueils d’histoires courtes, quelques récits plus consistants et des séries au succès modeste…Influence colossaleJusqu’à son premier manga à l’effet « coup de poing » : Domu (1980-1981), un thriller anxiogène traitant de la perte des illusions pendant l’enfance, qui préfigurera l’avènement d’Akira. Traduit bien plus tard en français (1991-1992) sous le titre de Rêves d’enfant par les Humanoïdes associés, ce récit sombre et fantastique reste une leçon de narration et de cadrages, qui témoigne de l’attirance irrésistible d’Otomo pour le 7e art.Son dessin réaliste, voire ultra-réaliste, impressionne par sa force et son intensité, mais par sa facture aussi, très européenneUn an à peine après la fin de Domu, Akira est lancé dans la même publication, Young Magazine, et fait l’effet d’une bombe au Japon. Le dessin réaliste, pour ne pas dire ultra-réaliste, d’Otomo impressionne par sa force et son intensité, mais par sa facture aussi, très européenne. Le mangaka est un fan transi de Jean Giraud, alias Mœbius, qui va lui-même devenir un admirateur absolu d’Otomo.Au milieu d’une production japonaise hyper-stéréotypée, Akira va aussi trancher par la violence de ses héros embarqués dans un engrenage de rebondissements agités, sur fond de parapsychologie et de climat post-nucléaire. De nombreux lecteurs y verront une métaphore des inquiétudes et du manque de confiance de la jeunesse japonaise des années 1980. Peu disert quand il s’agit de parler de son œuvre, Otomo n’ira jamais aussi loin dans l’interprétation. Une seule certitude : le dessinateur a « tué le père » – le grand Tezuka – avec cette œuvre subversive et exigeante.A la fin des années 1980, alors que la série touche à sa fin, l’éditeur français Jacques Glénat se rend à Tokyo dans l’espoir d’y exporter ses collections. Il en revient « bredouille » dit-il, mais avec Akira sous le bras, dans une version adaptée dans le sens de lecture occidental et mise en couleur par l’éditeur américain Marvel. Glénat commence alors à publier la série sous la forme de fascicules vendus en kiosques tous les quinze jours. Il fait même de la publicité sur les colonnes Morris à Paris et passe un partenariat avec Libération : « Ce fut un bide total », se souvient-il. La sortie du film et la publication du manga en albums cartonnés, vendus cette fois en librairie, s’avéreront en revanche un succès que les rééditions ne démentiront jamais.Après Akira, Otomo va progressivement s’éloigner du dessin, mais pas du manga. Il écrit plusieurs scénarios pour d’autres illustrateurs nippons, et se lance dans la production de films d’animation dont le plus important en termes de budget sera Steamboy (2004), une uchronie technologique se déroulant dans l’Angleterre du XIXe siècle. D’autres réalisations suivront : Freedom Project (2006), Mushishi (2007), Short Pieces (2013). Mais jamais Otomo ne retrouvera un succès comparable à celui rencontré avec son œuvre-maîtresse : « C’est comme si Akira l’avait complètement vidé par la suite », indique Jacques Glénat.Son influence n’en demeure pas moins colossale aujourd’hui encore dans le milieu du manga, mais aussi chez de nombreux dessinateurs européens. Bastien Vivès (Le Goût du chlore, Polina, Last Man) n’a pas oublié le court extrait d’Akira qu’il avait vu à la télévision alors qu’il avait 10 ans : « Cela m’avait traumatisé. Il y avait de la violence, de la drogue, du sexe… Les héros - des ados - y parlaient d’interdits et de problématiques d’adultes. »Vivès n’a vu le film dans son entier qu’une fois jeune adulte, à la veille d’entrer à l’école d’animation des Gobelins (Paris 13e). Il a depuis lu et relu la série en album. « S’il fallait associer un mot au dessin d’Otomo, ce serait “puissance”. Quand il fait s’écrouler un immeuble, on y est. Idem quand un des personnages de Domu se tranche la gorge avec un cutter. Quelle force ! »Nommé chevalier de l’ordre des arts et des lettres en 2005, Katsuhiro Otomo a également sorti des art-books à destination de ses fans ces dernières années, laissant entrevoir l’espoir qu’il pourrait bientôt reprendre le crayon, et donc la bande dessinée. Qui sait : rejoindre aujourd’hui un palmarès où figure son « autre » maître éternel, Mœbius, l’y incitera peut-être.Lire aussi : A quand un manga Prix d'Angoulême ? Le Festival d'Angoulême décerne un Grand Prix spécial à « Charlie Hebdo » Comme prévu, le Festival d'Angoulême a décerné jeudi 29 janvier un Grand Prix spécial à Charlie Hebdo. Alors qu'un collectif d'auteurs réclamait que le Grand Prix soit décerné d'office et exceptionnellement à Charlie Hebdo cette année, la direction du festival est finalement restée sur son projet initial : la création d'un « prix de la liberté d'expression », dont le premier lauréat sera évidemment le journal satirique. En outre, le festival a organisé plusieurs événements afin de rendre hommage aux victimes, dont Cabu et Wolinski, qui ont inspiré toute une génération de caricaturistes. Une grande exposition, montée dans l'urgence, retrace jusqu'à dimanche l'histoire du journal satirique, de sa genèse jusqu'au numéro « des survivants » du 14 janvier avec une caricature de Mahomet en « une ». L'hôtel de ville a été décoré d'une grande banderole en mémoire de « Charlie » et une quarantaine de ses « unes », représentatives de la verdeur et de l'irrespect qui sont la marque de « l'esprit Charlie », sont placardées dans les rues. Une paire de fesses géantes signées Reiser côtoient ainsi des ex-présidents de la Républiques caricaturés en pénis sur des panneaux électoraux. Le Grand Prix du festival a, lui, été attribué au Japonais Katsuhiro Otomo, le créateur du personnage de manga Akira. Le prix a été remis à l'auteur de bande dessinée et éditeur Jean-Christophe Menu que la rédaction de Charlie Hebdo a désigné comme étant son « représentant ». Ce dernier a prononcé un discours plutôt pugnace dans lequel il s'est en pris au maire d'Angoulême, Xavier Bonnefont (UMP), qui a défrayé la chronique il y a quelques semaines en faisant installer des grillages autour de plusieurs bancs publics de la ville afin de faire fuir les sans-abris et les marginaux : « C'est Charlie qui rigole quand le maire d'Angoulême fait poser des cages de zoo autour des bancs publics. Je suis Charlie ce n'est pas un slogan, c'est Charlie qui dit au maire d'Angoulême qu'il est un con, je transmets », a-t-il déclaré alors que l'élu était à ses côtés. Voir : Katsuhiro Otomo enfin sacré à Angoulême Katsuhiro Ōtomo enfin sacré à Angoulême Enfin ! soupireront tous les amateurs de mangas japonais. Jamais, en 42 ans d’existence, le Festival international de la bande dessinée d’Angoulême n’avait en effet attribué sa plus haute distinction à un auteur nippon. C’est chose faite : Katsuhiro Ōtomo s’est vu décerner, ce jeudi 29 janvier, le Grand Prix de la ville d’Angoulême pour l’ensemble de son œuvre, après le deuxième tour d’un scrutin organisé auprès de 2 000 professionnels francophones. Il succède à l’Américain Bill Watterson, le créateur de Calvin et Hobbes. Attendue après le premier tour où il était arrivé en tête devant le Britannique Alan Moore et le Belge Hermann, sa désignation ne fait pas que « rectifier » un palmarès qui a oublié de sacrer du temps de son vivant Osamu Tezuka (Astro Boy), le « Dieu du manga », et qui s’est contenté d’offrir à Akira Toriyama (Dragon Ball) un insipide lot de consolation en 2013 (baptisé « prix du 40e anniversaire »). Elle consacre aussi « artistiquement » la place qu’occupe la bande dessinée japonaise sur le marché hexagonal. Environ 1 500 mangas japonais sont traduits chaque année en français, soit 37 % de l’ensemble des sorties du secteur. C’est considérable, et Katsuhiro Ōtomo n’y est pas pour rien. Dessinateur, scénariste, cinéaste, affichiste, le natif de la préfecture de Miyagi est souvent présenté, à tort, comme l’auteur d’une œuvre unique, Akira. Saga futuriste au long cours (2 200 planches, huit ans de publication hebdomadaire au Japon), ce récit post-apocalyptique mettant en scène des jeunes bikers désœuvrés et ultraviolents a ensuite été adapté par Ōtomo lui-même en film d’animation. Son succès – quinze ans après l’apparition de Goldorak et de Candy à la télévision française – a largement favorisé l’implantation dans notre pays de la pop culture japonaise, incarnée depuis par Dragon Ball, Naruto, One Piece, Super Mario, Zelda et autres Pokemon. Rarement un auteur de bande dessinée n’aura en tout cas tissé autant de liens avec le cinéma – sauf peut-être Tezuka, l’idole de jeunesse d’Ōtomo. Celui-ci n’a que 17 ans quand il rejoint les éditions Kodansha comme illustrateur, et 2 de plus quand il publie sa première bande dessinée, The Gun Report, une adaptation très librement inspirée d’une nouvelle de Prosper Mérimée, Mateo Falcone (1829). Suivront plusieurs recueils d’histoires courtes, quelques récits plus consistants et des séries au succès modeste… Jusqu’à son premier manga à l’effet « coup de poing » : Domu (1980-1981), un thriller anxiogène traitant de la perte des illusions pendant l’enfance, qui préfigurera l’avènement d’Akira. Traduit bien plus tard en français (1991-1992) sous le titre de Rêves d’enfant par les Humanoïdes associés, ce récit sombre et fantastique reste une leçon de narration et de cadrages, qui témoigne de l’attirance irrésistible d’Ōtomo pour le 7e art. Un an à peine après la fin de Domu, Akira est lancé dans la même publication, Young Magazine, et fait l’effet d’une bombe au Japon. Le dessin réaliste, pour ne pas dire ultra réaliste, d’Ōtomo impressionne par sa force et son intensité, mais par sa facture aussi, très européenne. Le mangaka est un fan transi de Jean Giraud, alias Moebius, qui va lui-même devenir un admirateur absolu d’Ōtomo. Au milieu d’une production japonaise hyper stéréotypée, Akira va aussi trancher par la violence de ses héros embarqués dans un engrenage de rebondissements agités, sur fond de parapsychologie et de climat post-nucléaire. De nombreux lecteurs y verront une métaphore des inquiétudes et du manque de confiance de la jeunesse japonaise des années 1980. Peu disert quand il s’agit de parler de son œuvre, Ōtomo n’ira jamais aussi loin dans l’interprétation. Une seule certitude : le dessinateur a « tué le père » – le grand Tezuka – avec cette œuvre subversive et exigeante. A la fin des années 1980, alors que la série touche à sa fin, l’éditeur français Jacques Glénat se rend à Tokyo dans l’espoir d’y exporter ses collections. Il en revient « bredouille » mais avec Akira sous le bras dans une version adaptée dans le sens de lecture occidental et mise en couleur par l’éditeur américain Marvel. Glénat commence alors à publier la série sous la forme de fascicules vendus en kiosque tous les quinze jours. Il fait même de la publicité sur les colonnes Morris à Paris et passe un partenariat avec Libération : « Ce fut un bide total », s’en souvient-il. La sortie du film et la publication du manga en albums cartonnés, vendus cette fois en librairie, s’avéreront en revanche un succès que les rééditions ne démentiront jamais. Après Akira, Ōtomo va progressivement s’éloigner du dessin, mais pas du manga. Il écrit plusieurs scénarios pour d’autres illustrateurs nippons, et se lance dans la production de films d’animation dont le plus important en termes de budget sera Steamboy (2004), une uchronie technologique se déroulant dans l’Angleterre du XIXe siècle. D’autres réalisations suivront : Freedom Project (2006), Mushishi (2007), Short Pieces (2013). Mais jamais Ōtomo ne retrouvera un succès comparable à celui rencontré avec son œuvre maîtresse : « C’est comme si Akira l’avait complètement vidé par la suite », indique Jacques Glénat. Son influence n’en demeure pas moins colossale aujourd’hui encore dans le milieu du manga, mais aussi chez de nombreux dessinateurs européens. Bastien Vivès (Le Goût du chlore, Polina, Lastman) n’a pas oublié le court extrait d’Akira qu’il avait vu à la télévision alors qu’il avait 10 ans : « Cela m’avait traumatisé. Il y avait de la violence, de la drogue, du sexe… Les héros – des ados – y parlaient d’interdits et de problématiques d’adultes. » Vivès n’a vu le film dans son entier qu’une fois jeune adulte, à la veille d’entrer à l’école d’animation des Gobelins (Paris 13e). Il a depuis lu et relu la série en album. « S’il fallait associer un mot au dessin d’Ōtomo, ce serait puissance. Quand il fait s’écrouler un immeuble, on y est. Idem quand un des personnages de Domu se tranche la gorge avec un cutter. Quelle force ! » Nommé chevalier de l’ordre des arts et des lettres en 2005, Katsuhiro Ōtomo a également sorti des art-books à destination de ses fans ces dernières années, laissant entrevoir l’espoir qu’il pourrait bientôt reprendre le crayon, et donc la bande dessinée. Qui sait : rejoindre aujourd’hui un palmarès où figure son « autre » maître éternel, Moebius, l’y incitera peut-être. Vingt et un jours ont passé entre la tuerie de Charlie Hebdo et le Festival international de la bande dessinée (FIBD) d’Angoulême qui débute ce jeudi 29 janvier. Une telle proximité rend très particulière la 42e édition de la manifestation, la plus importante en Europe consacrée au 9e art. Angoulême sera naturellement très « Charlie » cette année, mais pas que. Petit tour d’horizon des moments forts attendus. 1. Charlie, encore et toujoursLa vague d’émotion qui a submergé le pays après l’attentat perpétré contre l’hebdomadaire satirique repartira-t-elle de plus belle sur les bords de la Charente ? La chose n’est pas impossible, d’autant que le festival a prévu un certain nombre d’hommages aux dessinateurs tombés sous les balles (Cabu, Wolinski, Charb, Tignous, Honoré). Le plus significatif est l’exposition consacrée à Charlie Hebdo, visible à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image. Celle-ci se prolonge en extérieur avec une sélection des meilleures « unes » publiées par le magazine créé en 1970.Alors qu’un collectif d’auteurs réclamait que le Grand Prix soit décerné d’office et exceptionnellement à Charlie Hebdo cette année, la direction du festival est finalement restée sur son projet initial : la création d’un « prix de la liberté d’expression », dont le premier lauréat sera évidemment le journal satirique.Les principaux éditeurs du secteur devraient, eux, faire la promotion d’un livre collectif en hommage aux victimes – ouvrage réunissant 170 dessins choisis à partir de quelque 800 réalisations reçues ou vues sur Internet. A noter que le dessin spécialement fait par Albert Uderzo n’en sera pas. Celui-ci représente Astérix clamer « Moi aussi je suis un Charlie » tout en décochant un puissant ramponneau à un personnage dont on ne voit que les chaussures : des babouches, en lieu et place des traditionnelles sandales romaines. Afin d’éviter toute mauvaise interprétation, l’équipe éditoriale commune a préféré ne pas retenir le dessin d’Uderzo, 87 ans, qui n’avait pas repris les crayons depuis cinq ans. A l’origine du projet, la section BD du Syndicat national de l’édition (SNE) avance néanmoins une autre explication : « Tous les hommages dessinés représentant des personnages récurents de la bande dessinée ont été rejetés sans distinction », ce qui fut aussi le cas de Lucky Luke, Boule et Bill et autres Schtroumpfs.Les événements de début janvier, enfin, auront également pour conséquence un renforcement de la sécurité sur les différents sites (bulles, salles d’exposition, espace public…). A la demande de la préfecture de Charente, la direction du festival a dû doubler voire tripler ses effectifs de vigiles dans certains lieux. La manifestation pense voir augmenter sa fréquentation cette année (250 000 entrées payantes habituellement). Un temps pressenti, le président François Hollande ne devrait finalement pas venir à Angoulême. La ministre de la culture, Fleur Pellerin, est, elle, attendue dimanche.Lire : « Même le terroriste en moi est déprimé », par Emmanuel Guibert2. Calvin et Hobbes au rendez-vousComme prévu, il ne sera pas là. L’Américain Bill Watterson ayant fait le vœu il y a vingt ans de s’éloigner de la vie publique, sa présence au festival d’Angoulême, qui l’a honoré d’un Grand Prix l’an dernier, aurait tenu du miracle. Le créateur de Calvin et Hobbes a néanmoins réalisé l’affiche de la 42e édition. Pour la première fois, celle-ci a l’aspect d’une planche de bande dessinée. Watterson est aussi l’objet d’une exposition inédite initialement conçue par le Billy Ireland Cartoon Library & Museum de Colombus (Ohio) autour de 200 documents. Une belle consolation : voir des originaux de Calvin et Hobbes est presque aussi rare que d’apercevoir son créateur en chair et en os.Lire : Bill Watterson, dessinateur de presseLire le post de blog : L’hommage de Zep et de Titeuf à Calvin et Hobbes3. D’autres belles exposDifficile de faire la fine bouche devant le choix des autres auteurs à qui une exposition est consacrée cette année à Angoulême. L’Américain Jack Kirby (mort en 1994), le Japonais Jiro Taniguchi et le scénariste français Fabien Nury (Il était une fois en France, Tyler Cross…) sont les têtes d’affiche d’un programme éclectique qui n’a pas oublié la bande dessinée de jeunesse avec Anna et Froga (d’Anouk Ricard) et les Moomins (de la Finlandaise Tove Jansson) et qui saluera les adieux d’Alex Barbier à la bande dessinée. Une exposition sensorielle et déjantée consacrée à Kinky et Cosy, les jumelles infernales créées par le Belge Nix, devait connaître un joli succès. Nous vous proposons de lire en exclusivité une quarantaine de strips tirés du dernier album de cette série au fort pouvoir sur les zygomatiques.Lire : Fabien Nury, bulles noires4. Un Grand Prix très attenduQui de Kasuhiro Otomo, d’Alan Moore ou d’Hermann – arrivés en tête du premier tour d’un scrutin organisé auprès des « professionnels de la profession » – sera désigné Grand Prix de la ville d’Angoulême ce jeudi soir ? Le premier serait le premier Japonais à recevoir cette distinction, ce qui ne serait pas un mal pour un festival qui se targue de sa dimension internationale. Le second – Britannique de nationalité – se trouverait dans le même cas et serait également le premier « pur » scénariste à être sacré. Le dernier, enfin, serait le quatrième Belge à figurer au palmarès (après Franquin, Jijé et François Schuiten). Il serait aussi, disons le sans détour, le choix le moins audacieux des trois.Le favori s’appelle Otomo. Egalement cinéaste, le créateur d’Akira et de Steamboy est considéré comme le plus grand auteur de manga vivant, avec Akira Toriyama (Dragon Ball).5. Des dédicaces malgré toutLa particularité du festival d’Angoulême est d’être à la fois une manifestation artistique – avec des expositions, des conférences, des projections… – et un salon où les éditeurs occupent des stands qui forment une librairie géante. Ceux-ci se déplacent généralement avec des bataillons d’auteurs venus signer leurs albums de l’année. Une « grève » des dédicaces est néanmoins attendue, samedi après-midi : les auteurs ont prévu l’organisation d’une « marche » dans les rues de la préfecture de Charente afin de protester contre la précarisation de la profession. Polémique autour d'un livre sur les médecins des camps nazis La polémique autour d'un ouvrage consacré aux médecins des camps de concentration nazis ne désenfle pas. Mise en cause dans le livre du chroniqueur médical Michel Cymes, qui l'accuse de posséder encore dans ses murs des restes de victimes juives du nazisme, l'université de Strasbourg a catégoriquement réfuté ces accusations, mercredi 28 janvier, évoquant des « rumeurs ». Dans Hippocrate aux enfers, Michel Cymes soutient que l'institution universitaire abriterait encore aujourd'hui des coupes anatomiques provenant de certaines des quatre-vingt-six victimes juives du médecin nazi August Hirt, qui officiait durant l'Occupation à l'institut d'anatomie de Strasbourg. Les corps ont quitté l'institut en septembre 1945, a rappelé l'université. Après la découverte d'une partie de ces restes en décembre 1944, ceux-ci ont été « enterrés au cimetière juif de Cronenbourg, à l'endroit où fut apposée il y a quelques années la stèle qui porte le nom des quatre-vingt-six victimes, a-t-elle souligné. Depuis septembre 1945, il n'y a donc plus aucune de ces parties de corps à l'institut d'anatomie et à l'université de Strasbourg ». UN MÉDECIN CITÉ SE DIT TRAHI Dans son livre, Michel Cymes s'appuie sur les propos d'un médecin strasbourgeois, le psychiatre Georges Federmann, président du cercle Menachem Taffel, qui œuvre pour la mémoire des quatre-vingt-six victimes juives déportées à Auschwitz et gazées au camp alsacien du Natzwiller-Struthof, et dont les corps furent transférés à l'institut d'anatomie. Interrogé par Michel Cymes sur l'existence de ces restes, le docteur Federmann aurait évoqué un creux axillaire, une main et la coupe transversale d'une tête conservés dans des bocaux. Mais le médecin, qui n'est pas cité directement dans le livre, estime avoir été « trahi » par l'auteur dans la retranscription de ses propos. Contacté mercredi par l'Agence France-presse à sa société de production parisienne, l'animateur n'était pas joignable dans l'immédiat. Dans un courrier adressé au docteur Federmann, il avait déclaré : « Au lieu de m'accuser de déformer l'histoire, il serait plus judicieux de se battre contre ceux qui essaient de l'étouffer [...] Mon livre fait plus pour le devoir de mémoire que des dizaines d'autres passés inaperçus. » Affirmer qu'auraient subsisté ou pourraient subsister des restes de victimes juives à l'université ou à l'institut, comme l'affirme Michel Cymes, est « faux et archi-faux », selon le président de l'université de Strasbourg, Alain Beretz. « C'est faux depuis 1945 ! », a protesté ce dernier, qualifiant de « rumeurs » des faits « avancés sans preuve ». « UN LIVRE QUI CHERCHE PLUTÔT À FAIRE SENSATION » Après la découverte des restes de ces victimes, deux médecins légistes strasbourgeois, le professeur Fourcade et le docteur Simonin, ont fait une expertise médico-légale de ces pièces avant qu'elles soient enterrées. Selon Christian Bonah, professeur d'histoire de la médecine à l'université de Strasbourg, l'ouvrage de Michel Cymes est « un livre qui cherche plutôt à faire sensation ». L'auteur « est très fidèle aux faits, mais [se réfère] à des travaux anciens. Tout est dans le flou », a estimé l'historien, qui renvoie aux récents travaux de Raphaël Toledano, auteur d'une thèse, lauréate du prix de la Fondation Auschwitz et d'un documentaire sur la question. Michel Cymes sera vendredi à Strasbourg pour présenter son livre, a indiqué sa maison d'édition. Le docteur Federmann entend profiter de l'occasion pour inviter l'auteur à débattre de son ouvrage. Abonnez-vousà partir de 1 €data-url="http://campus.lemonde.fr/campus/article/2015/01/28/une-ecole-de-manga-bac-5-ouvrira-en-septembre_4565084_4401467.html" data-title="Human Academy, la première école de manga à délivrer un bac + 5" data-picture="http://s2.lemde.fr/image/2015/01/28/400x300/4565081_7_1042_en-septembre-2015-la-premiere-ecole-de-manga-d_202de883dcfd997a8c5c7776b02de6a1.jpg" Human Academy, « l'école japonaise de manga, dessin animé, jeux vidéo », débarque en France à la rentrée 2015.  En provenance directe de l'archipel nippon, où elle compte dix-neuf écoles, elle s'installera à Angoulême, capitale de la bande dessinée, et a été annoncée à la veille de l'ouverture de son célèbre festival de BD. Elle partagera d'ailleurs le bâtiment de la Cité internationale de la bande dessinée, qui regroupe une bibliothèque de mangas et de bande dessinées, ainsi qu'un cinéma. Le cursus, accessible aux diplômés d'un bac + 3, durera deux années, gratifiées d'un diplôme national d'arts et techniques (DNAT), reconnu par l'Etat, équivalent à un bac + 5. Les apprentis mangakas se formeront au dessin japonais, à la scénarisation et à différents modes d'expression artistique. Des stages en entreprise et des voyages d'études au Japon sont prévus. L'objectif est de former des professionnels dans les milieux du dessin, de la bande dessinée, de l'édition, du graphisme, de l'animation ou encore de l'écriture de scénarios. Cette formation pourra accueillir 40 élèves, sélectionnés d'abord sur un portfolio et une lettre de motivation, puis sur concours écrit et oral. Les épreuves sont ouvertes aux détenteurs d'un bac + 3 dans les domaines de l'art, de l'animation ou des jeux vidéo. Les dates sont d'ores et déjà sur le site de la Human Academy. Les frais de scolarité s'élèveront à 7 000 euros par an. Inès Belgacem La BNF rend hommage à l’historien Jacques Le Goff Disparu à 90 ans le 1er avril 2014, le médiéviste Jacques Le Goff occupait une place unique dans le champ de sa discipline. Par son parcours, mais surtout par la singularité de ses approches, sa façon de concilier le temps long cher à Fernand Braudel et d'autres temporalités dont il a su tisser les liens, échappant à la tentation du dogme pour toujours s'inscrire au plus près de l'humain.Lire aussi : Jacques Le Goff, mort d'un « ogre historien »Près d'un an après sa mort, la Bibliothèque nationale de France (BNF), en partenariat avec l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), que Jacques Le Goff fonda à partir de la VIe section de l'Ecole pratique des hautes études (EPHE) et dont il assura la présidence de 1975 à 1977, a tenu à rendre hommage à l'érudit et au penseur, comme à l'homme engagé et au passeur infatigable. Consacrée à Conjurer la peur, le bel essai de Patrick Boucheron sur le bon gouvernement à Sienne, la dernière émission des « Lundis de l'Histoire », qu'il anima pendant plus de 45 ans sur France Culture, fut diffusée le 31 mars, quelques heures seulement avant son décès.Une œuvre novatriceDes quatre tables rondes – dont deux ont été confiées à des médiévistes (Patrick Boucheron et Didier Lett) –, on retiendra la singularité résolue de l'œuvre. Si novatrice qu'elle a prolongé les réticences de certaines écoles nationales à emprunter les voies ouvertes par les héritiers de Marc Bloch et Lucien Febvre – ce que l'on appelle par commodité « l'Ecole des Annales ».Les invités étaient nombreux, des piliers de l'EHESS (Alain Touraine, Jacques Revel, Marc Augé, Alain Boureau, André Burguière) aux témoins émouvants des premiers séminaires de Le Goff (Christiane Klapisch-Zuber), des compagnons de longue date (Pierre Nora pour l'édition, Michèle Perrot pour la radio, Krzysztof Pomian pour l'âme polonaise de Jacques) ou d'autres plus récemment croisés (Michel Pastoureau, que les conseils de Le Goff guident encore, ou Aurélien Gros, qui eut la charge de la correspondance du médiéviste reclus, la fidèle Christine Bonnefoy se réservant la prise en note des derniers manuscrits quand le rythme de l'écriture l'imposa).Mais si, naturellement, la parole de Jean-Claude Schmitt rappela à quel point Le Goff, si sensible à l'objet et à l'outil, au silence des sources aussi, renouvela le questionnaire de la documentation de l'historien, si Marc Augé pointa le goût de Le Goff pour les continuités et les tournants plutôt que pour les ruptures, voie singulière par rapport à Febvre ou Foucault, les deux fortes contributions de Sylvain Piron sur la vision du temps et d’Etienne Anheim sur le concept d'« histoire totale » ont montré qu'en marge de la mémoire et des évocations intimes, la stature de Le Goff est déjà un sujet d'histoire et une adresse de méthode pour les générations qui ne le croiseront que dans les livres.Si au regard de l'histoire comme des autres sciences humaines, il y a bien un « moment Le Goff », où s'invente réellement l'anthropologie historique, avec l'entrelacs des curiosités et des compétences qui bousculent tous les usages académiques (et là, comment ne pas mentionner, autre lecteur de Marcel Mauss et de Louis Gernet, Jean-Pierre Vernant qui dialogua si bien avec Le Goff ?), on peine à mesurer aujourd'hui les résistances que le chantier Le Goff a pu rencontrer.Un engagement profondément européenAinsi a-t-on pu apprécier les indices sur le rayonnement international de l'œuvre qu'apporta la troisième table ronde. On se doutait de l'engagement profondément européen de Jacques Le Goff – il anima la collection « Faire l'Europe », qui visait à sortir simultanément dans cinq langues et bien plus de pays les textes phares de l'historiographie européenne.Au fil des interventions (l'Italienne Carla Casagrande, indissociable de sa collègue Silvana Vecchio, le Polonais Jurek Pysiak, le Hongrois Gabor Klaniczay, pour l'Allemagne, Pierre Monnet, et, pour le monde anglo-saxon, l'Américain Patrick Geary), astucieusement organisées selon la chronologie du succès des traductions de Le Goff, on mesura l'enthousiasme suscité dès la fin des années 1950 par la singularité provocatrice du jeune médiéviste – fort d'un titre au caractère anachronique résolument volontaire, comme le rappela Alain Boureau, Les Intellectuels au Moyen Age, paru en 1957, fut accessible aux lecteurs italiens dès 1959 et s'imposa comme la plus recommandable des introductions à l'histoire de la pensée médiévale dans un pays où le petit livre dépassa la trentaine de rééditions.Sur plus d'un demi-siècle, l'enthousiasme ne cessa de grandir et ce « succès énorme » autorise même à parler d'« amour solide et durable » entre Le Goff et son public transalpin. Même adhésion passionnelle pour les Polonais qui considèrent qu'il a fallu Le Goff pour que leur pays ait une place dans la médiévistique européenne. Ses voyages dès la fin des années 1950, les moments d'enseignement à Varsovie qu'il assura ponctuellement jusqu'en 1995, les liens personnels si forts qu'il entretint avec Aleksander Gieysztor et Bronislaw Geremek – le maître et le frère – sans même évoquer la place de cœur que le pays occupe puisque l'épouse de Jacques, Hanka, était polonaise, expliquent la révérence envers le médiéviste français. Même constat en Hongrie, où le même programme d'ouverture à l'Est, prôné par Fernand Braudel, conduit Le Goff au mitan des années 1960. S'en suit un réel foyer d'échanges et de complicité que l'Atelier d'histoire sociale ouvert à Budapest à la fin des années 1970 symbolise.Des réticences chez les Allemands et Anglos-SaxonsLe son est différent du côté de la médiévistique allemande. Si le rythme des traductions finit par s'accélérer, à l'origine, il faut jusqu'à trois décennies pour que certains des premiers livres de Le Goff soient accessibles outre-Rhin. Et encore, le terme « civilisation », essentiel pour comprendre la somme parue chez Arthaud en 1964, La Civilisation de l'Occident médiéval, devient-il « Kultur » comme le mot « Europe » remplace l'« Occident ». C'est que la démarche anthropologique de l'œuvre heurte autant qu'elle contrarie les priorités de l'école allemande où la question de l’Etat et des identités régionales, comme la place du Grand homme, ne se retrouvent pas dans la vision de Le Goff. Ce long Moyen Age reste terra incognita en Allemagne et comme naguère Marc Bloch, le regard de Le Goff suscite fascination et réticence, comme si l'anthropologie historique menaçait trop directement les traditions philosophique et philologique des écoles allemandes.Même distance dans le monde anglo-saxon qui n'épargne ni dédain ni condescendance devant un chantier si étranger au positivisme en vogue chez les Anglais. Il est vrai, rappelle Patrick Geary, que « l'histoire médiévale n'a jamais fait partie des Belles Lettres en anglais. » Les comptes-rendus savants, souvent tardifs, ne comprennent ni n'admettent les options de Le Goff, qui incarne même pour certains, le « vice de l'Ecole des Annales ». Il faut attendre le Saint Louis, salué pour sa méditation profonde sur la façon de faire l'histoire, pour que les œillères vacillent.Vu de France, on n'a plus guère conscience de la « révolution Le Goff », tant la longévité de l'homme, la vitalité de sa production, la force d'entraînement qui fut la sienne pour imposer les audaces et les innovations, ont installé sa pensée dans notre paysage intellectuel. Par delà la dimension commémorative, une journée comme celle du mardi 27 janvier remet au centre l'essentiel : l'art d'une pensée qui réinvente l'Histoire en interrogeant inlassablement ses enjeux, ses outils et ses leçons. ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* Coloriages qui vivent « Proposer une nouvelle dimension au livre traditionnel, sans le remplacer » : Claire Faÿ, auteure connue dans le milieu de l’édition – notamment grâce à ses Cahiers de gribouillage pour adultes – poursuivait un doux rêve : « Pouvoir donner vie à une image fixe. » Sa rencontre avec Pierrick Chabi, ingénieur créatif spécialisé en vision par ordinateur, lui a permis de le concrétiser.  Olivier Dumons ************************************************************* ************************************************************* Mort de l’académicienne Assia Djebar Pour écrire, elle s’était placée sous le double signe, apparemment contradictoire, de la consolation (le sens d’« Assia ») et de l’intransigeance (« Djebar », l’un des 99 noms du prophète Mahomet, signifie « l’intransigeant ») ; elle ne quitta jamais un état d’entre-deux – entre deux pays, entre deux langues. Écrivaine et cinéaste algérienne, membre de l’Académie française, professeur d’université, Assia Djebar est morte le 7 février, à 78 ans, dans un hôpital parisien. Elle était née Fatma-Zohra Imalayène le 30 juin 1936 à Cherchell, à une centaine de kilomètres d’Alger, d’un père instituteur, qui fut l’une des grandes figures influentes de sa vie, et d’une mère qui l’encouragea dans la voie des études et de l’émancipation.Adolescente, elle quitte l’Algérie pour Paris, où elle a été admise en khâgne au lycée Fénelon avant d’être, en 1955, la première Algérienne à entrer à l’École normale supérieure de Sèvres – début d’une série de première fois : cinquante ans plus tard, elle sera la première des écrivains du Maghreb a être élue à l’Académie. En 1956, suivant le mot d’ordre de l’UGEMA (Union générale des étudiants musulmans algériens), l’étudiante en Histoire ne passe pas les examens ; à la place elle écrit son premier roman, signée Assia Djebar : La Soif, qui paraît en 1957 chez Julliard, l’éditeur de Bonjour Tristesse (1954), auquel sera souvent renvoyé ce livre, situé dans la bourgeoisie musulmane algérienne, où l’on voit la jeune héroïne essayer de séduire le mari d’une amie par ennui.« Meilleur film historique »Suivent Les Impatients, Les enfants du nouveau monde et Les alouettes naïves (Julliard, 1959 1962 et 1967). En 1959, elle devient professeur d’histoire moderne et contemporaine du Maghreb à la faculté des lettres de Rabat, jusqu’en 1962, année de l’indépendance de l’Algérie, qui la voit revenir à Alger et y enseigner à la faculté l’histoire (jusqu’en 1965) puis la littérature francophone et le cinéma (entre 1974 et 1980). Durant les années 1970, elle se consacre au cinéma, orienté autour de l’arabe dialectal, avec le long-métrage La nouba des femmes du Mont Chenoua, présenté à la Biennale de Venise, en 1979 où il obtient le Prix de la Critique internationale, puis La Zerda et les Chants de l’oubli qui sera primé au Festival de Berlin de 1983 comme « meilleur film historique ».En 1980, elle décide de revenir à Paris — « parce qu’il n’y avait plus que des hommes dans les rues d’Alger », expliquera-t-elle plus tard au Monde des livres – et à l’écriture, avec les nouvelles de Femmes d’Alger dans leur appartement (Éditions des femmes, 1980). Le choix de Paris est lié à celui de l’écriture, et à son rapport au féminisme : en Algérie, dira-t-elle, « le spectacle du féminin ne rend possible qu’une écriture de militantisme, de journalisme, de protestation. Mais c’est justement parce que je suis écrivain que je suis partie ». S’ils ne sont pas « militants », ses romans (L’amour, la fantasia, JC Lattès, 1985, Ombre Sultane, JC Lattès, 1987, Loin de Médine, Albin Michel, 1991, Vaste est la prison, Albin Michel, 1995), sont profondément travaillés par les questions féministes, les rapports entre les cultures, la démocratie.Son œuvre traduite dans une vingtaine de languesSon œuvre gagne en audience internationale, et, en 1995, elle part enseigner aux États-Unis, à la Louisiana State University de Baton Rouge où elle dirige également un Centre d’études françaises et francophones de Louisiane. Pendant ce temps, Assia Djebar écrit également une thèse consacrée à… son propre travail, qu’elle soutiendra en 1999 : « Le roman maghrébin francophone, entre les langues et les cultures : 40 ans d’un parcours : Assia Djebar 1957-1997 ». La même année, elle publie un essai Ces voix qui m’assiègent : En marge de ma francophonie (Albin Michel) avant de recevoir le prix de la paix des éditeurs allemands, en 2000.En 2001, elle commence à enseigner à la New York State University. Mais elle n’abandonne pas l’écriture pour autant, publiant, en 2002, un roman aux accents autobiographique avec Femme sans sépulture (Albin Michel). Ne cessant d’accumuler les prix à l’étranger, elle est élue en 2005 à l’Académie française, fauteuil numéro 5 — elle est par ailleurs la cinquième femme à y être admise. Son discours de réception, prononcé l’année suivante, dit sa certitude d’y être entrée avec « les ombres encore vives de (ses) confrères — écrivains, journalistes, intellectuels, femmes et hommes d’Algérie qui, dans la décennie quatre-vingt-dix ont payé de leur vie le fait d’écrire, d’exposer leurs idées ou tout simplement d’enseigner en langue française », et célèbre cette langue, « lieu de creusement de mon travail, espace de ma méditation ou de ma rêverie, cible de mon utopie peut-être. » Son nom est régulièrement été cité pour le prix Nobel de littérature, et son œuvre, traduite dans une vingtaine de langues, mais il lui faut attendre 2014 pour qu’un de ses livres, Nulle part dans la maison de mon père (Fayard, 2007) soit publié en arabe. Assia Djebar sera enterrée dans le village où elle est née.   ************************************************************* En France on ne le sait pas encore, mais Chimamanda Ngozi Adichie est une star. Ses livres sont traduits dans trente langues et son nouveau roman, Americanah, dont la version française vient de paraître, s’est déjà vendu à plus de 500 000 exemplaires aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Elle est jeune (37 ans), elle est noire (née au Nigeria), elle est femme : un oiseau rare chez les stars des lettres.Son propre père, James Nwoye Adichie, universitaire émérite, n’a pas non plus réalisé tout de suite. Quand on lui a dit que son écrivaine de fille, qui vit dans le Maryland (Etats-Unis) quand elle n’est pas à Lagos, avait été adoubée par Beyoncé – la chanson Flawless (2014) utilise des extraits de son texte-manifeste, Nous sommes tous des féministes, à paraître en Folio le 26 février –, l’ancien professeur a demandé, surpris : « Beyoncé ? Est-ce un homme ou une femme ? » Chimamanda Ngozi Adichie, en racontant l’histoire, éclate d’un grand rire tendre. Echarpe couleur saumon accordée à ses boucles d’oreilles, regard profond et port de reine, elle assure, sans barguigner, la promotion de son ­roman en France.Elle est arrivée en avance dans les salons des éditions Gallimard. A posé son manteau rouge vif sur le canapé. Et s’est ensuite pliée, en vieille habituée des médias, au rituel de l’interview, aux suggestions du vidéaste (du Monde.fr), aux exigences de Léa Crespi, la photographe. Chimamanda Ngozi Adichie connaît les codes, ceux de la bienséance et de l’humilité. Un long apprentissage. « J’étais préparée à essuyer l’indifférence : les agents [littéraires] avaient été tellement nombreux à m’expliquer, en rejetant le manuscrit [de L’Hibiscus pourpre, son premier roman], que le Nigeria n’intéressait personne… », rappelle-t-elle, surson site, Chimamanda.com. Finalement publié en octobre 2003, le livre figure, l’année suivante, dans la liste des sélectionnés du prestigieux Orange Prize for Fiction, et il est couronné, en 2005, par le prix du meilleur premier roman du Commonwealth. Pour un coup d’essai… A l’époque, la jeune écrivaine n’a pas 30 ans. La tête lui tourne-t-elle ?« Elle eut un élan de triomphe. Pourtant, elle n’avait jamais imaginé une telle réussite, ni été animée d’une ambition bien définie », écrit-elle dans Americanah, décrivant son héroïne, Ifemelu, émigrée aux Etats-Unis. Après une éternité de galère, Ifemelu est devenue une blogueuse à succès et une conférencière rondement payée. Mais elle comprend vite que les Américains, qui accourent à ses interventions publiques, ne la lisent pas. Ils sont blancs. S’ils viennent, c’est pour la voir, pas pour qu’elle mette en cause leurs préjugés. Ils ont entendu dire qu’elle « était la “première blogueuse” en matière de race », sujet sensible aux Etats-Unis – voilà tout ! Ifemelu s’adapte. Elle se met « à dire ce qu’ils avaient envie d’entendre, rien de ce qu’elle écrirait jamais sur son blog, parce qu’elle savait que les gens qui lisaient son blog n’étaient pas les mêmes que ceux qui assistaient à ses ateliers sur le multiculturalisme ».Humour caustique Romancière à succès, Chimamanda Ngozi Adichie aime les clins d’œil – jusqu’à un certain point. Vous ne lui ferez pas dire qu’elle est Ifemelu. « Il y a un peu de moi chez Ifemelu, mais autant que chez Obinze », finit-elle par lâcher, évoquant le deuxième personnage important, masculin celui-là. Livre d’aventures dans tous les sens du terme, Americanah (mot familier des Nigérians pour désigner quelqu’un qui s’est « américanisé ») raconte une histoire d’émigrés et une histoire d’amour, le tout finissant bien – sans guimauve d’aucune sorte. Roman d’initiation, carnet de voyage, satire sociale, Americanah est un peu tout cela. Mieux que tout cela : c’est un livre qui captive, fait sourire. Et réfléchir. Une rareté. A travers les années américaines d’Ifemelu – qui voient l’élection de Barack Obama à la présidence des Etats-Unis – et celles, londoniennes, d’Obinze, Chimamanda Ngozi Adichie examine, avec un humour caustique et un sens du détail impressionnant, la question de la race et du racisme. Usant d’une langue élégamment classique, elle ne perd pas une miette des corps, des gestes, des ­pensées intimes et muettes de ses frères humains.Dans Americanah comme dans ses précédents romans, en particulier dans L’Autre Moitié du soleil (Gallimard, 2008), sur la guerre du Biafra (1967-1970), Chimamanda Ngozi Adichie s’inspire de sa propre histoire et de son expérience personnelle. Membre de l’importante communauté igbo, cette fille de la classe moyenne supérieure, née dans une famille d’universitaires, a grandi à Nsukka, dans le sud-est du Nigeria. Elle est la cinquième enfant d’une fratrie de six.Après avoir commencé à étudier sur place, elle part aux Etats-Unis, à l’âge de 19 ans, et rejoint l’université de Philadelphie. A l’image de son héroïne. « Les Africains ont toujours voyagé. Pour ma génération, comme pour celle de mon père, partir à l’étranger n’est pas un événement. C’est un privilège, certes. Mais, dans les milieux aisés, cela se fait couramment », souligne l’écrivaine. Le terme d’« afropolitain » ­ (inventé en 2005 par la romancière britannique Taiye Selasi, voir « Le Monde des livres » du 5 décembre 2014), très peu pour elle ! « Pourquoi imposer aux Africains un mot particulier, lorsqu’ils ne font que ce que tout le monde fait : ils voyagent, ils sont modernes, ils inventent ? », s’agace-t-elle. Ecrire ses livres en anglais (langue officielle du Nigeria) n’en est pas moins, là encore, elle le reconnaît volontiers, un atout phénoménal. « L’anglais a pris, peu ou prou, la place qu’occupait le français il y a deux siècles », sourit Chimamanda Ngozi Adichie.« Quand une phrase ne coule pas bien, je la murmure en igbo », aime pourtant à dire l’auteure d’Autour de ton cou (Gallimard, 2013). Dans ce beau recueil de nouvelles, on croise, durant une émeute au Nigeria, deux femmes que le hasard a conduit à se réfugier dans la même cache. L’une est une vendeuse d’oignons, musulmane ; l’autre une étudiante, chrétienne. Vieille histoire, tristes fractures – que l’actualité confirme, marquée par la prochaine élection présidentielle, sur fond de massacres signés Boko Haram. « Au Nigeria, l’islam fait partie de l’histoire ancienne du pays », souligne Chimamanda Ngozi Adichie. Les tueurs de Boko Haram ? « Une version extrémiste de l’islam », dit-elle. « On ne sait pas ce qu’ils veulent. Ils massacrent, ils violent – les chrétiens comme les musulmans. » Guerre du Biafra mise à part, ce qui se passe aujourd’hui est « le moment le plus violent » de l’histoire du Nigeria, estime la romancière. Critique vis-à-vis de l’actuel président nigérian, Jonathan Goodluck, elle n’a pas hésité à dénoncer la répression, commune en Afrique, à l’encontre des homosexuels. « Elle est militante, mais pas kitsch. Elle pense qu’on peut changer le monde », commente Mona de Pracontal, qui a traduit les premiers livres de Chimamanda Ngozi Adichie.Pays de lecteurs et d’écrivains, parmi lesquels Wole Soyinka, Prix Nobel de littérature en 1986, le Nigeria jouit d’une vieille et riche tradition littéraire. Dans la nouvelle génération, Helon Habila et Sefi Atta (Actes Sud) ont déjà leurs cercles de fidèles. Chinelo Okparanta, devenue, elle aussi, une « Americanah », fait paraître, ces jours-ci, un premier livre épatant, Le Bonheur comme l’eau (Zoé, 240 p., 20 €). Chimamanda Ngozi Adichie, elle, poursuit sur sa lancée. Impériale, raffinée. Trouvant les mots justes pour écrire, noir sur blanc, ce qui ne l’a jamais été. En France, on ne le sait pas encore, mais ­Chimamanda Ngozi Adichie est, d’abord et surtout, une immense écrivaine. ************************************************************* ************************************************************* Témoigner du drame des « invisibles » Le 19 janvier 2007, en sortant des locaux d’Agos, le premier journal bilingue turco-arménien jamais fondé en Turquie, son directeur et fondateur Hrant Dink est assassiné de trois balles dans la tête. Un meurtre commandité par l’appareil d’Etat. Soucieux d’éliminer un opposant condamné six mois plus tôt pour « insulte à l’identité turque ». Quelques jours plus tard, ils étaient plus de 100 000 manifestants à suivre l’enterrement, scandant : « Nous sommes tous arméniens, nous sommes tous Hrant Dink ! » Arméniens ou non, unis dans la douleur et la ferveur du combat pour qu’en Turquie la pleine lumière soit faite sur le génocide de 1915 et, par-delà le crime, la refonte d’une identité nationale faussée par le mensonge originel.Petite-fille d’un pionnier de la gauche révolutionnaire, cofondateur du Parti des travailleurs de Turquie (TIP), Pinar Selek a grandi à Istanbul dans un milieu de gauche, démocrate, donc suspect aux yeux du pouvoir qui incarcère son père dès le coup d’Etat de septembre 1980. Au lycée, elle résiste grâce à la poésie des auteurs interdits qu’elle placarde, mais elle passe à côté d’autres victimes effacées, comme éteintes, presque invisibles à force de discrétion, ces Arméniennes dont elle saisit mal le statut et la faute que le régime éructe en leitmotiv. Un rendez-vous manqué mais le germe d’une réflexion qui ne va plus cesser de la hanter.Antimilitariste, féministeSe tournant vers la sociologie, la jeune Pinar veut « analyser les blessures de la société pour être capable de les guérir ». Approchant tous les réprouvés, les exclus voués à la rue – elle en nourrira, outre ses essais, son premier roman, La Maison du Bosphore (Liana Levi, 2013) –, elle ose aborder la question kurde. Or, comme elle refuse de livrer ses interlocuteurs à la police, elle est accusée d’action terroriste et est incarcérée en juillet 1998, torturée puis finalement élargie fin 2000. Son activisme sort renforcé de ces épreuves qui ouvrent son regard. Antimilitariste, féministe – elle cofonde, dès 2001, l’association Amargi qui lutte contre les violences faites aux femmes –, Pinar Selek comprend alors que les fantômes arméniens qui l’entourent ont droit au repos, donc à la justice, à la sanction de l’Histoire seule capable de restaurer la dignité dont l’humanité a besoin, autant que les Turcs ou les Arméniens.« Que devient-on lorsqu’on oublie ? On s’habitue au mal. » Conjurant l’irréparable, menaçant quand « l’horreur peut rendre la poésie impossible », elle témoigne de façon crue, nue, sans pathos, ni grandiloquence, de sa prise de conscience d’un drame qu’elle a appris à faire sien. Avec sensibilité et sans esquiver l’autocritique sur sa longue cécité. Mais, par-delà l’équité due aux Arméniens, elle dénonce les impasses de la violence et tempère l’illusion de l’efficacité de l’engagement collectif car elle a mesuré la force de résistance des oppresseurs. Par sa lucidité, franchit-elle encore la ligne rouge ? « J’aime les lignes rouges. Elles te montrent que tu es sur le bon chemin. »« Parce qu’ils sont arméniens », Pinar Selek. Traduit du turc par Ali Terzioglu, Ed. Liana Levi, « opinion », 96 p., 10 euros Attentats djihadistes : « rien à voir » avec les musulmans ? Les hommes qui ont commis les attentats « n’ont rien à voir avec la religion musulmane », a affirmé François Hollande, le 9 janvier. Ces tueurs n’ont « rien à voir avec l’islam », a insisté Laurent Fabius, trois jours plus tard. Les paroles du président de la République et du ministre des affaires étrangères, amplifiées par beaucoup d’autres voix, relèvent évidemment d’une intention louable. Elles traduisent la nécessité, bien réelle, de prévenir l’amalgame mortifère entre islam et terrorisme.A bien y réfléchir, pourtant, ces déclarations pourraient être à double tranchant. Car affirmer que les djihadistes n’ont rien à voir avec l’islam, c’est considérer que le monde musulman n’est aucunement concerné par les fanatiques qui se réclament du Coran. C’est donc prendre à revers tous les intellectuels musulmans qui se battent, à l’intérieur même de l’islam, pour opposer l’islam spirituel à l’islam politique, l’espérance à l’idéologie.Provoquer un sursautLoin d’affirmer que l’islamisme n’a rien à voir avec la religion musulmane, ces « nouveaux penseurs de l’islam », ainsi que les a nommés Rachid Benzine dans un livre précieux (Albin Michel, 2008), luttent pour dissocier l’islam de sa perversion islamiste. Comme les réformateurs juifs et chrétiens ayant travaillé à soustraire leur foi à l’emprise de ceux qui la défigurent, ils s’efforcent de fonder un islam accordé au monde moderne, à une société ouverte, où le théologique et le politique se trouveraient enfin séparés. Ces penseurs sont conscients que certains djihadistes ont fréquenté les mosquées et les écoles coraniques de grandes villes arabes, où l’islam se trouve souvent pris en otage par des doctrinaires qui ont tout autre chose en tête que l’élan spirituel et l’exégèse symbolique.« Constater la misère de l’islam sous les effets de l’islamisme devrait apporter sursaut, éveil, vigilance », écrivait Abdelwahab Meddeb, récemment disparu, dans un livre intitulé Face à l’islam (Textuel, 2004), où il affirmait que « la tâche de l’heure est de séparer l’islam de ses démons islamistes ». Deux ans plus tôt, Meddeb signait un essai au titre emblématique, La Maladie de l’islam (Seuil), où il allait jusqu’à écrire : « Si le fanatisme fut la maladie du catholicisme, si le nazisme fut la maladie de l’Allemagne, il est sûr que l’intégrisme est la maladie de l’islam », avant d’ajouter, quelques lignes plus loin : « Au lieu de distinguer le bon islam du mauvais, il vaut mieux que l’islam retrouve le débat et la discussion, qu’il redécouvre la pluralité des opinions, qu’il aménage une place au désaccord et à la différence. »Une volonté de destruction et d’autodestructionOutre Abdelwahab Meddeb, il faut citer, si l’on s’en tient aux livres écrits en français, le nom de Mohammed Arkoun, lui aussi disparu (Humanisme et Islam, Vrin, 2005), et encore ceux de penseurs bien vivants, eux, comme Rachid Benzine, donc, Hichem Djaït (La Crise de la culture islamique, Fayard, 2003), Malek Chebel (Manifeste pour un islam des Lumières, Hachette littérature, 2004), Abdennour Bidar (L’Islam sans soumission, Albin Michel, 2012) ou Fethi Benslama.Ce dernier, qui est psychanalyste, note dans sa Déclaration d’insoumission à l’usage des musulmans et de ceux qui ne le sont pas (Flammarion, 2005) : « Ce que nous devons interroger prioritairement, c’est la brèche qui a libéré dans l’aire d’islam une telle volonté de détruire et de s’autodétruire. Ce que nous devons penser et obtenir, c’est une délivrance sans concession avec les germes qui ont produit cette dévastation. Un devoir d’insoumission nous incombe, à l’intérieur de nous-mêmes et à l’encontre des formes de servitude qui ont conduit à cet accablement. »Pluralité des lectures du coranCes jours-ci, bien au-delà de la France, des intellectuels musulmans ont lancé des appels à la réforme, à la fondation d’un islam qui renouerait avec la tradition critique et le travail philologique pour se relancer autrement (voir Le Monde du 20 janvier). Face aux intégristes qui voudraient faire main basse sur le Coran, ces penseurs mettent en avant la pluralité des lectures et des interprétations possibles. Face aux dogmatiques qui exigent une obéissance aveugle à la loi, ils réaffirment que la foi est d’abord une quête de sens, une aventure de la liberté.La meilleure façon de lutter contre l’islamisme, c’est d’admettre que l’islam est en guerre avec lui-même. Qu’il se trouve déchiré, depuis des siècles maintenant, entre crispation dogmatique et vocation spirituelle, entre carcan politique et quête de sagesse. Ainsi, pour les réformateurs, l’urgence n’est pas de nier l’influence de l’islamisme sur une large partie du monde musulman, mais plutôt de prêter main-forte à toutes les voix discordantes, souvent isolées, voire menacées, qui luttent pour redonner sa chance à l’islam spirituel. A l’islam des poètes et des mystiques, celui de Rumi, Ibn’Arabi ou Molla Sadra, ce grand philosophe iranien qui écrivait, au XVIIe siècle, que « la religion est une chose intérieure » et que Dieu ne doit pas être « enchaîné ». A l’islam des simples croyants, surtout, dont la fidélité relève non pas de la soumission à un ensemble de prescriptions toujours plus délirantes, mais d’une espérance vécue, d’un pèlerinage intérieur.Prévenir les amalgames, c’est une nécessité. Eviter les raccourcis haineux, dynamiter les préjugés, c’est une urgence absolue. Mais pour atteindre cet objectif, plutôt que de marteler l’idée selon laquelle l’islam n’a « rien à voir » avec ses avatars monstrueux, comme le font les plus hautes autorités de l’Etat, mieux vaut aider et conforter tous les musulmans qui luttent au jour le jour pour se réapproprier leur religion, et libérer enfin l’islam de ses chaînes islamistes. ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* La librairie La Hune baisse définitivement pavillon Le couperet est tombé un vendredi 13. La quinzaine de salariés de La Hune ont appris la fermeture de leur librairie, propriété du groupe Madrigall, dirigé par Antoine Gallimard, au cours d’un comité d’entreprise extraordinaire, il y a une semaine. L’établissement qui occupait l’angle des rue Bonaparte et de l’Abbaye, et dont les vitrines donnaient sur la place de l’église Saint-Germain-des-Prés, dans le 6e arrondissement de Paris, fermera définitivement ses portes courant 2015. Il s’agit, en fait, de la seconde mort de cette librairie emblématique de Saint-Germain-des-Prés, fondée en 1949 par le libraire et galeriste d’art Bernard Gheerbrant, disparu en 2010. Il y a quatre ans, elle avait quitté son adresse historique du 170, boulevard Saint-Germain, avec son escalier central qui lui donnait un air de navire. Spécialisée en littérature, sciences humaines et beaux-arts, La Hune était devenue au fil du temps un haut lieu culturel et... ************************************************************* ************************************************************* L’édition italienne menacée d’une dangereuse concentration En Italie, environ 50 auteurs publiés ont protesté publiquement le 21 février contre le rachat de RCS Libri par son principal rival, Mondadori. [Ces écrivains de renom ont publié une tribune dans le quotidien Corriere della Sera pour s’opposer à cette fusion monstre dans le monde de l’édition.]Essayons d’éclaircir les faits pour le lecteur français. Mondadori est sans conteste le plus grand groupe d’édition italien (il comprend entre autres des maisons aussi prestigieuses que les éditions Einaudi) et il appartient à la famille Berlusconi.RCS, c’est-à-dire Rizzoli-Corriere della Sera, constitue le second groupe italien d’édition et rassemble un grand quotidien, de nombreuses publications et surtout une série de maisons d’édition comme Bompiani, Adelphi, Fabbri, Rizzoli, Archinto, Bur, Lizard, Marsilio et Sonzogno. En Italie, éditeurs et écrivains dénoncent la mainmise de Berlusconi sur l’édition Et c’est cet ensemble de maisons d’édition que le conseil d’administration de RCS aurait l’intention de vendre à Mondadori pour réduire son endettement. A l’origine, le projet visait à créer un groupe indépendant issu de la fusion du secteur livres de Mondadori avec celui de RCS, mais désormais une autre avenue est envisagée, le rachat de RCS Libri et son intégration au sein de Mondadori.Oublions un instant que Mondadori appartient à la famille Berlusconi – ce qui constitue certainement un aspect inquiétant de toute l’opération, dans la mesure où cette famille s’apprête à dominer l’édition comme elle domine déjà le secteur télévisuel.Mais même en faisant fi de cette question et même si le propriétaire de Mondadori était un quelconque Monsieur Machin, le problème reste entier. Machin ou Berlusconi, Mondadori plus RCS Libri constituerait un colosse éditorial qui contrôlerait 40 % du marché italien (ce qui est sans égal dans le paysage européen). La raison pour laquelle une cinquantaine d’auteurs ont cru nécessaire de lancer cet appel dans le Corriere della Sera contre cette inquiétante concentration du pouvoir est évidente.Le nouveau géant créé n’aurait plus en face de lui que deux groupes de dimensions moyennes et une quantité de petites maisons (indispensables à la découverte de nouveaux auteurs). Il pourrait ainsi intimider les écrivains et leur dire « ou tu viens chez nous à nos conditions ou tu finiras entre les mains d’un petit éditeur ». De plus, un tel groupe représentant 40 % du marché aurait une influence déterminante sur les librairies et aurait la possibilité de pénaliser les petits éditeurs. C’est ainsi que l’auteur qui n’en accepterait pas les propositions se verrait restreindre ses possibilités de diffusion.Aussi bien supprimer les prixCe projet de fusion rendrait également les prix littéraires ridicules. Le plus important d’entre eux, le Strega, mobilise certes des centaines de votants, mais, toute hypocrisie mise à part, chacun sait que les maisons d’éditions en contrôlent un nombre important. Un groupe monstre comme celui dont on parle pourrait décider tous les ans à qui sera attribué le Strega. A ce compte, aussi bien supprimer les prix littéraires, leur influence sur les lecteurs avertis s’approcherait de celle d’une publicité pour la repousse des cheveux.Il faut reconnaître que le groupe Mondadori détenu par Berlusconi s’est montré relativement libéral avec les éditeurs qu’il contrôle, laissant par exemple Einaudi maître de sa ligne éditoriale. Mais même si Berlusconi est le plus vertueux des patrons, rien n’exclut qu’il puisse un jour vendre à moins sage que lui et le groupe monstre pourrait développer une solide vocation de censeur.Un groupe d’une telle puissance est une menace pour la liberté d’expression. Dans un marché ouvert, il est vrai que la concentration est économiquement inévitable, mais pour que le système reste sain, la concurrence doit pouvoir continuer de s’exercer entre différentes entreprises. Dès lors que l’une d’elles est plus puissante que toutes les autres réunies, rien de tel n’est possible. Selon le même principe d’une économie libre, réduire la concurrence revient à réduire la qualité.En fait, les signataires de cette tribune (qui représentent rien de moins que la poule aux oeufs d’or de l’édition) ne sont pas heureux de ce qui les menace. Bien évidemment, la presse de droite s’est empressée de dénoncer un complot « communiste » qui aurait pour but de pousser RCS à la faillite. Certes, la fusion avec Mondadori paraît aujourd’hui l’opération la plus simple, mais ne serait-il pas possible de réunir un ensemble d’entrepreneurs, même étrangers, capable de renflouer le trésor intellectuel de RCS Libri pour former un groupe autonome.L’avenir est entre les mains d’Allah, ou de Dieu, ou du Boson de Higgs, mais ce qui est certain c’est que les auteurs qui ont signé l’appel (parmi lesquels des étrangers comme Tahar Ben Jelloun, Hanif Kureishi et Thomas Piketty, ainsi qu’une grande éditrice américaine comme Drenka Willen) ne sont pas rassurés et demandent à leurs lecteurs de s’en inquiéter aussi (Traduit de l’italien par Niki Fasquelle).Umberto Eco (écrivain)Umberto Eco s’apprête à faire paraître le roman Numéro zéro, chez Grasset. ************************************************************* Piratage de Sony Pictures : la colère de George Clooney et Guy Delisle Dans un entretien au site Deadline, publié jeudi 18 décembre, George Clooney explique qu'avec son agent il a fait circuler une pétition de soutien à Sony Pictures, victime de piratage et de menaces parmi ses contacts au sein de l'industrie du cinéma, de la musique, de la télévision. Sans rencontrer le moindre succès, puisque personne ne l'a signée. L'acteur déplore également que la presse ait « oublié sa mission », dans cette affaire, et échoué à mettre en évidence le rôle de la Corée du Nord dans le piratage, alors que ce pays est désormais fortement soupçonné par les autorités américaines. Clooney juge que par ses menaces, la Corée du Nord peut désormais décider des « contenus » diffusés par Hollywood – Sony ayant décidé, à la suite des menaces d'attentats lancées par les hackeurs, d'annuler la sortie du film The Interview, une comédie américaine dans laquelle deux journalistes sont recrutés par la CIA pour assassiner le dictateur nord-coréen, Kim Jong-un. « Leur action n'affecte pas seulement le cinéma, mais toutes nos activités. Imaginez qu'un média prépare un article et qu'un pays n'aime pas ce qui va être écrit. Au-delà du piratage, il y a toutes les menaces qui ont été proférées. Sony n'a pas retiré le film parce qu'ils ont eu peur, mais parce que les cinémas ont dit qu'ils n'allaient pas le diffuser, parce que les avocats des salles de cinéma ont dit que si quelqu'un mourait dans un cinéma pendant la projection de “The Interview”, les cinémas en porteraient la responsabilité. » George Clooney dénonce une forme d'hypocrisie et rappelle que le premier amendement de la Constitution des Etats-Unis est censé défendre la liberté d'expression. « En général, il est invoqué lorsque quelqu'un fait brûler un drapeau ou fait quelque chose de stupide », dit-il, notant que The Interview n'est probablement pas le film le plus intelligent de l'année, mais qu'il aurait néanmoins dû être défendu. Pour George Clooney, il aurait fallu soutenir le studio et ne pas retirer le film, une façon de dire qu'« on ne va pas verser de rançon ». LE « ADIEU HOLLYWOOD » DE GUY DELISLE Guy Delisle l'auteur de bande dessinée québécois qui a publié Pyongyang, une BD autobiographique sur son séjour en Corée du Nord se dit aussi consterné. Dans un texte publié sur son site, le 18 décembre, il écrit :  « Ce matin, j'apprends que le film adapté de ma bande dessinée “Pyongyang” est annulé. Je n'avais pas beaucoup de contact avec la production et depuis maintenant deux ans que les droits ont été vendus, j'ai toujours eu connaissance des développements par voie d'Internet. » « Ce n'est qu'au début de décembre que tout est devenu beaucoup plus concret pour moi. Il y a eu l'annonce de Steve Carell dans le rôle principal, le tournage était prévu au mois de mars en Serbie et j'ai eu un coup de fil de Gore Verbinski. Il m'a parlé de la façon dont il voyait ce film, j'étais enthousiaste et aujourd'hui de savoir que tout ce projet tombe à l'eau me désole profondément (…). Enfin, ce qui me désole surtout, ce sont les raisons qui ont conduit à cette annulation. On aurait pu imaginer qu'une grosse multinationale résisterait devant les menaces d'une bande de hackeurs nord-coréens. Apparemment, ils ont su toucher là où ça fait mal. » Il rappelle qu'en 2001, quelques mois après son retour de Pyongyang, il a envoyé les premières planches de son album, un projet personnel, au studio d'animation qui l'avait envoyé en Corée de Nord. « Je pensais que ça les amuserait de lire à quoi ressemble le pays où ils produisent leurs séries télé. La réaction a été glaciale, on m'a dit que je n'avais pas le droit de parler de mon séjour là-bas, que mon contrat contenait une clause de confidentialité et que je ne pouvais pas faire ce livre. » Modiano aux écoliers de Rinkeby : « C’est le plus beau jour de ma vie » Denis Cosnard Le moment a été terriblement émouvant. Sans nul doute le plus émouvant de tous ceux vécus par Patrick Modiano au cours de cette « semaine Nobel », ces huit jours de folie durant lesquels les lauréats du fameux prix sont accueillis à Stockholm, et vont de conférence de presse en réceptions, de concerts en cérémonies plus formelles les unes que les autres. Vendredi 12 décembre, dans la matinée, le nouveau Prix Nobel de littérature était invité à rencontrer les élèves de Rinkeby, un quartier défavorisé de Stockholm, à vingt minutes du centre-ville. La rencontre a ému l’écrivain aux larmes. « C’est le plus beau jour de ma vie », a-t-il même confié aux enfants, racontent plusieurs témoins.Depuis vingt-cinq ans, la tradition veut que les lauréats du Nobel de littérature se rendent dans ce quartier, où l’école a largement bâti son projet éducatif autour du prix. « Sans cela, c’est le type d’endroit où il pourrait y avoir beaucoup de violence », explique un habitant. Mario Vargas Llosa, Herta Müller, J. M. Coetzee y sont passés. Pour Dario Fo, les enfants avaient préparé un spectacle de marionnettes. « Vous verrez, c’est là où les Nobel craquent tous », prévenait il y a quelques jours Ulrika Kjellin, l’une des chevilles ouvrières de l’Académie suédoise. Patrick #Modiano avec les enfants de la bibliothèque de Rinkeby, Stockholm. #nobelprize2014 @francediplo http://t.co/wArGRjHehq— LaurentClavel (@Laurent Clavel) « J’ai envie de tout savoir sur vous »Cela n’a pas manqué. Venu avec sa femme, ses deux filles et son petit-fils suédois Orson, Patrick Modiano a été accueilli par une procession d’enfants vêtus du costume blanc classique de la Sainte-Lucie, la fête de la lumière, avec sur la tête une couronne et des bougies.Garçons et filles l’ont salué en suédois, en turc, en arabe, et dans toutes les langues parlées dans le quartier. Ils ont entonné les chants traditionnels. Puis les uns après les autres ont présenté à Patrick Modiano les travaux qu’ils avaient réalisés autour de son œuvre, dont ils ignoraient tout il y a encore deux mois. Des textes, des dessins, des maquettes. Leurs enseignants les avaient en particulier fait travailler sur Dora Bruder, le livre le plus fort de Modiano, dans lequel il tente de retrouver les traces de cette jeune fille juive, qui avait fugué à Paris durant l’Occupation et dont la courte vie s’est terminée dans un camp d’extermination nazi. Ce récit traduit en suédois a particulièrement frappé les adolescents.Assis dans un fauteuil de velours rouge au milieu de la bibliothèque, « Modiano était subjugué par cet accueil », témoigne Laurent Clavel, de l’Institut français de Suède. Pas question pour lui de repartir sitôt la présentation terminée. « J’ai envie de tout savoir sur vous », a-t-il dit aux élèves. Un par un, il leur a donc parlé, signant pour chacun un exemplaire de la plaquette qu’ils avaient éditée pour l’occasion. La veille, l’écrivain n’avait pas assisté à l’ultime réception offerte aux Prix Nobel par le roi et la reine de Suède. Mais pour rien au monde il n’aurait raté le rendez-vous avec les enfants de Rinkeby. Fantômes espagnols Trois hommes, trois destins, trois visages de l'histoire contemporaine et sanglante de l'Espagne. Le premier s'appelle Antón, il est curé : il y a vingt-cinq ans, alors jeune séminariste, il avait publiquement pardonné aux assassins de son père, tué dans un attentat perpétré par l'ETA. Le second, Josu, était l'ami d'enfance d'Antón : passé du côté de l'organisation indépendantiste basque, il purge une longue peine de prison dans le sud de la France. Le dernier, Emmanuel, appartenait aux GAL (Groupes antiterroristes de libération), ces commandos paramilitaires qui traquaient les membres de l'ETA : emprisonné lui aussi, au même endroit, c'est lui qui a tué « l'assassin de l'assassin » du père d'Antón. Dévorés par la culpabilité, rongés par la douleur quand ce n'est pas par la rage, ces trois personnages que tout aurait dû éloigner se parlent, s'écrivent et se souviennent au nom d'un passé commun habité d'indicibles fantômes. Tout en sobriété et en teintes évanescentes, ce récit inspiré de faits réels propose une réflexion sur la violence et l'engagement au sens large (politique, religieux) dans une société lestée par les déterminismes et les conventions. Touchante et intelligente lecture. Retour vers les lendemains qui chantent Mi-photographe, mi-reporter, sorti tout droit de l'univers d'un Marcel Duchamp, Victor Blainville arpente les rues de Paris et de Prague en quête de rencontres entre un passé pétri de surréalisme et un présent où règnent les désillusions. Victor Blainville est le héros récurrent d'un grand monsieur du roman noir hexagonal, Jean-François Vilar, qui lui a donné vie dans six intrigues au charme indéfinissable, à la fois promenades d'une érudition folle dans un monde enfoui et plongées terrifiantes dans un univers actuel aux apparences trompeuses. De la relecture du prodigieux Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués – initialement publié en 1993 –, où se télescopent les événements de 1989 (la chute du mur de Berlin, la révolution de velours en Tchécoslovaquie) et ceux de 1939 (le triomphe du nazisme, la toute-puissance du stalinisme, le recul des idées révolutionnaires), on sort groggy. Il y a du Dashiell Hammet chez Vilar. Mais aussi une façon très « modianesque » de côtoyer les fantômes du passé. ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* Le frappant télescopage entre la sortie du livre de Houellebecq et l’attentat contre « Charlie Hebdo » Il était à la « une » du dernier numéro de Charlie Hebdo, paru le jour même de l’attentat. « En 2015, je perds mes dents, en 2022, je fais ramadan », y annonçait le « mage Houellebecq » croqué par le dessinateur Luz. Référence à la sortie, ce jeudi 7 janvier, du roman Soumission (Flammarion, 320 p., 21 €, lire Le Monde du 7 janvier), politique fiction imaginant l’arrivée à l’Elysée, dans sept ans, du candidat d’un parti nommé Fraternité musulmane, et l’islamisation de la France qui s’ensuivrait.La veille, l’écrivain avait eu les honneurs du journal télévisé de France 2, où il fut interrogé par David Pujadas - l’un des figurants de son roman – et, le matin même, ceux de France Inter, dont il fut l’invité pendant plus d’une heure, convié à répondre aux questions des journalistes politiques de la station et des auditeurs; la plupart eurent trait à l’islam.Et puis, à 11 h 30, deux hommes ont perpétré un carnage à la rédaction de Charlie Hebdo, et la fiction s’est faite écraser par la réalité. Attentat à « Charlie Hebdo » : « Vous allez payer car vous avez insulté le Prophète » A 13 heures, la maison d’édition Flammarion est évacuée, et placée sous la protection de la police pour la journée, par crainte que le battage médiatique entourant la sortie du livre, la tonalité de celui-ci, montrant un islam soumettant la France et l’Europe, et le souvenir des déclarations de l’écrivain au mensuel Lire, en 2001, sur cette religion jugée « la plus conne » ( qui lui avaient valu d’être poursuivi, puis relaxé) n’aient fait de Michel Houellebecq une cible pour les fondamentalistes. Michel Houellebecq, ambigu et pervers Le lendemain, dans la soirée, François Samuelson, son agent, fait savoir par un communiqué à l’AFP que l’écrivain suspend la promotion du livre, « profondément affecté par la mort de son ami Bernard Maris » — ce dernier, l’une des douze victimes de l’attentat, avait fait paraître en septembre l’essai Houellebecq économiste (Flammarion).Avant de quitter Paris « pour se mettre au vert, à la neige », sans bénéficier d’un dispositif de protection selon son agent, l’auteur de Soumission a enregistré une interview avec Antoine de Caunes, pour diffusion le vendredi soir. Il était initialement prévu que Houellebecq soit l’invité exclusif du Grand Journal et du Petit Journal de Canal + le jeudi; cette émission au dispositif exceptionnel a été remplacée par une soirée spéciale Charlie Hebdo. L’emballement (autour) de Michel Houellebecq TélescopageEtrange effet de collision, décidément, entre deux événements, la sortie d’un roman et un acte terroriste, sans rapport direct entre eux, mais que leur concomitance, après plusieurs jours de marathon médiatique de l’écrivain, ainsi que la place du thème de l’islam au sein de son roman et de son discours promotionnel, a rapproché dans les esprits.C’est Manuel Valls qui a brutalement verbalisé le télescopage entre les deux : « La France, ça n’est pas Michel Houellebecq, ça n’est pas l’intolérance, la haine et la peur », a déclaré le premier ministre jeudi 8 janvier au matin, sur RTL, pour dire son espoir que la tuerie de Charlie Hebdo n’ait pas pour répercussions des actes islamophobes.La rencontre entre les deux faits est d’autant plus frappante que, malgré son retrait, l’écrivain reste omniprésent, en raison d’un plan de communication conçu et réalisé avant l’attentat. Ainsi, on le trouve en devanture de nombreux kiosques, à la une de L’Obs, qui titre : « J’ai survécu à toutes les attaques » - phrase sonnant bizarrement après une véritable attaque à laquelle douze personnes n’ont pas survécu ; « Il y a un certain embarras face à cette couverture», reconnaît un membre de la rédaction.Si Le Figaro Magazine du 9 janvier annonce seulement « Houellebecq : l’islam, la France et moi », un autre hebdomadaire de droite, Valeurs Actuelles, se demande, à côté de l’image d’une femme voilée en bleu blanc rouge : « Peur sur la France, et si Houellebecq avait raison ? »L’écrivain aurait aussi dû faire la prochaine « une » des Inrockuptibles, qui l’annonçait « Wanted » : « on trouvait amusant de consacrer un dossier aux polémiques qu’il suscite, dit Frédéric Bonnaud, directeur de l’hebdomadaire, mais nous n’avons plus tellement le cœur à rire. » Il précise cependant que le journal comprendra bien « une longue interview de Houellebecq», menée avant la tuerie. Les pages sur la dimension controversée du personnage et de son livre ont, elles, sauté : « Nous avions besoin de place pour raconter la grande histoire de Charlie ». Houellebecq et le spectre du califat ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* Mac OS X  2\xBD\xEFATTR 6\x91\xEF\x9CS\x9CScom.dropbox.attributesx\x9C\xABVJ)\xCA/Hʯ\x88O\xCB\xCCI\xCDL\x89\xCF\xC9ON\xCCQ\xB2R\xA8V\xCAML\xCE\xC8\xCC\x89%\x96\x94\x81\x85RK\x81 %\xF3J?\xA3\xAAP\x83r\x8B\xCCȼ\xD4\xD0\xC0\xDF`\x93@[[\xA5\xDA\xDAZ\xC0\xAF ************************************************************* ************************************************************* Mac OS X  2\xBD\xEFATTR 6\xB0\xEF\x9CS\x9CScom.dropbox.attributesx\x9C\xABVJ)\xCA/Hʯ\x88O\xCB\xCCI\xCDL\x89\xCF\xC9ON\xCCQ\xB2R\xA8V\xCAML\xCE\xC8\xCC\x89%\x96\x94\x81\x85RK\x81 \xA5\xA4"_\xB7 ************************************************************* Bulles noires Scénariste de bandes dessinées qui prennent le temps de digérer l'histoire, Fabien Nury sera, fin janvier, au centre d'une exposition au Festival d'Angoulême, où planera l'ombre des dessinateurs de Charlie Hebdo. Fabien Nury a deux très bonnes raisons de se rendre cette année au Festival international de la bande dessinée d'Angoulême. La première est l'exposition qui lui est consacrée à l'Espace Franquin. Très peu de « purs » scénaristes – sinon des monstres sacrés ayant pour nom Jacques Lob, René Goscinny ou Jean-Michel Charlier – ont en effet eu l'honneur d'un accrochage depuis que la manifestation a été créée voici quarante-deux ans. La seconde est liée aux événements tragiques qui ont endeuillé le 9e art le 7 janvier. Même s'il ne connaissait pas personnellement les caricaturistes de Charlie Hebdo tombés sous les balles, et même si le dessin de presse est un genre très éloigné du sien, Fabien Nury se « doi[t] d'être là », dit-il. Avec un mot d'ordre que d'autres auteurs ne manqueront pas de défendre pendant le festival : « Il faut maintenant laisser au deuil la possibilité de devenir privé. Il y a un temps pour le drame, un temps pour l'action judiciaire et l'action politique, un temps pour les médias et les commémorations. Il y a aussi un temps pour la solennité. On a beaucoup fait sonner les cloches en hommage aux disparus. Il ne faudrait pas transformer en totems ces immenses dessinateurs car rien ne leur aurait autant déplu. » Un certain sens du professionnalisme Fabien Nury est une voix qu'il faut écouter avec attention dans le petit monde de la bande dessinée francophone. L'ancien concepteur rédacteur de vidéos publicitaires est devenu, en seulement dix ans, à 38 ans, le scénariste le plus demandé du secteur. S'il réfute le terme de « bankable », Nury préfère mettre en avant un certain sens du professionnalisme : « Je ne garantis jamais qu'un livre sera un succès ou pas. Uniquement qu'il sera écrit sérieusement et qu'il sera fait correctement sur le plan technique. » Cette vision du métier, plus proche de l'artisanat que de la création artistique, ne l'a pas empêché de construire une œuvre pétrie de chair et de complexité dans des genres aussi différents que le western, le polar, l'aventure ou le récit d'espionnage. La fiction, chez lui, s'entremêle par ailleurs souvent avec l'histoire réelle pour les besoins de récits qu'il est difficile d'interrompre une fois commencés. Ainsi de « Il était une fois en France » (Glénat), sa série à succès (avec le dessinateur Sylvain Vallée) racontant le destin d'un ferrailleur juif qui fut à la fois collaborateur et résistant pendant la seconde guerre mondiale. Un personnage à la Nury dont l'ambiguïté rappelle d'autres antihéros portant sa marque, qu'ils soient gangster (Tyler Cross), baroudeurs (l'aristocrate et le mauvais garçon de « L'Or et le sang »), détective privé (Silas Corey)… Dans un marché de l'édition en manque de confiance à cause de la crise, Fabien Nury est surtout le scénariste qui « rassure » avec ses histoires de facture relativement classique et à la construction sans faille, pour ne pas dire « carrée ». « J'évolue dans des genres qui ne poussent pas beaucoup à l'improvisation, admet-il. Je n'ai pas développé l'esprit du feuilletoniste qui construit ses scénarios au fur et à mesure dans des genres favorisant les “accidents”, comme la comédie ou l'étude de caractères. Disons que je suis plus hippopotame que gazelle. Cela dit, dans le polar, il vaut mieux savoir au début qui a tué qui avant d'écrire la première ligne. » Influence du cinéma L'influence du cinéma transparaît tellement chez ce fan de Sergio Leone et d'Alan J. Pakula (réalisateur des Hommes du président) que le 7e art n'en finit pas de lui passer commande de scénarios pour des projets qui, au final, n'aboutissent pas. Par manque de financement le plus souvent : « J'ai dû en écrire entre dix et quinze », estime-t-il. Le plus simple serait de passer un jour derrière une caméra, ce qu'il prévoit de faire d'ici quelques années en mettant lui-même en scène « Il était une fois en France ». Entre-temps, Fabien Nury aura travaillé à de nombreux albums, à raison de trois ou quatre par an en moyenne. Ses prochains projets mettront en scène des braqueurs de banque préparant un larcin en juin 1940, puis des mercenaires impliqués dans l'indépendance du Katanga, au Congo, en 1960. Et le présent ? Le réel d'aujourd'hui ? « L'actualité, ce n'est pas mon truc », s'excuse-t-il. La folie de djihadistes, armés jusqu'aux dents, assassinant des symboles de la liberté d'expression constituerait pourtant un thème de choix pour un scénariste à ce point passionné par les contradictions humaines. « Je suis sidéré par le niveau d'abrutissement et d'endoctrinement qu'il faut atteindre pour commettre ce qu'ils ont commis, dit-il en parlant des frères Kouachi et d'Amedy Coulibaly. Il y a un délire de puissance chez ces gens dont on se demande s'ils auraient fait la même chose si les médias n'existaient pas. » Sans doute faudra-t-il à Fabien Nury que le train de l'histoire passe sur ces événements pour qu'il s'en empare un jour. Rien ne presse… La tonte de la honte En 2015, la « Série Noire » fêtera ses 70 ans. Au même moment, les commémorations du 70e anniversaire de la Libération battront leur plein… Elsa Marpeau – dont nous avions aimé Les Yeux des morts (2010), Black Bloc (2012) et L'Expatriée (2013), publiés par « Série Noire » –, réussit la gageure de rassembler ces deux événements. Et ils oublieront la colère revient sur un des épisodes les plus sinistres de la Libération : des résistants tondirent des femmes accusées de collaboration « horizontale ». Dans l'Yonne, entre 1944 et aujourd'hui, entre Marianne et Garance, se tissent d'étranges liens. La première est une paysanne disparue à la Libération après avoir été « tondue ». La seconde, jeune gendarme d'aujourd'hui, enquête sur le meurtre d'un professeur d'histoire, obsédé par la violence que le corps social peut exercer sur le corps des femmes… Remarquable réflexion sur les spectres du passé et le besoin cyclique de vengeance du monde actuel, Et ils oublieront la colère est aussi un sacré bon roman noir, à l'intrigue impeccable. Frères d'armes C'est une des photos de guerre les plus célèbres au monde : des jumeaux de 12 ans aux yeux tristes tirent sur une cigarette. Ils sont immortalisés peu de temps après une prise d'otages massive en Thaïlande, dont ils furent les auteurs en janvier 2000. Dotés selon la légende de pouvoirs surnaturels les rendant invincibles, les frères Johnny et Luther Htoo étaient alors à la tête d'une organisation rebelle appelée l'Armée de Dieu. Elle réunissait une centaine de réfugiés issus de la minorité Karen, opposée à la junte militaire de Birmanie. Ce cliché d'un photographe d'Associated Press (Achipart Weerawong) a servi de point de départ à un trio d'auteurs israéliens composé des dessinateurs Tomer et Asaf Hanuka – eux-mêmes jumeaux – et de l'écrivain Boaz Lavie. Aucunement journalistique, leur histoire balance entre le film d'action, le récit d'espionnage et le conte fantastique. S'y croisent, outre des enfants-soldats faisant bien plus que leur âge, des agents secrets américains, des statues géantes douées de vie et un dragon protecteur nourrissant bien des fantasmes. On se croirait entre Bob Morane et David Lynch, mais aussi chez Katsuhiro Otomo, « père » de nombreux enfants atteints de télékinésie (Akira, Rêves d'enfant). Quand la fiction, poussée à son extrême, se met au service de la réalité pour mieux discerner l'indicible. ************************************************************* Mac OS X  2\xBD\xEFATTR 6\xCF\xEF\x9CS\x9CScom.dropbox.attributesx\x9C\xABVJ)\xCA/Hʯ\x88O\xCB\xCCI\xCDL\x89\xCF\xC9ON\xCCQ\xB2R\xA8V\xCAML\xCE\xC8\xCC\x89%\x96\x94\x81\x85RK\x81 \xA5R\xF3\xFCbO\xDF\xC7"mo\x97\xB2tg\xB7\xF2\x88\xF0\xAC\xCAt[[\xA5\xDA\xDAZʝ ************************************************************* « Lettre à ma fille, au lendemain du 11 janvier 2015 », par JMG Le Clézio Tu as choisi de participer à la grande manifestation contre les attentats terroristes. Je suis heureux pour toi que tu aies pu être présente dans les rangs de tous ceux qui marchaient contre le crime et contre la violence aveugle des fanatiques. J’aurais aimé être avec toi, mais j’étais loin, et pour tout dire je me sens un peu vieux pour participer à un mouvement où il y a tant de monde. Tu es revenue enthousiasmée par la sincérité et la détermination des manifestants, beaucoup de jeunes et des moins ­jeunes, certains familiers de Charlie Hebdo, d’autres qui ne le connaissaient que par ouï-dire, tous indignés par la lâcheté des attentats. Tu as été touchée par la présence très digne, en tête de cortège, des familles des victimes.Tes parents ont tremblé pour toi, mais c’est toi qui avais raison de braver le dangerEmue d’apercevoir en passant un petit enfant d’origine africaine qui regardait du haut d’un balcon dont la rambarde était plus haute que lui. Je crois en effet que cela a été un moment fort dans l’histoire du peuple français tout entier, que certains ­intellectuels désabusés voudraient croire frileux et pessimiste, condamné à la soumission et à l’apathie. Je pense que cette journée aura fait reculer le spectre de la discorde qui menace notre société plurielle.Il ­fallait du courage pour marcher désarmés dans les rues de Paris et d’ailleurs, car si parfaite soit l’organisation des forces de police, le risque d’un attentat était bien réel. Tes parents ont tremblé pour toi, mais c’est toi qui avais raison de braver le danger. Et puis il y a toujours quelque chose de miraculeux dans un tel moment, qui réunit tant de gens divers, venus de tous les coins du monde, peut-être justement dans le regard de cet enfant que tu as vu à son balcon, pas plus haut que la rambarde, et qui s’en souviendra toute sa vie.Cela s’est passé, tu en as été témoin. Ce que « phobie » veut dire, par Olivier Rolin Ils ne sont pas des barbaresMaintenant il importe de ne pas oublier. Il importe – et cela revient aux gens de ta génération, car la nôtre n’a pas su, ou n’a pas pu, empêcher les crimes racistes et les dérives sectaires – d’agir pour que le monde dans lequel tu vas continuer à vivre soit meilleur que le nôtre. C’est une entreprise très difficile, presque insurmontable. C’est une entreprise de partage et d’échange.J’entends dire qu’il s’agit d’une guerre. Sans doute, l’esprit du mal est présent partout, et il suffit d’un peu de vent pour qu’il se propage et consume tout autour de lui. Mais c’est une autre guerre dont il sera question, tu le comprends : une guerre contre l’injustice, contre l’abandon de certains jeunes, contre l’oubli tactique dans lequel on tient une partie de la population (en France, mais aussi dans le monde), en ne partageant pas avec elle les bienfaits de la culture et les chances de la réussite sociale.Le premier souffle de vengeance qui passe les a embrasés, et ils ont pris pour de la religion ce qui n’était que de l’aliénationTrois assassins, nés et grandis en France, ont horrifié le monde par la barbarie de leur crime. Mais ils ne sont pas des barbares. Ils sont tels qu’on peut en croiser tous les jours, à chaque instant, au lycée, dans le métro, dans la vie quotidienne. A un certain point de leur vie, ils ont basculé dans la délinquance, parce qu’ils ont eu de mauvaises fréquentations, parce qu’ils ont été mis en échec à l’école, parce que la vie autour d’eux ne leur offrait rien qu’un monde fermé où ils n’avaient pas leur place, croyaient-ils. A un certain point, ils n’ont plus été maîtres de leur destin. Le premier souffle de vengeance qui passe les a embrasés, et ils ont pris pour de la religion ce qui n’était que de l’aliénation.Il faut remédier à la misère des espritsC’est cette descente aux enfers qu’il faut arrêter, sinon cette marche collective ne sera qu’un moment, ne changera rien. Rien ne se fera sans la participation de tous. Il faut briser les ghettos, ouvrir les portes, donner à chaque habitant de ce pays sa chance, entendre sa voix, apprendre de lui autant qu’il apprend des autres. Il faut cesser de laisser se construire une étrangeté à l’intérieur de la nation. Il faut remédier à la misère des esprits pour guérir la maladie qui ronge les bases de notre société démocratique.Je pense que c’est ce sentiment qui a dû te frapper, quand tu marchais au milieu de cette immense foule. ­Pendant cet instant miraculeux, les barrières des classes et des origines, les différences des croyances, les murs séparant les êtres n’existaient plus. Il n’y avait qu’un seul peuple de France, multiple et unique, divers et battant d’un même cœur. J’espère que, de ce jour, tous ceux, toutes ­celles qui étaient avec toi continueront de marcher dans leur tête, dans leur esprit, et qu’après eux leurs enfants et leurs petits-enfants continueront cette marche.JMG Le Clézio est Prix Nobel de littérature. Dernier ouvrage paru : Tempête (Gallimard, 2014). Après les attentats, la littérature aux aguets ************************************************************* Mac OS X  2\xBD\xEFATTR 6\xEF\xEF\x9CS\x9CScom.dropbox.attributesx\x9C\xABVJ)\xCA/Hʯ\x88O\xCB\xCCI\xCDL\x89\xCF\xC9ON\xCCQ\xB2R\xA8V\xCAML\xCE\xC8\xCC\x89%\x96\x94\x81\x85RK\x81 \xA5\xF0d\xFFd\xFFTKm}K\x9F\xF04wˈ\xFC\xEC\\xA7r[[\xA5\xDA\xDAZ\xBE\xA3 ************************************************************* ************************************************************* Mac OS X  2\xBD\xEFATTR 7\xEF\x9CS\x9CScom.dropbox.attributesx\x9C\xABVJ)\xCA/Hʯ\x88O\xCB\xCCI\xCDL\x89\xCF\xC9ON\xCCQ\xB2R\xA8V\xCAML\xCE\xC8\xCC\x89%\x96\x94\x81\x85RK\x81 \xA5\x92\xDC s\xDF\xE4\xE0ܜ\x8A0mC\xEFb\x9F\xF0*\xD7r[[\xA5\xDA\xDAZ͈\xB7 ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* Afrique l’envol En 1962, René Dumont prophétisait, dans un essai qui fit sensation, L’Afrique noire est mal partie (Seuil). Cinquante-deux ans plus tard, une fois passé l’euphorie de la période post-coloniale et le blues économique qui s’en suivit, ce jugement paraît appartenir à une autre ère… Aujourd’hui, de tous les continents, l’Afrique est celui qui bouge le plus vite et sur tous les plans. Son image a changé : c’est devenu le continent qui gagne. Grâce à une croissance économique sans précédent, l’Afrique revient sur le devant de la scène internationale. L’annulation de 90 % de la dette publique d’une trentaine de pays, soit un cadeau de 120 milliards de dollars, entre 1996 et 2005, a permis à l’économie africaine de bénéficier d’une véritable embellie. La manne pétrolière ainsi que la richesse de son sous-sol lui laissent désormais envisager un avenir qui ne rime plus avec misère, guerre et famine. L’émergence d’une classe moyenne, l’arrivée d’investisseurs, la création d’entreprises performantes, le développement d’Internet, le boom du téléphone mobile sont autant de signes d’un profond changement… Ce redressement est-il pour autant durable ?Bombe démographiqueDe nombreux freins, comme l’insuffisance des infrastructures, les difficultés de transport, le creusement des inégalités, la dépossession des paysans de leurs terres, les problèmes de santé, la montée des extrémismes religieux, la défaillance des gouvernances, obèrent sérieusement cet optimisme. On peut également se demander si une bombe démographique ne s’apprête pas à exploser, si la démocratie fonctionne vraiment et pourquoi les pays anglophones semblent mieux réussir que les pays francophones…Dans ce hors-série de 100 pages, Le Monde, à travers des reportages, des enquêtes, des interviews et des analyses d’experts, propose de découvrir une Afrique jeune, moderne et vivante, qui paraît bien être « la dernière frontière », comme le dit le philosophe Achille Mbembe, dans l’entretien que nous publions.Ce numéro va de pair avec la création, sur notre site Internet, du Monde Afrique (lemonde.fr/afrique/), le 20 janvier, un véritable média panafricain et francophone, qui accompagnera et rendra compte du décollage économique de l’Afrique, en s’adressant aux acteurs de l’actualité africaine, à la diaspora africaine dans le monde, aux expatriés en Afrique et à tous ceux qui se passionnent pour ce continent. Yann Plougastel.Afrique, l’envol. un hors-série du Monde, 7,90 euros, en vente à partir du lundi 19 janvier, chez votre marchand de journaux ou sur Lemonde.fr/boutique ************************************************************* Afrique, l’envol En 1962, René Dumont prophétisait, dans un essai qui fit sensation, L’Afrique noire est mal partie (Seuil). Cinquante-deux ans plus tard, une fois passé l’euphorie de la période post-coloniale et le blues économique qui s’en suivit, ce jugement paraît appartenir à une autre ère… Aujourd’hui, de tous les continents, l’Afrique est celui qui bouge le plus vite et sur tous les plans. Son image a changé : c’est devenu le continent qui gagne. Grâce à une croissance économique sans précédent, l’Afrique revient sur le devant de la scène internationale. L’annulation de 90 % de la dette publique d’une trentaine de pays, soit un cadeau de 120 milliards de dollars, entre 1996 et 2005, a permis à l’économie africaine de bénéficier d’une véritable embellie. La manne pétrolière ainsi que la richesse de son sous-sol lui laissent désormais envisager un avenir qui ne rime plus avec misère, guerre et famine. L’émergence d’une classe moyenne, l’arrivée d’investisseurs, la création d’entreprises performantes, le développement d’Internet, le boom du téléphone mobile sont autant de signes d’un profond changement… Ce redressement est-il pour autant durable ?Bombe démographiqueDe nombreux freins, comme l’insuffisance des infrastructures, les difficultés de transport, le creusement des inégalités, la dépossession des paysans de leurs terres, les problèmes de santé, la montée des extrémismes religieux, la défaillance des gouvernances, obèrent sérieusement cet optimisme. On peut également se demander si une bombe démographique ne s’apprête pas à exploser, si la démocratie fonctionne vraiment et pourquoi les pays anglophones semblent mieux réussir que les pays francophones…Dans ce hors-série de 100 pages, Le Monde, à travers des reportages, des enquêtes, des interviews et des analyses d’experts, propose de découvrir une Afrique jeune, moderne et vivante, qui paraît bien être « la dernière frontière », comme le dit le philosophe Achille Mbembe, dans l’entretien que nous publions.Ce numéro va de pair avec la création de notre site, Le Monde Afrique le 20 janvier, un véritable média panafricain et francophone, qui accompagnera et rendra compte du décollage économique de l’Afrique, en s’adressant aux acteurs de l’actualité africaine, à la diaspora africaine dans le monde, aux expatriés en Afrique et à tous ceux qui se passionnent pour ce continent.Afrique, l’envol. un hors-série du Monde, 7,90 euros, en vente à partir du lundi 19 janvier, chez votre marchand de journaux ou sur http://boutique.lemonde.fr/hors-serie-le-monde-afrique.htmlEn Afrique, ce hors-série sera en vente dans les meilleurs points de vente au Niger, Mali, Gabon, Burkina Faso, Cameroun et Côte d’Ivoire le 23 janvier, au prix de 3800 CFA. Au Bénin le 26 janvier et au Sénégal le 28, au même prix. Ilé sera disponible en Algérie, Maroc et Tunisie le 30 janvier. ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* « Charlie Hebdo » : les bulles s’échauffent à Angoulême Habitué aux querelles intestines à l’approche du Festival d’Angoulême, le monde de la bande dessinée n’échappe pas à la tradition cette année, dans le contexte de l’attentat perpétré contre Charlie Hebdo. Une question divise le milieu : de quelle manière rendre le mieux hommage, pendant la manifestation, au journal satirique et à ses caricaturistes tombés sous les balles (Cabu, Wolinski, Charb, Tignous et Honoré) ? Rétifs aux commémorations de tout poil, les disparus auraient très certainement détesté qu’on veuille absolument les célébrer. Peu importe : la proximité du festival (29 janvier-1er février) par rapport aux événements de la semaine passée rend inévitable la création d’un acte symbolique fort pendant le week-end. Reste à savoir lequel. La direction du FIBD – Festival international de la bande dessinée – pensait avoir fait l’essentiel en annonçant, vendredi 9 janvier, via le site du Monde, la création d’un « prix Charlie de la liberté d’expression » qui serait remis chaque année à un dessinateur dont « l’œuvre incarne une forme de résistance de pensée ». D’autres initiatives ont également été lancées : l’organisation d’un concert dessiné exceptionnel, la programmation d’une table ronde sur la liberté de la presse, une exposition reproduisant une sélection de « unes » historiques de Charlie Hebdo, l’accrochage de kakemonos représentant les noms des victimes sur la façade de l’Hôtel de ville d’Angoulême… Une pétition sur InternetInsuffisant, déplore aujourd’hui un collectif d’auteurs, emmené par le dessinateur et scénariste Gwen de Bonneval qui se trouve être, par ailleurs, le président du jury appelé à décerner les prix distribués aux meilleurs albums de l’année écoulée. Pour eux, Charlie Hebdo doit se voir décerner d’office et à titre exceptionnel le Grand Prix de la ville d’Angoulême qui, chaque année, couronne un auteur de bande dessinée pour l’ensemble de son œuvre. La distinction est prestigieuse au regard de son palmarès où figurent parmi les plus grands noms du 9e art. Le dernier lauréat en date est l’Américain Bill Watterson, le créateur de Calvin et Hobbes. Une pétition pour que « Charlie Hebdo » obtienne le Grand Prix à Angoulême « Il serait indécent d’attribuer le Grand Prix cette année à un auteur », martèle Gwen de Bonneval. Une pétition a été lancée sur Internet afin de réclamer que la palme soit décernée à Charlie Hebdo. Plus de 2 400 personnes l’ont signée à ce jour, dont un certain nombre d’auteurs contemporains reconnus pour la qualité de leur travail, parmi lesquels Alfred, Etienne Davodeau, Philippe Dupuy, Pascal Rabaté, Fabien Vehlmann… Ceux-ci, du coup, ne voteront pas au deuxième tour du scrutin organisé par la direction du festival pour désigner le prochain Grand Prix à partir d’une liste d’une vingtaine de noms. Deux mille auteurs professionnels ont participé au premier tour duquel sont sortis trois « finalistes » : le Japonais Katsuhiro Otomo, le Britannique Alan Moore et le Belge Hermann.La contre-attaque du FIBD n’a pas tardé. Son directeur délégué, Franck Bondoux, est allé s’entretenir avec la rédaction de Charlie Hebdo, mardi 12 janvier, pour obtenir de celle-ci qu’elle parraine le « prix de la liberté d’expression » initialement imaginé. Ceci fait, « le bon sens prévaudrait maintenant d’arrêter cette pétition », assène-t-il. « Pas question, on la maintient », répond tout de go Gwen de Bonneval en espérant rassembler encore davantage d’auteurs. Y aura-t-il au final un nombre suffisamment représentatif de votants au deuxième tour pour élire un Grand Prix « crédible » ? Toute la question est là.« Plus il y a de prix, mieux c’est »D’autres voix – importantes – commencent par ailleurs à se mêler au débat : celles des précédents Grands Prix, réunis au sein d’une « Académie » devenue honorifique depuis son évincement progressif du mode de désignation. Ceux-ci cooptaient leurs pairs il y a encore trois ans ; ils ne servent plus aujourd’hui qu’à inaugurer les chrysanthèmes. « Donner le Grand Prix à Charlie Hebdo tombe sous le sens pour moi. Il en va de même pour la majorité d’entre nous », indique la lauréate 2000, Florence Cestac, organisatrice d’un récent repas ayant rassemblé dix-sept autres Grands Prix.« Il paraît évident que Charlie Hebdo soit désigné Grand Prix cette année », abonde Enki Bilal, sacré en 1986, sans toutefois cacher un certain embarras : « Il s’est quand même passé quelque chose de gravissime la semaine dernière. Ce n’est pas seulement la liberté d’expression qui a été attaquée, c’est aussi la liberté de penser. Tout paraît dérisoire à côté, même si l’état de sidération commence à descendre. Alors oui, Charlie Hebdo doit être nommé Grand Prix, mais qu’en ferait-il pour autant ? Ses dessinateurs ont le sentiment d’avoir été esseulés pendant des années. »Du côté de chez Charlie Hebdo, le débat n’en est pas un. Le Grand Prix ? Le « prix Charlie de la liberté d’expression » ? Un prix « spécial » du jury ? Qu’importe ! « Plus il y a de prix, mieux c’est. Surtout si les lauréats sont vivants », confie, dans une pirouette, Willem, Grand prix 2013 et vieux compagnon de route du journal satirique.Tous les dessins publiés en hommage à Charlie Hebdo sont à retrouver sur le compte Facebook du Festival d’Angoulême. ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* La famille Mifa, épisode 8 Galichot en campagne, épisode 8 Coquelicots d’Irak, épisode 8 Dominique Strauss-Kahn au tribunal croqué par Boucq Du 2 au 20 février, le dessinateur François Boucq a suivi, feutre en main, le procès de Dominique Strauss-Kahn et de treize autres prévenus pour proxénétisme aggravé qui s’est tenu au tribunal correctionnel de Lille. Ses croquis d’audience ont été publiés dans Le Monde. Ils sont aujourd’hui rassemblés dans un livre, Le Procès Carlton, accompagnés du récit de Pascale Robert-Diard, chroniqueuse judiciaire du journal, qui a suivi le procès. Dès la couverture, le trait mordant donne le ton de ce procès ambigu : sept hommes debout, la tête hors cadre, le pantalon baissé sur les chaussures. Au fil des treize jours d’audience, Boucq a su saisir les moues et les sourires, les trognes et la détresse, les moments de gêne des prévenus et les envolées des avocats. « A chaque suspension d’audience, les prévenus, les magistrats, les avocats se précipitaient vers sa table, dans l’espoir et la crainte mêlés de se découvrir croqués », écrit dans la préface du livre la journaliste, qui salue la « redoutable efficacité » des dessins. On ne saurait mieux dire. Le Procès Carlton, de François Boucq et Pascale Robert-Diard, Le Monde-Le Lombard, 136 pages, 19,99 euros. Anne Favalier Tous les jeudis, « Le Monde des livres » vous propose ses choix dans La Matinale.Bande dessinéeRésumer Les Bijoux de la Castafiore, d’Hergé, en deux pages, avec des timbres-poste en guise de dessins : Perec aurait aimé ce tour de force culotté. Gilles Ciment s’y plie dans l’Oupus 6 que publie l’Oubapo, l’Ouvroir de bande dessinée potentielle créé en 1992 sur le modèle de l’Oulipo. Ses treize membres se réunissent périodiquement pour inventer des contraintes aux noms impossibles. Lécroart, en une page, propose 95 strips par bifurcations. Killoffer tente un « upside-down » : retournez la planche à 180°, le couple qui se séparait se rabiboche… Certains de ces exercices de style sont parus dans la presse, dont un cadavre exquis dans le supplément « Science » du Monde, en 2011. En fin d’ouvrage, un florilège d’œuvres récentes réalisées « hors les murs », dans le même esprit, salue des créateurs cascadeurs et des auteurs majeurs. La bande dessinée est aussi « une des avant-gardes internationales les plus passionnantes », écrivait Jean-Christophe Menu dans Oubapo, oupus 1. C’est toujours le cas, prouve le présent volume. Anne Favalier Oubapo, oupus 6, collectif, L’Association, 222 p., 35 euros.RomanA 14 ans, le jour de la rafle du Vél’ d’Hiv (16­-17 juillet 1942), Jean Verdier assiste au suicide d’une jeune femme qui se jette du balcon après avoir prononcé quelques mots de révolte. Cet événement le plonge indirectement dans la Résistance, dont il deviendra finalement une icône. Saisissant le narrateur au crépuscule de sa vie, dans les années 2010, Justine Augier écrit un roman méditatif et inquiet sur l’esprit de résistance, la contingence de l’héroïsme et les redites de l’Histoire. Le récit du vieil homme est fragmentaire et ressassant, mais jamais lassant, et accompagne le lecteur tout en douceur dans une traversée intime de la vie sociale et politique de l’après-guerre à nos jours. Florence Bouchy Les Idées noires, de Justine Augier, Actes Sud, 208 p., 18,80 euros.EssaiIl fut un temps où les complots existaient vraiment. Des hommes – la plupart du temps –, jeunes – le plus souvent –, prêtaient serment et planifiaient des coups de force pour mettre à bas le tyran, la monarchie ou la société de classes. Ce moment, ce fut le XIXe siècle, des années 1820 aux années 1870 environ, un « âge des ombres » auquel l’historien Jean-Noël Tardy consacre un ouvrage important, résultat d’un immense travail de recherche dans les archives. Il y reconstitue avec une remarquable minutie la chronologie, la sociologie et l’organisation interne de ces différents groupes, sans oublier l’imaginaire qui les entoure, avec lequel les circulations sont incessantes ; les conspirateurs réels cherchent parfois à imiter les glorieux modèles de la littérature ! Pierre Karila-Cohen L’Age des ombres. Conspirations et sociétés secrètes au XIXe siècle, de Jean-Noël Tardy, Les Belles Lettres, 672 p., 35 euros.RomanC’est un drame intime que de passer à côté d’un parent que l’on aime et qui vous aime, mais qui restera à toujours « impénétrable ». Ce fut celui d’Ismail Kadaré jusqu’à la mort de sa propre mère. Impassible tel un masque, cette femme est surnommée dans la famille « la poupée ». Irréelle, absente, décalée, elle est toujours à côté du réel et, face à son fils, elle souffre de ne pas être « assez intelligente ». C’est ce malentendu douloureux – qui ne les quittera jamais, ni l’un ni l’autre – que Kadaré explore dans ce court et poignant récit. Une méditation troublante sur le dialogue empêché, le don et le pardon. Florence Noiville La Poupée (Kukulla), d’Ismail Kadaré, traduit de l’albanais par Tedi Papavrami, Fayard, 160 p., 16 euros. Livres Votre roman d’anticipation « Silo », auto publié en ligne en 2011, a connu un succès mondial. Vous percevez-vous comme un pionnier ?Je me considère plutôt comme quelqu’un de chanceux d’écrire à l’époque actuelle. Je fais partie de cette douzaine d’initiative d’auto-édition en ligne qui sont devenues des « succès ». C’est une sacrée chance. Ces changements étaient annoncés et auraient eu lieu, quels que soient les acteurs y participant. Cinq ans auparavant, j’aurais vendu mes droits à un éditeur pour des broutilles et n’aurai pas eu le même succès. Puis cinq années plus tard, j’aurai regardé quelqu’un d’autre être un « pionnier ». La vérité est que nous étions tout simplement en train de marcher lorsque cette voie s’est ouverte. Personne n’a eu à se frayer de passage avec une machette.Comment percevez-vous l’évolution de la lecture ?Mon premier roman est sorti en 2009, à la fois sur papier et en ligne. Je me suis toujours occupé moi-même des versions imprimées. Au fil du temps, de plus en plus de mes lecteurs ont lu en ligne, une tendance qui s’accroît encore actuellement. Cela est directement lié à la façon dont nous consommons l’information, sur plus de sites et moins de magazines, à la façon dont nous écrivons des mails plutôt que des lettres. A la façon dont nous écoutons de la musique par des canaux numériques, sans acheter d’album ou de CD.La lecture se déplace en ligne. Certaines personnes ne sont pas satisfaites de cette évolution, mais il me semble stupide de s’en irriter. Nous devons juste espérer que les personnes continuent à lire, quel que soit le support utilisé pour le faire. Pour des lecteurs qui habitent dans des zones rurales, sans librairie près de chez eux, les livres numériques sont une bénédiction. Je trouve fascinant que certaines personnes restent accrochées sur la forme sous laquelle une histoire est livrée plutôt que sur la beauté des mots eux-mêmes.Vous interagissez beaucoup avec vos lecteurs, par votre site et sur les réseaux sociaux. Que vous apporte cette activité ?Un bonheur personnel. Je suis très proche de mes lecteurs. J’ai récemment nettoyé une unité de stockage (informatique) pleine de livres et des souvenirs, certains étaient vraiment de valeur. J’ai expédié tout cela en ligne à des lecteurs qui l’ont eux-mêmes partagé avec ce qu’ils avaient sur leur propre page Facebook. Nous nous sommes tous bien amusés. Certains courriers électroniques de remerciement m’ont ému aux larmes. Cela me motive pour écrire plus, et mieux.Cela vous inspire-t-il dans votre travail ?Absolument. La « muse » de l’écriture n’est pas, selon moi, quelqu’un qui inspire une œuvre avant qu’elle ne soit écrite. la muse est quelqu’un qui apprécie l’art après sa création. J’ai écrit mon premier roman pour mon dernier ami, qui a lu chaque chapitre à sa sortie de l’imprimante et cela a alimenté ma passion pour ce métier. Entendre le retour d’un auditoire me donne envie de me replonger dans une histoire.Pendant des dizaines de milliers d’années, la tradition du conte a été orale et non écrite. Les conteurs, tels des bardes, racontaient des histoires face à un public. Cette interaction était clé. Pour de nombreux romanciers, elle a disparu, et je vois cela comme une immense perte. Nous avons bien sûr besoin de nous retirer et d’être seul pour penser et améliorer nos œuvres, mais nous devons également célébrer des aspects plus vivants, tels le partage de ces travaux, et l’écoute de ce qui vient en retour, comment ces travaux touchent les lecteurs.Breat Easton Ellis a suggéré à certains fans d’écrire la suite d’« American Psycho ». Vous avez également tenté une sorte de co-création avec votre communauté. Qu’en avez-vous tiré ?J’ai aimé ouvrir mon monde à mes fans pour qu’il puisse l’explorer. Ce n’est pas vraiment de la co-création dans le sens où nous ne travaillons pas sur la même partie, mais c’est de la co-création tout de même car il s’agit de peindre sur la même toile, avec de mêmes pinceaux. Les fans créent leur propre version de mon univers, faisant vivre de nouvelles aventures à mes personnages, et amenant l’histoire dans des directions liées à leur propre imagination. Cela a été une expérience très agréable d’observer tant d’enthousiasme et d’implication. Une fois qu’une œuvre est publiée, elle ne nous appartient plus vraiment.Lire aussi : Les communautés de lecteurs sur Internet, nouveau salut des écrivains Vous avez testé la publication par épisodes. Est-ce devenue une nécessité pour une nouvelle génération de lecteurs ?Je le pense, en effet. Regardez comment les séries télé ont jailli et sont devenues des vecteurs bien supérieurs aux films pour raconter des histoires. Cette temporalité donne plus d’espace à l’histoire pour respirer : les lecteurs ont le temps de l’examiner avant que le prochain épisode ne soit publié. Une conversation peut grandir. Cela est une excellente façon d’écrire un récit, comme Charles Dickens nous l’a montré d’ailleurs.Vous avez conclu en 2012, un accord avec une maison d’édition. Est-il vrai que vous avez gardé vos droits d’auteur pour les versions numériques ?Oui. Mon contrat aux Etats-Unis avec Simon & Schuster ne concerne que les éditions dites cartonnées [« hardcover »] et brochées [« paperback »]. J’ai gardé les autres droits. Cela me donne un contrôle créatif et me permet également d’avoir des revenus bien plus importants.Pour vous adapter au téléchargement-piratage de fichiers, vous avez créé sur votre site un bouton explicite : « Vous avez téléchargé le livre et voulez payer, c’est ici ». Cela fonctionne-t-il ?Oui. Il n’y a pas un jour où quelqu’un ne me paye pas en ligne après-coup. Juste cette semaine, deux lecteurs m’ont très largement surpayé pour l’entière série « Silo ». Un autre s’est platement excusé en me disant m’avoir volé. Je lui ai dit qu’il n’en était rien. Je vois dans cette activité en ligne et ces partages quelque chose de similaire à l’emprunt à un ami, ou lorsque l’on récupère un livre d’occasion chez un bouquiniste. Tout cela nous revient d’une manière ou d’une autre. Nous devrions, me semble-t-il aborder la lecture, ces changements et ces nouvelles questions avec plus de confiance et moins de peur.Lire aussi : Roxane Gay : « Sur Internet, j’ai gagné une communauté » Margaret Atwood : « Etre sur Twitter, c’est comme posséder sa petite station de radio » Silo est publié en France par Actes Sud (trois volumes parus). Un film tiré de ce roman, produit par Ridley Scott et Steve Zaillian, est en préparation. Laure Belot Vous êtes très active sur Twitter (@MargaretAtwood), où vous avez plus de 800 000 « followers ». Que vous apporte ce réseau ?C’est un peu comme posséder sa propre petite station de radio : je peux suggérer en ligne des lectures que j’ai aimées, des films ou encore des séries télévisées. Je peux échanger des informations, inviter des personnes et diffuser certaines actualités. J’y passe en général 10 à 15 minutes par jour.Comment décrire cette communauté avec laquelle vous communiquez en ligne ?Ce sont des personnes extrêmement diverses, en âge, genre et nationalité. On y trouve tout autant des lecteurs que des scientifiques ou des écologistes. Certains aussi sont intéressés par la politique. En revanche, je ne suis, pas sur Facebook, tout simplement car je ne sais pas comment m’en servir. Mon éditeur l’a configuré pour moi et il faudrait que j’apprenne, je suppose.Cela vous inspire-t-il dans votre travail ?J’y trouve en effet des réponses à des questions précises.Lire aussi : Comment voyez-vous l’évolution des interactions entre auteurs et lecteurs ?Je suis écrivain depuis 1956: j’ai vu l’écriture et l’édition changer profondément au fil des années. Je suis inscrite sur Wattpad depuis trois ans, pour explorer la façon dont cette plate-forme relie les personnes à la lecture et à l’écriture. Et aussi donne confiance aux écrivains à travers les réactions des lecteurs.Que pensez-vous de la co-création numérique, notamment avec des lecteurs ?J’ai déjà eu une expérience de co-création sur Wattpad [en 2012 avec Naomi Alderman, la co-création des chapitres de The happy Zombie Sunrise Home] Et cette année, nous venons de lancer un concours sur Wattpad, en lien avec le projet Bibliothèque du futur (une initiative de l’artiste Katie Paterson pour la ville d’Oslo, en Norvège). Dans ce cadre, il s’agit pour des « wattpadders » d’écrire des histoires en incorporant le titre de mon livre, Cher 2114, qui ne sera pas lu avant 100 ans. Il y a déjà eu 6 millions de téléchargements du règlement de ce concours. Pour chaque participant, il y a plusieurs directions possible, par exemple, écrire une histoire sur le conseil à donner au monde en 2114. Ou encore, comment sera le monde quand la future bibliothèque s’ouvrira en 2114 ? Par l’intermédiaire de la plate-forme, des lecteurs de 32 pays sont déjà entrés dans la compétition.Vous considérez-vous comme une pionnière ?Non, je ne me considère pas comme une pionnière, à l’exception de mon invention, « The Longpen », qui permet de signer à distance un document (le signataire écrit sur une palette graphique, un mouvement reproduit par un bras articulé sur n’importe quel document papier, n’importe où sur la planète). Il est utilisé actuellement par le site Fanado.fr (qui met numériquement en lien artistes et fans), mais aussi par l’entreprise Syngrafii.com dans les affaires, pour le gouvernement, les banques… Nous avons d’ailleurs utilisé cette technique pour le lancement de la bibliothèque du futur en dédicaçant à distance une édition limitée de 50 couvertures numériques pour 50 personnes.Pourquoi participer à ce projet de bibliothèque du futur ?J’envoie, avec ce projet, un manuscrit dans le temps. Y aura-t-il des humains qui l’attendront ? Y aura-t-il toujours la Norvège ? des forêts ? des bibliothèques ? On peut l’espérer, malgré le changement climatique, l’augmentation du niveau des mers, les pandémies mondiales et toutes les autres menaces.Enfant, j’étais de ceux qui enterrait des trésors dans des bocaux, avec l’idée que quelqu’un, un jour, puisse les déterrer. C’est l’idée de cette bibliothèque du futur, qui contiendra des fragments de vies, vécues un jour, et qui sont maintenant du passé. Tout ce qui est écrit est une façon de préserver et de transmettre la voix humaine.La marque de l’écriture, faite par l’encre, l’encre de l’imprimante, la brosse, le stylet, le burin, va rester là, inerte, jusqu’à ce qu’un lecteur arrive et la ramène à la vie.Lire aussi : Hugh Howey : « Interagir avec les lecteurs m’inspire » Un grand nombre d’auteurs de science-fiction, d’« heroic fantasy », de romans policiers sont très actifs en ligne. C’est un peu moins commun pour des auteurs d’essais. Vous considérez-vous comme une exception ?Non. La plupart des écrivains de fictions et d’essais que je connais sont assez actifs en ligne. Certaines personnes ne veulent pas l’être, ce qui est leur droit. Cela dépend vraiment de la personnalité et de l’intérêt de chacun. J’ai trouvé qu’Internet et Twitter, en particulier, sont très utiles pour ma carrière et m’apporte beaucoup de plaisir, tout simplement parce que je veux être là. Le réseautage social ne fonctionne que lorsque vous voulez le faire.Lire aussi : Vous êtes justement sur Twitter depuis juin 2007 et interagissez quotidiennement. Comment décririez-vous votre présence ?Ma présence sur Internet est une version plus extravertie et confiante de moi-même. Hors connexion, je suis la même, en plus calme et plus timide.Que représente la communauté des lecteurs que vous avez découverte ?J’ai trouvé une communauté qui se soucie vraiment du féminisme, de la justice sociale, mais aussi de la culture pop et m’autorise à être humaine et imparfaite.J’ai appris à engager des discussions avec des personnes qui peuvent avoir des points de vue extrêmement différents mais un intérêt commun, celui d’avoir des discussions constructives.Utilisez-vous parfois ces échanges numériques comme des capteurs, source d’idées ou d’inspiration ?Je le fais parfois. Lors de certaines discussions en ligne, je me dis que cela peut être le point de départ de quelque chose. Je commence à y penser et me retrouve à écrire un essai en entier. J’adore quand cela arrive. La nuit, par exemple, où la sénatrice Wendy Davis fit son obstruction au sénat (une procédure qui a duré 11 heures, le 25 Juin 2013, pour bloquer un projet de loi très restrictif sur le recours à l'avortement au Texas). J'ai appris cette nouvelle sur Twitter et ai alors réalisé l'importance de ces conversations en ligne. Cela a débouché sur un essai sur la puissance de Twitter pour sensibiliser les consciences.Vous êtes vous fixé des limites dans votre implication en ligne ? Planifiez-vous des périodes d’écriture off-line ?Je ne suis pas devenue un toxicomane de la connexion. Je tente d’être engagée de la façon la plus ouverte et enthousiaste possible, tout en maintenant des limites nécessaires autour de ma vie privée. Je prends beaucoup de plaisir à être connectée mais je ne peux pas et ne veux pas mettre toute ma vie en ligne. Je dois garder certaines choses pour moi.J’aime aussi être déconnectée, dans le monde avec d’autres personnes, face à face, chair à chair. Je ne me fixe aucune règle. Quand je veux écrire, j’écris.Au fond, qu’avez-vous gagné avec cette activité en ligne ?J’ai gagné une communauté.Lire aussi : Le prochain livre de Roxane Gay, Hunger, est annoncé chez Harper en 2016.Changer le monde : c’est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui a lieu les 25, 26 et 27 septembre à Paris avec Thomas Piketty, Anne Hidalgo, Emmanuel Macron, Matthieu Ricard, Evgeny Morozov, Jordi Savall… Va-t-on vers la fin de la croissance ? Quels contre-pouvoirs à la civilisation numérique ? La musique peut-elle changer le monde ? Retrouvez le programme sur Le Monde Festival.Dans le cadre du Monde Festival, Laure Belot animera le 26 septembre une table ronde sur le thème : Civilisation numérique : quels contre-pouvoirs ? Amazon va rémunérer certains auteurs à la page lue Amazon continue d’innover dans l’industrie littéraire et risque de faire à nouveau grincer des dents. Le géant du commerce a récemment annoncé que certains auteurs seraient payés… à la page lue. Cette nouvelle politique entrera en vigueur le 1er juillet et ne concernera que les auteurs autoédités exclusivement sur Amazon avec le programme Kindle Direct Publishing.Ce nouveau mode de rémunération sera également circonscrit aux droits d’auteur issus des programmes Kindle Unlimited ; l’abonnement à 9,99 euros par mois permettant d’emprunter autant d’e-books que l’on souhaite, et du Kindle Owners Lending Library (KOLL), qui propose aux abonnés « premium » d’Amazon d’emprunter un certain nombre de livres électroniques gratuitement. Jusqu’ici, les auteurs étaient rémunérés à l’emprunt et seulement si l’abonné lisait au moins 10 % de l’ouvrage — ce qui pouvait donner lieu à des dérives ; les auteurs étant incités à publier des livres très courts.Amazon explique que la longueur d’une page sera calculée différemment selon l’outil de lecture utilisé. Par exemple, une page sur smartphone est forcément plus courte que sur liseuse électronique. Ainsi, l’entreprise va alors analyser la longueur des lignes, l’espacement des lettres, et d’autres facteurs, pour mesurer le nombre de pages que chaque lecteur parcourt.Le programme d’autoédition d’Amazon a été lancé en 2007 et est un véritable succès ; l’entreprise ne cesse de mettre en avant les auteurs devenus riches et célèbres grâce à lui. Les statistiques compilées chaque trimestre par l’auteur à succès autopublié Hugh Howley montrent que les auteurs indépendants dépassent les cinq plus gros éditeurs (aussi appelés Big Five) en ventes d’e-books sur Amazon. Bac 2015 : Laurent Gaudé défend son « Tigre bleu », sujet de l’épreuve de français Ce tigre bleu il aura traumatisé toute la génération 98 #BacFrançais http://t.co/oEBoqCcgxc— Futalors (@⚡ L'ÉCLAIR JAUNE ⚡) Jamais un tigre, hormis celui de Seine-et-Marne, n’aura autant fait parler de lui sur la twittosphère. L’épreuve du bac de français 2015 n’était pas encore terminée, vendredi 19 juin, que déjà le hashtag #tigrebleu s’abattait sur la toile, déversé par une armée de lycéens en colère. L’origine de cette polémique ? Un extrait de la pièce Le Tigre Bleu de l’Euphrate de l’auteur contemporain Laurent Gaudé (Actes Sud, 2002), soumis aux candidats en classe de première S et ES.De nombreux élèves disent avoir eu toutes les peines du monde à faire l’exégèse de la phrase : « Je suis celui qui n’a pas osé suivre jusqu’au bout le tigre bleu de l’Euphrate ». Ne sachant si Laurent Gaudé désignait un animal à rayures bleutées ou un fleuve du Moyen-Orient, les infortunés candidats, une fois sortis de l’épreuve et armés de leur smartphone, se sont lancés dans une véritable chasse à l’homme virtuelle, faisant preuve d’une inventivité rhétorique et orthographique que n’auraient sans doute pas apprécié les correcteurs. Les « Mais naaan jurez le tigre bleu c'est un fleuve ?!!! » ont ainsi bourgeonné sur la toile. Dans un style moins fleuri, de nombreux parents ont accompagné à leur manière cette fureur sur Facebook et Twitter, se plaignant que l’éducation nationale fasse plancher leurs enfants sur un auteur contemporain dont ils n’avaient eux-mêmes jamais entendu parler.« Saluer la voix vivante des écrivains »Laurent Gaudé a réagi lundi 22 juin dans un court texte. Le prix Goncourt 2004 affirme « comprendre » l’angoisse des lycéens et lève le mystère sur le « tigre bleu » :« Dans ce texte, Alexandre Le Grand parle à la mort et raconte une dernière fois sa vie. Il évoque notamment la rencontre qu'il a faite avec un animal imaginaire et mythologique : le tigre bleu. Dans ces terres de Mésopotamie où coulent deux fleuves, le Tigre et l'Euphrate, le félin et le fleuve ont le même nom, oui. La poésie invite, à travers des jeux d'échos, des métaphores, des associations d'idées, à développer l'imaginaire et l'émotion ».Libre à l’élève donc d’interpréter à sa façon le texte poétique. S’il fait part de sa « surprise » d’avoir vu son œuvre sélectionnée pour le bac aux côtés de celles de Racine et Ionesco, l’auteur se félicite de l’introduction de textes contemporains au programme de l’examen : « Une manière pour le pays (…) de saluer la voix vivante de ses écrivains ».« Faux problème »En effet, la contestation des lycéens a soulevé un débat d’une ampleur plus large : les auteurs contemporains ont-ils ou non leur place au bac ? Un « faux problème » pour Dominique Viart, professeur à l’Université Paris-Ouest Nanterre. « Opposer la littérature contemporaine à la littérature patrimoniale revient à oublier que n’importe quelle littérature a été contemporaine », dit-il. Il ajoute même que les oeuvres contemporaines sont « beaucoup plus stimulantes pour les candidats » en ce qu’elles leur permettent de « convoquer la culture littéraire précédemment acquise dans le bain vivant de la création ».Un avis partagé par Joy Sorman, dont le roman La peau de l’ours (Gallimard, 2014) a été proposé en série technologique, ajoutant ainsi sa contribution au bestiaire de ce bac version 2015. « La peau de l'ours est, de tous ceux que j'ai écrits, celui qui a la facture la plus classique : il fait signe vers le conte, la fable, et, en ce sens, c'est celui qui était le plus “apte” à intégrer le corpus du bac. » Pour l’écrivain, la confrontation de la littérature avec les nouvelles générations est un engagement. Lorsqu’ils rencontrent Joy Sorman, qui se déplace volontiers dans les classes, les élèves « découvrent qu'on peut être écrivain et encore en vie, voire écrivain et jeune, écrivain et femme, écrivain et porter un jean, écouter du rock ».Agathe Charnet Coquelicots d’Irak, épisode 7 Françoise, Manuela et les autres, épisode 6 La tournée des cafés de Beyrouth avec ses auteurs Ils vont souvent parler de leurs livres en France, ils les y publient même, qu’ils soient rédigés en français ou traduits de l’arabe. Certains y ont étudié ou vécu pendant leurs années d’exil, du temps de la guerre (1975-1990). Mais leurs amarres sont à Beyrouth, ou en tout cas non loin de la ville, de ce côté-là de la Méditerranée et de sa lumière magique. Beyrouth est l’écrin des souvenirs d’enfance ou des années de jeunesse, des séjours au long cours ou des vacances arrachées, des désillusions adultes, des joies aussi. Ils s’y font surprendre par le cocasse, ils puisent dans son énergie. Ils en connaissent le tumulte et les déchirements. Beyrouth leur a montré ce que le déferlement de la violence veut dire. Confessons-le : pour cette balade beyrouthine aux côtés de Jabbour Douaihy, Charif Majdalani, Hyam Yared, Alexandre Najjar ou encore Diane Mazloum, nous n’avons pas arpenté les rues de la capitale, aux trottoirs parfois absents ou trop encombrés. Nous nous sommes assis dans l’ombre des terrasses de café ou en salle, dans les senteurs de limonade et de marc de café, pour contempler et entendre la ville-phénix au rythme des mots des cinq romanciers. Ils participent, avec d’autres écrivains libanais, installés pour leur part en France – ont le Prix Goncourt Amin Maalouf ou le grand poète Salah Stétié –, au Marathon des mots, à Toulouse, du 25 au 28 juin. Beyrouth et Damas y sont à l’honneur. Deux villes que la tragédie de la guerre, passée ou présente, n’est pas seule à rassembler. Deux capitales voisines, « deux villes jumelles qui auraient dévié alors qu’elles... Riad Sattouf, une Syrie de rêve Dans ce ­livre magnifique auquel il faudra souvent revenir et qui s’intitule Une enfance de rêve (Flammarion, 2014), ­Catherine Millet pose une question toute simple : que sait-on du mal à 5 ans ? Pour y répondre, l’écrivaine s’en réfère notamment aux images, et compare la façon dont petits et grands se tiennent devant un appareil photo : « Au contraire des adultes qui souvent ont une pose en retrait (…), les tout jeunes enfants ont une attitude qui les projette, le regard droit dans l’objectif comme s’ils voulaient adhérer à la surface de l’image. » Cette adhésion est une forme de vision, une ­confiance, aussi, qui vaut d’abord conscience. On le vérifiera encore avec le deuxième tome de L’Arabe du futur (Allary, 160 p., 20,90 €), dans lequel le ­dessinateur et réalisateur Riad Sattouf revient sur... La médiatrice du livre, Laurence Engel, après quatre mois d’échanges, a accordé son feu vert aux modèles d’abonnement numérique proposés par les start-up YouScribe et Youboox. Elle a aussi validé l’offre d’abonnement illimité du site Izneo, spécialisé en bandes dessinées.Cette décision constitue, en creux, un nouveau revers pour le géant Amazon, dont le forfait de lecture illimité, lancé dans l’Hexagone en décembre 2014, avait subi un coup d’arrêt en février, son offre « Kindle Unlimited » ayant été déclarée illégale par cette même médiatrice.Les cas de figure sont différents. En ce qui concerne les offres de Youboox et YouScribe, les deux entreprises ont accepté de modifier la présentation de leur offre d’abonnement, en proposant aux éditeurs de fixer un barème à la page, qui sera imputé sur les abonnements réglés par les internautes, en fonction de leur consommation, et après déduction de la remise des librairies. Elles ont six mois pour appliquer le nouveau dispositif.La loi du 26 mai 2011 sur le prix unique du livre numérique précise en effet que l’éditeur conserve la maîtrise du prix du livre numérique. Dans son avis du mois de février, Mme Engel avait rappelé que « ni l’abonnement dans son principe, ni évidemment le streaming ne sont interdits par la loi », mais elle avait indiqué que cette loi s’appliquait bien « aux offres de location de livres et aux services de lecture numérique par abonnement ».« Le prix de chaque consultation individuelle sera ainsi défini en fonction du tarif établi préalablement par chaque éditeur. Ce prix de référence pour la location en streaming servira de base au calcul du prix des pages consommées par la base d’abonnés dans le cadre de l’abonnement », explique Youboox, qui revendique un catalogue de 100 000 livres numériques.Lire aussi : Le streaming représente 5 % du marché du livre numérique« Pour les abonnés de YouScribe, cela signifie concrètement que tous les lecteurs ne pourront pas lire ensemble un nombre incalculable de livres sur un mois donné », précise Juan Pirlot de Corbion, fondateur de YouScribe. « C’est bien ce qui inquiétait les éditeurs et les auteurs : que le modèle d’abonnement ne rémunère pas suffisamment la création. »« Je pense que l’offre de YouScribe, telle qu’elle est définie et encadrée, permettra désormais à un lecteur de lire entre 8 et 20 livres par mois, selon la nature des ouvrages ou selon leur date de parution. Ce qui laisse tout de même intacte la promesse fantastique d’une bibliothèque digitale moderne », poursuit-il.Dans le cas d’Iznéo, la librairie numérique dédiée au neuvième art, la solution adoptée est différente. La loi interdisant les offres multi-éditeurs, le groupe Média-Participations, qui détient Iznéo, ne propose plus des forfaits de lecture illimitée que pour des albums des maisons du groupe (Dargaud, Dupuis, Kana, Le Lombard, etc.).De fait la bande dessinée est le secteur le plus prometteur pour la lecture numérique, notamment à travers les amateurs de séries de manga ou de BD classiques qui ont accès à tous les titres en même temps, moyennant un abonnement.Aujourd’hui, les offres de lecture de streaming sont encore à leur balbutiement. A ce stade, elles ne représentent que 5 % du marché du livre numérique qui lui-même ne pèse que 5 % du chiffre d’affaires de l’édition française. Son seul rival est à ce jour le prêt numérique en bibliothèque, qui n’est expérimenté que dans quelques établissements mais qui bénéficie du soutien des grands groupes d’édition. Alban Bensa écoute les Kanak Il est là, nous l’avons sous les yeux. Il aura fallu attendre deux ans pour que l’anthropologue Alban Bensa mette un point final aux Sanglots de l’aigle pêcheur (700 pages, un CD de 40 minutes, plusieurs parties bilingues, une édition soignée), dont la rédaction aura pris au total quarante-cinq mois. Il voulait le livre structuré, complet, à la hauteur de ses attentes. Son chef-d’œuvre ? Quelque chose comme cela, un « point d’aboutissement en tout cas », confirme-t-il, le produit d’un travail mené à plusieurs, et sur plusieurs décennies, auquel le Marathon des mots rend hommage par une lecture et une performance. Jeune anthropologue influencé par Georges Balandier, Jean Bazin ou encore Pierre Bourdieu, Alban Bensa a commencé ses recherches en Nouvelle-Calédonie dans les années 1970, s’attachant, avec Jean-Claude Rivierre, à recueillir des « ténô », ces poèmes de tradition orale au contenu narratif souvent longs de plusieurs centaines de vers. De ce savoir de terrain, qui fut mis à profit pour des recherches déjà publiées (principalement des articles), Les Sanglots de l’aigle pêcheur est à la fois la synthèse et le renouvellement, menés ici avec la complicité du linguiste kanak Kacué Yvon ­Goromoedo et de l’historien néo-zélandais Adrian Muckle. Le sujet peut sembler presque dérisoire : la rébellion des Kanak de 1917, alors que l’administration coloniale intensifiait la conscription pour renouveler les troupes en métropole. Des « événements », comme on dit, des « trou­bles », une guérilla qui a fait 120 morts. Un épisode banal... Farouk Mardam-Bey : « Le soulèvement a réintroduit la politique en Syrie, et les écrivains y contribuent » Farouk Mardam-Bey, né à Damas en 1944, est un passeur de la littérature arabe en France. Il est le directeur de la collection « Sindbad » chez Actes Sud. Beyrouth est-elle toujours une terre d’accueil pour la production littéraire syrienne ? Oui, la plupart des textes que je lis proviennent de Beyrouth, un peu du Caire aussi. Ce n’est pas nouveau : depuis des décennies, beaucoup d’auteurs syriens qui ne pouvaient publier à Damas l’ont fait à Beyrouth, comme d’autres écrivains irakiens, saoudiens… même pendant les guerres du Liban qui se sont succédé. Malgré la mainmise du Hezbollah sur le pays depuis quelques années, il reste un espace de liberté qui n’existe pas ailleurs dans le monde arabe. Il y a un savoir-faire, et les éditeurs ­libanais sont plus actifs dans la diffusion : on peut trouver à Casablanca, un mois plus tard, un ­livre publié à Beyrouth. Pourtant Beyrouth, même si elle est un lieu de passage, n’est pas devenue une plate-forme pour les écrivains ­syriens exilés… De récentes restrictions de visa ont contraint des auteurs à partir, à regret. Ils avaient noué des liens avec le milieu artistico-littéraire libanais, la vie quotidienne leur semblait plus conforme à leurs attentes, davantage qu’en Europe. Je pense au dramaturge Mohammad Attar [auteur d’une adaptation remarquée de l’Antigone, de Sophocle, jouée à Beyrouth avec des réfugiées syriennes] ou au romancier Omar Kaddour. Vous disiez récemment pleurer en pensant à la Syrie. Quelles émotions vous inspirent... Tous les jeudis, « Le Monde des livres » vous propose ses choix dans La Matinale.RomanLudovic et Louise, un couple de trentenaires parisiens, ayant pris un congé sabbatique pour faire le tour du monde en bateau, décident de visiter une île australe, interdite aux touristes. Juste une incursion éclair dans cette réserve naturelle peuplée de manchots, d’otaries et d’éléphants de mer. Mais le vent se lève et leur bateau, mal amarré, s’éloigne. Les voilà seuls, abandonnés au milieu de l’océan ­Atlantique, piégés sur cette terre minérale. Comment l’amour peut-il résister à l’adversité ? Comment faire face, sans sombrer, à l’extrême solitude, à la faim et au froid ? Isabelle Autissier parvient, dans ce récit sur­vivaliste, à renouveler le mythe rebattu du naufrage et de la robinsonnade. Ce qui n’était pas une mince ­gageure. Macha Séry Soudain, seuls, d’Isabelle Autissier, Stock, 250 p., 18,50 €.RomanPlus qu’aux ghettos ou aux camps, la littérature de la Shoah, dans ses développements récents, s’intéresse volontiers à des aspects moins connus mais bien réels de l’Histoire. En témoigne ce roman de l’écrivain israélien Aharon Appelfeld, où les juifs ne sont pas montrés comme « des brebis dociles que l’on mène à l’abattoir » (Jérémie, 11, 19), mais comme d’authentiques combattants. S’inspirant des travaux d’historiens qui estiment que 20 000 à 30 000 juifs auraient, en Ukraine, résisté aux persécutions en rejoignant des unités de partisans cachés dans les forêts ou dans les montagnes, l’auteur du Garçon qui voulait dormir inverse ainsi l’image traditionnelle de la victime juive. Le tout dans son style si caractéristique, fait de réalisme et d’onirisme subtilement entremêlés. Un grand roman qui n’est pas sans rappeler le Maintenant ou jamais, de Primo Levi. Nicolas Weill Les Partisans (Ah hod ha-Tsa’ar), d’Aharon Appelfeld, traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti, Seuil, 320 p., 22 €.EssaiPoint d’orgue de l’œuvre de l’anthropologue Alban Bensa, Les Sanglots de l’aigle pêcheur, co-écrit avec le linguiste Kacué Yvon Goromoedo et l’historien néo-zélandais Adrian Muckle, marque une étape dans la voie qu’essaient de tracer des chercheurs en sciences humaines, celle d’une « Histoire équitable », qui fasse justice aux perdants comme aux vainqueurs, aux faibles comme aux dominants. Aussi passionnant pour l’événement qu’il exhume (une véritable guerre menée et perdue en 1917 contre l’administration coloniale) que pour les moyens qu’il met en œuvre pour y parvenir, cet ouvrage de 700 pages, accompagné d’un CD, est une véritable leçon d’anthropologie. Julie Clarini Les Sanglots de l’aigle pêcheur. Nouvelle-Calédonie : la guerre kanak de 1917, d’Alban Bensa, Kacué Yvon Goromoedo et Adrian Muckle, Anacharsis, « Anthropologie », 720 p., 30 €. Wonderful job, épisode 6 ************************************************************* Wonderful job, épisode 8 Habiter le monde, nouveaux possibles ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* Coquelicots d’Irak, épisode 9 ************************************************************* Galichot en campagne, épisode 9 ************************************************************* Plaidoyer pour une fin de vie apaisée A l’heure où le Parlement s’apprête à faire évoluer la législation en matière de fin de vie et où la France entière s’émeut du sort de Vincent Lambert, c’est avec justesse et humanité que le docteur Véronique Fournier décrit les « impasses » de l’actuelle loi Leonetti et explique les réticences de certains médecins à honorer des demandes d’accompagnement vers la mort. Loin de toute position dogmatique, son analyse est le fruit d’un cheminement de plus de dix années sur cette question. La fondatrice du Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin raconte ainsi comment plusieurs « terribles histoires de vie » ont fait évoluer sa position sur les réponses qu’il convenait d’apporter à ces appels. « Ce sont des demandes exceptionnelles, sans risque aucun de dérive, et quand elles surviennent, elles sont si intenses,... La famille Mifa, épisode 9 ************************************************************* Wonderful job, épisode 9 ************************************************************* Le premier chapitre du second roman d’Harper Lee mis en ligne Le premier chapitre de Go Set a Watchman (Va et poste une sentinelle), le second roman d’Harper Lee, qui doit être mis en vente le 14 juillet, a été mis en ligne, vendredi 11 juillet, par les sites du Guardian et du Wall Street Journal qui en proposent aussi une version audio, lue par l’actrice américaine Reese Witherspoon. Go Set a Watchman est le second roman d’Harper Lee, écrit dans les années 1950. Il reprend les mêmes personnages que To Kill a Mockingbird (Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur), mais se déroule vingt ans plus tard, lorsque Scout, la fille de Finch, devenue adulte, revient lui rendre visite dans la ville fictive de Maycomb, en Alabama.« J’ai terminé Go Set a Watchman dans le milieu des années 50. Il met en scène le personnage de Scout, en tant que femme adulte, et je pensais que c’était une réussite assez convenable », a expliqué Harper Lee dans un communiqué de l’éditeur HarperCollins, au mois de février. « Mon éditeur, qui était fasciné par les flash-back sur l’enfance de Scout, m’a persuadée d’écrire un roman sur le point de vue de la jeune Scout. C’était mon premier livre, j’ai fait ce qu’on me demandait », a-t-elle ajouté.To Kill a Mockingbird – Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur – a été publié en 1960. Il lui avait valu un prix Pulitzer en 1961, un an après sa sortie. Il a été vendu à plus de 30 millions d’exemplaires, traduit en plus de 40 langues, et est étudié dans de très nombreuses écoles et lycées américains. Plaidoyer pour la justice, il raconte l’histoire d’un avocat blanc, Atticus Finch, défendant un Noir accusé de viol pendant la Grande Dépression des années 1930, dans cette ville fictive et raciste de Maycomb, inspirée de Monroeville en Alabama, l’Etat du sud des Etats-Unis où vit toujours l’écrivaine. La narratrice du roman est la fille d’Atticus Finch, Scout. Harper Lee vit dans une maison de retraite de Monroeville en Alabama. Elle aurait été victime d’un accident vasculaire cérébral en 2007. De tout temps extrêmement réservée, elle ne donne pas d’interview. Françoise, Manuela & les autres, épisode 9 ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* Mustafa Kemal sans fards Voilà une biographie de Mustafa Kemal dit « Atatürk », le père de tous les Turcs, qui ne fera pas plaisir à ses héritiers à Ankara et à ses thuriféraires européens. L’ouvrage de l’historien Fabrice Monnier, spécialiste de l’empire ottoman, propose un portrait sans concession de Mustafa Kemal (1881-1938), le héros de la bataille des Dardanelles en 1915. Sans concession, mais non sans une certaine admiration pour le père de la Turquie moderne, qui a transformé ce vieil Empire ottoman dépecé par les Européens au lendemain de la première guerre mondiale, en une jeune République occidentalisée et laïque, le premier Etat musulman à avoir séparé le politique du religieux dans le monde islamique.En France, le gazi (le victorieux) jouit d’une forte réputation auprès de certains milieux intellectuels qui voient en lui l’artisan d’une Turquie orientée vers le progrès, le jacobinisme, les valeurs républicaines, l’Europe et la mise à l’écart de l’islam dans la société. Fabrice Monnier ne nie pas cet héritage des Lumières propre au père de la nation turque. Mais, il sort des sentiers battus d’une histoire officielle turque qui n’a pas vu chez ce « loup gris » – expression éponyme de l’actuel mouvement d’extrême droite turque qui revendique son héritage – le dictateur et l’oppresseur qui sommeillaient en lui. Un personnage pétri de contradictionsTenant compte des travaux les plus récents sur « Atatürk », Fabrice Monnier procède à une histoire critique, grâce à une réévaluation de ce personnage énigmatique hors du commun en restituant sa part d’ombre et la dimension tyrannique de son pouvoir. Chef adulé pour avoir sauvé la nation turque du naufrage, Mustafa Kemal était pétri de contradictions, tantôt ouvert et plein d’empathie avec son entourage, tantôt impitoyable et froid avec son prochain.A lire cette nouvelle biographie, qui s’inscrit dans l’historiographie dissidente de la République turque, Mustafa Kemal passe pour un intouchable, un homme de la démesure dont les frasques successives ont rythmé le règne à Ankara, nouvelle capitale qu’il préfère à Istanbul, trop marquée par l’ancien régime. Il a combattu le califat, la monarchie et l’obscurantisme religieux, tout en se comportant comme un nouveau sultan à la tête de la République et du nationalisme turc. Anecdotes croustillantesFabrice Monnier réussit à retracer l’œuvre magistrale et la complexité d’un homme qui buvait une demi-bouteille de raki par jour tout en étant président, puis « guide » de la République en construction. Rempli d’anecdotes croustillantes et inédites , ce récit biographique a le mérite de la cohérence et de l’unité. Toutes les phases de la vie de ce leader charismatique, de son enfance mouvementée à sa mort en 1938, sont revisitées à la lumière d’une narration fidèle à l’histoire, très loin des clichés et de toutes les entreprises de falsifications du passé turco-ottoman.Les passages sur Kemal et la création d’une bourgeoisie turque, née sur les spoliations des biens grecs et arméniens, et sur les liens étroits noués entre Kemal et Hitler servent à mieux comprendre combien il est illusoire de vouloir changer l’identité d’un peuple par la force, même celle des lois.Atatürk, naissance de la Turquie moderne, Fabrice Monnier, CNRS Editions, 346 pages, 22,50 euros.Lire aussi : Recep Tayyip Erdogan se rêve en « sultan » ************************************************************* ************************************************************* Xavier Duportet, le défricheur interactif Coquelicots d’Irak, épisodes 11 et 12 « Tintin et le Thermozéro », l’œuvre inachevée d’Hergé Ceux qui ont eu la chance de les voir en parlent avec des trémolos dans la voix. Ce sont huit pages crayonnées « parmi les plus belles » jamais réalisées par Hergé. Elles sont les pièces maîtresses de ce qu’il reste de Tintin et le Thermozéro, projet inabouti que le maître entreprit à la fin des années 1950. L’ensemble du matériel – ces planches, des dizaines de croquis, pages d’études et autres scripts dactylographiés – dort dans un coffre-fort. Jusqu’à quand ? Verra-t-on un jour un vingt-cinquième album des aventures du reporter, dans le moule de Tintin et l’Alph-Art, histoire inachevée publiée en 1986, trois ans après la mort de son créateur ? Seule certitude : la matière est là.Récit d’espionnage sur fond de guerre froide, Tintin et le Thermozéro avait sa place dans cette période où Hergé tutoyait les sommets. Le dessinateur y crut. En 1957, il a terminé Coke en stock et traverse une crise profonde en raison de sa séparation avec sa première femme, Germaine. La lecture d’un article de Philippe Labro dans Marie-France attire son attention : il y est question de deux familles américaines devenues « radioactives » après le bris accidentel d’une pilule. Une trame se met en place dans son esprit. Un premier synopsis est ébauché sous le titre « La boîte de Pandore », mais l’histoire s’avère trop classique pour le Hergé tourmenté d’alors. Celui-ci préférera satisfaire son besoin d’épure dans ce qui sera son œuvre la plus intime, Tintin au Tibet.Une course-poursuite hitchcockienneIl y revient toutefois près de deux ans plus tard en demandant à l’un de ses collaborateurs, Jacques Martin, l’auteur de la série « Alix », de densifier son synopsis. Le résultat ne le satisfaisant pas, il sollicite Greg, scénariste des « Achille Talon », « Bernard Prince » et « Luc Orient », alors chargé de superviser les dessins animés inspirés des aventures de Tintin. Payé 50 000 francs belges, comme s’en souvient Roger Leloup, ex-collaborateur des Studios Hergé, Greg va écrire deux variantes : la première intitulée « Les pilules », la seconde « Le Thermozéro ». La structure du récit est celle d’une course-poursuite hitchcockienne.Des espions ont subtilisé un mystérieux produit destiné aux « futurs explorateurs de l’espace ». Ce composé chimique, le « Zero heating », peut déclencher une forte chaleur là où il n’y a pas d’oxygène, comme sur la Lune. Activé sur Terre, il embraserait les molécules de l’air. « Où se trouve-t-il maintenant, cet échantillon à côté duquel une bombe H n’est qu’un inoffensif pétard ? », lance Tintin, qu’un accident de voiture a mêlé à l’intrigue, sans deviner que la fiole a été glissée dans son imper.« Son processus de création s’apparentait à la croissance du lierre qui suit les aspérités du mur et bifurque selon l’ensoleillement. Il n’aimait pas vagabonder derrière les idées des autres. » Benoît Peeters, écrivainHergé va y croire, donc, mais pas longtemps. Il saborde l’amorce de l’histoire, que Greg a fait commencer à Naples, afin d’attaquer avec la scène de l’accident de voiture. Il n’apprécie pas plus l’épilogue révélant que l’inventeur du Thermozéro n’est autre que le professeur Tournesol. Surtout, il étouffe dans un scénario qui n’est pas de lui, comme il le confiera à l’écrivain et scénariste Benoît Peeters : « Je me sentais prisonnier d’un carcan dont je ne pouvais me défaire. Or, j’ai besoin d’être constamment surpris par mes propres inventions. »Si l’extrême rigueur de son style ligne claire ne l’indique pas, Hergé est d’abord un « feuilletoniste dans l’âme », comme le rappelle Benoît Peeters : « Son processus de création s’apparentait à la croissance du lierre qui suit les aspérités du mur et bifurque selon l’ensoleillement. Il n’aimait pas vagabonder derrière les idées des autres. » Le scénario de Greg va s’avérer « trop ficelé, trop construit, trop imbriqué pour être déconstruit », poursuit l’auteur du Monde d’Hergé (Casterman, 1990).Un scénario qui le désarçonnaitLe père de Tintin entretenait alors des relations complexes avec les membres de son équipe. « Il avait une très haute estime de ce qu’il faisait, se souvient Roger Leloup, 81 ans, l’auteur de Yoko Tsuno. Si nous l’aidions pour les décors, les accessoires, jamais il n’aurait laissé Tintin entre les mains d’un autre. Un jour, Jacques Martin et Bob de Moor avaient profité de son absence pour réaliser une planche de Tintin afin de lui montrer qu’ils en étaient capables. A son retour, Hergé est entré dans une de ces colères : “Quand je ne suis pas là, on ne dessine pas Tintin !” »Est-ce la peur de se « pasticher » qui a fait reculer Hergé avec ce Thermozéro taillé sur mesure ? « Ce scénario le tirait vers l’arrière, l’empêchait d’évoluer alors qu’il voulait repartir de zéro, estime Benoît Peeters. C’est l’époque où il quitte sa femme, se passionne pour l’art contemporain, fréquente des gens plus jeunes avec sa nouvelle compagne, Fanny. Hergé ne veut plus faire Tintin comme avant. Il perd cette foi première qui fait les grands conteurs. »Une publication devenue introuvableLe projet est de nouveau mis de côté : en 1960, un vol de bijoux appartenant à Sophia Loren sur le tournage des Dessous de la millionnaire lui inspire un autre récit – plus ambitieux puisque respectant les trois unités du théâtre (temps, lieu, action). Ce sera Les Bijoux de la Castafiore. Hergé n’oublie pas l’idée du Thermozéro, pensant la recycler pour une aventure de Jo, Zette et Jocko. Celle-ci ne verra pas plus le jour.Une malédiction pèserait-elle sur cette non-histoire ? « Ce serait une erreur qu’elle ne soit jamais publiée sous une forme ou une autre », plaide en tout cas Philippe Goddin, président de l’association Les Amis de Hergé et auteur d’une biographie en sept tomes. La veuve du dessinateur, Fanny Rodwell, s’est longtemps opposée à tout projet éditorial au motif que son mari n’avait pas réussi à terminer ce récit de son vivant. « Je suis certain que s’il avait pris le temps de trouver une bonne dynamique narrative, il en aurait fait une excellente histoire », affirme Philippe Goddin.Rassemblées par Benoît Peeters, les huit planches crayonnées de Tintin et le Thermozéro et l’ensemble du matériel préparatoire ont pourtant été déjà publiés. C’était en 1989, une époque où il était encore facile d’emprunter des documents auprès des ayants droit de Hergé. L’éditeur, Rombaldi, a depuis fermé boutique. Le livre est devenu introuvable."Hergé, Fils de Tintin", de Benoît Peeters, Flammarion, 2002. Pour buller ou pour voyager, la rédaction vous offre sa sélection de livres de la semaine.DES NOUVELLES : « Sous le coup de la grâce », de László KrasznahorkaiEn mai, le hongrois László Krasznahorkai a reçu le Man Booker Prize International, l’une des plus prestigieuses distinctions littéraires mondiales. Une récompense amplement méritée, même si l’écrivain est encore méconnu en France malgré la publication de cinq de ses livres depuis 2000. L’occasion d’entrer dans son œuvre est toute trouvée avec la parution du sixième, Sous le coup de la grâce, un recueil de huit nouvelles. Dans chaque histoire, on a l’impression qu’une énigme existentielle est à résoudre. On ne sait pas très bien où l’on est. Près du Danube certes, dans une ville à l’abandon. Mais les lieux ne sont pas nommés, les personnages ne sont que silhouettes « vagues et incertaines ». La phrase longue, longue, longue s’étire rigoureuse et pourtant voluptueuse, sinueuse, voyageuse, explorant tous les registres. Peur, mort et folie rôdent partout, mais toujours accompagnées d’un sens de l’absurde et d’une drôlerie irrésistibles. Florence Noiville Sous le coup de la grâce (Kegyelmi viszonyok), de László Krasznahorkai, traduit du hongrois par Marc Martin, Vagabonde, 192 p., 17,50 euros.UN ROMAN : « Champion », de Maria PourchetPour quelle raison Fabien est-il dans un centre de repos depuis de longs mois ? Pourquoi ment-il sans cesse à sa thérapeute ? Pour que cela cesse, celle-ci lui a conseillé d’écrire son histoire. Mais l’adolescent cache un secret. Et, s’il ne cesse de multiplier les détails, de repousser le moment de raconter les faits de l’année précédente, c’est d’abord pour éviter de revenir sur le drame plus ancien qui le hante, qui explique ses angoisses, ses rapports désastreux avec ses parents, son isolement.Plus que pour découvrir ce que cache Fabien, on lit Champion parce que l’on s’attache immédiatement à sa voix vive, insolente, émouvante sans chercher à l’être, à sa drôlerie réelle – celle d’un garçon futé et hypersensible, qui aligne les mots pour ne pas s’effondrer. Pour tenir la tragédie à distance, Fabien déguise son récit en une chronique de la vie d’un adolescent en pension dans la France des années 1990, et tout cet aspect de Champion est aussi finement observé qu’empreint d’un humour irrésistible. Avec ce troisième roman, Maria Pourchet, 35 ans, confirme qu’elle est une jeune écrivaine avec qui compter. Raphaëlle Leyris Champion, de Maria Pourchet, Gallimard, 232 p., 15,90 euros.UN POLAR : « La Revanche du petit juge », de Mimmo GangemiAlberto Lenzi est juge en Calabre, et coule des jours paisibles à draguer ses collègues. Jusqu’à l’assassinat de son ami et collègue Giorgio Maremmi. Pour Lenzi, cette mort agit comme un déclic : il vengera Giorgio et deviendra un « vrai juge ». Perdu au milieu d’un système corrompu, aidé par un mafieux, Lenzi se révélera un redoutable enquêteur, mettant au jour un vaste scandale autour de déchets radioactifs. Mais l’intrigue passe au second plan. Ce qui importe ici, c’est la description d’une société italienne piégée entre des ripoux et des citoyens qui s’accommodent par facilité de la décomposition avancée de l’Etat. Et la rencontre avec un nouvel antihéros plein de faiblesses et d’humour, tel que la littérature policière italienne excelle à en façonner. Abel Mestre La Revanche du petit juge (Il giudice meschino), de Mimmo Gangemi, traduit de l’italien par Christophe Mileschi, Seuil, « Policiers », 346 p., 21,50 euros.UN LIVRE DE POCHE : « Le Fils de Sam Green », de Sibylle GrimbertLongtemps, Sam Green fut le seigneur de Wall Street, celui qui promettait et assurait des rendements colossaux à ses clients. L’énorme supercherie sur laquelle reposaient ses affaires a été dévoilée, et le voici devenu « le plus grand escroc de tous les temps ». Son fils, le narrateur du huitième roman de Sibylle Grimbert, aurait-il pu limiter les dégâts, dessiller plus tôt ses propres yeux et, peut-être, sauver son âme ? De son enfance à sa nouvelle vie marquée par l’opprobre, le roman retrace les relations père-fils et la capacité qu’avait le nom de Sam Green à tout corrompre ; il évoque les moments où le doute a pu surgir, recouvert aussitôt par la commodité de croire à la fable racontée. Que Le Fils de Sam Green emprunte beaucoup à l’affaire Bernard Madoff, Sibylle Grimbert n’en fait pas mystère, et ses réflexions sur cet événement participent de l’intérêt du livre. Mais il serait dommage de réduire à cela un roman qui décortique si subtilement les montages mensongers sur lesquels repose toute identité. R. L. Le Fils de Sam Green, de Sibylle Grimbert, 10/18, 216 p., 7,10 euros. La publication de Go Set a Watchman a été orchestrée comme un événement planétaire, avec ses 2 millions d’exemplaires imprimés, disponibles dans 70 pays, ses préventes record sur Amazon, lesquelles n’ont pas empêché des scènes de frénésie et de communion aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en Irlande. Des librairies ouvrant à minuit, le 14 juillet, envahies de clients voulant acquérir en premier leur exemplaire ; des marathons de lecture débutant sitôt l’ouvrage en vente…Questions autour des conditions de la publicationC’est qu’ils sont rares, les auteurs entourés par une légende à la mesure de celle d’Harper Lee. Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, prix Pulitzer 1961, s’est vendu en anglais à quelque 30 millions d’exemplaires, et a été traduit en 40 langues (et adapté au cinéma par Robert Mulligan, avec Gregory Peck). Aux Etats-Unis, il est le roman le plus étudié dans les lycées, et le plus cité, avec la Bible, parmi les ouvrages susceptibles de changer une vie… Chaque année, 30 000 personnes se rendent à Monroeville (Alabama), où est née et vit Harper Lee, pour voir le lieu qui lui a inspiré le village de Maycomb, rendu inoubliable par le récit de la jeune Scout Finch. Son père, Atticus, avocat humaniste dans le Sud raciste des années 1930, défend un homme noir accusé du viol d’une femme blanche ; il est le personnage central de Ne tirez pas…, qui explore la question des rapports de classes et de races, celle du courage, de la transmission, de l’éveil à l’injustice.Dès le week-end, les journaux ont vendu la mèche : dans Go…, on découvre un Atticus Finch très différent du héros autrefois révéré par sa fille et par tant de lecteurs. Agée de 26 ans, la jeune femme, vivant désormais à New York, lui rend visite à Maycomb. Ce séjour est l’occasion d’un dessillement : Atticus, septuagénaire, tient des propos racistes et confie avoir assisté à une réunion du Klu Klux Klan. Une révélation dans laquelle le Daily Mail voit « ce qui peut se faire de pire en matière de scandale littéraire », et dont tous les critiques soulignent à quel point elle est « perturbante ». Mais si le Guardian, qui a consacré au livre un supplément de 16 pages, juge que cette lecture apporte une complexité bienvenue, le New York Times estime que « les personnages déversent des discours de haine » au fil d’une « narration pénible » – « sinueuse », dit le Los Angeles Times, selon lequel le texte montre bien « les promesses » de l’auteure, mais « s’écroule ».Derrière ces critiques mitigées pointent les questions autour des conditions de la publication. En février, l’avocate d’Harper Lee, Tonja B. Carter, affirmait avoir découvert le tapuscrit accroché à celui de Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur durant l’été 2014. Le 11 juillet, elle a livré une autre version dans une tribune au Wall Street Journal, où elle explique avoir vu ces pages pour la première fois en 2011, quand un expert vint estimer le prix du manuscrit de Ne tirez pas…, et qu’il trouva au coffre un texte inconnu, dont il ne fut plus question avant que le souvenir n’en revienne à Mme Carter en 2014.Le New York Times souligne les revirements de l’avocate et les contradictions apportées par d’autres témoins. Quant à son allusion à un éventuel autre inédit encore au coffre, elle est accueillie avec suspicion par toute la presse, qui note la concomitance entre le choix de publier Go… et le décès, en novembre 2014, d’Alice Lee, sœur et avocate de l’écrivaine veillant sur ses intérêts depuis toujours… Mais si Harper Lee est âgée, sourde et vit recluse, des proches s’élèvent contre l’idée qu’elle aurait été abusée. Pour se faire une idée en français de la qualité du texte, il faudra attendre le 7 octobre, et sa parution chez Grasset, sous le titre Va et poste une sentinelle, dans une traduction de Pierre Demarty. ************************************************************* Adrienne Charmet-Alix, au-delà de l’écran ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* Coquelicots d’Irak, épisode 4 Ronald Reagan, une destinée à l’américaine En vingt-sept ans de carrière cinématographique, de 1937 à 1964, Ronald Reagan aura été à l’affiche de 62 longs-métrages et d’une cinquantaine de téléfilms. Il restera pourtant un acteur de série B qui, à défaut d’avoir séduit le grand public, aura rencontré sur les plateaux ses deux épouses dont Nancy, sa compagne au long cours.A titre de revanche, à l’issue de ses huit ans passés à la Maison Blanche de 1981 à 1989, le comédien au physique avantageux mais aux idées parfois simplistes, devenu le quarantième président des Etats-Unis, aura redonné sa fierté à l’Amérique et mis à genoux l’ex-URSS. Il aura aussi été le défenseur d’un libéralisme pur et dur qui, durant une génération, allait rythmer la vie politique, économique et sociale de la première puissance mondiale.« Dutch » comme le surnommait son père en référence à sa coiffure au bol (« Dutchboy haircut ») n’était pas programmé pour une telle success story. Tout en suivant des cours d’économie et de sociologie au collège Eureka (Illinois), le jeune Reagan était plus intéressé par la comédie et le sport. C’est grâce au sport qu’il fit, à 21 ans, ses débuts d’animateur dans une radio locale de l’Iowa. C’est à son expérience des planches qu’il doit son premier contrat avec les studios Warner Brothers.En 1954, « Dutch », devenu « Ronnie » pour Nancy Reagan, a déjà 50 films à son actif quand la firme américaine General Electric le contacte pour lui proposer un contrat publicitaire fabuleux, financièrement parlant… et un marchepied décisif pour son ascension politique qui le conduira, vingt-six ans plus tard, aux portes de la Maison Blanche. Dans un premier temps, il se contentera d’être le numéro deux, derrière Barry Goldwater, dont il soutient la candidature en 1964. Pour les Républicains, ce sera la révélation avec son fameux discours du 27 octobre 1964, « A Time for Choosing » (« l’heure du choix »), prononcé lors de la convention, et considéré comme le marqueur idéologique du futur « Reagan for President ». Deux ans plus tard, il est élu au poste de gouverneur de Californie sur les thèmes conservateurs qui lui avaient si bien réussi lorsqu’il vendait l’image de General Electric et qu’il développera durant ses deux mandats, de 1967 à 1975.L’élection présidentielle de 1976 offre à l’ancien gouverneur de Californie une fenêtre de tir parfaite pour viser la Maison Blanche. Mais il lui faudra patienter quatre ans avant de pouvoir affronter le président démocrate sortant, Jimmy Carter. Ronald Reagan ne l’emporte finalement que par 50,7 % des voix, contre 41 % pour Jimmy Carter. Elu à 70 ans, le président le plus âgé de l’histoire politique américaine – et divorcé, autre singularité – a désormais les mains libres pour « remettre l’Amérique sur pied ». Durant ses années de présidence, il va s’efforcer de donner un contenu à la « révolution conservatrice » qu’il a longtemps appelée de ses vœux. Défenseur de l’économie de l’offre, le nouveau président va lancer sa politique dite « Reaganomics », qui repose sur une forte baisse des impôts, la réduction drastique des dépenses publiques, surtout dans le secteur social, mais la sauvegarde du budget de la défense qu’il convient au contraire d’augmenter fortement afin de lutter contre l’« Empire du mal », autrement dit l’Union soviétique.« Grand communicant »Lorsqu’il quitte la Maison Blanche, son bilan économique – contrasté – se caractérise certes par une croissance soutenue de plus de 3 % en moyenne par an, un taux de chômage réduit quasiment de moitié par rapport aux 10,8 % qu’il avait trouvés en arrivant, et la création de quelque 15 millions d’emplois, essentiellement dans le secteur privé. Mais, sous le poids des dépenses militaires, les déficits publics ont explosé, de même que la dette publique, tandis que se creusaient fortement les inégalités.Conservateur assumé sur les questions de société, Ronald Reagan se dit favorable au maintien de la peine de mort, hostile à l’avortement et partisan d’une ligne dure face aux syndicats. Son administration pratiquera aussi une politique étrangère musclée, consistant en une aide officielle – ou, plus souvent, occulte – à des groupes de guérilla chargés de combattre les gouvernements ou régimes soutenus par Moscou, en Afrique, en Asie, et surtout en Amérique latine, arrière-cour naturelle des Etats-Unis…Ces faits d’armes, qui contrastaient avec le pacifisme prêté à Carter, ont contribué à la forte popularité dont le « grand communicant » a bénéficié jusqu’à la fin de son double mandat, terni cependant par l’épisode peu glorieux des « Contras » et de l’« Irangate ». Sa lutte idéologique contre l’« Empire du mal » sera particulièrement énergique lorsqu’il lance, en mars 1983, l’Initiative de défense stratégique (IFS), programme militaire plus connu sous le nom de « guerre des étoiles », visant à protéger le territoire américain des missiles soviétiques. Mais les deux puissances ennemies finiront par signer, en décembre 1987, le traité de Washington, un accord historique sur l’élimination conjointe des missiles nucléaires de moyenne portée.Lorsqu’il meurt d’une pneumonie, le 5 juin 2004, dans sa maison de Bel Air, à Los Angeles, à 93 ans, l’ancien vendeur de General Electric laisse en héritage la naissance du mouvement conservateur moderne, la renaissance idéologique de la droite américaine et la fin de la guerre froide. Mais aussi une société désunie par les inégalités sociales et les conséquences des « Reaganomics » pour les populations les plus fragiles. Enfin, une dette colossale et des déficits dont son successeur à la Maison Blanche, son ancien colistier George Bush, se serait bien passé.« Reagan, le révolutionnaire conservateur », « Ils ont changé le monde », collection « Le Monde » Histoire n° 16 (104 pages, 6,99 euros), en kiosques à partir du 29 mai. Serge Marti Français, vous avez tant changé C’est un livre passionnant, que l’on peut feuilleter pendant des heures pour le simple plaisir de découvrir des informations surprenantes, des statistiques oubliées ou des perspectives nouvelles. Dirigé par l’historien Olivier Wieviorka, La France en chiffres de 1870 à nos jours (Perrin, 666  p., 28  €) retrace, statistiques à ­l’appui, l’histoire politique, économique, sociale et culturelle de la France depuis la proclamation de la IIIe République. De l’allongement considérable de l’espérance de vie à la démocratisation scolaire, en passant par la disparition de la paysannerie ou l’égalité des sexes, il ­raconte les révolutions qui ont marqué les cent cinquante dernières années.En parcourant cet ouvrage de plus de 600 pages enrichi de nombreuses statistiques, on ne peut s’empêcher de penser que, depuis le début de la IIIe République, l’Histoire semble s’être accélérée. « L’allure du temps a tout à fait changé, écrivait déjà Michelet, en 1872. Il a doublé le pas d’une manière étrange. Dans une simple vie d’homme, j’ai vu deux grandes révolutions, qui autrefois auraient peut-être mis entre elles deux mille ans d’intervalle. » L’historien Daniel Halévy était, lui aussi, acquis à cette idée en publiant chez Self, en 1948, son Essai sur l’accélération de l’Histoire. Depuis la seconde guerre mondiale, le rythme ne semble pas avoir ­ralenti, bien au contraire. Retour sur les six grandes révolutions du XXe  siècle.Une espérance de vie qui a doubléQui se souvient qu’en 1870, l’espérance de vie d’un nouveau-né atteignait à peine 38 ans pour une fille et 34 ans pour un garçon ? Qu’en 1873, une épidémie de choléra fit fuir la moitié de la population de Caen ? Qu’il fallut attendre le début des années 1920 pour que l’espérance de vie des hommes dépasse le seuil symbolique des 50 ans ? L’incroyable explosion de la longévité est l’une des révolutions les plus spectaculaires du XXe siècle  : entre 1870 et 2010, l’espérance de vie des Français a plus que doublé – elle est passée de 34 à 78 ans pour les hommes et de 38 à 84 ans pour les femmes.Dès la fin du XIXe siècle, les grandes ­épidémies commencent à disparaître. Le choléra et la variole s’estompent au ­début du XXe, la petite vérole, dans l’entre-deux-guerres, la tuberculose, après la seconde guerre mondiale. «  Le recul de la mortalité est l’un des plus grands succès de l’époque contemporaine, peut-on lire dans La France en chiffres. La durée moyenne de la vie s’allonge de quinze ans au XIXe siècle, et de trente ans entre 1901 et 1991. Cet accroissement résulte essentiellement des progrès de la médecine, rendus accessibles à tous par l’extension de la protection sanitaire et sociale. »Après avoir drastiquement réduit la mortalité infantile à la fin du XIXe siècle, la médecine, à partir des années 1970, réussit à faire baisser la mortalité aux grands âges de la vie. Les équilibres générationnels de la société française s’en trouvent bouleversés. Au cours des dernières années du XXe siècle, la part des personnes âgées de plus de 60 ans a énormément progressé  : elles représentaient près de 24  % de la population en 2012, contre seulement 8  % à la fin du XIXe siècle. La part des jeunes de moins de 20 ans n’a cessé, elle, de s’amenuiser – à peine 25  % des Français en 2012, contre plus de 35  % à la fin du XIXe siècle.D’une élite cultivée à la massification scolaireLe contraste entre la France scolaire des débuts de la IIIe République et celle d’aujourd’hui est saisissant. Dans les ­années 1870, à peine 1  % d’une génération obtenait son baccalauréat  : un petit siècle et demi plus tard, la proportion ­dépasse les 70 %. Dans les années 1870, la France comptait à peine 10 000 étudiants, elle en recense 200 fois plus aujourd’hui. Dans les années 1870, les professeurs de l’enseignement supérieur étaient au nombre de 500, ils sont près de 100  000 actuellement.Cette révolution s’est accomplie en plusieurs étapes. L’école laïque, gratuite et obligatoire est fondée sur les trois grandes lois de Jules Ferry de 1880-1882, mais en cette fin de XIXe siècle, elle concerne ­surtout l’école primaire. «  La démocratisation de l’enseignement secondaire est la principale conquête de l’entre-deux-guerres, précise La France en chiffres. Le secondaire masculin se développe quand sa ­gratuité est instituée en 1930 par le gouvernement Tardieu (droite modernisatrice) et, surtout, par le ministre de l’éducation ­nationale du Front populaire, Jean Zay. »Lire aussi : Jean Zay, un républicain aux avant-postes du combat antifasciste Dans les années 1960, l’effort éducatif se porte sur l’enseignement supérieur. «  Le 6 janvier 1959, la scolarité est prolongée jusqu’à 16 ans et à partir de la même ­époque, la massification de l’enseignement, et surtout du supérieur, se fait fulgurante », poursuit l’ouvrage. Pour passer en cent cinquante ans d’une minuscule élite éduquée à une vraie massification scolaire, la France a fait un effort financier sans ­précédent. En 1868, la part des ­dépenses d’éducation dans le budget de l’Etat atteignait 1,2  % ; il dépasse aujourd’hui les 20 %. «  Depuis la fin des années 1950, le budget de l’éducation ­dépasse celui de la défense.  »Le déclin du mariageA la fin du XIXe siècle, le mariage était encore le socle incontournable de la ­famille  : il représentait la seule forme d’union respectable dans un monde où les «  filles-mères  » et les «  bâtards  » étaient durablement frappés du sceau de l’infamie. Instauré en 1792 par la Révolution, supprimé sous la Restauration, réautorisé en 1884, le divorce demeurait rarissime  : prohibé par l’Eglise catholique, il ne concernait que 3  % des mariages au tournant du siècle, 7  % dans les ­années 1930, rappelle La France en chiffres.Le mariage n’est plus une obligation sociale mais une ­simple «  question de conscience personnelle  »Un gros siècle plus tard, le mariage n’est plus une obligation sociale mais une ­simple « question de conscience personnelle  », selon les mots de la sociologue du droit Irène Théry. Depuis les années 1980, il est d’ailleurs massivement délaissé par les jeunes  : en 2012, à peine 17  % des femmes de 25 ans étaient mariées, alors que ce pourcentage dépassait 75  % dans la ­génération de leurs mères. Aujourd’hui, une naissance hors mariage n’est plus une faute morale mais une manière comme une autre de fonder une famille  : en 2014, 57 % des bébés étaient issus d’un couple non marié, contre… 6  % en 1970 ! La loi a pris acte de cette révolution  : ­depuis 2006, elle ne distingue plus, lors de l’enregistrement de la naissance, les ­enfants « naturels » des enfants dits ­ «  légitimes  ». Cette révolution familiale a été parachevée par la loi de 2013 sur le « mariage pour tous », qui autorise les couples de même sexe à se marier et à adopter des enfants. Cette réforme était totalement inimaginable il y a encore quelques ­décennies  : en 1960, l’amendement ­Mirguet rangeait encore l’homosexualité au chapitre des « fléaux sociaux », au même titre que l’alcoolisme, la tuber­culose, la toxicomanie, le proxénétisme et la prostitution. L’auteur de cet amendement, un député gaulliste, ne se doutait pas que, plus de cinquante ans plus tard, les ­homosexuels pourraient passer devant M. le maire.La fin du catholicisme majoritaireDans les années 1870, le catholicisme français est à son apogée  : à cette période, le clergé français dispose de plus de prêtres, de frères et de sœurs qu’au ­lendemain de la Révolution, en 1790, et plus de lieux de culte qu’au début du XIXe siècle. «  Terre de chrétienté et de laïcité, la France, “fille aînée de l’Eglise”, a donné un tiers des saints du catholicisme, peut-on lire dans l’ouvrage dirigé par Olivier Wieviorka. En 1898, le pays fournit deux tiers des missionnaires catholiques masculins dans le monde (…). La France compte plus de religieuses que l’Italie ou l’Espagne.  »Dès le début du XXe siècle, cette France profondément catholique est fragilisée par la montée du positivisme et de la ­libre-pensée, puis par la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat. Après la seconde guerre mondiale, elle affronte la désaffection massive de ses fidèles. «  Comme partout en Occident, la sécularisation et la libéralisation accélérée des ­sociétés la plongent dans une crise sans précédent, constate La France en chiffres. De nombreux fidèles se détachent de la pratique et des sacrements (…). Les années 1970-1990 accentuent le malaise  : la baisse continue de la pratique et des vocations, le vieillissement du clergé régulier et diocésain obligent à regrouper nombre de paroisses faute de desservants. »En France, les catholiques pratiquants sont aujourd’hui «  durablement minoritaires  », souligne ce livre. Les chiffres sont stupéfiants  : l’Eglise ordonnait près de 1 800 prêtres tous les ans dans les ­années 1870, elle en ordonne actuellement à peine une centaine par an. Les prêtres de plus de 50 ans représentaient 6  % des effectifs en 1860, ils en représentent près de 80  % actuellement. Les grands rites ­catholiques disparaissent peu à peu du paysage social français  : les « messalisants », ces catholiques qui ­déclarent se rendre à la messe régulièrement, ne ­représentaient plus que 4,5  % des Français en 2006.La lente agonie de la paysannerieLa disparition de la paysannerie est sans aucun doute l’une des grandes ­révolutions du XXe siècle. A la fin du ­Second Empire, en 1870, la France est encore une nation rurale  : les deux tiers des Français vivent à la campagne. Alors que les autres pays industrialisés ­d’Europe, et notamment l’Angleterre, ­connaissent, à la fin du XXe siècle, un exode rural à marche forcée qui nourrit la croissance du monde industriel et des cités ouvrières, la France rurale sombre avec une très grande lenteur  : dans les années 1930, la moitié des Français ­résident encore dans les campagnes.Aujourd’hui, la ruralité est très affaiblie. «  La France s’est largement urbanisée au XXe siècle, constate l’ouvrage. A plus de deux tiers rurale en 1872, elle est désormais pour plus des trois quarts urbaine. La taille des agglomérations s’est accrue : si plus de 75  % de la population habite dans des petites communes de moins de 5 000 habitants en 1861, ils ne sont plus que 29  % en 2006.  » Les agriculteurs ont fait les frais de ces bouleversements  : ils représentaient 50 % des actifs en 1870, ils sont moins de 4  % aujourd’hui. La modernisation engagée aux lendemains de la seconde guerre mondiale a, en outre, profondément transformé leurs modes de vie, qui n’ont plus grand-chose à voir avec ceux des «  paysans  » d’antan.Cette disparition de la paysannerie avait été annoncée, en 1967, par un livre – controversé – du sociologue Henri Mendras, La Fin des paysans (Sedeis, réédition Actes Sud). «  En une génération, la France a vu disparaître une civilisation millénaire, ­constitutive d’elle-même, écrivait-il dans une postface rédigée en 1984. Pourtant, aujourd’hui encore, beaucoup se refusent à l’évidence, notamment parmi ceux qui ont été les artisans de cette disparition, hauts fonctionnaires, hommes politiques et dirigeants agricoles. Comme s’il était inconvenant de dire à la famille qu’elle est au chevet d’un cadavre : “Chut ! il dort.”  »La révolution de l’égalité des sexesPierre Joseph Proudhon était un socialiste libertaire, mais sur les femmes il avait les idées de son époque. «  La femme n’est pas seulement autre que l’homme  : elle est autre parce qu’elle est moindre (…) », écrivait-il en 1858. A cette période, les femmes étaient considérées comme des mineures par le code civil napoléonien, elles n’étaient pas autorisées à voter et elles ne pouvaient poursuivre leurs études bien longtemps  : en 1861, Julie Daubié, la ­première femme bachelière, dut batailler des années pour qu’on l’autorise à se présenter à l’examen. Au cours du XXe siècle, les barrières tombent progressivement. Jeanne Chauvin devient la première femme avocate, en 1900, Elise Deroche la première à obtenir un brevet de pilote d’avion, en 1910, Marie Curie la première à entrer à l’Académie de médecine, en 1922. A la fin des années 1930, le monde politique, traditionnellement ­réservé aux hommes, s’entrouvre peu à peu aux femmes  : Cécile Brunschvicg, ­Suzanne Lacore et Irène Joliot-Curie sont les trois premières femmes à participer à un gouvernement, au sein du Front populaire, en 1936 – mais elles sont toujours ­privées du droit de vote…«  A ce jour, une seule femme a exercé, en France, les fonctions de premier ministre, Edith ­Cresson »Alors que les Australiennes, les Finlandaises, les Danoises, les Allemandes et les Britanniques votent depuis des décennies, il faut en effet attendre la fin de la seconde guerre mondiale pour que les femmes françaises puissent se rendre aux urnes. Elles gagnent ensuite le droit de travailler sans l’autorisation de leur mari (1965), le droit à la contraception (1967) et le droit à l’avortement (1975).Aujourd’hui, l’égalité a immensément progressé mais elle reste encore loin d’être acquise  : les femmes assument encore 80  % des tâches ménagères, elles sont payées 25  % de moins que les hommes et elles représentent à peine 30  % des députés à l’Assemblée. «  A ce jour, une seule femme a exercé, en France, les fonctions de premier ministre, Edith ­Cresson », rappelle La France en chiffres.À LIRE La France en chiffres de 1870 à nos jours sous la direction d’Olivier Wieviorka. De Julie Le Gac, Anne-Laure Ollivier, Raphaël Spina (Perrin, 666 p., 28 €). Anne Chemin Quand la BD rend hommage à la peinture Le Caravage, Rembrandt, Picasso, Vélasquez, Goya, Toulouse-Lautrec, Van Eyck, Antonello de Messine, Dalí... N'en jetez plus. On n'ira pas jusqu'à parler de l'émergence d'un nouveau « genre » au sein de la bande dessinée, mais pas loin, tant se multiplient actuellement les albums consacrés à des géants de l'histoire de la peinture. Si le succès des grandes expositions parisiennes n'est pas étranger à cette tendance, celle-ci s'explique aussi par le caractère de plus en plus décomplexé d'un médium — la BD — longtemps classé au rang de sous-discipline artistique. N'en déplaise à certains, le 9e art a quelque chose à dire à propos du 3e (la peinture), son grand et intimidant aîné. Parlez-en à Milo Manara, maître de la BD érotique des années 1980 et 1990 (Les Aventures de Giuseppe Bergman, Le Déclic,...), de retour à l'affiche avec le premier tome d'une biographie du Caravage, l'idole de sa carrière. « De nombreux écrivains et cinéastes ont raconté sa vie, mais jamais quelqu'un qui est lui-même du métier, confie le dessinateur âgé de 69 ans. Il m'a semblé intéressant de poser un regard professionnel sur lui. Chacun a son Caravage, sa propre vision du personnage. J'ai la prétention, et sans doute l'illusion, de le connaître mieux que d'autres. J'ai voulu brosser son existence comme l'aurait fait un de ses élèves. » “J'ai découvert que le Caravage peignait les femmes avec une modernité extraordinaire alors qu'il est surtout connu pour la sensualité de ses nus masculins” Milo Manara Pour cela, Manara a choisi une palette de couleurs volontairement limitée, proche de celle dont usait le génie du XVIIe siècle. Dans plusieurs cases, il s'est aussi essayé au clair-obscur, la marque de fabrique du caravagisme, afin d'accentuer le caractère impétueux de son héros. Manara, enfin, ne s'est pas « dégonflé » quand il s'est agi de reproduire certains tableaux du peintre : il l'a fait à la main, avec l'exigence d'un moine copiste. Seules les couleurs originales ont été « clonées » à l'ordinateur. « La reproduction manuelle est la meilleure façon de pénétrer le génie d'un artiste, explique l'auteur italien. En le faisant, j'ai découvert que le Caravage peignait les femmes avec une modernité extraordinaire alors qu'il est surtout connu pour la sensualité de ses nus masculins. » Cette question de la reproduction des œuvres existantes est bien au cœur de ces biographies en images qui fleurissent en librairie. Un copier-coller exécuté numériquement faciliterait pourtant bien les choses, mais pas question. « Ce serait un crime. Vous détruiriez la conviction qu'a le lecteur de se promener dans un univers dessiné », estime Typex, auteur d'une superbe évocation de la vie de Rembrandt de 260 pages. Dans cette commande du Rijksmuseum d'Amsterdam, le dessinateur néerlandais s'est contenté de copies éthérées des chefs-d'oeuvre de son illustre compatriote : « De telle sorte qu'on voit bien qu'elles sont de ma main, appuie-t-il. Je n'ai aucunement cherché à entrer en compétition avec lui, cela aurait été impossible. » Afin de faire coller le fond à la forme, Typex a aussi adopté, pour son récit, « un style relâché dans le crayonné, comme le faisait Rembrandt ». “Réinterpréter la vie d'un artiste” La même liberté a été laissée aux dessinateurs réunis au sein de la collection « Les Grands Peintres » créée par Glénat. Trois premiers titres, consacrés à Goya, Toulouse-Lautrec et Van Eyck, viennent de sortir. Trois autres sont attendus cet été : Bruegel, La Tour, Vinci. Les prochains évoqueront David, Bosch, Courbet, Van Gogh, Monet, Gauguin, Schiele, Géricault, Renoir, Klimt, Michel-Ange, Fragonard, Manet, Caillebotte, Mondrian... Très clairement associée au renouveau de l'intérêt pour l'art pictural, cette collection ne prétend pas à l'exhaustivité biographique, les albums ne dépassant pas les 46 planches. L'idée est plutôt de donner un coup de projecteur sur un moment de la vie d'un peintre afin que le lecteur ait une idée du contexte historique dans lequel il travaillait. Une dose de fiction est du coup autorisée, pour ne pas dire vivement recommandée. Le Toulouse-Lautrec d'Olivier Bleys (scénario) et Yomgui Dumont (dessin) se trouve ainsi mêlé à une étrange affaire d'enlèvement de jeunes femmes de bonne famille fréquentant les lupanars de Montmartre. Le Goya du même Bleys (scénario) et Benjamin Bozonnet (dessin) se fait piquer au vif par la fille de son modèle, la Leocadia. Le Van Eyck de Dimitri Joannidès (scénario) et Dominique Hé (dessin) joue les émissaires pour une mission diplomatique à Constantinople. Calquer à l'identique des toiles connues de tous paraît encore moins nécessaire, partant de là. « Nous privilégions la réinterprétation graphique des œuvres afin qu'il n'y ait pas de décalage avec le style des dessinateurs. Cela revient peut-être à trahir le maître, mais c'est aussi le principe de cette collection qui consiste à réinterpréter la vie d'un artiste », indique Maximilien Chailleux, éditeur chez Glénat. Reste que les choses peuvent s'avérer plus complexes. Dans « Pablo », remarquée et remarquable série publiée entre 2012 et 2014 chez Dargaud, Clément Oubrerie (dessin) et Julie Birmant (scénario) se sont ainsi vu interdire la possibilité de redessiner les chefs-d'œuvre de Picasso par ses ayants droit, sous peine de procès. Ils n'ont pu le faire que pour le quatrième et dernier tome, avec Les Demoiselles d'Avignon. Foin de frilosité en revanche au Louvre qui, il y a dix ans, a lancé sa propre collection BD en offrant une carte blanche à des auteurs triés sur le volet. Nicolas de Crécy, David Prudhomme, Etienne Davodeau ou encore Jiro Taniguchi ont, entre autres, déambulé dans les couloirs du musée afin d'en rapporter des histoires dont la seule contrainte est de se dérouler sur place. En contrepartie, l'établissement public laisse toute latitude à ses invités en matière de reproduction des œuvres accrochées. Les prochains à s'y essayer seront des auteurs aussi différents que l'Américain Joe Sacco, l'Italien Tanino Liberatore ou le Japonais Taiyo Matsumoto — et peut-être même son compatriote et mégastar du manga Naoki Urasawa (si les négociations aboutissent). Un autre dieu vivant de la BD nipponne, Katsuhiro Otomo, pourrait, lui, investir prochainement le Musée d'Orsay, qui a également créé sa propre collection BD, en 2014. « Le fait que des institutions comme le Louvre ou Orsay s'adressent à eux est perçu de manière inconsciente comme la fameuse reconnaissance que la bande dessinée n'a jamais eue en tant qu'éternel parent pauvre de la peinture, souligne Fabrice Douar, l'éditeur en charge des deux collections. Une profonde humilité habite ces auteurs de BD quand ils viennent ici avec leur carnet à dessin. Ils sont très respectueux des grands maîtres et de la peinture classique. » Respectueux mais pénétrés, aussi, par le sentiment que le métier d'auteur de bande dessinée n'est pas si éloigné finalement de celui de peintre, tel qu'il fut exercé autrefois. Milo Manara a une « grande théorie » sur ce sujet : « La peinture a été pendant des siècles la seule source d'images : elle servait à faire des portraits, des reportages, de l'endoctrinement religieux ou encore de la célébration politique comme au temps de Napoléon. L'art figuratif n'a plus rien à voir aujourd'hui : il est devenu conceptuel, hors de prix et très éloigné de la vie de tous les jours. Si le cinéma a hérité de la fonction sociale de la peinture, la bande dessinée en a récupéré aussi une petite part. Celle-ci vit dans le réel, en prise totale avec la société. » Un jour, qui sait, des artistes raconteront à leur tour la vie des grands auteurs de bande dessinée... Autoportrait de l’éditrice en exilée acclimatée Il y a de la malice dans le choix par Teresa Cremisi du titre La Triomphante. A première vue, on croirait y ­déceler une manière faraude de présenter son premier roman, à l’inspiration autobiographique affichée, pour celle qui fut le bras droit d’Antoine Gallimard puis la patronne de Flammarion, et qui s’apprête à quitter la direction du groupe Madrigal (Le Monde du 6 mai). Mais, dans le texte, La Triomphante est le nom d’une corvette du XIXe siècle qui, la retraite venue, fascine la narratrice à « l’imagination portuaire », comme elle l’a ­annoncé dès la première phrase.Ce roman n’a rien de triomphant. C’est un livre à l’élégance mate, portrait d’une femme s’adaptant aux changements comme une « plante grimpante aux fantaisies de son jardinier ». Un roman sur les hasards et les circonstances qui façonnent toute vie, et la capacité qu’ont certains de s’y acclimater.Sans doute le fait de naître un peu avant le milieu du XXe siècle à Alexandrie, « un port qui a connu la gloire et l’oubli, une charnière du monde », rend-il particulièrement sensible à l’impermanence des choses. Les ­parents de la narratrice, heureux parmi les heureux de cette ville cosmopolite, n’étaient, eux, pas prêts à connaître l’exil et la chute qui suivirent la nationalisation du canal de Suez, en 1956. Ils n’ont jamais pu se faire à leur nouvelle vie en Italie, et la mère, qui semblait si intrépide, a sombré dans la dépression.La tentation de brillerLeur fille, en revanche, amoureuse des récits de batailles ­navales, stratège formée par la lecture de l’Iliade, s’est astreinte à saisir les us deslieux où elle ­arrivait ainsi que l’enseigne le comte Mosca dans La Chartreuse de Parme : comme si c’étaient les « règles du jeu de whist ». Et en gardant constamment en tête cet autre précepte du personnage de Stendhal : « S’il te vient une raison brillante, une réplique victorieuse qui change le cours de la conversation, ne cède point à la tentation de briller, garde le silence ; les gens fins verront ton esprit dans tes yeux. Il sera temps d’avoir de l’esprit quand tu seras évêque. »A défaut de devenir évêque, elle gravira les échelons d’un groupe de presse italien puis poursuivra en France sa brillante carrière, menée avec une conviction mitigée.Il semble évident que Teresa Cremisi a pris un grand plaisir à rendre indémêlables l’autobiographique et le fictif dans son roman. Mais l’essentiel n’est pas là. Il est dans sa manière de restituer une sensibilité d’exilée affleurant toujours, même cadenassée par la volonté de se présenter en « pragmatique ». Il est dans les éclats de sensualité qui traversent une écriture classique, faussement sage. Il est dans la finesse d’observation et dans l’humour qui surgit l’air de rien – une lueur dans l’œil – au détour d’une phrase, d’un chapitre. Il est dans l’envie que fait naître ce premier roman de lire les prochains.La Triomphante, de Teresa Cremisi, Les Equateurs, 205 p., 17 €. Tous les jeudis, « Le Monde des livres » vous propose ses choix dans La Matinale.PolarAvocat médiocre et pusillanime, Gonzalo Gil se retrouve embarqué malgré lui dans une enquête qui le dépasse quand sa sœur est retrouvée morte. La police conclut à un suicide : cette inspectrice se serait tuée après avoir exécuté l’assassin de son fils. Très vite, Gonzalo est plongé dans les méandres d’une organisation criminelle – la Matriochka. Au fil de ses découvertes, il lève aussi le voile sur l’histoire de son père, Elias, figure tutélaire, héros communiste resté fidèle à ses idéaux jusqu’à l’aveuglement. En 600 pages à l’écriture fluide, puissante et évocatrice, Victor del Arbol radioscopie les soubresauts historiques et politiques de son pays – jusqu’à un final laissant le lecteur estomaqué. Abel MestreToutes les vagues de l’océan (Un millon de gotas), traduit de l’espagnol par Claude Bleton, Actes Sud, « Actes noirs », 600 p., 23,80 €.RomanLe titre est trompeur : ce premier roman de Teresa Cremisi, incontournable figure de l’édition française, n’a rien de « triomphant ». C’est un livre à l’élégance mate, portrait d’une femme s’adaptant aux changements comme une « plante grimpante aux fantaisies de son jardinier ». Un roman sur les hasards et les circonstances qui façonnent toute vie. Celle de la narratrice a débuté dans la cosmopolite Alexandrie ; ensuite il y eut l’exil en Italie, une belle carrière dans un groupe de presse, puis un nouveau départ, tout aussi brillant, en France. S’il est évident que Teresa Cremisi a pris un grand plaisir à rendre indémêlable l’autobiographique et le fictif, l’essentiel n’est pas là. Il est dans sa manière de restituer une sensibilité d’exilée ; dans les éclats de sensualité qui traversent une écriture classique ; dans l’humour qui surgit l’air de rien, au détour d’une phrase. Il est dans l’envie que fait naître ce premier roman de lire les prochains. Raphaëlle LeyrisLa Triomphante, de Teresa Cremisi, Les Equateurs, 205 p., 17 €.Bande dessinéeImaginez le cauchemar. Vous allez faire vos courses au Super U et, au moment de payer, vous n’êtes pas en mesure de présenter votre carte de fidélité du magasin, oubliée dans un autre pantalon. Arrive le directeur, qui menace d’exécuter une roulade arrière si vous refusez de lâcher le poireau que vous avez empoigné pour vous défendre. Pas le choix : la fuite s’impose, à grandes enjambées, dans la campagne environnante… Pilier de la BD alternative (et membre de l’équipe des dessinateurs de strips de La Matinale), Fabcaro s’appuie sur ce point de départ ô combien loufoque pour trousser un récit tout aussi foutraque servant de prétexte à des gags en série. Non-sens, brèves de comptoir, humour au deuxième degré si ce n’est davantage, comique de situation… Fort d’un style réaliste accentuant la confusion, l’auteur malmène au passage les médias et le concept de pression sociale. Brillant ! Frédéric PotetZaï Zaï Zaï Zaï, de Fabcaro, 6 pieds sous terre, 70 p., 13 €.EssaiSpécialiste du témoignage post-génocidaire, la chercheuse Catherine Coquio livre dans ce nouvel ouvrage accès à la gigantesque « bibliothèque de la Catastrophe », constituée de chroniques, journaux, documents-fictions, poèmes, essais, récits d’enfance sur la Shoah. A cette vue d’ensemble répond une immersion dans quelques grandes œuvres : David Rousset, Jean Cayrol, Jean Améry, Piotr Rawicz, Etty Hillesum, Aharon Appelfeld, Imre Kertész. Une telle pluralité tient à ce que le témoignage n’est pas un genre, mais un acte moral qui emprunte à tous les genres et enjambe les frontières entre discours factuels et fiction aussi bien qu’entre documents et littérature, qui s’en trouve bouleversée. Car le témoignage n’accomplit « son (possible) devenir littéraire qu’en faisant schisme, en mettant la littérature en suspens », non pour la nier, mais pour la reconduire selon des modalités imprévisibles. Jean-Louis JeannelleLa littérature en suspens. Ecriture et Shoah : le témoignage et les œuvres, de Catherine Coquio, L’Arachnéen, 512 p., 32 €.MémoiresLe poète Steve Abbott fut un père formidable, drôle, enjoué, affectueux. « Je ne me suis jamais autant aimée que j’aimais mon moi tel qu’il se reflétait dans [son] regard », écrit sa fille dans Fairyland. Fairyland ou, en français, le « royaume enchanté ». Celui de l’enfance et de la San Francisco gay. Au fil des ans, Alysia Abbott n’eut plus le regret de la norme ni même du conformisme. C’est cette relation unique, monoparentale, à la suite du décès de sa mère lorsqu’elle avait 2 ans, qu’elle décrit dans ses Mémoires, la vingtaine d’années qu’elle a passées avec son père avant que celui-ci ne meure du sida, en 1992. Dans l’intervalle, San Francisco s’est battue pour les droits civiques des homosexuels puis a subi de plein fouet l’épidémie de VIH. En ce sens, Fairyland se lit comme la passionnante monographie d’une ville rebelle, artiste et décomplexée, avant l’irruption de l’épidémie. Macha SéryFairyland. Un poète homosexuel et sa fille à San Francisco dans les années 1970 (Fairyland. A Memoir of My Father), d’Alysia Abbott, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, Globe, 384 p., 21,50 €. Wonderful job, épisode 3 Wonderful job, épisode 2 Olivier Assayas/Joy Sorman « Dans la tête de… » Frédéric Boyer © Hélène Bamberger/P.O.L Frédéric Boyer répond au petit Questionn'AIR AIR 2015 / Littérature et cinéma : les pouvoirs de la fictionAvec Olivier Assayas et Joy Sorman. Toine, Noémi et Andres AIR 2015 / Dans la tête de… Avec Toine Heijmans, Noémi Lefebvre et Andrés Neuman. Donc les choses, vous me demandez de dire des choses, que je parle de choses, que je vous explique certaines choses. Je me demande pourquoi. Je ne me demande pas pourquoi ces choses vous intéressent, pourquoi vous vous intéressez aux choses, j’imagine que c’est culturel, mais je me demande pourquoi moi. Je suppose que c’est parce que je suis quelqu’un. Il faut être quelqu’un pour parler, parce que si vous n’êtes personne, personne ne va vous écouter et donc personne ne va vous entendre, évidemment. Alors je me demande ce qui différencie quelqu’un de personne et je me dis que c’est une question d’autorité. Il faut, pour parler de choses culturelles ou d’autre chose, une autorisation. Une autorité a autorisé une personne, moi par exemple, à parler de choses culturelles ou d’autre chose. C’est assez étrange de parler librement, quand on y réfléchit, dans la culture, des choses. Étrangement, dans la culture, une autorisation permet de dire des choses, de dire quelque chose d’absolument libre et inédit mais autorisé, qui fasse autorité, ce qui est assez étrange et peut-être inquiétant. Quand je me demande qui autorise, c’est infantile, évidemment. Je veux dire que c’est pour s’amuser, c’est l’amusement philosophique de l’enfance, vous voyez, la philosophie amusante à laquelle on ne peut pas renoncer parce que c’est humain. C’est politique et donc humain, parce que l’animal humain est tout de même politique, dès l’enfance il est politique, avec la liberté et les fers dès le début, la liberté et les fers de l’enfance humaine. L’enfant dans l’adulte, quand il n’a pas été tué par l’adulte, réfléchit à cette question de l’autorité qui autorise et se demande qui autorise. Il ne se demande pas qui autorise à la manière d’un sociologue, l’enfant s’en fout, de la sociologie, mais il réfléchit à la question politique de la liberté et des fers et se demande qui est l’autorité, c’est-à-dire où est le siège. Donc je me demandais qui est l’autorité, c’est-à-dire où elle siège, et j’ai trouvé. L’autorité était assise dans ma tête, elle attendait dans ma tête, elle siégeait sur une chaise. Elle attendait tout en faisant quelque chose. Je pense que c’était un ouvrage. Pas une œuvre au sens de la grande œuvre, vous voyez, mais un simple ouvrage qui devait être une sorte de tissage ou de broderie, de fille, si vous voulez. L’ouvrage de fille si vous voulez pour s’occuper en attendant le retour mais de moins en moins, car au bout d’un certain temps un ouvrage n’est plus pour attendre ni un retour ni rien. L’ouvrage qui occupe avec des pensées qu’on appelle aussi des rêveries, enfin des fantaisies, des idées dans l’idéal, des imaginations, rien de bien défini, de fille, ce bordel que j’appelle un ouvrage, au bout d’un moment, il devient quelque chose. On aurait dit que c’était complètement idiot, cet ouvrage de fille. Que ça ne servait à rien. Du ni fait ni à faire. Je ne m’en occupais pas, de cette occupation, au début, dans ma tête, parce que je ne pouvais pas. Pour m’en occuper il aurait fallu que s’impose une idée générale sur les choses culturelles qui ont une valeur. Bien sûr que j’ai une idée sur les choses culturelles mais vous ne pouvez pas imposer une idée sur les choses à une autorité, parce qu’elle n’écoute pas. L’autorité dans la tête ne s’intéressait pas à la valeur des choses, elle a dit. La valeur n’est pas dans les choses, elle a dit. La seule chose possible est de ne jamais renoncer à créer sans valeur, un bordel que j’appelle un ouvrage. C’est la philosophie de l’enfance politique, un amusement libre, où l’auteur n’est pas celui qui sait, mais celui qui s’autorise à créer sans savoir ni culture, dans la tête animale de l’homme au sens d’humain. Alors les choses, la culture, vous voyez ça n’a aucun rapport. Monstre Un auteur qui serait pumapard, croisement entre le puma et le léopard. Un roman qui serait zébrâne, bête née du zèbre et de l’âne. Un livre qui, à la surface de sa captation documentaire, déposerait des bulles fictionnelles, univers aussi clos que transparents, aux membranes élastiques et souples, bulles nées d’un contact chimique, qui prolifèrent, éclatent puis se reforment, qui abritent des formes étranges et inédites. La littérature comme un rêve d’hybridation, comme un organisme issu d’une multitude de rencontres entre individus, espèces, genres, natures et matières. L’auteur comme un métis, une chimère, et finalement un monstre. Je voudrais être ce monstre qui mute à chaque livre, se métamorphose au gré de ses sujets, de ses motifs, je voudrais être le lieu et l’objet de ces contaminations et de ces anomalies, je voudrais me mêler au boucher, à la vache et à l’ours, au béton, aux infrabasses et aux hommes. Ce n’est pas seulement être dans la peau de, c’est imaginer et parfois furtivement expérimenter la dépossession de soi, non pas comme oubli ou abandon, mais comme augmentation et déformation. Le monstre comme une reformulation de l’existant. Écrire pour être au moins + 1, soi + un présage – bon ou mauvais –, à la fois dans un écart et une fusion, écrire un livre qui serait l’expérience d’un accouplement entre l’auteur et toutes les autres réalités que font surgir ses phrases, entre un corps et son obsession textuelle. C’est un fantasme, une tentative et un projet. « Enfants de poussière », « Rouge Karma » et « Carjack », Prix Polar SNCF 2015 Dans le cadre de la 15e édition du prix Polars SNCF, près de 30 000 votes de lecteurs ont permis de désigner les œuvres primées parmi une sélection élaborée par trois comités d’experts.Dans la catégorie « roman » : Enfants de poussière, de Craig Johnson (Gallmeister). Absaroka, dans le Wyoming. Le corps d’une asiatique est retrouvé. Son sac à main, récupéré par un Indien, fait de lui le coupable idéal. Mais une découverte décisive emmènera le shérif Longmire dans une enquête entremêlant passé au Vietnam et présent dans le Wyoming.Dans la catégorie « bande dessinée » : Rouge Karma, d’Eddy Simon et Pierre-Henry Gomont (Sarbacane). Adélaïde, jeune Française enceinte de huit mois, débarque à Calcutta pour retrouver le père de son futur enfant, qui ne donne plus de nouvelles depuis plusieurs semaines. Dans une Inde aux milles visages, cette jeune femme arrivera-t-elle à démêler le vrai du faux ?Dans la catégorie « court-métrage » : Carjack, de Jeremiah Jones (100 to 1 Productions).Charlie excelle dans le carjacking, mais lorsqu’il vole une voiture et se rend compte qu’un enfant terrifié se trouve à l’intérieur, ce n’est que le début de ses surprises... Céline Curiol © Marc Melki-Actes Sud Céline Curiol répond au petit Questionn'AIR Kenzaburo Oé © Dorian Malovic AIR 2015 / Grand entretien avec Kenzaburô Ôé Nickolas Butler, David Samuels, Adelle AIR 2015 / L'identité TroubléeAvec Nickolas Butler, David Samuels, Adelle Waldman. Adelle Waldman DR « L’Identité troublée » Il y a des années, j’ai quitté la fac, bouclé ma valise et, fidèle à la tradition américaine, je suis partie vers l’Ouest en quête de mon identité. Je faisais mes études sur la côte Est, dans une université renommée, et j’étais affreusement malheureuse. Je me sentais seule parmi mes amis qui, selon moi, se montraient plus soucieux d’être populaires et d’avoir du succès que de développer leur curiosité et de faire preuve de générosité. Par ailleurs, j’étais très attirée par un garçon qui s’intéressait à mon amie la plus jolie et – à mon avis – la plus superficielle. Je me demandais si quelque chose clochait chez moi – je n’étais pas assez belle, par exemple. Ou bien j’étais trop sérieuse et introvertie, trop posée, pour acquérir la sérénité, le sentiment d’appartenance que je recherchais si ardemment. J’ai interrompu ma première année et emménagé en Arizona, dans l’Ouest américain. Je m’attendais à y mener une existence plus simple, plus authentique, moins centrée sur la réussite et le statut social. J’ai trouvé un emploi de serveuse dans un bar sportif, mais je n’ai pas tardé à éprouver une solitude d’un genre différent. Le paysage désertique d’Arizona, si beau soit-il, est dénudé, incroyablement vaste. Je me suis sentie minuscule, très loin de ma famille et de tous les gens que je connaissais. Je lisais beaucoup. Très jeune, je dévorais déjà des romans, pour le plaisir, mais aussi pour l’éclairage qu’ils m’apportaient — sur ma psyché et celle des autres, sur notre choix de vie, notre conception du bonheur. Je lisais presque exclusivement de la littérature contemporaine. Je supposais que les ouvrages écrits avant 1960 et la révolution sexuelle ne présentaient aucun intérêt pour une jeune femme moderne telle que moi. Je découvris beaucoup de textes drôles, inventifs sur la politique moderne et la culture pop, mais peu d’entre eux résonnaient en moi sur un plan personnel. Je soupçonnais souvent l’auteur de n’en savoir guère plus que moi sur la vie, ou la psychologie. Dans trop de livres, l’objectif poursuivi par les personnages apparaissait comme une évidence, les bons et les méchants y étaient désignés sans ambiguïté, évalués à leur juste mesure ; ces fictions inspirent au lecteur le sentiment présomptueux de posséder une intelligence hors du commun. Mais… comment sortir de ce gâchis ? Si la vie privée était aussi simple que dans les livres, pourquoi être perturbée à ce point ? Je me suis donc tournée vers les classiques, n’espérant pas grand-chose de romans si anciens, sans doute très datés. Un jour, j’ai eu Middlemarch entre les mains. C’est ce livre qui a tout changé. Peu m’importait que les gens dépeints par George Eliot aient vécu à une autre époque, dans un pays différent. Sa description de leur vie intérieure était à la fois astucieuse et exhaustive, étayée par une culture déclinée à plusieurs niveaux qui dépassait tout ce que j’avais exploré dans la fiction ou lors de conversations. Qu’y a-t-il de désuet dans l’extrait suivant ? « Il était doué de ce caractère malheureux qui fuit la pitié et craint plus que tout d’être reconnu : une sensibilité fière et étriquée qui n’a pas assez de grandeur pour se transformer en sympathie, et tremble comme une feuille dans les frimas de l’égocentrisme, ou au mieux, d’un narcissisme pointilleux. » En d’autres termes, mes tentatives pour comprendre les gens étaient dérisoires en comparaison du talent de George Eliot. « Il joue de la contrebasse, déteste le capitalisme, a les cheveux longs et un regard intense », dis-je à une amie en expliquant pourquoi j’appréciais un garçon particulier. J’étais incapable de faire mieux. Je ne disposais pas des outils nécessaires pour aller au-delà des qualités superficielles et des signifiants sociaux, et imaginer le flux de la vie intérieure d’autres personnes. J’étais tout aussi impressionnée par la capacité d’Eliot à analyser les émotions, à exposer l’aveuglement qui sous-tend le plus souvent notre pensée et notre ressenti. Ainsi cette observation, au sujet d’une femme malheureuse en ménage qui commence à fantasmer sur un autre homme. Rosamond pense qu’elle aurait été moins misérable si elle avait épousé celui-ci, mais selon Eliot elle se fourvoie totalement. « L’insatisfaction qu’inspirait ce mariage à Rosamond était due aux conditions imposées par cette union, à l’effacement de soi et à la tolérance exigés, et non au tempérament de son époux : mais la notion simple d’une vie meilleure inaccessible avait [pour la jeune femme] un charme sentimental qui égayait son ennui. » Un constat sévère, sans doute. Mais je suis sûre que dans cette salle, nous avons, pour la plupart, commis la même erreur de jugement que Rosamond. Ce que je veux dire, en réalité, c’est que pour moi une littérature digne de ce nom transcende à la fois le lieu et le temps, le siècle et le pays d’origine. De nombreux jeunes romanciers américains dépeignent des personnages en quête d’une identité qu’ils ont du mal à définir. C’est le thème qu’on nous a demandé de débattre ici. Je répondrai que l’incertitude en matière d’identité n’est ni une idée neuve ni un privilège américain. Songez à Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir, déchiré entre son amour et son ambition. Ou à Léon dans Madame Bovary. Comme le remarque Flaubert dans son roman : « L’aplomb dépend des milieux où il se pose : on ne parle pas à l’entresol comme au quatrième étage (…). » Cette incertitude – qui sommes-nous et qui souhaitons-nous être – est l’un des dilemmes de l’humain auxquels la littérature – la vraie littérature – a toujours été confrontée. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Rabinovitch Imaginaire Le mot sur lequel s’appuient mes romans (et ma vie d’écrivain) est IMAGINAIRE. La définition de ce terme, c’est chez Gaston Bachelard que je l’ai trouvée, alors que je n’avais encore qu’une vingtaine d’années, dans son ouvrage intitulé L’Air et les songes, Essai sur l’imagination du mouvement (1943). Plus tard, j’ai pu lire le texte original en français mais c’est d’abord dans une traduction en japonais que je l’ai découvert. Je viens de faire une recherche dans la bibliothèque que je constitue depuis plus d’un demi-siècle mais n’ai pu trouver ni l’édition japonaise ni l’édition française. Il me reste cependant mon journal intime de l’époque dans lequel j’ai noté une citation en japonais. La voici : « On veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. S’il n’y a pas changement d’images, union inattendue des images, il n’y a pas imagination, il n’y a pas d’action imaginante. Si une image présente ne fait pas penser à une image absente, si une image occasionnelle ne détermine pas une prodigalité d’images aberrantes, une explosion d’images, il n’y a pas imagination. [...] Le vocable fondamental qui correspond à l’imagination, ce n’est pas image, c’est imaginaire. » Dans ma jeunesse, ce que j’avais intégré à travers la lecture de la littérature japonaise existante, je me suis d’abord passionnément consacré à le déformer. Les critiques ont alors souvent accusé mon écriture de ne pas être conforme aux standards de la langue japonaise. Concernant la politique et la société de mon pays, c’est avec pour principe de base de transformer leurs éléments conservateurs que j’ai écrit des essais et, bien qu’à une échelle limitée, participé activement, à certains mouvements. Tokyo, janvier 2015 Coquelicots d’Irak, épisode 3 Coquelicots d’Irak, épisode 2 Par Taiye Selasi, écrivaine Les premières larmes que j’ai versées à la lecture d’un roman – La Toile de Charlotte, d’Elwyn Brooks White (L’Ecole des loisirs, 1984), en l’occurrence – se sont gravées dans ma mémoire ; l’araignée Charlotte, amie indéfectible du cochon Wilbur, venait de mourir. Comme n’importe quel parent, ma mère s’est efforcée de me réconforter en me rappelant : « Ce n’est pas vrai. » Je n’ai pas été convaincue. A 6 ans, j’avais parfaitement conscience que, dans la réalité, les animaux ne parlaient pas, faute d’en avoir la capacité. En revanche, leurs émotions – sentiment de solitude, loyauté, amours – germaient du tréfonds de l’expérience humaine, fécondaient le terreau de la création littéraire et s’épanouissaient telles des fleurs de chagrin dans la vie du lecteur. Si Charlotte n’était pas réelle, l’amitié l’était, ainsi que la mort et le deuil. Par le truchement de mon identification avec un personnage de fiction, j’avais été confrontée à de véritables émotions.Pleurer sur une araignéeComment les écrivains réussissent-ils à nous immerger dans des situations qui n’ont rien de commun avec notre vie ? Je répondrai que, en tant que lectrice, je ne suis encore jamais tombée sur des situations romanesques sans rapport avec ma vie. Les détails biographiques peuvent être différents : Charlotte est une araignée, moi un être humain ; les narrateurs de Teju Cole sont des hommes, je suis une femme ; nombre de personnages de Toni Morrison sont des mères, contrairement à moi. Je ne suis ni une Blanche, ni un homme,... ************************************************************* Galichot en campagne, épisode 4 Jeudi, Dany Laferrière sera, en effet, le premier écrivain québécois à être reçu sous la coupole. Il occupera le fauteuil n° 2. Parmi ses illustres prédécesseurs, figurent notamment Montesquieu, l’auteur de De l’Esprit des lois et des Lettres persanes, mais aussi Alexandre Dumas fils, l’auteur de La Dame aux camélias, fils du romancier le plus prolifique du XIXe siècle, entré depuis au Panthéon, descendant d’une esclave mulâtre de Saint-Domingue. Pourtant, pour l’auteur de Je suis un écrivain japonais (Grasset, 2008), cela serait une grave erreur de réduire un écrivain à son origine. Dany Laferrière ne s’est jamais enfermé dans l’étiquette de « l’écrivain noir ».Un remarquable antidote à l’ennuiAuteur d’une vingtaine d’ouvrages, Dany Laferrière est surtout un remarquable antidote à l’ennui. Plusieurs de ses livres sont consacrés à sa terre natale. Dans L’Odeur du café (1991), il rend un hommage vibrant à sa grand-mère, une femme cultivée qui lui a inculqué l’amour de la littérature et de la poésie. Présent sur place, le 12 janvier 2010, lors du terrible tremblement de terre qui a frappé Haïti, il raconte dans Tout bouge autour de moi (Grasset, 2011) le silence qui suit la catastrophe humaine.De lui, son éditeur chez Grasset, Charles Dantzig, dit que ce qui le caractérise, c’est « sa grande élégance de forme ». Son humour, sa distance et sa poésie sont effet au cœur de sa manière d’écrire. Il a reçu le prix Médicis 2009 pour L’Enigme du retour (Grasset), qui raconte son retour en Haïti après la mort de son père. Ecrit en alternance en prose et en vers libres – d’où une très grande musicalité –, c’est un roman à la fois sur la famille, l’exil, l’identité et le temps qui passe.Les discours de Dany Laferrière et Amin Maalouf seront consultables sur le site de l’Académie française. ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* Françoise, Manuela & les autres, épisode 4 ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* Coquelicots d’Irak, épisode 5 ************************************************************* Galichot en campagne, épisode 5 ************************************************************* ************************************************************* Concurrence : Amazon visé par une nouvelle enquête de Bruxelles La Commission européenne a ouvert, jeudi 11 juin, une enquête formelle concernant certaines pratiques commerciales d’Amazon en matière de distribution de livres numériques, soupçonnant le géant du Net de pratiques anticoncurrentielles.L’enquête concerne certaines clauses des contrats signés par Amazon avec des maisons d’édition qui obligent les éditeurs à informer Amazon s’ils offrent des conditions plus favorables ou différentes à ses concurrents et à lui accorder des conditions analogues ou au moins aussi favorables.La Commission craint que cela n’entrave la concurrence et ne constitue un abus de position dominante de la part d’Amazon, le plus grand distributeur de livres numériques en Europe. L’enquête se concentrera dans un premier temps sur les livres numériques en anglais et en allemand, qui constituent les principaux marchés de livres numériques dans l’espace économique européen.« Il est de mon devoir de veiller à ce que les accords conclus par Amazon avec des maisons d’édition ne portent pas préjudice aux consommateurs en empêchant d’autres distributeurs de livres numériques d’innover et d’exercer une concurrence effective vis-à-vis d’Amazon », a expliqué la commissaire européenne chargée de la concurrence, Margrethe Vestager, dans un communiqué.Identifier les obstacles au commerce transfrontalierLa Commission rappelle que l’ouverture d’une enquête ne préjuge en rien de son issue, qui n’est soumise à aucun délai légal. Sa durée dépendra de divers éléments, dont la complexité de l’affaire, le degré de coopération de l’entreprise avec la Commission et l’exercice des droits de la défense.Amazon est déjà dans le collimateur de la Commission dans un autre dossier de concurrence, celui des rescrits fiscaux ou tax rulings. La Commission soupçonne le géant de la distribution par Internet d’avoir bénéficié d’un régime fiscal au Luxembourg lui apportant des avantages indus. Plusieurs autres multinationales font également l’objet d’enquêtes dans ce dossier : Fiat, Starbucks, Apple et McDonald’s.Lire aussi : La Commission européenne lance une enquête sur des « tax rulings » en Belgique La Commission a aussi lancé en mars une vaste enquête sectorielle sur les pratiques anticoncurrentielles dans le secteur du commerce électronique au sein de l’UE, pour tenter d’identifier les obstacles au commerce transfrontalier érigés par les entreprises. Cette enquête concernera autant les biens que les contenus numériques ; ce qui place Amazon, tout comme Google, en première ligne.Lire aussi : Impôts : Amazon modifie ses pratiques face à l’offensive de Bruxelles Wonderful job, épisode 5 Comment écrire et renouveler l’histoire de la ­seconde guerre mondiale, soixante-dix ans après son terme ? En laissant de côté une ­narration traditionnelle et linéaire, comme le démontre l’équipe internationale réunie sous la direction d’Alya Aglan et Robert Frank. Leur riche ­synthèse, de près de 2 500 pages éclatée en cinquante-quatre chapitres, varie les échelles, les tons et les regards pour embrasser toute l’étendue du conflit. Le titre des deux volumes indique non seulement l’ampleur géographique de l’étude, reflétant celle de la guerre, mais aussi sa conception du gigantesque événement comme « un monde en soi » où les « évidences du temps de paix n’avaient plus cours ». L’entreprise est une réussite. D’abord parce qu’elle rend accessible à tous d’importants renouvellements historiographiques qui brisent bien des idées reçues. Le conflit occupe en effet une place si centrale dans les mémoires, les productions culturelles et les programmes scolaires qu’une fausse familiarité fait parfois persister des mythes pourtant démontés par la recherche : l’héroïsme archaïque de la cavalerie polonaise chargeant les panzers allemands, le flegme proverbial des civils britanniques durant le Blitz, le fanatisme des kamikazes japonais, par exemple, autant d’images depuis longtemps cristallisées que les auteurs invitent ici à écarter, dévoilant des réalités souvent moins tranchées. Pour les aborder, l’histoire militaire classique voisine avec d’autres approches du conflit : conceptuelle et surplombante... ************************************************************* par André Loez Pour les aborder, l’histoire militaire classique voisine avec d’autres approches du conflit : conceptuelle... ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* Coquelicots d’Irak, épisode 6 ************************************************************* Galichot en campagne, épisode 5 ************************************************************* La famille Mifa, épisode 6 ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* Mort de Yasar Kemal, chantre de l’autre Turquie Yasar Kemal, le plus populaire des écrivains de langue turque, est mort samedi 28 février à l’âge de 92 ans, des suites d’une grave pneumonie. Depuis le 14 janvier, le romancier était dans un état critique, maintenu sous respiration artificielle à l’hôpital de Sisli (Istanbul). Le ministre de la culture, Omer Celik, a déploré la perte d’une « grande âme ». L’ancien président Abdullah Gül a salué l’« intellectuel aux positions libres et indépendantes ». Sa dépouille sera inhumée, lundi 2 mars, au cimetière de Zincirlikuyu (Sisli) au centre d’Istanbul.Les Turcs pleurent leur romancier préféré, le chantre de l’Anatolie profonde qui, de sa plume alerte et colorée, sut si bien décrire la nature et les mœurs austères des villageois, ces grands oubliés du tournant modernisateur voulu par Kemal Atatürk dans les années 1920.Né en même temps que la République turqueAuteur de trente-cinq romans, Yasar Kemal dressa comme personne le tableau de la Turquie rurale, prise en tenaille entre la tradition et la dynamique de transformation de la société. C’est à travers son œuvre que l’intelligentsia occidentalisée allait découvrir l’autre Turquie, conservatrice et religieuse, que l’exode rural allait bientôt précipiter vers les villes.Yasar Kemal, de son vrai nom Kemal Sadık Gökçeli, est né en même temps que la République turque, en 1923, à Osmaniye, dans une famille de paysans kurdes qui avait fui, quelques années plus tôt, la région du lac de Van pour s’établir plus au Sud, dans les environs d’Adana. L’endroit, peuplé de riches propriétaires terriens et de paysans pauvres, est dominé par la chaîne des monts Taurus, qui servira de toile de fond à ses romans.Lorsque Kemal voit le jour, son père Sadi Kemal a 50 ans, sa mère, Nigar, 17 ans. A 5 ans, l’enfant perd l’œil droit. Ensuite, son père est assassiné devant lui, à la mosquée. Des années plus tard, lorsque sa mère lui demande de tuer l’assassin de son père, comme le veut la coutume. L’adolescent refuse.Premières nouvelles à 20 ansAmoureux de la vie, il compose des poèmes et n’a pas son pareil pour gratter le saz (instrument à cordes traditionnel) et imiter les bardes. La tradition orale influencera toute son œuvre par la suite.A 9 ans, le jeune Kemal entre à l’école primaire, pour deux ans seulement, car il doit subvenir aux besoins de sa mère. Il sera ramasseur de coton, gardien de nuit, employé du gaz, maçon, conducteur de tracteur, employé de bibliothèque à Adana. Cet emploi est celui qu’il préfère. Il dévore alors avec passion les auteurs de la littérature mondiale, dont Cervantes, Stendhal, Garcia Marquez. Il a 20 ans quand ses premières nouvelles sont publiées.Accusé, à la fin des années 1940, d’avoir cherché à créer un syndicat de tractoristes, il est arrêté, ses écrits sont confisqués. Lorsqu’il demande à les récupérer, le chef de la police de Kadirli (région d’Adana) lui explique qu’ils ont servi de combustible pour le poêle du commissariat.La notoriété avec « Mehmet »Accusé de « propagande communiste », il est acquitté après plusieurs mois passés en prison. Bientôt, il s’achète une machine à écrire et vivote en offrant ses services comme écrivain public. En 1951, la chance lui sourit, il est engagé par le quotidien Cumhurriyet. Ses reportages sont vite remarqués, entre autres, une série d’articles qu’il rédige sur les enfants des rues. C’est à ce moment-là qu’il prend le pseudonyme Yasar Kemal. En 1952, il épouse Thilda Serrero, une intellectuelle polyglotte qui traduira ses romans et sera emprisonnée à plusieurs reprises elle aussi.La notoriété vient en 1955, avec la publication de Mehmet le Mince. Mehmet, héros épique, est une sorte de Robin des bois, un bandit plein de panache qui défend les simples paysans des pratiques féodales de l’Aga (riche propriétaire terrien). Sous les traits de Mehmet, décliné au long d’une vaste saga publiée de 1955 à 1987, se cache l’oncle maternel de l’auteur, Mayro, un rebelle haut en couleur, tué dans un accrochage avec la police à l’âge de 25 ans.En 2003, durant un séminaire consacré à son œuvre à l’université Bilkent d’Istanbul, le romancier racontera dans quelles conditions il avait rédigé Mehmet le Mince : « Cet hiver-là fut des plus glacial à Istanbul. Je n’avais pas un sou pour m’acheter du bois de chauffage. Enroulé dans une vieille couverture, je tapais sur ma vieille machine à écrire, à laquelle manquaient pas mal de lettres. »Militant de gaucheEcrivain engagé, militant de gauche, l’homme a passé une bonne partie de sa vie dans les couloirs des tribunaux pour sa défense ou celle de ses amis. Infatigable porte-parole des laissés-pour-compte, il est condamné à de courts séjours derrière les barreaux en 1966, puis en 1971. A la fin des années 1970, las des persécutions, il s’installe en Suède, avec Thilda, pour deux ans.En 1996, il se retrouve à nouveau sur le banc des accusés. La Cour de sûreté de l’Etat le condamne à un an et huit mois de prison pour avoir dénoncé le sort des Kurdes dans un article intitulé « Le ciel noir de la Turquie ». Grâce à la mobilisation internationale, il ne les fera pas, sa peine sera commuée.Lauréat de nombreux prix, Yasar Kemal avait été pressenti à plusieurs reprises pour le Nobel de littérature, lequel sera finalement attribué en 2006 à l’écrivain stambouliote Orhan Pamuk, représentant de la Turquie « en col blanc ». Personnage réservé, presque secret, le romancier avait coutume de dire : « Je n’écris pas sur des problèmes, je n’écris pas pour un public, je n’écris pas pour moi-même, j’écris, c’est tout. » ************************************************************* Yasar Kemal, le plus populaire des écrivains de langue turque, est mort, samedi 28 février, à l’âge de 92 ans, des suites d’une grave pneumonie. Depuis le 14 janvier, le romancier était dans un état critique, maintenu sous respiration artificielle à l’hôpital de Sisli (Istanbul). Le ministre de la culture, Omer Celik, a déploré la perte d’une « grande âme ». L’ancien président Abdullah Gül a salué l’« intellectuel aux positions libres et indépendantes ». Sa dépouille doit être inhumée, lundi 2 mars, au cimetière de Zincirlikuyu (Sisli) dans le centre d’Istanbul.Les Turcs pleurent leur romancier préféré, le chantre de l’Anatolie profonde qui, de sa plume alerte et colorée, sut si bien décrire la nature et les mœurs austères des villageois, ces grands oubliés du tournant modernisateur voulu par Mustafa Kemal Atatürk dans les années 1920.Né en même temps que la République turqueAuteur de trente-cinq romans, Yasar Kemal dressa comme personne le tableau de la Turquie rurale, prise en tenaille entre la tradition et la dynamique de transformation de la société. C’est à travers son œuvre que l’intelligentsia occidentalisée allait découvrir l’autre Turquie, conservatrice et religieuse, que l’exode rural allait bientôt précipiter vers les villes.Yasar Kemal, de son vrai nom Kemal Sadık Gökçeli, est né en même temps que la République turque, en 1923, à Osmaniye, dans une famille de paysans kurdes qui avait fui, quelques années plus tôt, la région du lac de Van pour s’établir plus au Sud, dans les environs d’Adana. L’endroit, peuplé de riches propriétaires terriens et de paysans pauvres, est dominé par la chaîne des monts Taurus, qui servira de toile de fond à ses romans.Lorsque Kemal voit le jour, son père Sadi Kemal a 50 ans, sa mère, Nigar, 17 ans. A 5 ans, l’enfant perd l’œil droit. Ensuite, son père est assassiné devant lui, à la mosquée. Des années plus tard, lorsque sa mère lui demande de tuer l’assassin de son père, comme le veut la coutume. L’adolescent refuse.Premières nouvelles à 20 ansAmoureux de la vie, il compose des poèmes et n’a pas son pareil pour gratter le saz (instrument à cordes traditionnel) et imiter les bardes. La tradition orale influencera toute son œuvre par la suite.A 9 ans, le jeune Kemal entre à l’école primaire, pour deux ans seulement, car il doit subvenir aux besoins de sa mère. Il sera ramasseur de coton, gardien de nuit, employé du gaz, maçon, conducteur de tracteur, employé de bibliothèque à Adana. Cet emploi est celui qu’il préfère. Il dévore alors avec passion les auteurs de la littérature mondiale, dont Cervantes, Stendhal, Garcia Marquez. Il a 20 ans quand ses premières nouvelles sont publiées.Accusé, à la fin des années 1940, d’avoir cherché à créer un syndicat de tractoristes, il est arrêté, ses écrits sont confisqués. Lorsqu’il demande à les récupérer, le chef de la police de Kadirli (région d’Adana) lui explique qu’ils ont servi de combustible pour le poêle du commissariat.La notoriété avec « Mehmet »Accusé de « propagande communiste », il est acquitté après plusieurs mois passés en prison. Bientôt, il s’achète une machine à écrire et vivote en offrant ses services comme écrivain public. En 1951, la chance lui sourit, il est engagé par le quotidien Cumhuriyet. Ses reportages sont vite remarqués, entre autres, une série d’articles qu’il rédige sur les enfants des rues. C’est à ce moment-là qu’il prend le pseudonyme Yasar Kemal. En 1952, il épouse Thilda Serrero, une intellectuelle polyglotte qui traduira ses romans et sera emprisonnée à plusieurs reprises elle aussi.La notoriété vient en 1955, avec la publication de Mehmet le Mince. Mehmet, héros épique, est une sorte de Robin des bois, un bandit plein de panache qui défend les simples paysans des pratiques féodales de l’agha (riche propriétaire terrien). Sous les traits de Mehmet, décliné au long d’une vaste saga publiée de 1955 à 1987, se cache l’oncle maternel de l’auteur, Mayro, un rebelle haut en couleur, tué dans un accrochage avec la police à l’âge de 25 ans.En 2003, durant un séminaire consacré à son œuvre à l’université Bilkent d’Istanbul, le romancier racontera dans quelles conditions il avait rédigé Mehmet le Mince : « Cet hiver-là fut des plus glacial à Istanbul. Je n’avais pas un sou pour m’acheter du bois de chauffage. Enroulé dans une vieille couverture, je tapais sur ma vieille machine à écrire, à laquelle manquaient pas mal de lettres. »Militant de gaucheEcrivain engagé, militant de gauche, l’homme a passé une bonne partie de sa vie dans les couloirs des tribunaux pour sa défense ou celle de ses amis. Infatigable porte-parole des laissés-pour-compte, il est condamné à de courts séjours derrière les barreaux en 1966, puis en 1971. A la fin des années 1970, las des persécutions, il s’installe en Suède, avec Thilda, pour deux ans.En 1996, il se retrouve à nouveau sur le banc des accusés. La Cour de sûreté de l’Etat le condamne à un an et huit mois de prison pour avoir dénoncé le sort des Kurdes dans un article intitulé « Le ciel noir de la Turquie ». Grâce à la mobilisation internationale, il ne les fera pas, sa peine sera commuée.Lauréat de nombreux prix, Yasar Kemal avait été pressenti à plusieurs reprises pour le Nobel de littérature, lequel sera finalement attribué en 2006 à l’écrivain stambouliote Orhan Pamuk, représentant de la Turquie « en col blanc ». Personnage réservé, presque secret, le romancier avait coutume de dire : « Je n’écris pas sur des problèmes, je n’écris pas pour un public, je n’écris pas pour moi-même, j’écris, c’est tout. » ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* Chiffrer les « unes » de « Charlie Hebdo » ne dit pas tout Par Damien Boone, docteur en sociologie politique, et Lucile Ruault, doctorante en sociologie politiqueA propos de l’interprétation des « unes » de Charlie Hebdo, « De qui se moque-t-on ? » interrogent Jean-François Mignot et Céline Goffette dans un article recensant les thèmes des « unes » de Charlie Hebdo entre 2005 et 2015. Excellente question, qu’on peut autant poser aux membres de la rédaction de l’hebdomadaire qu’aux auteurs de la tribune, affirmant que « Charlie Hebdo n’est pas obsédé par l’islam ». A l’appui de cette assertion, le constat, sur la période étudiée, de 38 « unes » consacrées à la religion, dont 20 % « se moquent principalement de l’islam » (soit 7). « Au total, concluent les sociologues, seulement 1,3 % des “unesˮ se sont moquées principalement des musulmans. De fait, Charlie Hebdo n’était pas “obsédéˮ par l’islam. » L’utilisation de données quantitatives a toutes les apparences de la scientificité et fonctionne comme un argument d’autorité quasi imparable.Pourtant, cette démonstration masque davantage d’éléments qu’elle n’en dévoile, en mettant en avant un simple chiffre. Ce chiffre évacue un ensemble d’hypothèses et de postulats qui, s’ils ne sont pas sérieusement interrogés et étudiés, ne lui confèrent qu’une faible valeur interprétative. Autrement dit, affirmer qu’à partir de cette étude, Charlie Hebdo, « conformément à sa réputation, est un journal irrévérencieux de gauche, indéniablement antiraciste, mais intransigeant face à tous les obscurantismes religieux », laisser ainsi entendre que rien, dans le contenu du journal, ne pose problème (sur les musulmans ou sur d’autres sujets comme le sexisme), et que les personnes qui s’en indignent ou le questionnent ont tort, est un glissement qui ne peut résulter du raisonnement proposé.Les « obsessions » d’un journalEtudier les « unes », ce n’est pas étudier le journal : les deux universitaires le précisent bien. Mais alors le titre de l’article qui, en recourant à la métonymie, assimile tout le journal à sa « une », est abusif. Présupposer que les « unes » sont à l’origine des accusations d’islamophobie relève davantage d’une intuition au doigt mouillé que d’une réflexion sérieuse : elles ont reposé sur des articles, éditoriaux et prises de position des membres de la rédaction, au cœur du journal et en dehors. En outre, étudier les « unes » seulement en tant que produit fini, comme si elles arrivaient ex nihilo, sans s’interroger sur la manière dont elles sont élaborées, est problématique.Gaël Villeneuve, sociologue des médias, souligne sur son blog que la sociologie du journalisme a depuis longtemps montré que le choix d’une « une » relève davantage d’une logique commerciale que des « obsessions » des membres d’un journal. Même chez Charlie, la « une » est souvent un dessin lié à l’actualité immédiate, un positionnement décalé sur ce qui fait parler dans le temps médiatique. Et, quand bien même on considérerait que les « unes » reflètent les seules préoccupations des journalistes, on ne sait ici rien des manières dont elles sont collectivement discutées et débattues au sein de la rédaction. La seule étude des couvertures tend à homogénéiser la rédaction, alors que s’y expriment des opinions plurielles.En fait, bien trop d’éléments entrent en ligne de compte dans la production d’une « une » pour qu’on se contente d’en tirer des conclusions à partir de ce qui est immédiatement visible. Surtout, le fait d’exposer le débat en laissant entendre que les reproches faits à Charlie Hebdo se posaient quantitativement relève d’un procédé intellectuel douteux consistant à réfuter une proposition qui n’a pas été tenue en ces termes. Les polémiques suscitées par Charlie Hebdo ne portent pas sur le nombre de références à l’islam, mais sur les manières dont cette religion est représentée.Il est bien sûr autorisé de choisir un point de vue inédit, mais alors il conviendrait d’en préciser les limites. Imaginons le parallèle suivant : 1,3 % des discours d’un vieux leader d’extrême droite évoquent la Shoah. Doit-on en conclure qu’il n’a pas d’« obsession » antisémite ou négationniste ? Imaginons ensuite qu’une minorité des « unes » du journal fasse figurer des femmes, ou plutôt une paire de seins, de fesses et un vagin. Leur faible représentation protégerait-elle la rédaction de Charlie de tout soupçon de phallocratie ? La question n’est pas « l’obsession » quantitative, mais les modalités, logiques et registres d’expression.Par ailleurs, on ne peut traiter ce sujet sans s’interroger en amont sur les rapports de domination au sein de la société, sur la stigmatisation de l’islam, et donc sur les interprétations racistes qu’on peut faire de ces dessins. Songeons par exemple aux manières distinctes dont Charlie Hebdo s’en prend aux religions : à propos du catholicisme, ses dessins représentent majoritairement la hiérarchie ecclésiastique, quand l’islam est avant tout abordé par le biais des femmes voilées, ou de pratiquants « ordinaires ».ChiffresEn nous attelant à notre tour à une première analyse statistique sommaire des « unes » de Charlie Hebdo, il s’avère que nous n’aboutissons pas aux mêmes résultats : sur une période moindre (2009-2014), nous trouvons 3,5 fois plus de références à l’islam en « une » que nos collègues (24 « unes »). Il ne s’agit pas de trancher sur la vérité d’un chiffre, mais plutôt de souligner que toute étude statistique se construit en fonction de critères choisis par l’analyste ; il lui revient de les expliciter, sans quoi son approche n’est pas rigoureuse. Quelle définition de la catégorie « islam » adoptent donc les sociologues en amont de leurs calculs ? Enfin, si c’est « l’obsession » qu’on veut réfuter, alors on se doit de contextualiser les données, c’est-à-dire de les mesurer par rapport au traitement médiatique général de l’actualité, en l’occurrence Charlie Hebdo, obsédé par l’islam ?Ce n’est pas en posant la question en ces termes que l’on pourra comprendre pourquoi des personnes se sentent offensées par ce qu’elles y trouvent. Si nous avons la faiblesse de ne pas savoir si Charlie Hebdo est islamophobe ou islamophile, nous savons avec force que l’étude des « unes » ne permettra de conclure ni à l’une ni à l’autre de ces options, tout en suggérant toutefois une interprétation préférentielle. Dès lors, les sociologues qui font appel aux chiffres se doivent de garder prudence et humilité sur leurs résultats, en en signalant au moins les angles morts. Car, en effet, citant le sociologue Olivier Galland, nous rejoignons nos collègues sur leur conclusion : le manque de connaissances sérieuses « laisse le champ libre aux interprétations et aux solutions simplistes ». ************************************************************* ************************************************************* Les enfers sont à l’ouest, l’éditorial du « Monde des livres » Les enfers, nous croyons connaître, mais au fond nous n’en savons rien. Le soir, nous racontons aux enfants l’histoire d’Hadès, de sa maison et de son royaume, comme si le destin de ce personnage mythique était gravé dans le marbre. Nous ouvrons, par exemple, Les Mythes grecs, d’Anna Milbourne et Louie Stowell, un volume superbement illustré, paru chez Useborne et qui fait la joie des petits et des grands. Or qu’y découvre-t-on ? Des morts, « criant, pleurant et serrant l’obole qui paierait leur passage dans le monde souterrain d’Hadès ».En réalité, pourtant, c’est encore beaucoup plus obscur. Non seulement la conception que les Grecs se sont faite des enfers n’a pas cessé de varier, depuis Homère jusqu’à Platon, en passant par les cultes à mystères, mais le texte homérique lui-même laisse place à plus d’une version, hésitant sans cesse « entre un monde souterrain et le mythique “au-delà” d’un fleuve », comme le montre Danielle Jouanna. Cette spécialiste de l’Antiquité signe un nouveau livre intitulé Les Grecs aux enfers (336 p., 25 €), publié par Les Belles Lettres, vénérable maison qui porte si haut les livres, et si bien son nom. Elle souligne ainsi que, dans l’imaginaire grec, les enfers sont à la fois en dessous et à la marge de la terre habitée. Ils sont même, quand c’est précisé, « à l’ouest », dans la zone où tombe le soleil, là où triomphent les ténèbres, où tout se perd, y compris l’empire des ombres.Parcourant les récits et les légendes avec une généreuse érudition, ce livre démontre combien les mythologies sont tout sauf ce corpus de récits stables, immobiles, que nous pensons pouvoir restituer tranquillement. Au fil de l’Antiquité, ces histoires sont demeurées ouvertes à la pluralité des lectures et des imaginaires. Elles n’ont pas cessé, du reste, de se trouver relancées par les écrivains, comme en témoigne la grande « Traversée » que notre collaboratrice Florence Bouchy consacre à plusieurs romans récents (lire pages 2-3). Convoquant les personnages d’Achille, de Thésée et du Minotaure, ces livres projettent sur le monde contemporain les mythologies grecques, dont ils réactivent à leur tour la vive polysémie, la fécondité littéraire et la puissance d’élucidation. Les héros antiques reprennent du service ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* Etendu pour le conte C’est un étrange ­rituel familial, si l’on y réfléchit bien, que de lire des histoires aux enfants le soir, quand ils se couchent, afin de les accompagner dans le sommeil. Car il s’agit souvent d’histoires prenantes qui devraient au contraire les tenir en haleine, ou de contes épouvantables hantés par l’ogre et le loup qui vont profiter des ombres du cheval à bascule et du pantin pour se profiler réellement sur le mur de la chambrette transformée du coup en théâtre propice au cauchemar et à l’énurésie. Plus tard, pourtant, nous aurons soif encore de ces histoires à dormir debout et les écrivains auront beau afficher plutôt l’ambition de nous réveiller, nous leur emprunterons leurs songes plus volontiers que leurs idées pour les mêler aux nôtres.Habileté démoniaqueTel qui s’assoupit sur son livre lui reprochera d’être soporifique sans se douter que peut-être, comme les histoires de l’enfance, il l’endort pour mieux insinuer en lui ses phrases, ayant trompé sa vigilance, le recouvrir comme le drap, comme la nuit, et le posséder tout entier. Les contes noirs, sanglants, gothiques, les diaboliques, semblent justement écrits pour la nuit, pour se substituer avantageusement à nos rêves ressassés, aussi verrouillés que le labyrinthe de couloirs de la maison de famille. Avec son Tétraméron, l’écrivain cubain José Carlos Somoza nous en offre un recueil fort beau, construit avec une habileté démoniaque.Le titre du livre et son principe évoquent évidemment le Décaméron de Boccace (XIVe siècle) et la référence serait écrasante si l’auteur n’en jouait avec ironie, développant surtout un imaginaire très personnel. Son héroïne est une adolescente si peu remarquable qu’elle se croit elle-même invisible. Nul ne lui prête attention ; elle répondrait au nom de Soledad si – puisqu’elle se nomme en effet très opportunément ainsi – elle n’était pas le plus souvent dispensée de le faire. En visite scolaire dans un ermitage des environs de Madrid, elle fausse compagnie à ses camarades, emprunte un escalier tortueux, pousse une porte et entre dans une salle où quatre personnages étonnants, deux hommes et deux femmes, se trouvent assis autour d’une table. L’enfant maigre et pâle, absente à elle-même, fantôme de la lectrice idéale, a malencontreusement fait irruption au milieu de la réunion d’une société secrète de conteurs, le Tétraméron, et elle va prendre corps en les écoutant, elle va se déniaiser et mûrir.José Carlos Somoza confie deux récits à chacun des membres de son club, la diaphane Mme Guín, l’envoûtante Mme Lefo, l’inquiétant M. Forme et un évêque faussement patelin comme ils le sont tous. Les récits s’enchâssent les uns dans les autres à la manière des coffrets gigognes que Soledad ouvre un à un, métaphoriquement : d’abord un coffret d’acajou, puis un coffret d’ivoire, puis un coffret de laque rouge, etc. Lorsqu’elle ouvrira le dernier, elle découvrira au fond la clé de sa propre énigme – je n’éventerai bien sûr pas ce mystère ici, le chroniqueur littéraire n’est pas supposé non plus abattre seul toute la besogne… Mais la lecture des « contes de Soledad », sous-titre du livre, n’a rien de fastidieuse. Bien au contraire, et si quelques-unes de ces histoires sont un peu tirées par les cheveux, ceux-ci se dressent d’eux-mêmes sur notre tête à la lecture des plus réussies.Fantaisies grimaçantesDans la première d’entre elles, par exemple, L’Esprit Curie, la patiente d’un psychanalyste s’identifie à la célèbre physicienne : « Le monde est corrompu, mou, transpercé et truffé de vers comme un fromage moisi. La radioactivité est la cause de tout, et mon Esprit est condamné à errer de par le monde pour expier la faute consistant à l’avoir découverte. » Sa force de conviction est telle que son analyste finit par croire qu’elle dit vrai (et que le lecteur lui-même est gagné par le doute). Ensemble, ils décident d’éradiquer la source de tant de maux et de défier la radioactivité.La lutte contre le Mal est aussi, dans Particules, l’obsession d’un certain Gaston Grenoble devenu si riche que ses moindres souhaits sont immédiatement exaucés par des serviteurs de moins en moins nombreux, de moins en moins nécessaires, puis sans leur entremise, comme la volonté d’un dieu omnipotent. Il en arrive à redouter les conséquences de ses désirs les plus nobles : supprimer la maladie et la guerre, bien sûr, mais s’il devait en résulter des désastres pires ? Il construit donc une cage afin d’y circonscrire, d’y matérialiser puis d’y anéantir le principe du Mal.De temps en temps, Soledad intervient mal à propos et les membres du Tétraméron exigent alors qu’elle retire une pièce de son habillement. Lent strip-tease puisque la vérité aussi n’existe que nue mais se découvre sans hâte. Soledad se reconnaît dans l’héroïne du meilleur conte du livre, Corpus Christi, qui raconte avec beaucoup d’humour l’ascension d’une petite Américaine « du statut de teenagerà déité africaine ». Bien d’autres fantaisies grimaçantes naissent sous la plume de José Carlos Somoza, écrivain satanique d’excellente compagnie qui s’interroge aussi sur le pouvoir de la littérature, « ce qui n’existe pas » et cependant nous permet d’exister en nous dépouillant « de tous les déguisements de l’existence ».Tétraméron. Les contes de Soledad (Tetrammeron), de José Carlos Somoza, traduit de l’espagnol (Cuba) par Marianne Millon, Actes Sud, « Lettres hispaniques », 256 p., 21,50 €. Eric Chevillard D’autres vies que la leur C’est un personnage au destin tragique. Jusqu’à présent pourtant, Olga Benario était restée dans l’ombre de Luis Carlos Prestes, ce meneur d’hommes dont Jorge Amado s’était fait l’hagiographe (Le Chevalier de l’espérance, Editeurs français réunis, 1949). Dans Olga, que rééditent les éditions Chandeigne, Fernando Morais évoque la trajectoire de cette jeune Allemande, juive et révolutionnaire, désignée par les services secrets soviétiques pour protéger et espionner Prestes, chef du Parti communiste brésilien (PCB). Arrêtée à la suite d’une tentative de putsch militaire organisée par le PCB en 1935, elle fut déportée par les autorités brésiliennes en Allemagne, puis tuée au camp de concentration de Ravensbrück, en 1942, après avoir donné naissance à la fille de Prestes. En arrière-plan de ce saisissant destin, Fernando Morais rappelle les liens entretenus par la dictature de Getulio Vargas (1930-1945) avec le fascisme. Son retour au pouvoir par... La noire Pologne de Zygmunt Miloszewski En Pologne, le polar est, après le catholicisme, la religion qui compte le plus de fervents adeptes. Dans les études d’opinion, ses habitants placent en effet ­thrillers et romans noirs en tête de leurs genres littéraires préférés. Depuis la disparition de la très populaire Joanna Chmielewska (1932-2013), la relève est assurée par Zygmunt Miloszewski, dont la formidable trilogie consacrée au procureur Teodore Szacki – le deuxième tome, Un fond de vérité, vient de paraître en France – est traduite en quinze langues. Nourri de culture classique, ce trentenaire né en 1976 a, dit-il, pris des leçons d’ironie chez l’Américain Kurt Vonnegut, (1922-2007), de construction dans les thrillers de Pierre Lemaitre et découvert la bureaucratie à la française dans Glacé (Pocket, 2012),de Bernard Minier. « Je pensais qu’on était champion dans ce domaine, mais j’ai changé d’avis », s’amuse cet ancien journaliste. Fan du Suédois Henning Mankell, Zygmunt Miloszewski a pris, il y a quelques ­années, un ferry pour visiter la Scanie et, en particulier, la localité d’Ystad où est censé vivre le commissaire Kurt Wallander. Sans doute n’était-il pas le premier pèlerin mû par l’admiration, puisqu’un circuit fléchant les bonnes adresses du célèbre flic attend les touristes en cette contrée reculée. Désormais, c’est au tour d’Un fond de vérité de servir de guide aux lecteurs arrivant à Sandomierz, érigée en nouvelle destination touristique. « Cela montre... Heisenberg sans certitude Ira-t-on prétendre qu’un béotien en matière de ­physique, guère au fait des ­ondes, des atomes et des particules, comprendra chaque détail du livre que Jérôme Ferrari consacre à Werner Heisenberg (1901-1976), père de la mécanique quantique ? Ce serait beaucoup s’avancer. Mais cela n’a guère d’importance.La corruption des idéauxD’abord, parce que l’essentiel du Principe est accessible, et beau, ­réflexion sur une trajectoire et sur l’impossibilité de la fixer, méditation parfois somptueuse sur la corruption des idéaux par le contact avec la matière ; et puis, parce que l’incompréhension est presque le propre de cette discipline. L’écrivain, Prix Goncourt 2012 pour Le Sermon sur la chute de Rome ­(Actes Sud), raconte que son intérêt pour Heisenberg remonte à ses études de philosophie (qu’il enseigne), et qu’il a beaucoup à voir avec la dimension « littéraire » des problématiques que soulève la physique quantique. Dont le principe d’incertitude élaboré par Heisenberg,qui donne son titre au livre (lequel principe affirme qu’une particule élémentaire ne peut avoir simultanément une position et une vitesse). Jérôme Ferrari développe, pédagogue, lorsque nous le rencontrons : « Au niveau atomique, il y a une réalité qui ne peut être saisie par les concepts du langage courant – comme les mots “position” et “vitesse” –, sans qu’on puisse en employer d’autres, parce que ces mots sont constitutifs de la pensée. » Résultat : « On a un outil, le langage, qui ne peut pas décrire le niveau de réalité auquel on se ­situe. On doit... Vassilis Alexakis sonde la litote La rencontre commence à la ­taverne Philippou, sur les hauteurs de Kolonaki, au cœur d’Athènes, quelques jours avant les élections législatives remportées par Alexis Tsipras et son parti de gauche radicale, Syriza, le 25 janvier. C’est un restaurant familier aux lecteurs de Vassilis Alexakis, comme le Démocrite, situé un peu plus bas mais qui a fermé ses portes depuis la crise. La conversation commencée à Athènes se poursuit quelques semaines plus tard, au restaurant La Gauloise, à Paris, en face de la photographie dédicacée d’Alain ­Delon avec un panama ; l’écrivain y avait dîné avec l’éditeur Jean-Marc Roberts.C’est le côté Guide Michelin d’Alexakis : il y a toujours de bonnes adresses dans ses livres. Dans La Clarinette, ses personnages se retrouvent plutôt dans les cafés athéniens. Depuis la crise, les Grecs vont moins au restaurant. Le Philippou se ­remplit quand même peu à peu au fil de l’après-midi. « C’est l’heure des académiciens », explique Vassilis Alexakis, en ­saluant ses distingués confrères.La conversation porte sur la crise grecque et la victoire annoncée de Tsipras. Ils se connaissent. Le chef de Syriza avait même réussi à convaincre Alexakis de se présenter à des élections européennes et municipales, au milieu des années 2000. Il n’a pas été élu. A son plus grand soulagement. Il ne se voyait guère conseiller municipal d’Athènes. A l’époque, ce qui est aujourd’hui le premier parti de Grèce ne réunissait que 5 % des suffrages. Aujourd’hui, il voit moins Tsipras. « Il y a un monde fou autour de lui, depuis qu’il y a des postes à pourvoir. » A 71 ans, il n’éprouve pas la nécessité d’obtenir des maroquins. Il a juste besoin de sujets de romans. car « le roman [l]’intéresse plus que tout, plus que la Grèce, plus que la crise ».Roman et enquêteIl a commencé La Clarinette avec deux sujets : la mémoire et la crise grecque. La maladie de Jean-Marc Roberts, son unique éditeur, qui le ­publia chez Julliard, Seuil et Stock, a modifié le projet. Alors qu’il en avait débuté l’écriture en grec, parce que « la Grèce est [sa] mémoire », il est repassé au français pour pouvoir dialoguer avec son ami.Il parle de lui et des gens qu’il rencontre dans ses romans, mais les utilise comme des personnages de fiction. « La part ­d’enquête nourrit l’imaginaire. » Il transforme, il invente des dialogues. L’essentiel des paroles de Jean-Marc Roberts sont ­inventées, mais il pense qu’il a été fidèle à son ami. Il pratique un genre d’auto­fiction imaginaire.OrthodoxieVassilis Alexakis goûte peu les religions et notamment l’orthodoxe, toute-puissante en Grèce. Il fait partie des rares Grecs favorables à la séparation de l’Eglise et de l’Etat, inscrite au programme de ­Syriza. Mais il n’est pas choqué outre ­mesure de voir les bonnes relations entre Tsipras et l’archevêque d’Athènes, Hieronymos. Une entente nouée sur fond de crise et d’organisation de soupes populaires. Il est néanmoins rassuré de voir que la plupart des ministres du nouveau gouvernement ont refusé de recevoir la bénédiction religieuse qui recouvre d’encens le moindre remaniement.A défaut de religion, il s’est quand même réconcilié avec Orthodoxie. C’est l’un des personnages de son livre. Il n’aurait jamais pu l’inventer. Cette jeune femme de 20 ans est l’avant-centre de l’équipe de Grèce des SDF. Il est heureux d’apprendre qu’elle a marqué quatre buts lors des championnats du monde des SDF à Poznan, en Pologne. Il est surtout ravi de ce prénom qu’il ne connaissait pas. « Pourquoi tes parents l’ont-ils choisi ? », demande-t-il dans le roman. « Mais c’est parce que mon grand-père s’appelait ­Orthodoxe ! »La fin de la litoteEn grec, l’austérité se dit litotita. Vassilis Alexakis, qui ne cesse de se plonger dans les dictionnaires grecs et français et de rapprocher les deux langues, s’en amuse : « Les Grecs se battent contre la litote. Peut-être y aura-t-il une révolution contre la ­litote ? »Pour parler de la crise, il ne cherche pas à en faire trop. Il privilégie la litote. Il ­raconte comment il a vendu le journal des SDF à Athènes. « Je me suis fait insulter par les patrons de café. » Ou évoque ce Congolais clandestin qui avait étudié la philo­sophie. Après avoir attrapé une maladie dans l’un de ces camps de rétention où les migrants sont maltraités, il a frôlé l’amputation des jambes. « Je lui ai dit que le pays de Socrate l’avait bien mal accueilli. » Il a vu de belles choses aussi pendant cette crise, comme cette centenaire de la bonne bourgeoisie athénienne, Lily, qui tricote des pulls de toutes les couleurs pour les enfants : « Je ne peux pas supporter que des enfants aient froid dans mon pays. »Le cimetière de l’Europe « Il y a un aspect moral dans les jugements sur la Grèce. Depuis les années 1980, on sait qu’elle court à sa perte, en empruntant et en faisant la fête. Mais que faisait l’Europe ? » Vassilis Alexakis a trouvé une solution à la crise de la dette grecque. « Les pays du nord rêvent de vieillir en Grèce, à cause du climat. Nous n’avons qu’à bâtir des cimetières pour accueillir l’Europe du Nord, en échange de l’effacement de nos dettes. Nous proposons à la place des ­concessions perpétuelles, sans frais d’obsèques. Et nous garantissons les meilleures places sur nos îles avec une belle vue sur la mer. »Il hésite quand il faut trouver une île pour la chancelière allemande, Angela Merkel. « Pas Cythère, quand même ». Ni Tinos, son île. Il ne préférerait pas. Il songe à « une île près de la Turquie, mais pas ­Lesbos, elle pourrait mal le prendre ».Il y a deux cimetières dans le roman. Ce sont des endroits plutôt gais. Le cimetière du Céramique, à Athènes et celui de Montmartre, à Paris. Comme beaucoup d’Athéniens, Alexakis ne visite guère les sites antiques. En vrai Parisien, il n’est ­jamais monté sur la tour Eiffel non plus. Pour les besoins de son roman, il visite le cimetière du Céramique, aux portes de la vieille ville, sur la Voie sacrée. Il est heureux d’apprendre qu’il y avait un ­bordel antique juste à côté. C’est d’ailleurs la photo d’un vase reproduisant plusieurs postures érotiques qui le conduit là. Ce vase a été découvert lors des travaux pour la construction de nouvelles lignes de ­métro, à l’occasion des Jeux olym­piques d’Athènes, en 2004, quand les ­entreprises allemandes étaient heureuses de voir l’Etat grec dépenser son argent sans compter. Le conservateur du musée lui montre ce petit vase et Alexakis visite le cimetière, havre de paix au cœur ­d’Athènes.C’est là qu’Orthodoxie trouve refuge la nuit avec son compagnon pour régler un problème délicat pour les SDF : où faire l’amour dans les rues d’Athènes ? Le cimetière s’y prête très bien et le mince ruisseau qui le traverse sert de salle de bain.Alexakis se demande si des gens viennent faire l’amour près de la tombe de Jean-Marc Roberts à Montmartre. Ses promenades au cimetière du Céramique l’ont aidé à accepter la mort de son ami. Sur les stèles, les défunts sont entourés de personnages. Il y en a toujours un d’assis. « Je me dis que Jean-Marc a une place assise. »En quittant le restaurant, il regarde la photo d’Alain Delon et la salue en partant. Ce n’est plus l’acteur de Borsalino mais une nouvelle incarnation de son ami, Jean-Marc Roberts, qui va continuer à ­l’accompagner par la grâce de son roman. Alexakis a pris l’habitude de vivre et d’écrire avec ses fantômes. « La Clarinette » : perdre un ami, perdre un pays Le roman commence parce que Vassilis Alexakis a perdu un mot. Impossible de se souvenir du terme « clarinette » en français ou en grec. Il entend le son, voit l’objet, mais ne peut réveiller sa mnêmê (mémoire, en grec). Au fil du livre, il va perdre son ami et éditeur Jean-Marc Roberts, atteint d’un cancer, et avoir peur de perdre son pays. « J’ai l’impression que l’Europe et le Fonds monétaire international infligent un traitement analogue à ton pays. Mais il paraît que cela ne sert pas à grand chose », lui dit Roberts, alors qu’il s’apprête à expérimenter de nouvelles médications.Al denteAlexakis a composé une sorte de concerto pour clarinette, pour la mort d’un ami et d’un pays. La situation de la Grèce se dégrade au gré des soins du docteur Troïka. C’est l’Athènes de la crise que décrit Alexakis avec ses SDF, ses immigrés clandestins traités comme des chiens.Mais la clarinette est aussi un instrument plus léger, plus jazzy, et Alexakis nous fait rire quand il se moque de son propre corps vieillissant ou du milieu littéraire parisien. Il confond le successeur de Jean-Marc Roberts chez Stock avec un garçon du Lutetia, décrit un théoricien de la littérature qui dénonce « l’égocentrisme » des auteurs français, alors qu’il « n’a jamais écrit qu’un seul ouvrage qui raconte l’ascension de l’Himalaya par trois amis d’enfance originaires de Quimper ». Alexakis lui réplique en donnant sa définition de la littérature : « Saisir les vagues pensées qu’on conçoit pendant qu’on attend que l’eau pour les spaghettis commence à bouillir. » Avec Alexakis, la littérature est al dente.A. S.La Clarinette, de Vassilis Alexakis, Seuil, 356 p., 21 € « – Alors comment va la Grèce?– Le tiers de de la population, trois millions et demi de personnes, vit en dessous du seuil de pauvreté. Il existe bien sûr des pays encore plus miséreux : le cas de la Grèce est cependant particulier dans la mesure où on la tient pour responsable de sa détresse. Elle est le seul pays pauvre que personne ne plaint. On l’accuse au contraire dans toutes les langues d’avoir eu la folie des grandeurs, d’avoir abusé des fonds européens, d’avoir trafiqué ses statistiques pour accéder à la zone euro. La Grèce n’a plus qu’un seul visage, celui de ses fautes. C’est un pays sans qualités, sans passé. L’opprobre international tend à persuader mes compatriotes qu’ils ont bien mérité les mesures d’austérité qui leur sont imposées par un gouvernement aux ordres des créanciers du pays. Le fait est qu’ils les acceptent assez docilement. Il ne se passe rien en Grèce en ce moment.– Moi aussi je me sens humilié par mon état. »Page 202 Alain Salles Vieillir à la plage Copacabana. Ses plages de sable fin, ses couchers de soleil sur l’horizon, ses joueurs de volley-ball à la peau cuivrée, ses naïades siliconées en bikini… et ses papys hâbleurs et salaces qu’aucune carte postale n’osera jamais montrer. Ils s’appellent Alvaro, Silvio, Ribeiro, Neto, Ciro et ont connu les grandes heures de la révolution des mœurs dans le Brésil des années 1970.Rio de Janeiro était à l’époque une ­Babylone ouverte aux plaisirs du sexe et de la chimie. Nos mousquetaires s’en sont donné à cœur joie, avant de « vieillir sans s’en apercevoir ». Verbe haut mais queue basse, ils racontent cet âge d’or sur le perron de leur retraite de petit fonctionnaire ou d’employé de bureau, sans oublier de régler au passage quelques comptes entre eux et à cette chienneté de l’existence qu’on appelle la vieillesse.Qu’on se rassure. Le premier roman de la comédienne Fernanda Torres (Prix d’interprétation féminine à Cannes en 1986 pour son rôle dans Parle-moi d’amour, d’Arnaldo Jabor) n’est pas un lamento choral entonné par une bande de « vieux de la vieille » aux problèmes d’artères et de bandaison molle. Le sujet de la décrépitude physique n’est abordé ici qu’en ­contrepoint d’une ­réflexion sur une ­société brésilienne ayant placé l’apparence corporelle au rang de ­religion. Comme son titre ne l’évoque pas, Fin est un roman enjoué et tragicomique, porté par un casting truculent qui aurait fait le bonheur du cinéma italien des ­années 1960.Pesant d’hormonesPar lequel commencer ? Par Ciro, peut-être. Ce diable de Ciro qui a préféré se séparer de sa femme Ruth par crainte de voir se dégrader sa passion pour elle. Pris un jour en flagrant délit d’adultère, notre homme rentre fissa au domicile conjugal, enfile son pyjama comme si de rien n’était et attend le retour de sa chère épouse pour lui dire que non, bien sûr que non, il n’a pas quitté la maison. Ruth en deviendra folle, au point d’être internée. Ciro pourra alors « se taper la moitié de Rio en un peu moins d’un an ».Dans le même genre, Silvio vaut son pesant d’hormones. Cet « odieux père, mari infidèle, abominable grand-père et ami déloyal » – comme l’écrira son fils dans le faire-part publié après sa mort – n’a vécu que pour le sexe, avec un penchant pour les orgies. Un dévergondage revendiqué que Silvio doit à sa relation avec l’hédoniste Suzana. ­Laquelle a également connu les bras du camarade Ribeiro, dont l’obsession tourne plutôt autour des jeunes filles en fleurs de 17 ans. Tout libertin qu’il est, Ribeiro va « ruminer pendant ­trente-cinq ans » d’avoir vu Suzana se faire draguer – simplement draguer – par Silvio, preuve que la chair est vraiment faible…Mais que dire de cet abruti d’Alvaro, que son absence totale d’ambition a privé toute sa vie d’être aimé par sa femme Irene ? « Elle est restée avec lui en attendant le prochain tramway qui la remettrait sur la bonne voie. Mais le tramway n’est jamais passé », écrit ­Fernanda Torres dans ce récit où le poids du catholicisme n’apparaît qu’en transparence, sauf à travers la personnalité d’un curé vraiment trop foutraque pour être crédible.Il n’y a finalement que Neto à sortir sans trop d’écorchures de ce procès tout en tendresse de la gent masculine. Le seul métis du groupe s’avère aussi le seul à ne pas avoir divorcé. ­Hasard ? « Chaque fois qu’une bringue un peu animée se terminait avec la police à la porte, Neto était invité à suivre la patrouille jusqu’au poste. Le racisme latent l’avait ­conduit à mener une vie sans faille. »Sans faille mais pas sans expédients. Entre les cocktails de ­cocaïne et d’amphétamines absorbés du temps de leur splendeur et les boîtes d’anxiolytiques et autres antiviraux qui prolongent le crépuscule de leur vie, ces improbables « cavaliers de l’Apocalypse » ont finalement passé leur existence à avaler des pilules. Dont le saint Viagra, qui va offrir à Ribeiro « dix ans de vie productive », et lui permettre de « dissocier le sexe de l’amour ». Il n’est ­jamais trop tard pour bien faire.Fin (Fim), de Fernanda Torres, traduit du portugais (Brésil) par Marine Duval, Gallimard, « Du monde entier », 256 p., 22,90 €. L’exil, avec ou sans tabac A la Foire du livre de Francfort, en 2013, Luiz Ruffato avait prononcé un discours abrasif sur son pays – du génocide indien à la violence contemporaine. A ceux qui l’accusaient de nourrir les clichés dont souffre le Brésil,on avait opposéla biographie de l’écrivain. Né en 1961 à Cata­guases, dans le sud de l’Etat de Minas Gerais, Ruffato est le fils d’un vendeur de pipocas (pop-corn) et d’une lavandière analphabètes. Ouvrier tourneur sauvé par la lecture, cet ancien journaliste était arrivé à Sao Paulo en 1990. Dès son premier roman, Tant et tant de chevaux (Métailié, 2005), il avait plongé dans les entrailles d’un Brésil « où le capitalisme sauvage n’est pas une ­métaphore ». La mégalopole, terre d’immigration, italienne, allemande, ­japonaise, syro-libanaise, mais aussi intérieure, a incité l’écrivain à faire du déracinement et de l’exode rural le thème central de son œuvre. La question que pose Ruffato dans son nouveau livre, A Lisbonne j’ai pensé à toi, c’est celle... Une planche originale d'Astérix vendue 150 000 euros pour les victimes de « Charlie » Une planche originale de l'album d'Astérix Les Lauriers de César a été vendue 150 000 euros samedi 14 mars au profit des familles des victimes de l'attentat contre Charlie Hebdo. Le dessinateur Albert Uderzo doit dédicacer spécialement cette planche extraite du 18e album des aventures d'Astérix le Gaulois, édité en 1971, pour l'acquéreur. Christie's, la maison de vente, a promis de ne pas prélever de commission. ************************************************************* Le Brésil se lit cru Les mots se chevauchent et se croisent sur une gigantesque toile blanche. Des cases et des lettres comme autant d’associations d’idées et de fantaisies créatrices jetées à la face des spectateurs. Lumière, fesse, multiracial. ­Brésiliens, corrompus, joie. Dieux, football, pauvre. De bas en haut, de la lumière vers l’ombre, de gauche à droite et inversement, la pièce Puzzle (d) se joue du Brésil et de ses clichés comme pour mieux se les approprier, avec un féroce appétit.Voici peut-être une porte d’entrée vers la jeune et foisonnante littérature brésilienne. Peut-être est-ce ici, dans ce théâtre de la folle mégapole pauliste, épicentre intellectuel autant critiqué qu’adulé, que le pays s’essaie à montrer la vois.Entre la douceur et la dureté« J’ai voulu faire une œuvre sur la littérature mais aussi un cabaret ouvert sur le Brésil d’aujourd’hui, tant le pays est complexe, balancé en permanence entre la douceur et la dureté, entre le physique et l’émotion », explique son metteur en scène, Felipe Hirsch. A 42 ans, lunettes, chemise et barbe noires, très noires, il est considéré comme un des dramaturges les plus prometteurs du pays. C’est lui qui fut convié à présenter sa pièce au Salon du livre de Francfort en 2013, l’année où le Brésil était l’invité d’honneur. Là qu’il proposa la première des quatre parties de ce Puzzle, qui a nécessité six ans de travail et utilise, tel un dogme, les mots comme point de départ.Puzzle (d), le dernier volet, s’inscrit dans cette veine. Il clôt un cycle à quelques jours du Salon du livre de Paris, où le Brésil est de nouveau l’invité d’honneur. « C’est une recherche sur la solitude de notre langue portugaise, sur l’isolement de notre pays et le solipsisme de ses poètes. Oui, au moment où l’on parle le plus de lui, de sa littérature, de sa production artistique, le Brésil, avec toutes ses contradictions, se cherche et renvoie à une production littéraire multiforme, urbaine, moins régionale, plus individualiste aussi, fascinée ou traumatisée encore par ses violences et ses inégalités sociales. Le pays a définitivement abandonné le réalisme magique pour affronter crûment et concrètement une réalité de plus en plus compliquée. »Nous y sommes. L’incroyable palette créative des quarante-huit écrivains conviés à Paris traduit au plus juste ce nouveau paradigme. « Oui, la page est tournée, l’auteur veut parler de ce qu’il vit, de ce qu’il voit », dit la romancière Guiomar de Grammont, professeure de philosophie et vivifiante commissaire brésilienne du Salon. Elle ajoute : « La ville, ses contrastes, sa mélancolie aussi : c’est une de nos qualités que de montrer ou de révéler ces angoisses qui font partie du monde contemporain. »Dans tous les genresCes angoisses ne sont certes pas nouvelles. On les retrouve déjà chez nombre d’auteurs fondateurs de la littérature brésilienne. Chez Joaquim Maria Machado de Assis (1839-1908) par exemple, cet autodidacte de génie, père de l’Académie brésilienne des lettres, dont Métailié republie une grande partie de l’œuvre en poche. Ou plus tard chez Clarice Lispector (1920-1977), qui articule si bien angoisse et inconscient, et dont les éditions Des Femmes publient l’émouvante correspondance avec ses sœurs (Mes chéries. Lettres à ses sœurs, 1940-1957, 382 p., 18 €).Aujourd’hui, les brèches sont largement ouvertes. Cette littérature qui fouille les replis et travers du quotidien s’est imposée et s’exprime dans tous les genres. De Chico Buarque à Marcelo Backes, d’Ana Paula Maia à Paulo Scott, les questions que se posent les écrivains se recoupent : quel sens apporter à cette société de masse, ce monde d’apparence et de l’éphémère où les individus deviennent des marchandises ou des prédateurs ?Dans Neuf nuits, de Bernardo Carvalho (Métailié, 2005), le suicide d’un anthropologue nord-américain pousse l’auteur à mener une enquête, obsédante, qui révélera les contradictions et les désirs inassouvis d’un homme seul sur un territoire étranger. L’auteur pauliste, l’un des plus salués par la critique, aime à tisser les fils, coller aux basques du passé pour mieux ferrer le présent. Sans mythologie ni allégorie. « Quand vous viendrez chercher ce que le passé a enfoui, écrit-il, sachez que vous serez aux portes d’une terre où la mémoire ne peut être exhumée car le secret, qui est le seul bien qu’on emporte dans la tombe, est aussi le seul héritage qu’on laisse à ceux qui restent et qui, comme vous et moi, sont en quête de sens, ne serait-ce que parce qu’ils flairent un mystère et qu’ils finissent par mourir de curiosité. »Daniel Galera ne dit pas autre chose. Ecrivain prolixe, installé à Porto Alegre et présenté à 36 ans comme un des plus doués de sa génération, il taille dans le vif de ses sujets avec une noirceur à couper le souffle. « Je veux de la réalité, la vraie réalité, et s’il s’agit de rêves, ils doivent être d’une réalité psychologique. Pas de magie, pas d’abracadabra. Gabriel Garcia Marquez ? Je le déteste », a-t-il lâché un jour à un journaliste allemand de l’hebdomadaire Die Zeit, avant d’ajouter : « La littérature brésilienne est de bout en bout une littérature urbaine. Même le tropicalisme a été un produit de la ville, une nostalgie artificielle d’exotisme. »Zones d’ombreDésormais, le Brésil se lit donc cru. Et s’alimente de rationalisme urbain. « Nous sommes concrétistes ! », s’époumone l’un des acteurs de la pièce Puzzle. Référence directe au mouvement « anthropophage », ce courant précurseur des années 1920 déjà opposé à « toutes les catéchèses », et impulsé par Oswald de Andrade (1890-1954), écrivain provocateur lié au modernisme brésilien.La voix singulière de Daniel Galera éclaire d’une lumière tranchante les zones d’ombre des histoires familiales et personnelles. Un exercice de mise en abyme, encore et toujours, de secrets inavouables. Avec la violence pour corollaire. Deux composantes qui semblent irriguer la société brésilienne depuis la nuit des temps.« Le pays a toujours eu tendance à effacer son passé et à rêver du futur », explique le dramaturge Bosco Brasil, également invité à Paris (Descente, Les Solitaires intempestifs, 2005). Massacres coloniaux, esclavage, dictature, violences sociales et économiques : « Oui, ces auteurs d’aujourd’hui fouillent le présent avec un réalisme nouveau, fait d’aller-retour entre les époques, même à mots couverts, comme pour enfin mettre le doigt sur ces pages les plus sombres de notre histoire. »Avec Paulo Lins (La Cité de Dieu, Gallimard, 2003), Luiz Ruffato (lire la critique d’A Lisbonne j’ai pensé à toi), Ferréz (Manuel pratique de la haine, Anacaona, 2009) et même le très jeune Raphael Montes, 24 ans (Jours parfaits, Deux Terres, 272 p., 21,50 €.), le genre brésilien bouscule les repères. Ici, les phrases s’envolent. Les mots bourdonnent, grondent, cognent. On flingue sur du rap, on crève au rythme du funk. Les puzzles de cette nouvelle vague donnent à voir ces lieux et espaces urbains auparavant invisibles où le crime, la corruption, la politique se mêlent et s’installent au plus profond des existences.Cette violence qui ne cesse pas, on comprend qu’elle pèse comme une enclume sur l’imaginaire des écrivains brésiliens. « Son potentiel est toujours là, elle ne nous quitte pas », souligne Sergio Rodrigues. Auteur du très remarqué de Dribble, il rappelle la place centrale qu’occupa Rubem Fonseca, 89 ans, figure ­tutélaire des lettres brésiliennes irrévérencieuses et violentes. « Son style, sa narration, son talent étaient si incroyables qu’il a fallu qu’il arrête d’écrire sur le sujet pour que nous nous autorisions à nous aventurer sur ces territoires qu’il a si longuement et admirablement défrichés », dit Sergio Rodrigues.Grands passeursAutres genres mais violence toujours : avec l’incroyable Nos os (Anacaona, 2014), Marcelino Freire nous plonge dans l’univers des jeunes travestis de Sao Paulo qui donnent leur corps pour presque rien. Tandis que Marcelo ­Backes, avec A casa Caiu (Companhia das Letras, non traduit), s’attache aux expulsions des plus pauvres provoquées par le boom du marché immobilier à Rio.« L’écriture est devenue locale, explique l’écrivain Godofredo de Oliveira Neto (L’Enfant caché, Envolume, 256 p., 19 €), professeur de littérature brésilienne et également présent au Salon du livre. Il y a eu les grands passeurs comme Graciliano Ramos ou Jorge Amado, mais aujourd’hui l’intellectuel ne joue plus le rôle de l’intermédiaire. Les auteurs ont pris leurs vies politiques et culturelles en main. Ils écrivent sur leur propre quartier, ils font même lire leurs œuvres dans leurs périphéries comme pour mieux signifier que la ville leur appartient aussi, qu’ils n’en sont pas exclus. »La littérature brésilienne pioche pour se nourrir avec délectation dans le quotidien du pays, dans les tribulations de ses habitants, riches ou pauvres, corrompus ou illuminés. Une jeune société pressée, prête à tout ou presque. Façon puzzle. Rendez-vous au Salon du livre de Paris Le Brésil, pays à l’honneur.Cracovie et Wroclaw, villes invitées.35e Salon du livre de Paris, du vendredi 20 au lundi 23 mars, porte de Versailles, boulevard Victor, Paris 15e.Entrée : de 6 € à 12 €. Entrée libre pour les moins de 18 ans.Samedi 21 mars14 heures-15 h 30 « Peur sur la ville » : le polar brésilien. Avec Edyr Augusto, Paulo Lins, Ingrid Astier et Dominique Manotti. Modération : François ­Angelier, collaborateur au « Monde des livres ».17 h 30-19 heures « Dribble. Littérature et football ». Avec Carola Saavedra, Sergio Rodrigues, ­Cristovao Tezza et Jean-Paul Delfino. Modération : Hubert ­Artus.17 h 30-19 heures « Devoir de mémoire ». Avec Nélida Piñon, Fernando Morais, Paloma Vidal, Michel Laub et Paula Jacques. Modération : Florence Noiville,­ journaliste au « Monde des livres ».18 heures-19 h 30 « Amazonie : voix et mythes indiens ». Avec Betty Mindlin, Almir Narayamoga Surui. Modération : Paulo Paranagua, journaliste au Monde.19 heures-20 heures « Les lettres brésiliennes, un nouveau souffle littéraire ». Avec Paulo Lins, Ana Maria Machado, Nélida Piñon et ­Bernardo Carvalho. Modération : Gilles Lapouge.Dimanche 22 mars12 heures-13 heures « Rythmes endiablés ». Une heure avec Paulo Lins en conversation avec ­Florence ­Noiville, journaliste au « Monde des livres ».15 heures-16 h 30 « Le cadavre dans la rue ». Marek Krajewski, Zygmunt Miloszewski et Hervé Le Corre.16 heures-17 heures « La force d’un destin ». Une heure avec Nélida Piñon en conversation avec Josyane Savigneau, journaliste au Monde. Nicolas Bourcier (Rio de Janeiro et Sao Paulo) ************************************************************* Romanciers, essayistes, illustrateurs, dramaturges, scénaristes ou encore traducteurs : entre 200 et 300 auteurs ont défilé samedi 21 mars à Paris dans les allées du Salon du livre afin d’alerter l’opinion sur les menaces qui pèsent sur leur métier. Jamais en 34 ans d’existence le traditionnel rendez-vous du monde de l’édition n’avait été le théâtre d’une telle manifestation. Organisée par le Conseil permanent des écrivains (CPE) – qui regroupe 17 syndicats et associations d’auteurs – celle-ci fait suite à une lettre ouverte rendue publique cette semaine, signée à ce jour par plus de 1700 personnes et titrée : « A ceux qui oublient qu’il faut des auteurs pour faire des livres ».Il est 15 heures quand le cortège se met en branle dans le hall 1 de la Porte de Versailles. Un peu à l’image de la marche des auteurs de bande dessinée ayant eu lieu fin janvier en marge du Festival d’Angoulême, on sent que la corporation n’a pas vraiment l’habitude de battre le pavé, fût-il comme ici recouvert de moquette. Un slogan unique est scandé par les manifestants regroupés derrière une banderole trop petite : « Pas d’auteurs, pas de livres ». Quelques romanciers connus ont répondu présent, comme Camille Laurens, François Taillandier, Isabelle Lévy, Pierrette Fleutiaux, Céline Minard ou Dominique Fabre.Entre les craintes que font naître les réformes sociales en cours, celles qui entourent la question des droits d’auteur au plan européen et la baisse générale des revenus associés à l’écriture, la profession ne manque pas de motifs de contestation, comme l’a ensuite souligné au micro la présidente du CPE, Valentine Goby, Prix des libraires 2014 avec Kinderzimmer (Actes Sud). « Les auteurs de livres sont clairement en danger, et la création artistique avec », a-t-elle asséné.Les auteurs touchent un euro par livre venduL’un des déclencheurs de la gronde est un projet d’augmentation de cotisation de retraite complémentaire lancé en mai 2014. Obligatoire à partir de l’an prochain, celle-ci ponctionnerait les auteurs de l’équivalent d’un mois de salaire. Dans un contexte de précarisation accentué des professions de plume, la mesure n’est pas sans inquiéter.D’après le « Baromètre des relations entre auteurs et éditeurs » que vient de publier la Société civile des auteurs multimédia (SCAM) et la Société des gens de lettres (SGDL) auprès de 1 800 personnes, 69 % des auteurs percevraient ainsi moins de 10 % de droits d’auteurs et 19 % d’entre eux seraient même rémunérés à un taux inférieur à 5 % du prix public de vente (ils étaient 15 % en 2013). « Pourquoi la part la plus maigre de toute la chaîne éditoriale revient-elle aux auteurs ? », a lancé Valentine Goby en rappelant qu’un euro par livre vendu - « soit à peine le prix d’une baguette » - était en moyenne reversé à celui ou celle qui l’a écrit.Partie prenante des négociations avec les ministères de la culture et des affaires sociales, le CPE a formulé plusieurs propositions afin de rééquilibrer une situation qu’il estime très défavorable pour les créateurs. Parmi celle-ci : des prélèvements sur les ventes relatives aux œuvres appartenant au domaine public, ou encore une taxe sur le marché des livres d’occasion. Mais ce qui inquiète la profession est le projet d’harmonisation au plan européen du droit d’auteur. Un récent rapport de l’eurodéputée allemande Julia Reda (Parti des pirates) préconisant de rendre obligatoires toutes les exceptions au droit d’auteur au sein de l’Union a mis le feu aux poudres dans les milieux littéraires français. Idem de la récente décision de la Cour de justice européenne d’ordonner à la France de faire passer la TVA sur les livres numériques de 5,5 à 20 %. « Un livre numérique est aussi un livre », a rappelé Valentine Goby dans un concert de crécelles et d’applaudissements auquel le lieu n’est pas vraiment habitué. ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* Traversée. Les brousailleux chemins vers la sagesse ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* La romancière britannique Ruth Rendell est morte Dans le pêle-mêle des romans à succès qui tapissent les gares, les siens occupent une place à part. Ruth Rendell, morte à Londres le samedi 2 mai, était beaucoup plus qu'un auteur de best-sellers parmi d'autres : une formidable conteuse, une maîtresse du suspense et une observatrice aiguë de ses concitoyens. Mis bout à bout, ses livres (une bonne cinquantaine de romans et des recueils de nouvelles) offrent un tableau saisissant de l'Angleterre du XXe siècle, mais aussi de la capitale anglaise, qu'elle connaissait par cœur.Née en 1930, élevée au rang de baronne de l'empire par Tony Blair, en 1997, membre de la chambre des Lords, cette écrivaine a régné pendant plusieurs décennies sur la littérature policière anglaise, et pas seulement en raison des chiffres astronomiques de ses ventes. Avec P.D. James, disparue le 27 novembre 2014, Ruth Rendell a largement contribué à renouveler le genre, en introduisant une part importante de psychologie et de contexte social dans ses récits réglés comme des mécaniques de haute précision.Imagination spectaculaireDe sensibilité travailliste, elle a exploré des milieux très divers par le truchement de son personnage récurrent, l'inspecteur Reginald Wexford, apparu dès son premier livre (Un amour importun, 1964). Pour elle, les romans pouvaient contribuer à changer le monde, en attirant l'attention sur les maux de la société, le racisme ou la drogue par exemple. Elle a aussi fait preuve d'une imagination spectaculaire, qui lui permettait de renouveler presque à l'infini le contenu de ses intrigues. L'imagination est d'ailleurs ce qui l'avait dirigée vers le roman, elle qui avait commencé sa carrière comme journaliste.Un jour qu'elle devait couvrir la réunion du club de tennis local pour le Chigwell Times, obscur journal de l'Essex, elle rédigea un vibrant compte rendu. Malheureusement pour elle, et heureusement pour ses futurs lecteurs, elle n'avait pas mis les pieds au club. Elle ne pouvait donc pas deviner que son président mourrait ce jour-là, en pleine séance, ce qui ne figurait évidemment pas dans son article. Renvoyée, la jeune femme (elle avait 18 ans), s'en fut proposer à un éditeur londonien un roman psychologique, refusé, puis un polar qu'elle avait dans un tiroir : accepté.La part psychologiqueGrande lectrice de Freud, Ruth Rendell n'en a pas pour autant renoncé à la psychologie. A telle enseigne qu'une partie non négligeable de sa production – sans doute littérairement la plus intéressante – entre dans la catégorie du roman psychologique à suspense plutôt que du polar à proprement parler. C'est le cas de l'envoûtant Véra va mourir (1986), ou de L'Eté de Trapellune (1988), hanté par les désirs de liberté des années 1970. C'est encore le cas, du Journal d'Asta (1993), inspiré de l'enfance danoise d'une de ses grands-mères, ou des Noces de feu, en 1994, des livres parus en Angleterre sous le pseudonyme de Barbara Vine, puis en français chez Calmann-Lévy.L'ombre du mensonge, des secrets de famille, des identités tortueuses, du dérangement mental et de la peur qu'il engendre font également partie de livres plus récents, parus en France aux éditions des Deux Terres, notamment La Maison du lys tigré, en 2012. Comme Pascal Thomas, qui vient de porter ce film à l'écran sous le titre Valentin Valentin (janvier 2015), de nombreux réalisateurs ont adapté des romans de Ruth Rendell. Pedro Almodovar, Claude Miller, Claude Chabrol par deux fois (La Cérémonie et La Demoiselle d'honneur) et plus récemment, François Ozon (Une nouvelle amie, 2014) ont trouvé leur inspiration dans l'univers délicieusement inquiétant de cette extraordinaire architecte du mystère. Raphaëlle Rérolle ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* Emmanuel Todd contre les illusions de la France du 11 janvier Un spectre hante la France. Celui du « catholicisme zombie ». Une survivance de l’empreinte catholique dans les mentalités qui, selon l’historien et anthropologue Emmanuel Todd, explique en grande partie « l’accès d’hystérie » de la mobilisation historique du 11 janvier. Une détermination puissante et inconsciente qui permet, pêle-mêle, de comprendre « l’islamophobie » des classes moyennes, la dévotion européiste des élites, le mépris des ilotes taxés de « populistes » et même pourquoi le Parti socialiste de François Hollande est désormais « ancré à droite ».Dans Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse (Seuil, 252 pages, 18 euros), Emmanuel Todd veut démonter « l’imposture » de la communion nationale du 11 janvier. Comme l’avaient déjà rappelé de nombreux observateurs, « une partie de la France n’était pas là » lors de cette mémorable journée. En un mot, relève aujourd’hui Emmanuel Todd, c’est la France des classes moyennes supérieures qui a manifesté, pendant que celle du monde populaire, des jeunes des banlieues et des ouvriers de province boudait l’événement.Lire le portrait : Emmanuel Todd, homme de tumulte L’unanimisme politique et médiatique lui fit l’effet d’un « flash totalitaire ». En janvier 2015, assure-t-il, « aucune analyse critique n’aurait été audible ». Rony Brauman, ancien président de Médecin sans frontières, contestait pourtant dans nos colonnes « la rhétorique de l’intimidation morale » en expliquant ce qui l’avait empêché de rejoindre le cortège (Le Monde daté du 16 janvier), tandis que le philosophe Alain Badiou raillait cette injonction à manifester : « C’est tout juste si Manuel Valls n’envisageait pas d’emprisonner les absents », écrivait-il (Le Monde daté du 28 janvier). Comme on peut le constater, l’originalité de l’essai d’Emmanuel Todd ne réside pas dans la victimisation d’un auteur alors prétendument bâillonné et qui fait aujourd’hui la couverture des journaux de toute l’intelligentsia de la gauche.« Oligarchie de masse »L’ouvrage est une invitation à comprendre les mécanismes du pouvoir idéologique et politique de notre société à partir du moment « Charlie », une analyse savante et virulente de la « crise religieuse » d’une nation qui « se ment à elle-même » dans la communion laïque. Bien sûr, accorde-t-il, les manifestants ont, en toute conscience, défilé pour la tolérance. Mais ce n’est pas la réalité des « valeurs latentes » qui les agissaient. Ce jour-là, écrit-il, « il s’agissait avant tout d’affirmer un pouvoir social, une domination ». Celle de la « France blanche » des catégories supérieures qui s’est précipitée dans les rues pour « définir comme besoin prioritaire le droit de cracher sur la religion des faibles ». Celle d’une France inégalitaire non dans ses proclamations théoriques et conscientes, mais dans ses comportements pratiques et inconscients.Car « les forces qui se réclament aujourd’hui de la République ne sont pas d’essence républicaine », explique-t-il. Comme l’illustre l’écart entre les manifestations massives de Lyon et celles plus modestes de Marseille, ce sont les habitants des anciennes terres catholiques et hiérarchiques qui se sont mobilisées le 11 janvier. C’est cette « oligarchie de masse » qui accepte la ségrégation sociale des populations défavorisées, la relégation des jeunes musulmans dans les ghettos urbains qui s’est indignée, insiste-t-il.Cartographie à l’appui, le démographe veut démontrer qu’une « subculture catholique périphérique », qui perdure malgré le déclin de l’Eglise, détermine à leur insu les individus. Et favorise l’avènement d’une « néo-République » inégalitaire. Sous son influence, la « divinité cruelle » de la monnaie unique européenne a remplacé la Sainte-Trinité. Car le traité de Maastricht « nous vient du catholicisme et de Vichy plus que de la Révolution », assure-t-il. Sous son emprise également, le PS s’est droitisé. Ainsi François Hollande, fils de parents catholiques, apparaît-il comme « la parfaite incarnation du catholicisme zombie ». Certes, le PS est « subjectivement » antiraciste, mais il est « objectivement xénophobe » assure Todd, car « il exclut les enfants d’immigrés de la nation française ». En résumé, il y a un décalage complet entre les paroles et les actes de ces dominants qui composèrent l’essentiel des manifestants.Combattre « la nouvelle hystérie laïciste »De l’islamophobie des beaux quartiers à l’antisémitisme des banlieues reléguées, la responsabilité des notables de cette « néo-République » inégalitaire est, selon Todd, immense. Que faire alors ? Combattre « la nouvelle hystérie laïciste », écrit-il, qui n’est autre qu’une « religion » qui fait de l’islam son bouc émissaire en proclamant « le devoir de caricaturer Mahomet ».Après l’outrance de la démonstration, place à l’œcuménisme de la conclusion. Toute la panoplie de la laïcité ouverte du néorépublicanisme que Todd s’acharne à combattre y est sagement déclinée. Droit au blasphème, liberté d’expression protégée par l’Etat, assimilation des immigrés, « intégration positive » de l’islam… Même l’interdiction du foulard à l’école, considérée comme islamophobe par beaucoup, est considérée par l’auteur, qui n’est exempt ni de paradoxes ni de contradictions, comme « une bonne chose ». La cohorte de ses anathèmes s’achève donc sur le catalogue d’un pur catéchisme républicain. Il est enfin temps de répondre à la question posée par l’anthropologue : « Qui est Charlie ? » C’est Emmanuel Todd, mais il ne le savait pas.Lire la tribune du premier ministre : Manuel Valls : « Non, la France du 11 janvier n'est pas une imposture » Nicolas Truong Responsable des pages Idées-Débats ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* Le héros de Connelly devient le personnage d’une série Il y a vingt-trois ans, Michael Connelly inventait le personnage de Harry Bosch, un inspecteur affecté au service des affaires non résolues du LAPD, la police de Los Angeles. Fils d’une prostituée assassinée quand il avait 11 ans (clin d’œil au Dahlia noir de James Ellroy), Harry s’engage dans l’armée et part pour le Vietnam. A son retour, il entre dans la police de la capitale de la Californie. Solitaire, impatient, intuitif, obsédé par son boulot, pas vraiment rigolo mais prêt à franchir la ligne jaune pour résoudre une affaire, ce personnage atypique va vite séduire des millions de lectrices et de lecteurs dans le monde.« C’est l’enquêteur classique répondant à la définition énoncée par Raymond Chandler : “Un honnête homme lancé à la recherche d’une vérité dissimulée.” C’est aussi un brave type qui a connu bien des problèmes et des soucis et qui essaie de faire correctement son travail, ce qui est une noble tâche dans la société actuelle », soutient Michael Connelly.Aujourd’hui, Harry Bosch, croisement improbable du Philip Marlowe, de Chandler, de l’écrivain James Ellroy et du peintre flamand Jheronimus Bosch (1450-1516), après plus de vingt romans, devient le héros d’une série, dont la première saison a été présentée en avant-première fin avril au festival Séries Mania, et est déjà disponible sur plusieurs plates-formes.Ce n’est pas vraiment un hasard. Connelly a découvert le polar à travers un film de Robert Altman, Le Privé, qui était une adaptation d’un roman de Raymond Chandler, paru en français sous le nom de Sur un air de navaja. En le lisant, il décida qu’il consacrerait sa vie à ce genre de livres… D’où une écriture sans fioritures, très cinématographique : « Je suis un écrivain qui ne pense pas en termes de prose ou de phrases merveilleuses. J’ai un projecteur dans la tête et je vois des scènes. Mon boulot est ensuite de les retranscrire », explique-t-il.Excellente factureIl a été adapté deux fois au cinéma. En 2002, Clint Eastwood mit en scène Créance de sang, en prenant de grandes libertés avec l’intrigue initiale. Et en 2011, Brad Furman réalisa, plus fidèlement, La Créance Lincoln, avec l’impeccable Matthew McConaughey, mais sans totalement convaincre… Les studios Paramount, quant à eux, avaient acquis au milieu des années 1990 les droits des aventures d’Harry Bosch. En dépit de plusieurs équipes de scénaristes, ils n’arrivèrent jamais à en tirer un bon scénario et abandonnèrent.Fasciné par « The Wire » et « Treme », Connelly pensa vite que Bosch pouvait devenir à son tour le héros d’une série… Mais à deux conditions : il devait avoir un contrôle total sur la direction artistique, et le tournage se passerait dans les rues de Los Angeles. Le patron d’Amazon répondit OK. Eric Overmyer, le showrunner de « The Wire » et « Treme », grand lecteur des bouquins de Connelly, accepta de se joindre au projet.Restait le principal : comment rendre la complexité et les contradictions du personnage ? Comment restituer les pensées de ce grand taiseux ? « Une grande partie de la réponse vient de l’acteur qui l’incarne et doit avoir tout cela dans ses yeux. Avec Titus Welliver, on a trouvé cet acteur. Le reste est une affaire d’écriture », explique encore Connelly. On a déjà pu voir les yeux clairs et les cheveux poivre et sel de Welliver dans « Lost » ou « Mentalist » ; au cinéma, il a joué dans Argo.Mélange de plusieurs des enquêtes de Bosch, le résultat est d’excellente facture. Le personnage principal est un Los Angeles glauque, loin des clichés hollywoodiens et plus proche des émeutes de 1992, quand la ville «  brûla  » pendant plusieurs jours. « Mes livres sont un bon guide pour savoir où ne pas aller à L.A. », ajoute Connelly…« Bosch », d’Eric Overmeyer, avec Titus Welliver (EU, 2014, 52 min.)Dans la ville en feu, de Michael Connelly, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Robert Pépin, Calmann-Lévy, 400 p., 21,90 €. ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* Murderabilia, d’Alvaro Ortiz, Rackham, 112 pages, 21 euros.Jeune homme médiocre rêvant vaguement de devenir un jour écrivain, Malmö Rodriguez ne trouve pas meilleure idée, pour se faire de l’argent, que de vendre les deux chats de son oncle décédé à un très étrange collectionneur. Ce dernier a en effet pour manie d’accumuler des biens et des objets ayant appartenu à des meurtriers ou à leurs victimes, comme ces deux matous ayant dévoré les boyaux de leur propriétaire après un infarctus. Une amitié inattendue va rapprocher le collectionneur et notre héros, lequel s’initie parallèlement au plaisir amoureux dans le motel où il a posé ses valises. Entre cinéma gore et « ambiance plombée de bled paumé à la façon des frères Coen », ce thriller désabusé au dessin naïf a reçu mi-avril le prix du meilleur album au festival de bande dessinée de Barcelone. Frédéric Potet Victor et Macha (Victor Vemacha), d’Alona Kimhi, traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz, Gallimard, « Du monde entier », 512 pages, 25,90 €.Neuf ans que les lecteurs d’Alona Kimhi attendaient un nouveau roman de l’Israélienne, auteure de Suzanne la pleureuse et de Lily la tigresse ! Victor et Macha vient les récompenser de leur patience, impressionnant de profondeur et de subtilité, aussi fort dans l’introspection psychologique que dans la peinture d’un pays et d’une époque. Réinterprétation des Enfants terribles de Cocteau, il met en scène deux jeunes immigrés russes et orphelins dans l’Israël de 1973, vivant depuis peu avec leur grand-mère. A quoi et à qui appartient-on ? La question court tout au long de ce livre où brillent l’intelligence étincelante d’Alona Kimhi, sa tendresse pour les marginaux et sa causticité. Raphaëlle Leyris Mets et merveilles, de Maryse Condé, JC Lattès, 300 pages, 19 €.En 2012, Maryse Condé revenait sur son parcours d’écrivaine, de militante pour la mémoire de l’esclavage et de professeure de littérature dans La Vie sans fards. Mets et merveilles en est, en quelque sorte, le pendant sensuel. Ces Mémoires culinaires, loin d’être une succession de recettes, nous plongent dans les souvenirs et les rêves d’une femme au fort caractère qui, ayant eu tant de mal à s’intégrer dans la littérature africaine, antillaise et afro-américaine, se demande avec humour si elle ne peut pas trouver dans la cuisine « une voie plus commode de séduction ». Comme toute son œuvre, c’est, au fond, un merveilleux précis de liberté. Gladys Marivat Chroniques cinéma, de Jean-Patrick Manchette, Rivages « Noir », 174 pages, 8,50 € ; Journal, 1966-1974, de Jean-Patrick Manchette, Gallimard, Folio, 944 pages, 11,90 €.Le regretté Jean-Patrick Manchette s’est éteint le 5 juin 1995, laissant définitivement orphelins les lecteurs de la « Série noire ». Il fut, on le sait moins, un féroce critique de cinéma. C’est en août 1979 qu’il s’essaye pour la première fois à la chronique de films dans Charlie Hebdo. « Ça tombe assez mal, confie-t-il dans son premier article, parce que j’ai de l’aversion pour ce que le cinéma est devenu. Naguère, le cinéma était fait par les riches, pour les pauvres. A présent, il est toujours fait par les riches, mais comme les pauvres restent devant leur télé, le cinéma est fait pour les cadres. » Dans son ultime chronique, parue le 11 janvier 1982, il précise qu’il a « toujours pris soin – sauf s’il s’agissait de reprises – de rédiger AVANT d’avoir vu le film ». Il suffit de parcourir son journal intime des années 1966-1974, que Folio réédite, pour s’assurer, bien sûr, qu’il n’en est rien et prendre la mesure de sa passion dévorante pour le cinéma, surtout les grands films noirs d’Hollywood, ceux de King Vidor et d’Howard Hawks. Macha Séry La Miséricorde des cœurs (Nincstelenek), de Szilard Borbély, traduit du hongrois par Agnès Jarfas, Christian Bourgois, 336 pages, 20 €.Nom : Borbély. Prénom : Szilard. Si ce patronyme ne vous dit rien, c’est normal. Ce poète hongrois, qui s’est donné la mort en 2014, n’est pas traduit en français. Sauf pour ce premier et unique roman, La Miséricorde des cœurs, sacré « meilleur livre de la décennie » à Budapest. Il faut lire ce roman qui vous happe et vous hypnotise. A travers les yeux d’un petit garçon, l’auteur raconte le destin d’une famille d’anciens koulaks dans une province rurale de Hongrie, au tournant des années 1960-1970. N’adhérant pas à l’idéal communiste, cette famille a rejoint les « réprouvés » du village. On sent peser sur elle, comme sur les autres villageois, le poids du passé hongrois empoisonné. Où chacun déteste tout le monde et où la haine est partout. Entre les communistes et les autres, les Magyars et les Ruthènes, les juifs et les Tziganes… Trop précoce, trop sensible, le petit garçon perçoit vite que « la miséricorde des cœurs n’existe pas », parce que les hommes n’apprennent rien et qu’ils répètent leurs erreurs à l’infini. Un livre inoubliable sur la malédiction (mittel) européenne. Florence Noiville ************************************************************* ************************************************************* Le fascisme architectural de Le Corbusier Par Marc Perelman, professeur d’esthétique à l’Université de NanterreCe n’est plus une rumeur, c’est désormais un fait avéré. Le Corbusier a participé, dès les années 1920 jusqu’au milieu des années 1940, à une série de publications d’extrême droite, fascisantes et fascistes, la plupart antisémites, parfois racistes, toujours anti- parlementaires, ultranationalistes, ferraillant contre la démocratie, regimbant contre la soi-disant dégénérescence de la race…Ces vérités que trois ouvrages récemment parus viennent de révéler – la Fondation Le Corbusier et l’exposition « Le Corbusier. Mesures de l’homme » au Centre Pompidou à Paris, osent encore les dissimuler – ont déclenché une puissante onde de vives polémiques qui ne sont pas prêtes de s’apaiser (Le Corbusier, un fascisme français, Xavier de Jarcy, Albin Michel, 288 pages, 19 euros ; Un Corbusier, François Chaslin, Seuil, 517 pages, 24 euros ; Le Corbusier, Une froide vision du monde, Marc Perelman, Michalon, 255 pages, 19 euros).Les institutions ont réagi avec courroux et même mépris ; les individus qui se sentaient atteints ont souvent surréagi avec un certain dédain mâtiné de quelque inquiétude. La démystification d’un leader idéologique, la mise à nu du chef ébranlent toujours fortement, mortifiant les épigones. C’est le cas aujourd’hui avec Le Corbusier : des idées nauséabondes mais un humaniste, un poète, un visionnaire voulant le bonheur des hommes ; comme ce fut le cas avec Coubertin : un raciste et un apôtre du colonialisme mais réinventant magnifiquement les Jeux olympiques ; et avec Heidegger : un nazi mais un immense philosophe…Les procédés rhétoriques employés par les sectateurs de leur « Maître », ont directement à voir avec le concept de fausse conscience et se présentent dans les termes suivants : l’omission, le maquillage, la minimisation ou l’oubli (principalement par le refoulement des positions politiques de Le Corbusier qui n’auraient bien sûr rien à voir avec son génie créateur) ; le déni (par la déformation ou la dérision des propos critiques) ; la justification (le contexte de l’époque est toujours difficile et complexe sinon insupportable, la crise est là, incontournable).Culture de l’excuseOn retrouve ces procédés rhétoriques chez Paul Chemetov (le Monde, 30 avril 2015). Tout d’abord, il nie : « Le Corbusier n’est pas un fasciste » ; puis, « c’est l’époque qui voulait cela, le contexte était compliqué », enfin il se libère : « À cette époque, tous les architectes étaient vichystes ». Chaque moment du raisonnement ignore le précédent ; l’univers de ce raisonnement n’appartient donc pas au monde de la dialectique ; c’est l’univers de la mauvaise abstraction.Avec Paul Chemetov, on atteint même presque la divagation lorsqu’il assimile Sartre et Camus d’un côté à Le Corbusier de l’autre, simplement parce que tous les trois ont écrit pendant la Seconde Guerre mondiale. L’architecte oublie que ni Sartre ni Camus n’ont rédigé de propos antisémites, qu’ils ne se sont pas précipités à Vichy, qu’ils n’ont pas léché les bottes maréchalistes.L’exposition et le catalogue « Le Corbusier. Mesures de l’homme » auraient dû être une réussite et le lieu d’un débat public. Ils ne le sont pas. Non pas sur le plan de la mise en scène et de leur facture où les moyens sont conséquents mais, si l’on va à l’essentiel, sur la mise entre parenthèses du contexte politique dans lequel, et bien sûr par lequel Le Corbusier a pensé, projeté, construit, défendu ses propres œuvres.Comment en effet présenter une telle quantité d’objets en les sortant du cadre politique d’où ils ont émergé ? Comment oublier l’arrière-fond politique de l’entre-deux-guerres ? Une vraie gageure. À moins que les commissaires aient à ce point humé l’air actuel qu’ils mettent sciemment en œuvre une exposition et un catalogue décontextualisés de toute histoire, sans aucun lien avec les forces sociopolitiques de l’époque, sans aucune référence aux positions idéologiques de l’architecte.Or, l’esthétique de Le Corbusier a sa source dans les pires conceptions positivistes, réductrices, réactionnaires de son époque. La « psychophysique » de Gustav Fechner que Le Corbusier reprend à son compte et dont on nous rebat les oreilles, fut un courant philosophique critiqué même par Henri Bergson ! Toute mesure de la sensation se parant de scientificité est une imposture théorique.Le « Modulor » au centre de l’œuvreSi le thème ou plutôt l’objet de l’exposition, en l’occurrence le corps, est en effet au cœur de l’architecture de Le Corbusier, le contresens est alors complet dans l’interprétation des deux commissaires également en charge du catalogue. Le corps est loin d’être célébré par Le Corbusier en tant que sphère de plaisir, de bien-être ou encore de ravissement pour ne rien dire d’une possible libération émancipatrice. Il est tout au contraire l’objet d’une réduction à un ensemble de chiffres, sa transformation en un instrument de mesures et de proportions plaqués, un moyen de performance dans le sport.Tout cela est profondément incrusté dans la corporéité pensée par l’architecte et selon une froide découpe du corps, une partition selon une approche mécaniste, voire une sorte de mysticisme biologique (le corps régénéré, la pureté, la nature humaine…). On peut alors affirmer que l’architecture et la ville de Le Corbusier ressortissent d’une « prise sur le corps », véritablement d’« une politique de coercition qui est un travail sur le corps, une manipulation calculée de ses éléments, de ses gestes, de ses comportements » ; car « le corps ne devient force utile que s’il est à la fois corps productif et corps assujetti » (Michel Foucault).Si l’architecture et la ville n’ont de sens que par leurs racines corporelles, chez Le Corbusier le corps est figé par une essence humaine elle-même fixée à tout jamais sous le registre d’un invariant : le Modulor. Le Modulor – et ce n’est pas un hasard – est mis en œuvre en 1943. Cette silhouette humaine, ce corps musculeux et en partie réifié, cette cuirasse mécanique, voudrait correspondre à la construction d’un corps nouveau produisant un espace que Le Corbusier veut en rapport étroit avec des proportions définitives établies abstraitement à partir de dimensions de corps pourtant si différents les uns des autres. Le Modulor est avant tout un outil de mesure qui, incarné dans l’homme, ajuste l’espace environnant au plus près, serré de sa chair. Il impose sur un corps supposé universel des normes géométriques insensées pour fabriquer, dans les termes de l’architecte, « des êtres construits, des biologies cimentées ».Si bien que spatialement, la cellule d’habitation, l’Unité d’habitation, la ville elle-même, sont conçues à partir d’un corps « modulorisé » supposé déployer une dynamique spatiale originale. À l’inverse, les corps sont entre leurs quatre murs, compressés par des volumes savamment étroits mais encore acceptables, maintenus dans les rues intérieures pourvues de multiples commerces, retenus dans des lieux de loisirs et de détente sportifs collés aux barres et gratte-ciel de « la Cité radieuse ». Car il s’agit d’« aménager les logis capables de contenir les habitants des villes, capables surtout de les retenir » comme le précise l’architecte.Les « Unités d’habitation de grandeur conforme », comme les définit avec tant de poésie Le Corbusier, sont avant tout d’immenses enveloppes de béton brut, suspendues au-dessus du sol grâce à des piliers impressionnants, monumentaux, écrasants. Elles exercent une pression totale sur le corps puisque les habitants ne doivent pas s’en évader sauf pour circuler (l’une des quatre fonctions de l’urbanisme parmi les trois autres : travailler, habiter, se récréer).Unité d’habitation, le sport comme prisonEt quand les habitants quittent leur Unité d’habitation, ils se retrouvent non pas dans un espace naturel mais directement sur d’immenses terrains de sport, eux aussi géométrisés, qui captent toute leur énergie encore libre pour la convertir en gestes et mouvements sportivisés perdant toute spontanéité, tournant à l’automate. Car « si l’on ne veut pas biaiser avec les réalités pressantes, il faut aménager le sport au pied des maisons. […] La cellule humaine doit donc être prolongée par les services communs, et le sport devient l’une des manifestations domestiques quotidiennes » ne cesse de répéter l’architecte.Le sport est aussi présent à l’intérieur de l’Unité d’habitation sous la forme de salles de gymnastique. Le sport est donc partout. Le stade, son équipement historique par excellence, est même déjà pour Le Corbusier une forme dépassée du spectacle avec, d’un côté, les athlètes actifs et, de l’autre, les spectateurs passifs.Pour l’avenir, c’est toute la ville radieuse qui doit se faire stade, mettre en mouvement les masses par une auto adhésion quasi automatique. On est très loin du corps plaisir, de l’émancipation corporelle et plutôt dans le corps cadenassé, écrasé, réduit à des petits points, presque enrégimenté dans une ville de béton et de verre unidimensionnelle et uniforme.Les thèses de Le Corbusier sur le corps ne correspondent en rien à un quelconque humanisme, à une libre disposition et propriété de ses mouvements et de ses gestes dans un espace ouvert et de la plus grande plasticité. Son architecture et son urbanisme (le plan Voisin) sont à l’inverse une organisation carcérale qui, dépassant le sociologique et le politique, crée un corps unique saisi par la technologie du bâtiment moderne, un corps machine dans une vaste « machine à habiter », une pâte malléable entre les mains de l’architecte-démiurge et fasciste.J’insiste sur le caractère fasciste du corps pensé par Le Corbusier. Car le fascisme et le nazisme, comme le stakhanovisme stalinien ou le puritanisme néostalinien, reposent sur une corporéité de masse assez proche. Le corps est appréhendé comme un bloc de muscles, une forme viriloïde, une armure sportive prête à s’engager dans des rapports sociaux violents. Le Corbusier reprend et intègre toutes ces caractéristiques.Fusion métaboliqueDès lors, la condition même d’existence des individus est liée à la soumission de leurs corps sous le régime de la tyrannie de la cellule carcérale elle-même encastrée dans une grosse boîte qui devait d’ailleurs se répéter sur des kilomètres. « […] l’homme – le bonhomme à deux pattes, une tête et un cœur – soit une fourmi ou une abeille asservie à la loi de se loger dans une boîte, une case, derrière une fenêtre ; vous implorez une totale liberté, une totale fantaisie, selon lesquelles chacun agirait à sa guise, entraîné par un lyrisme créatif dans des sentiers toujours nouveaux, jamais battus, individuels, divers, inattendus, impromptus, innombrablement fantaisistes. Eh bien, non, la preuve vous est donnée ici qu’un homme se tient dans une boîte qui est sa chambre ; et une fenêtre ouvre sur le dehors. C’est une loi de biologie humaine cela ; la case carrée, la chambre, c’est la propre et utile création humaine. »L’architecture et plus largement la ville de Le Corbusier imposent un ordre corporel rigide, une conversion des libres pulsions, une nouvelle alchimie politique des corps sous le régime d’un ancrage biologique sinistre. La vraie puissance de l’architecture et de la ville de Le Corbusier tient à leur qualité exhibitionniste, spectaculaire grâce à l’utilisation du matériau brut, le béton parfois recouvert des couleurs primaires, à la perfection des lignes droites, à la mise en avant d’une immense technologie machiniste collective, à l’osmose des corps et de la machine urbaine dont ils sont les rouages. Chez Le Corbusier, la grande ville « est, dans la biologie du pays, l’organe capital, d’elle dépend l’organisation nationale, et les organisations nationales font l’organisation internationale. La grande ville, c’est le cœur, centre agissant du système cardiaque ; c’est le cerveau, centre dirigeant du système nerveux […] ».La biologie participe ainsi du fantasme d’une osmose réussie entre le corps de l’individu et la ville, voire une fusion métabolique. Le corps disparaît. Du point de vue esthétique, les mouvements artistiques comme, par exemple, l’Expressionnisme et le Surréalisme, que d’ailleurs Le Corbusier exécrait, ont été des mises en accusation de la réalité établie et ont participé de l’évocation d’une image de la libération sociale.Ces mouvements possédaient un degré d’autonomie en ce sens qu’ils ont été capables d’arracher l’art à la puissance de mystification de ce qui est donné, établi, et ont libéré l’art en lui assurant l’expression d’une vérité propre (transcendance, altérité, manifestations complexes du beau). L’esthétique de Le Corbusier participe au contraire du redoublement de la réalité sous des formes simplifiées qui fascinent parce qu’elles font système : les cinq points de l’architecture nouvelle, les quatre fonctions de l’urbanisme.Marc Perelman est l’auteur de Le Corbusier. Une froide vision du monde, Michalon, 255 p., 19 € ************************************************************* Le fascisme architectural de Le Corbusier Par Marc Perelman, professeur d’esthétique à l’université de NanterreCe n’est plus une rumeur, c’est désormais un fait avéré. Le Corbusier a participé, dès les années 1920 jusqu’au milieu des années 1940, à une série de publications d’extrême droite, fascisantes et fascistes, la plupart antisémites, parfois racistes, toujours antiparlementaires, ultranationalistes, ferraillant contre la démocratie, regimbant contre la soi-disant dégénérescence de la race…Ces vérités que trois ouvrages récemment parus viennent de révéler – la Fondation Le Corbusier et l’exposition « Le Corbusier. Mesures de l’homme » au Centre Pompidou à Paris, osent encore les dissimuler – ont déclenché une puissante onde de vives polémiques qui ne sont pas prêtes de s’apaiser (Le Corbusier, un fascisme français, Xavier de Jarcy, Albin Michel, 288 pages, 19 euros ; Un Corbusier, François Chaslin, Seuil, 517 pages, 24 euros ; Le Corbusier, Une froide vision du monde, Marc Perelman, Michalon, 255 pages, 19 euros).Les institutions ont réagi avec courroux et même mépris ; les individus qui se sentaient atteints ont souvent surréagi avec un certain dédain mâtiné de quelque inquiétude. La démystification d’un leader idéologique, la mise à nu du chef ébranlent toujours fortement, mortifiant les épigones. C’est le cas aujourd’hui avec Le Corbusier : des idées nauséabondes mais un humaniste, un poète, un visionnaire voulant le bonheur des hommes ; comme ce fut le cas avec Coubertin : un raciste et un apôtre du colonialisme mais réinventant magnifiquement les Jeux olympiques ; et avec Heidegger : un nazi mais un immense philosophe…Les procédés rhétoriques employés par les sectateurs de leur « Maître » ont directement à voir avec le concept de fausse conscience et se présentent dans les termes suivants : l’omission, le maquillage, la minimisation ou l’oubli (principalement par le refoulement des positions politiques de Le Corbusier qui n’auraient bien sûr rien à voir avec son génie créateur) ; le déni (par la déformation ou la dérision des propos critiques) ; la justification (le contexte de l’époque est toujours difficile et complexe sinon insupportable, la crise est là, incontournable).Culture de l’excuseOn retrouve ces procédés rhétoriques chez Paul Chemetov (Le Monde, 30 avril 2015). Tout d’abord, il nie : « Le Corbusier n’est pas un fasciste » ; puis, « c’est l’époque qui voulait cela, le contexte était compliqué », enfin il se libère : « A cette époque, tous les architectes étaient vichystes. » Chaque moment du raisonnement ignore le précédent ; l’univers de ce raisonnement n’appartient donc pas au monde de la dialectique ; c’est l’univers de la mauvaise abstraction.Avec Paul Chemetov, on atteint même presque la divagation lorsqu’il assimile Sartre et Camus d’un côté à Le Corbusier de l’autre, simplement parce que tous les trois ont écrit pendant la seconde guerre mondiale. L’architecte oublie que ni Sartre ni Camus n’ont rédigé de propos antisémites, qu’ils ne se sont pas précipités à Vichy, qu’ils n’ont pas léché les bottes maréchalistes.L’exposition et le catalogue « Le Corbusier. Mesures de l’homme » auraient dû être une réussite et le lieu d’un débat public. Ils ne le sont pas. Non pas sur le plan de la mise en scène et de leur facture où les moyens sont importants mais, si l’on va à l’essentiel, sur la mise entre parenthèses du contexte politique dans lequel, et bien sûr par lequel Le Corbusier a pensé, projeté, construit, défendu ses propres œuvres.Comment en effet présenter une telle quantité d’objets en les sortant du cadre politique d’où ils ont émergé ? Comment oublier l’arrière-fond politique de l’entre-deux-guerres ? Une vraie gageure. A moins que les commissaires aient à ce point humé l’air actuel qu’ils mettent sciemment en œuvre une exposition et un catalogue décontextualisés de toute histoire, sans aucun lien avec les forces sociopolitiques de l’époque, sans aucune référence aux positions idéologiques de l’architecte.Or, l’esthétique de Le Corbusier a sa source dans les pires conceptions positivistes, réductrices, réactionnaires de son époque. La « psychophysique » de Gustav Fechner, que Le Corbusier reprend à son compte et dont on nous rebat les oreilles, fut un courant philosophique critiqué même par Henri Bergson ! Toute mesure de la sensation se parant de scientificité est une imposture théorique.Le « Modulor » au centre de l’œuvreSi le thème ou plutôt l’objet de l’exposition, en l’occurrence le corps, est en effet au cœur de l’architecture de Le Corbusier, le contresens est alors complet dans l’interprétation des deux commissaires également chargés du catalogue. Le corps est loin d’être célébré par Le Corbusier en tant que sphère de plaisir, de bien-être ou encore de ravissement, pour ne rien dire d’une possible libération émancipatrice. Il est tout au contraire l’objet d’une réduction à un ensemble de chiffres, sa transformation en un instrument de mesures et de proportions plaquées, un moyen de performance dans le sport.Tout cela est profondément incrusté dans la corporéité pensée par l’architecte et selon une froide découpe du corps, une partition selon une approche mécaniste, voire une sorte de mysticisme biologique (le corps régénéré, la pureté, la nature humaine…). On peut alors affirmer que l’architecture et la ville de Le Corbusier ressortissent d’une « prise sur le corps », véritablement d’« une politique de coercition qui est un travail sur le corps, une manipulation calculée de ses éléments, de ses gestes, de ses comportements » ; car « le corps ne devient force utile que s’il est à la fois corps productif et corps assujetti » (Michel Foucault).Si l’architecture et la ville n’ont de sens que par leurs racines corporelles, chez Le Corbusier le corps est figé par une essence humaine elle-même fixée à tout jamais sous le registre d’un invariant : le Modulor. Le Modulor – et ce n’est pas un hasard – est mis en œuvre en 1943. Cette silhouette humaine, ce corps musculeux et en partie réifié, cette cuirasse mécanique, voudrait correspondre à la construction d’un corps nouveau produisant un espace que Le Corbusier veut en rapport étroit avec des proportions définitives établies abstraitement à partir de dimensions de corps pourtant si différents les uns des autres. Le Modulor est avant tout un outil de mesure qui, incarné dans l’homme, ajuste l’espace environnant au plus près de sa chair. Il impose sur un corps supposé universel des normes géométriques insensées pour fabriquer, dans les termes de l’architecte, « des êtres construits, des biologies cimentées ».Si bien que spatialement, la cellule d’habitation, l’Unité d’habitation, la ville elle-même, sont conçues à partir d’un corps « modulorisé » supposé déployer une dynamique spatiale originale. A l’inverse, les corps sont entre leurs quatre murs, compressés par des volumes savamment étroits mais encore acceptables, maintenus dans les rues intérieures pourvues de multiples commerces, retenus dans des lieux de loisirs et de détente sportifs collés aux barres et gratte-ciel de « la Cité radieuse ». Car il s’agit d’« aménager les logis capables de contenir les habitants des villes, capables surtout de les retenir » comme le précise l’architecte.Les « Unités d’habitation de grandeur conforme », comme les définit avec tant de poésie Le Corbusier, sont avant tout d’immenses enveloppes de béton brut, suspendues au-dessus du sol grâce à des piliers impressionnants, monumentaux, écrasants. Elles exercent une pression totale sur le corps, puisque les habitants ne doivent pas s’en évader sauf pour circuler (l’une des quatre fonctions de l’urbanisme parmi les trois autres : travailler, habiter, se récréer).Unité d’habitation, le sport comme prisonEt quand les habitants quittent leur Unité d’habitation, ils se retrouvent non pas dans un espace naturel mais directement sur d’immenses terrains de sport, eux aussi géométrisés, qui captent toute leur énergie encore libre pour la convertir en gestes et mouvements sportivisés perdant toute spontanéité, tournant à l’automate. Car « si l’on ne veut pas biaiser avec les réalités pressantes, il faut aménager le sport au pied des maisons. (…) La cellule humaine doit donc être prolongée par les services communs, et le sport devient l’une des manifestations domestiques quotidiennes », ne cesse de répéter l’architecte.Le sport est aussi présent à l’intérieur de l’Unité d’habitation sous la forme de salles de gymnastique. Le sport est donc partout. Le stade, son équipement historique par excellence, est même déjà pour Le Corbusier une forme dépassée du spectacle avec, d’un côté, les athlètes actifs et, de l’autre, les spectateurs passifs.Pour l’avenir, c’est toute la ville radieuse qui doit se faire stade, mettre en mouvement les masses par une autoadhésion quasi automatique. On est très loin du corps plaisir, de l’émancipation corporelle et plutôt dans le corps cadenassé, écrasé, réduit à des petits points, presque enrégimenté dans une ville de béton et de verre unidimensionnelle et uniforme.Les thèses de Le Corbusier sur le corps ne correspondent en rien à un quelconque humanisme, à une libre disposition et propriété de ses mouvements et de ses gestes dans un espace ouvert et de la plus grande plasticité. Son architecture et son urbanisme (le plan Voisin) sont à l’inverse une organisation carcérale qui, dépassant le sociologique et le politique, crée un corps unique saisi par la technologie du bâtiment moderne, un corps machine dans une vaste « machine à habiter », une pâte malléable entre les mains de l’architecte démiurge et fasciste.J’insiste sur le caractère fasciste du corps pensé par Le Corbusier. Car le fascisme et le nazisme, comme le stakhanovisme stalinien ou le puritanisme néostalinien, reposent sur une corporéité de masse assez proche. Le corps est appréhendé comme un bloc de muscles, une forme viriloïde, une armure sportive prête à s’engager dans des rapports sociaux violents. Le Corbusier reprend et intègre toutes ces caractéristiques.Fusion métaboliqueDès lors, la condition même d’existence des individus est liée à la soumission de leurs corps sous le régime de la tyrannie de la cellule carcérale elle-même encastrée dans une grosse boîte qui devait d’ailleurs se répéter sur des kilomètres. « (…) l’homme – le bonhomme à deux pattes, une tête et un cœur – soit une fourmi ou une abeille asservie à la loi de se loger dans une boîte, une case, derrière une fenêtre ; vous implorez une totale liberté, une totale fantaisie, selon lesquelles chacun agirait à sa guise, entraîné par un lyrisme créatif dans des sentiers toujours nouveaux, jamais battus, individuels, divers, inattendus, impromptus, innombrablement fantaisistes. Eh bien, non, la preuve vous est donnée ici qu’un homme se tient dans une boîte qui est sa chambre ; et une fenêtre ouvre sur le dehors. C’est une loi de biologie humaine cela ; la case carrée, la chambre, c’est la propre et utile création humaine. »L’architecture et plus largement la ville de Le Corbusier imposent un ordre corporel rigide, une conversion des libres pulsions, une nouvelle alchimie politique des corps sous le régime d’un ancrage biologique sinistre. La vraie puissance de l’architecture et de la ville de Le Corbusier tient à leur qualité exhibitionniste, spectaculaire grâce à l’utilisation du matériau brut, le béton parfois recouvert des couleurs primaires, à la perfection des lignes droites, à la mise en avant d’une immense technologie machiniste collective, à l’osmose des corps et de la machine urbaine dont ils sont les rouages. Chez Le Corbusier, la grande ville « est, dans la biologie du pays, l’organe capital, d’elle dépend l’organisation nationale, et les organisations nationales font l’organisation internationale. La grande ville, c’est le cœur, centre agissant du système cardiaque ; c’est le cerveau, centre dirigeant du système nerveux (…) ».La biologie participe ainsi du fantasme d’une osmose réussie entre le corps de l’individu et la ville, voire une fusion métabolique. Le corps disparaît. Du point de vue esthétique, les mouvements artistiques comme, par exemple, l’expressionnisme et le surréalisme, que d’ailleurs Le Corbusier exécrait, ont été des mises en accusation de la réalité établie et ont participé de l’évocation d’une image de la libération sociale.Ces mouvements possédaient un degré d’autonomie en ce sens qu’ils ont été capables d’arracher l’art à la puissance de mystification de ce qui est donné, établi, et ont libéré l’art en lui assurant l’expression d’une vérité propre (transcendance, altérité, manifestations complexes du beau). L’esthétique de Le Corbusier participe au contraire du redoublement de la réalité sous des formes simplifiées qui fascinent parce qu’elles font système : les cinq points de l’architecture nouvelle, les quatre fonctions de l’urbanisme.Marc Perelman est l’auteur de Le Corbusier. Une froide vision du monde, Michalon, 255 p., 19 € ************************************************************* La longue marche des voyages présidentiels C’était le 21 septembre 1964. Ce jour-là, le général de Gaulle quittait la France pour l’Amérique du Sud. Au pied de son avion, le premier ministre était venu le saluer et la garde républicaine jouait La Marseillaise. Le voyage allait durer trois semaines. Trois semaines pendant lesquelles le président de la République allait parcourir 30 000 kilomètres dans les airs, rencontrer 10 chefs d’Etat, assister à 39 banquets et prononcer 49 discours.Un demi-siècle plus tard, tout cela serait inimaginable. La mise en scène, d’abord : quand François Hollande embarque dans son Airbus A330 pour se rendre à l’étranger, Manuel Valls ne vient pas sur le tarmac pour lui souhaiter bon voyage, et l’hymne national ne résonne pas au moment du décollage. La durée du voyage, ensuite : désormais, quand le président s’absente de métropole pendant plus de quarante-huit heures, les observateurs ne manquent pas de le souligner. A ce titre, le récent périple de François Hollande dans les Caraïbes – cinq jours au total – restera à coup sûr comme l’un des plus longs de son quinquennat.François Hollande, continuateur plutôt qu’innovateurComment s’organise un déplacement présidentiel à l’étranger ? Quel en est le coût ? Qu’est-ce qui distingue une visite d’Etat d’une visite officielle ? Quels sont les figures imposées et les écueils à éviter en de telles occasions ? C’est à ces questions qu’a voulu répondre Jean-Marie Cambacérès, ancien député socialiste et proche de François Hollande, dont il fut le condisciple à l’Ecole normale d’administration. Le résultat est un livre nourri de témoignages et d’anecdotes, où sont racontés par le menu quelques-uns des voyages les plus mémorables qu’ont effectués les différents présidents de la Ve République.S’il risque de laisser sur sa faim le lecteur, avant tout intéressé par leur portée diplomatique et politique, l’ouvrage ne se limite toutefois pas à une simple plongée dans les « coulisses » de ces déplacements. Soucieux de donner un sens à son récit, l’auteur met en effet en évidence les principales évolutions qui les ont marqués au fil du temps : la place de plus en plus grande dévolue aux objectifs économiques, surtout depuis François Mitterrand ; la quasi-disparition des étapes culturelles après le départ de Jacques Chirac de l’Elysée ; la multiplication, enfin, des visites éclairs de quelques heures dont Nicolas Sarkozy fit sa spécialité, au risque de parfois vexer ses hôtes.Au regard de cette histoire, François Hollande apparaît davantage comme un continuateur que comme un innovateur. Les coups d’éclat diplomatiques en moins, l’actuel président de la République voyage même davantage à l’étranger que son prédécesseur, pourtant volontiers taxé de « bougisme » : une moyenne de 42 déplacements par an, quand Nicolas Sarkozy en effectuait 39, Jacques Chirac, 25, François Mitterrand, 17, Valéry Giscard d’Estaing, 11, Georges Pompidou, 5, et le général de Gaulle, 3 seulement.Dans les coulisses des voyages présidentiels. Du général de Gaulle à François Hollande, de Jean-Marie Cambacérès, Cherche-Midi, 286 pages, 18,50 euros. Thomas Wieder Rédacteur en chef - chef du service France ************************************************************* ************************************************************* Le simplisme d’Emmanuel Todd démonté par la sociologie des « Je suis Charlie » Dans son essai Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse (Seuil, 252 p., 18 €), Emmanuel Todd qualifie les manifestations des 10 et 11 janvier « d’imposture ». Loin de l’image consensuelle et solidaire donnée par les médias, elles auraient essentiellement mobilisé une France périphérique, vieillissante, blanche, bourgeoise et de culture catholique. Loin de défendre la liberté d’expression contre l’intégrisme religieux, la motivation profonde des marcheurs serait islamophobe, voire à terme potentiellement antisémite.L’auteur s’appuie essentiellement sur la cartographie des manifestations, sur les écarts de participation d’une ville et d’une région à l’autre, sur les traditions politiques et religieuses. Ces cartes suffisent-elles à déterminer le profil des manifestants, des millions d’hommes et de femmes qui sont descendus dans la rue après les attaques terroristes de janvier ? Peut-on se contenter d’une explication monocausale fondée sur des structures anthropologiques qui remonteraient à la Révolution française ? Rien n’est moins sûr.Il y a plus de cinquante ans, le sociologue américain William I. Robinson, dans un article resté célèbre, mettait en garde contre la « fallace écologique » (ou l’illusion écologique) : inférer les comportements individuels des comportements observés au niveau d’un collectif (ville, département, région). Emmanuel Todd fait la même erreur.Que les régions qui ont compté le plus grand nombre de manifestants soient d’anciens bastions du catholicisme ne permet pas de conclure que les catholiques ont été les plus nombreux à manifester. Pas plus que la surreprésentation locale des cadres supérieurs et des professions intellectuelles ne permet de conclure à leur surreprésentation dans les défilés. Le territoire n’est qu’un élément parmi d’autres du rapport des individus au monde et à la société. Il faut aussi cerner leur profil socioculturel, leurs orientations politiques et leurs motivations.La propension à protester inégalement répartieUn sondage réalisé en mars à la demande de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) permet de mesurer l’impact des attentats de janvier sur l’opinion, auprès d’un échantillon national représentatif. Une question portait sur « les manifestations et les marches qui ont fait suite aux attentats ».Trente pour cent des personnes interrogées disent qu’elles y ont participé, 35 % qu’elles n’ont pas participé mais qu’elles l’auraient souhaité, 33 % qu’elles n’ont ni participé ni souhaité le faire, et 2 % s’abstiennent de répondre. Autrement dit, une majorité des deux tiers de l’échantillon se prononce clairement en faveur de la mobilisation de janvier, qu’elle y ait ou non pris part. Et ses caractéristiques remettent en question les affirmations d’Emmanuel Todd.La sociologie des mouvements sociaux, qu’il ignore, a montré depuis longtemps que la propension à protester est inégalement répartie, surtout pour des causes « post-matérialistes » comme la défense de la liberté d’expression et de la tolérance. Le potentiel manifestant est plus fort chez les post-baby-boomers et les baby-boomers, les diplômés, les catégories sociales moyennes et supérieures et les personnes qui se situent à gauche. Les « Je suis Charlie » de janvier ne font pas exception à la règle.la probabilité d’avoir pris part à la mobilisation est plus forte chez les personnes originaires du Maghreb ou de l’Afrique subsaharienne que chez les personnes sans ascendance étrangère ou dont les parents et grands-parents viennent d’un autre pays européenLes diplômés du supérieur se sont mobilisés quatre fois plus que les diplômés du primaire. Loin d’être l’expression d’une France vieillissante, les Français nés après 1976 avaient trois fois plus de chances de se mobiliser que ceux nés dans les années 1940 et avant.Les cadres supérieurs et les professions intermédiaires avaient deux fois plus de chances de se mobiliser que les ouvriers, mais ce n’est pas nouveau puisque ce différentiel de mobilisation entre professions est constaté dès 1981 dans les enquêtes sur les valeurs des Européens (conduite par l’Association pour la recherche sur les systèmes de valeurs).Mais si les classes populaires se sont moins mobilisées, elles étaient loin d’être « absentes » des défilés. Parmi les manifestants déclarés du sondage CNCDH, le nombre cumulé des ouvriers et employés est équivalent à celui des classes moyennes et supérieures. Pas plus que n’étaient absents les enfants d’immigrés.Au contraire, la probabilité d’avoir pris part à la mobilisation est plus forte chez les personnes originaires du Maghreb ou de l’Afrique subsaharienne que chez les personnes sans ascendance étrangère ou dont les parents et grands-parents viennent d’un autre pays européen. La religion ne joue pas non plus dans le sens attendu. C’est chez les catholiques « zombies », de culture catholique mais détachés de la pratique religieuse, que la probabilité d’avoir manifesté est la plus faible, alors qu’elle atteint son niveau le plus élevé chez les catholiques pratiquants, les sans-religion et les personnes se déclarant musulmanes.Rejet de l’islamophobie et de l’antisémitismeEt politiquement, c’est la gauche non socialiste qui s’est le plus mobilisée (52 % de celle-ci dit avoir participé aux manifestations), puis les proches du PS (42 %), quand les proches de l’UMP ont deux fois moins de chances d’être descendus dans la rue. Les proches du FN eux sont presque trois fois plus nombreux que les proches de la gauche à rejeter les manifestations de janvier. Quant aux motivations des marcheurs, elles n’ont rien d’islamophobe ou d’intolérant envers les minorités quelles qu’elles soient. C’est l’inverse.Ceux qui disent avoir participé aux manifestations du 11 janvier sont deux fois moins nombreux que ceux qui n’ont « ni participé ni souhaité le faire » à approuver l’idée que « les enfants d’immigrés nés en France ne sont pas vraiment français » (21 %, contre 42 %). Plus de la moitié des premiers (contre moins d’un tiers des seconds) rejette l’idée que « l’islam est une menace pour l’identité de la France ». Et ils sont nettement plus nombreux à rejeter le stéréotype antisémite qui attribue aux juifs « trop de pouvoir en France » (65 %, contre 51 %).Les données de sondage ont aussi leurs limites. Les réponses dépendent de la question posée, du contexte de l’interview, du rapport à l’enquêteur. Mais même si les 30 % qui disent avoir manifesté n’étaient pas tous dans la rue le 11 janvier, le fait que deux mois après ils tiennent à dire qu’ils y étaient montre que, à leurs yeux, cela a de l’importance, et qu’ils sont solidaires de cette mobilisation. Rien ne permet d’y voir une « imposture », encore moins une machine de guerre contre l’islam et les religions minoritaires. Nonna Mayer (Politiste et directrice de recherche émérite au CNRS) Vincent Tiberj (Sociologue, Centre d’études européennes) ************************************************************* Arthur H lâche ses mots Tiens, Arthur H sort un livre. Pas un roman, ni un essai sur le métier de chanteur qu’il exerce depuis maintenant vingt-cinq ans. Mais un recueil de textes poétiques qui donnent l’impression d’avoir été écrits sous hypnose ou dans un état second. Ses fans retrouveront là un univers familier. S’y croisent, au hasard, des cyborgs homosexuels, des éléphants volants, des robots en bois, des anthropophages incompétents, des Pygmées métaphysiques et autres trapézistes manchots de Mandchourie. Adepte de l’écriture spontanée, Arthur H développe au passage des thèmes récurrents de son œuvre musicale, comme la place de l’homme dans le cosmos ou la pénétration – au sens large – du corps d’autrui. Il n’est pas interdit de se délecter, à petites doses régulières, de cet ouvrage « punk mystique » portant un titre en forme d’oxymore (Le Cauchemar merveilleux). Il n’est pas interdit, non plus, d’imaginer le chanteur à la voix caverneuse dire ces textes-ci en public (il le fera vendredi 29 mai à Lyon, accompagné par le musicien Nicolas ­Repac), tant ils semblent avoir été conçus pour être lus dans une salle de spectacle. C’est d’ailleurs un peu de là qu’ils viennent : « J’écris souvent avant de monter sur scène des sortes de haïkus... ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* Françoise, Manuela et les autres, épisode 25 Wonderful job, épisode 25 Frank Miller : « Sous ma plume, Batman est devenu un anarchiste, et il deviendra un révolutionnaire » Invité du Comic-Con de Paris, l’auteur de « The Dark Knight Returns » est revenu pour « Le Monde » sur l’évolution de sa vision du chevalier noir. Frank Miller, l'auteur de bandes dessinées, scénariste de films et réalisateur américain était l'invité du Comic-Con de Paris. Le mythique – et controversé – auteur de The Dark Knight Returns – est revenu pour Le Monde sur l'évolution de sa vision du chevalier noir. La troisième partie de votre saga Dark Knight sera publiée quatorze ans après le deuxième épisode. Pourquoi y revenez-vous aujourd'hui ? C'est très simple : j'ai eu une nouvelle idée. J'attendais avec impatience de retourner vers Batman pour revisiter à nouveau le personnage. C'est l'un des avantages des héros classiques : on peut toujours y revenir, leur rendre visite et les transformer. L'idée de départ, c'est que Batman sera toujours un protagoniste majeur, mais que Superman jouera un plus grand rôle. L'intrigue tournera autour de la libération de la ville de Kandor, la capitale de la planète Krypton où est né Superman. Dans l'histoire, Batman libère un million de supermans en puissance. Le héros masqué et Superman doivent alors se rejoindre pour empêcher la conquête de la Terre. Vos dernières œuvres ont fait l'objet de vives critiques, on vous accuse d'avoir fait preuve de racisme dans 300 et Holy Terror!, de misogynie dans Sin City, et vous avez même été qualifié de « cryptofasciste ». Titrer ce prochain album The Master Race (« la race supérieure »), c'est une provocation ? Je ne ferais pas bien mon travail si je n'étais pas provoquant. Mon rôle est de faire réagir les gens. Je veux des réactions de colère ; plus les critiques seront furieux, et plus je serai content. Cela me donne le sentiment que je suis parvenu à réaliser quelque chose. Vous avez déclaré que dans ce troisième volet, Batman sera encore plus « dur »... Ce qui définit Batman, ce n'est pas sa force physique, ni sa capacité à encaisser les coups, mais c'est le fait qu'il soit l'homme le plus intelligent au monde. Par le passé, lorsqu'il a affronté Superman, il a gagné. Dans The Master Race, il devra affronter des millions de personnes aussi fortes que Superman… mais s'il fallait parier, je parierais sur Batman. Mais pour battre Superman, Batman a eu besoin de l'aide d'autres superhéros… Batman ne peut pas vaincre seul. Heureusement, DC Comics dispose d'un vaste panthéon de héros, une véritable armée qui sera à ses côtés. Mais son intelligence reste la clef de sa force : souvenez-vous, dans The Dark Knight Strikes Again, il s'était procuré de la kryptonite [un matériau qui affaiblit Superman] de synthèse, qu'il a ensuite donnée à Green Arrow… Au cœur de Dark Knight se trouve la question des choix moraux. Batman ne tue jamais ; avez-vous des règles, des principes moraux auxquels vous croyez et que vous appliquez ? [Silence] Suivre des règles de conduite, appliquer un code d'honneur, c'est facile. Ce qui est difficile, c'est d'élaborer ces règles, de se construire son code. C'est la partie vraiment difficile, et c'est le travail de toute une vie – pour moi comme pour mes héros. En 2011, vous avez cessé de publier des messages sur Twitter, votre blog n'est plus accessible, et vous n'avez recommencé à publier des messages sur Internet que pour annoncer le retour de The Dark Knight. Pourquoi ce silence de quatre ans ? Je travaillais tout simplement sur plusieurs projets différents, dans le calme. The Master Race est l'un d'entre eux. Mais il y a aussi une suite de Sin City, Home Front, qui est une histoire d'amour entre un agent fédéral américain et la cheffe d'un réseau de la résistance française durant la seconde guerre mondiale. Je me suis toujours intéressé à la seconde guerre mondiale – aussi loin que je me souvienne, cette période m'a fasciné. Je suis aussi amoureux des vêtements, des voitures de cette époque. Le fait que j'aie choisi de placer l'action de Sin City à ce moment de l'histoire me permet de dessiner ce que j'aime. Vous n'étiez pas lassé des rapports directs avec vos lecteurs, qui se sont montrés pour certains très critiques sur vos dernières œuvres ? Pas du tout, j'adore le fait d'avoir une relation directe avec mes fans. Je trouve cela excellent, et j'ai toujours aimé les bonnes bagarres générales. Qu'ils viennent me chercher ! The Dark Knight Returns a été écrit avant l'arrivée du Web. Mais vous y décrivez une télévision omniprésente et décérébrée… Vous pensez toujours que les médias de masse sont dangereux ? Non. Si c'était à refaire, je traiterais cet aspect d'une manière très différente aujourd'hui. La manière dont je décris le fonctionnement et le rôle de la télévision dans The Dark Knight Returns est immature. La télévision, comme toutes les autres formes de communication, peut être une bonne chose – elle ne fait que soumettre au public des images, qui sont ouvertes à l'interprétation. Vous avez expliqué avoir eu l'idée de créer un Batman cinquantenaire lorsque vous-mêmes avez atteint trente ans, l'âge de Bruce Wayne. Aujourd'hui, vous avez 58 ans, et vous avez donc dépassé votre Dark Knight. Est-ce qu'avec le recul, vous changeriez des choses sur la manière dont vous aviez imaginé la « vieillesse » de Batman ? Je ne changerais rien dans The Dark Knight Returns. Je changerais probablement des choses dans The Dark Knight Strikes Again. Et dans The Master Race, j'aborderai cette question de l'âge d'une manière très différente. Lorsque j'ai commencé à travailler sur cette série, j'étais obsédé par l'idée de savoir à quel point le physique des personnages serait, avec le temps, affecté par tous ces combats. Maintenant, avec le regard d'un cinquantenaire, je me rends compte que l'impact de l'âge sur le physique d'un personnage est loin d'être la chose la plus importante qui se produise lorsqu'on vieillit. Avoir cinquante ans, c'est loin d'être aussi vieux que ce que j'imaginais lorsque j'en avais trente ! Et il y a beaucoup d'autres choses qui viennent avec l'âge : la maturité, l'expérience, qui sont autant de choses qui changent ce qu'est devenu Batman avec le temps. Dans The Master Race, par exemple, personne ne pourra plus le tromper. Le temps a aussi eu un effet sur votre vision du rôle de Batman... Dans mon rapport à Batman, il y a eu plusieurs phases. Lorsque je l'ai découvert enfant, à cinq ans, c'était un père sévère, une figure résolument paternelle. Il l'est resté par la suite, mais j'ai commencé à le voir sous des aspects plus politiques, plus philosophiques. « Batman était un justicier autoproclamé et sauvage, il est devenu une figure d'autorité, avec un badge de policier » En parallèle, le contenu des comics Batman évoluait aussi : nous sommes passés d'un justicier autoproclamé et sauvage à une figure d'autorité, avec un badge de policier. Sous ma plume, il est devenu un anarchiste – et dans The Master Race, il deviendra une figure authentiquement révolutionnaire. Un anarchiste ? Dans les deux premiers épisodes de The Dark Knight, votre Batman se bat pourtant pour restaurer l'ordre à tout prix, allant jusqu'à enrôler des gangs des rues pour imposer la loi martiale dans Gotham City… Si vous êtes un anarchiste, vous considérez que l'ordre existant est corrompu, et le détruire est la première chose que vous souhaitez faire – et pour cela, tous les moyens sont bons. La lutte des Irlandais pour l'indépendance, comme la résistance française, nous a montré qu'il pouvait être nécessaire de descendre dans la rue pour se lever contre la tyrannie. Parfois la seule manière de faire en sorte que le monde fasse sens est de détruire l'ordre existant. Vous dites souvent que toutes les œuvres naissent dans un contexte. Vous pensez que nous sommes à la veille d'une révolution ? Non. The Master Race est une fiction. Mais je vous promets que ça sera une bonne lecture. Goncourt : les titres des quatre romans finalistes dévoilés à Tunis En Tunisie depuis dimanche, les académiciens ont dévoilé à 13 heures à Tunis, mardi 27 octobre, leur troisième et dernière sélection en vue du prix Goncourt 2015, qui sera décerné le 3 novembre chez Drouant.La liste passe de huit à quatre titres concourant pour la plus prestigieuse récompense littéraire de la saison : grosse surprise, 2084, de Boualem Sansal, pourtant parmi les favoris, n’a pas été gardé dans cette ultime sélection établie par les dix membres de l’académie présidée par Bernard Pivot.Les quatre finalistesNathalie Azoulai pour Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L)Mathias Enard pour Boussole (Actes Sud)Hédi Kaddour pour Les Prépondérants (Gallimard)Tobie Nathan pour Ce pays qui te ressemble (Stock)Le 15 septembre, les académiciens avaient annoncé leur volonté de se rendre en Tunisie pour leur troisième délibération. Symboliquement, c’est le Musée du Bardo de Tunis, frappé en mars par un attentat qui a fait 22 morts, qui a été choisi par les Goncourt pour dévoiler leur liste finale.« Aujourd’hui, à Tunis, dans un pays qui a été la victime de deux attentats abominables [Bardo et Sousse en juin] en début d’année, nous sommes venus dire : “Tenez-bon, on est avec vous”», a expliqué le président du jury, Bernard Pivot. « Nous allons dans une salle du musée pour voter — c’est un acte démocratique, le vote — et nous annonçons les quatre derniers candidats. (...) Je crois que c’est important, même si c’est symbolique », a-t-il ajouté.Lire aussi : Angot, Enard et Liberati sur la liste du prix Goncourt Galichot en campagne, épisode 25 Les coquelicots d’Irak, épisode 26 Mehdi et Badrou, des cités à la « une » des journaux Il a le visage fatigué, un gros bonnet mange son regard. Il marche dans Saint-Ouen, en Seine-Saint-Denis, et décrit son quotidien d’homme de ménage : « J’ai jeté des seaux d’eau et passé la raclette. C’était super-propre, ils étaient contents. » Il répond aux questions de son fils, Mehdi, qui le suit caméra au poing. Un instant plus tard, magie du montage, le même Mehdi interroge avec autant de simplicité le créateur Jean-Charles de Castelbajac dans les studios de France Inter : « T’en es où avec Instagram ? »Ces deux instantanés saisissants forment un seul et même épisode de « Vie rapide », web-série diffusée sur Arte interactive, où Mehdi Meklat et Badroudine Saïd Abdallah, 23 ans chacun, parviennent à brosser, en deux minutes à peine, le portrait de notre époque.Dans « Vie rapide » depuis le printemps, dans leurs chroniques pendant six ans sur France Inter, dans leurs articles depuis huit ans sur le « Bondy Blog », ils ont inventé un récit à deux voix au ton unique, à la fois poétique et collé au réel, tantôt caresse, tantôt flamme, d’où monte depuis toujours une rage sourde. Cet automne, elle éclate dans leur premier roman Burn Out (Seuil, 192 pages, 16 euros), dont ils disent qu’il est leur « cri ». Un récit polyphonique imaginé autour de l’histoire vraie d’un chômeur qui s’est immolé par le feu devant une agence Pôle emploi à Nantes, en février 2013. Portrait acide d’un pays qui broie les rêves et les gens, se saoule de coups de com’et de télévision.En cette soirée d’octobre, c’est cet ouvrage qu’ils sont venus présenter au Silencio, club littéraire et artistique de la capitale. Pour entrer, il faut être membre ou se faire inviter. Descendre un escalier dans la pénombre, longer les photos de corps de femmes nues jusqu’à une cave voûtée tapissée à la feuille d’or. Le décor est signé du cinéaste américain David Lynch. Sur la petite scène, Mehdi, blouson noir zippé jusqu’au col, casquette éternellement vissée sur la tête et Badrou, pull de laine et chemise, répondent aux questions d’un jeune critique du club. Et soudain, dans l’ambiance feutrée, les mots claquent. « Même en France, on n’entend plus les morts », assène Mehdi. « Cet homme est mort pour rien, renchérit Badrou. En Tunisie, en Iran, au Tibet, les immolations provoquent des choses. Ici, ça n’a rien déclenché. » En quelques mots, ils ont effacé les sourires des curieux venus voir ce que les petits gamins de banlieue, qu’on surnomme encore « les Kids », avaient dans le ventre. « Ils sont denses », entend-on dans le public. « Est-ce un livre engagé ? », demande le critique. « Ce livre est politique comme le sont chacun de nos reportages, répond Mehdi. Il porte un message. Mais l’engagement ce n’est pas quelque chose qu’on fait une fois, ça se construit dans le long terme. » Voilà huit ans déjà qu’ils construisent et se construisent. A deux. Depuis leur rencontre en 2007. Ou peut-être faut-il remonter encore deux années en arrière. Pour comprendre comment ces deux voix ont réussi à percer parmi toutes celles qui hurlent dans les quartiers populaires.Sortir d’un monde « exigu »Automne 2005. Une fois n’est pas coutume, la banlieue occupe les écrans. Depuis la mort de deux adolescents à Clichy-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, les cités se soulèvent, les voitures brûlent, des écoles et des gymnases aussi. Mehdi et Badrou ne se connaissent pas encore. Ils observent à distance la colère qui s’exprime. Mehdi est en 4e à Saint-Ouen. On le remarque lors d’un atelier d’écriture dans une classe atone. Il est le seul à manifester un véritable intérêt pour l’information. Vif, cultivé, il n’a que 13 ans mais veut déjà devenir journaliste. A 5 km de là, Badrou est en 4e à La Courneuve. Dans une classe où « il y avait de l’ambiance », ses professeurs l’observent « stoïque » dévorer le manuel, ses camarades s’amusent de le voir toujours un livre en poche. Comme cet exemplaire du chef-d’œuvre de Stendhal, Le Rouge et le Noir prêté par un professeur. « J’avais été marqué par la façon dont Julien Sorel réussit à sortir de son milieu social », confiait Badrou récemment sur Arteradio.com. Les jeunes auteurs n’ont jamais quitté leur quartier. Mehdi a beau avoir dans sa chambre un portrait de lui et Badrou croqués par Castelbajac, il vit toujours dans un HLM à Saint-Ouen avec sa mère, ex-opératrice téléphonique, au RSA. Badrou partage encore sa chambre de la cité des 4000 avec deux de ses sept frères et sœurs et voit chaque année son père comorien, agent d’entretien, faire d’humiliantes démarches pour renouveler son titre de séjour. Lui-même, arrivé en France à 18 mois, n’oubliera jamais que sa demande de nationalité a mis quatre ans à aboutir. « Tu peux réussir quoi que ce soit, passer ta journée avec des vedettes ou dans des soirées mondaines, le soir, tu rentres chez toi, rappelle Mehdi. Et tu te confrontes à la précarité et à ses gens qui ont peu d’espoir. » C’est ce qu’il nomme la « schizophrénie » des gens de banlieue « qui émergent ». Badrou enchaîne : « On sera jamais totalement dans le système. Y’a une insouciance qu’on n’a pas. » L’école et la lecture leur ont donné l’envie de sortir d’un monde « exigu » où ils s’attristent de voir que « d’autres se sentent à l’aise ». Paradoxalement, les émeutes leur offrent la chance qu’ils attendent : le 11 novembre 2005, des journalistes suisses créent le « Bondy Blog », ouvert aux collaborations des habitants. Chacun de leur côté, Mehdi et Badrou s’enthousiasment pour les articles postés par des reporters qui leur ressemblent et décrivent leur quotidien de l’intérieur.Mais il faut encore une étincelle. A la rentrée 2007, le destin les réunit en 2de au lycée Auguste-Blanqui de Saint-Ouen. « On était les mêmes sans se connaître, raconte Mehdi aujourd’hui. On avait les mêmes lectures, les mêmes passions, on aimait la politique et on suivait la campagne d’Obama. Notre rencontre est centrale dans nos vies. » A l’âge où l’on se laisse si vite absorber par le conformisme et les goûts des autres, les deux complices aux centres d’intérêt atypiques se rassurent mutuellement. Ils cultiveront dès lors, le même jardin.« Dans une soirée guindée ou une cité pourrie, on n’est jamais au centre. On se met de côté et on regarde. »Trois mois plus tard, c’est ensemble qu’ils osent pousser la porte du « Bondy Blog » et proposent d’emblée d’écrire à quatre mains. « On aurait dit qu’ils se connaissaient depuis toujours », se souvient Serge Michel, aujourd’hui au Monde et l’un des fondateurs du blog, vite séduit par leur style « abrasif » qui « passe le réel au côté vert de l’éponge ». Ils excellent dans l’art de croquer les visites des politiques en banlieue. Lorsque les médias retiennent la petite phrase, eux préfèrent décrire ce qu’ils voient : un essaim de caméras entouré de policiers pour une visite-éclair, coupée du réel. « Ils n’étaient pas les seuls blogueurs à avoir de bonnes idées. Mais la différence c’est que Mehdi et Badrou, eux, rendaient la copie. »Un jour, gloire, la journaliste Pascale Clark les cite dans sa revue de presse sur RTL. Quelques semaines plus tard, elle leur propose une chronique dans sa nouvelle émission sur France Inter, les installant, pour de bon, dans la lumière. Ils inventent un récit radiophonique où leurs voix s’entrecroisent. Poussés par la journaliste, ils étendent aussi leur terrain de jeu, hors de la banlieue. « Je ne voulais surtout pas les cantonner à ça alors qu’ils s’intéressent à tout et sont férus d’actu. » Ils vont avoir la chance de rencontrer des gens qu’ils admirent. En face, « tout le monde craque » devant leur talent et leur jeune âge. « Ils ne m’ont jamais déçue. Ils captent l’époque et le pays comme peu de gens savent le faire, sans préjugés et dans tous les milieux », note la journaliste. Aussi simples avec les habitants des quartiers populaires qu’avec des stars ou des syndicalistes, dans des villages perdus ou aux 80 ans de leur vénérable maison d’édition.« On est à l’aise partout car on a trouvé notre place : on est spectateurs, explique Mehdi, le plus prolixe, mais qui se tourne vers Badrou quand il cherche ses mots. Dans une soirée guindée ou une cité pourrie, on n’est jamais au centre. On se met de côté et on regarde. » Ce talent rare, de pouvoir raconter une société dans ses extrêmes, a bien sûr alléché éditeurs, producteurs de films ou d’émissions de télé qui ont multiplié les appels du pied. Ceux qui les entourent se réjouissent de les avoir vus jusqu’ici « éviter tous les pièges ». « Ils auraient pu céder à la facilité et être ce que beaucoup voudraient qu’on soit : le cliché du jeune de banlieue, le rigolo de service », résume Mouloud Achour, producteur et coréalisateur de « Vie rapide ». Contrairement à ceux, nombreux, de leur génération qui veulent être avant de faire, Mehdi et Badrou veulent « faire quitte à ne pas être », souligne ce dernier. « Certains pourraient dire qu’on est “bankable”, mais on ne donne pas suite, insiste Badrou. Exister pour exister, ça ne nous ressemble pas. On préfère rester libres. » Piqûres de rappelLibres de choisir leurs sujets, libres de leurs paroles, libres de jouer avec leur image. Si doux et poli à la ville, Mehdi s’est inventé sur Twitter un double diabolique, qui insulte à tout-va. « Tout est trop convenu, on n’ose plus s’énerver. L’idée de casser ça en étant méchant gratuitement me plaît », confie-t-il amusé. Et tant pis pour les vedettes sensibles qui inondent ses proches d’appels indignés. Cet hiver, c’est aussi sur Twitter qu’il va assumer sans détour ne pas se reconnaître dans les « Je suis Charlie ». « Ce slogan a tué la réflexion, on a marché comme des moutons. Et dire ça, aujourd’hui, c’est subversif ? C’est terrible. » Ils auraient voulu que la société s’interroge davantage sur la trajectoire des terroristes, enfants de nos banlieues, comme eux. Tellement proches de bon nombre de ces Français perdus, ces « cœurs paumés » marchant sans but, croisés en reportages. « La France a su créer ses propres ombres, écrivent-ils dans Burn Out. Mais, il est encore temps de te rebeller, par le travail, par les mots… »En juin, ils s’affichent en « une » des Inrockuptibles avec l’anthropologue Emmanuel Todd pour un entretien croisé et contradictoire autour de son livre polémique Qui est Charlie ? (Seuil, 252 pages, 18 euros) qui réduisait la marche du 11 janvier à un défilé de « catholiques zombies » inconsciemment islamophobes. Moins d’un mois plus tard, après six ans de chroniques, France Inter mettait fin à leur collaboration. Officiellement, le service de communication de la radio assure qu’il n’y a eu « aucun souci », simple conséquence d’un rafraîchissement de la grille des programmes. « C’est plutôt qu’ils n’apparaissaient plus comme les banlieusards sympas, acceptables », pense Mouloud Achour. « On n’est pas des gens légers », aime répéter Mehdi.Leur documentaire sur la barre Balzac de la cité des 4000 à La Courneuve, diffusé le 16 octobre sur Arte, n’est pas léger non plus. Il interroge la vie dans les grands ensembles, en mêlant images d’archives et paroles d’habitants. Ce samedi soir, on les découvre fébriles avant la projection prévue dans le cinéma de la ville. Un peu inquiets qu’on trouve ici que les petites stars ont « trahi leur combat ». Soulagement, la salle quasi pleine ne leur dira que des « merci ». Monte Laster, artiste américain installé à La Courneuve qui a travaillé sur le film, prend la parole. « Je les ai vus devenir la voix de ceux qui n’ont pas de voix. C’est une lourde responsabilité. »Leur ami Ilyass Malki, étudiant en journalisme et fils d’immigré comme eux, se réjouit de voir désormais interviewés partout dans la presse, « un Noir et un Arabe qui ne sont ni rappeur, ni sportif, ni imam, qui ont une voix légitime et crédible, et qui représentent enfin ce qu’on est ». Présents dans la salle, ceux qui raillaient Badrou au collège s’enthousiasment aussi de cette incroyable ascension « motivante pour tout le monde ». « On rêvait des mêmes choses. Pourquoi on ne l’a pas fait ? », s’interroge, songeur, Séréné Coulibaly. « Et malgré tout ça, on le croise toujours au quartier. Il est resté le même », insiste Félix Mvoulana.Et s’ils oubliaient d’où ils viennent, le quotidien leur réserve des piqûres de rappel. Le 5 octobre, ils sortent d’un cinéma des Champs-Elysées quand des policiers les encerclent, les invectivent, demandent à les fouiller sans explication. Mehdi et Badrou dénoncent un « contrôle au faciès ». Ils s’entendent répondre : « Ce n’est quand même pas de notre faute si vous faites plus de conneries que les nôtres. » Il y aura donc toujours « eux et nous » ? De rage, ils publieront un texte qui inondera les réseaux sociaux, pour « tout ceux qui subissent sans pouvoir le dire ». Ils porteront plainte aussi, pour faire parler le droit.Dans leur dernière chronique à la radio, Mehdi et Badrou disent « avoir rendu leur micro comme on rend une arme ». Ils en trouveront d’autres : leur premier livre a tout d’une flèche décochée en plein cœur. Déjà, ils en préparent un autre, sur la présidentielle de 2017. Encore plus politique. Aline Leclerc La suite officielle de « Harry Potter » bientôt… au théâtre Les fans de la saga Harry Potter savaient déjà qu’une pièce de théâtre était en préparation à Londres, se déroulant dans l’univers du jeune sorcier. Vendredi 23 octobre, ils ont appris qu’il s’agirait de la suite officielle des aventures de Harry Potter, un huitième épisode sur les planches. Le site de la pièce, à laquelle participe J. K. Rowling, l’auteure de la série de romans, a publié plus d’informations sur l’histoire :« Cela a toujours été difficile d’être Harry Potter, et ce n’est pas vraiment plus facile maintenant qu’il est un employé du ministère de la magie débordé, un mari et le père de trois enfants. Alors que Harry se débat avec un passé qui refuse de rester à sa place, son plus jeune fils Albus doit supporter le poids d’un héritage familial qu’il n’a jamais voulu. Alors que le passé et le présent s’entremêlent dangereusement, le père et le fils apprennent la désagréable vérité : parfois, les ténèbres viennent de là où on ne les attend pas. »L’histoire est signée J. K. Rowling, mais aussi Jack Thorne et John Tiffany. C’est ce dernier, lauréat d’un Tony Award (les Molières britanniques), qui dirigera la pièce, qui comptera plus d’une trentaine de comédiens sur scène. La pièce – Harry Potter and the Cursed Child (Harry Potter et l’enfant maudit) –, sera jouée au Palace Theatre de Londres à partir de juillet 2016, avec quelques avant-premières prévues dès le mois de mai. Roman. « Illska », d’Eirikur Orn NorddahlCe n’est pas le genre de livre dont on peut faire le tour ou mesurer les reliefs. De toutes parts, Illska (« le mal », en islandais) déborde le jugement, roman d’une grande liberté, constitué d’une multitude de ruptures de ton et de points de vue, d e va-et-vient entre la seconde guerre mondiale et notre époque. En son centre, il y a Agnes, une thésarde de Reykjavik, d’origine lituanienne, qui étudie les mouvements d’extrême droite en Europe ; en 1941, ses arrière-grands-parents paternels ont tué, pendant les massacres de Jurbarkas, où furent assassinés les 2 000 juifs de la bourgade, ses arrière-grands-parents maternels. Cet épisode historique est narré en alternance avec le portrait de la jeune femme, tiraillée entre son compagnon, Omar, et son amant, Arnor, néonazi raffiné. Oscillant entre les registres tragique et comique, passant parfois par la bouffonnerie, Illska nous soumet des questions complexes, aiguise notre sens de l’observation, multiplie les digressions qui n’ont rien d’accessoire. Le résultat est virtuose. Macha Séry Illska, d’Eirikur Orn Norddahl, traduit de l’islandais par Eric Boury, Métailié, 608 p., 24 €. Essai. « Lettre à Roland Barthes », de Jean-Marie SchaefferSi, parmi ceux qui célèbrent Roland Barthes (1915-1980) en cette année de centenaire, Jean-Marie Schaeffer ne peut se prévaloir d’aucun lien direct avec le sémiologue, il en est toutefois l’un des meilleurs lecteurs. Prenant le contre-pied d’un Barthes antimoderne, il fait le choix, provocateur, de défendre ses grands textes des années 1960, à présent négligés. Ainsi fait-il un vibrant éloge du Système de la mode, montrant que ce morceau de bravoure structuraliste reste toujours efficace pour penser le vêtement, « deuxième peau » faite de discours autant que de tissus. La science n’interdisant pas le désir, Schaeffer prolonge les analyses de Barthes en s’attaquant à la « minijupe » et à la dialectique du « court » et du « long » qui sous-tend l’histoire de la mode féminine. Bref, le structuralisme est, grâce à cet essai, redécouvert non comme un formalisme asséchant mais comme un programme visant à élaborer des modèles, des constructions mentales tenant lieu de la réalité et permettant d’en révéler les règles opératoires. Schaeffer souligne que la plupart des hypothèses du sémiologue restent valides au regard des recherches les plus actuelles en psychologie cognitive (étude scientifique des processus mentaux). Peut-être Barthes n’aurait-il pas adhéré à ces développements de la psychologie ; ses textes des années 1960 n’en constituent pas moins un héritage précieux. Jean-Louis Jeannelle Lettre à Roland Barthes, de Jean-Marie Schaeffer, Thierry Marchaisse, 128 p., 14,90 €. Polar. « Le Crime de Julian Wells », de Thomas H. CookPar une nuit opaque, alors qu’il a gagné en barque le centre d’un étang, l’écrivain-enquêteur Julian Wells, spécialisé dans l’étude de grandes affaires et l’évocation de puissantes figures criminelles, se tranche, net, les veines. La soudaineté de cet acte amène la sœur de Wells et son proche ami, un critique littéraire, à enquêter sur les raisons de ce suicide, reconstituant, à la faveur d’un long et funèbre pèlerinage, les étapes-clés de sa vie passée, randonnant sur les lieux de ses enquêtes. On pérégrine ainsi, à la suite des deux limiers, de l’Espagne à la Russie (sur les traces de Tchikatilo, l’ogre de Rostov), de la France (Oradour-sur-Glane) aux Balkans et surtout à l’Argentine, où résident le nœud de l’intrigue et l’origine du drame : la mort de Marisol, la femme adorée, involontairement causée par Wells. Une traque au fil de l’histoire et au cœur de la mémoire sera l’occasion de croiser une fascinante kyrielle d’assassins assagis par l’âge et le temps. Conjonction entre interrogation sur l’essence du mal et acte de mémoire, évocation des sombres heures de l’histoire, Le Crime de Julian Wells est un nouveau Tour d’écrou signé Thomas H. Cook. François Angelier Le Crime de Julian Wells (The Crime of Julian Wells), de Thomas H. Cook, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Loubat-Delranc, Seuil, « Policiers », 304 p., 21,50 €. Wonderful job, épisode 24 Dans les coulisses de la réalisation du nouvel Astérix Inutile de chercher. Il s’agit, et de loin, du plus gros tirage de l’édition française cette année, tous genres confondus. Deux millions d’exemplaires du Papyrus de César, le nouvel ­album d’Astérix, sont mis en place ce jeudi 22 octobre. C’est plus du double, par exemple, des ventes cumulées de Millennium 4 (Actes Sud) et de Grey (JC Lattès), les deux best-sellers de la rentrée. « Irréductible », le petit Gaulois ? Invincible, oui. Ses 365 millions de copies écoulées depuis sa création, en 1959, font également d’Astérix la série de bande dessinée la plus vendue au monde.Ce rappel permet de mieux comprendre l’attention qui entoure la sortie de ce nouvel album. Les enjeux sont énormes pour Hachette, propriétaire des éditions Albert-René. Et ce, d’autant plus que la série ne bénéficie plus de l’aura de ses créateurs – René Goscinny (mort en 1977) et Albert Uderzo (88 ans), qui avait repris seul les commandes, du Grand fossé (1980) à Le ciel lui tombe sur la tête (2005) – depuis qu’elle a été confiée à d’autres auteurs. Le Papyrus de César est le deuxième album signé Jean-Yves Ferri (scénario) et Didier Conrad (dessin). Si le premier, Astérix chez les Pictes (2013, vendu à 1,9 million d’exemplaires), avait tiré parti d’une certaine indulgence de la part des lecteurs, en tant que curiosité, ce nouveau titre – le 36e de la série – doit être l’album de la ­confirmation. L’assurance que le passage de témoin s’est bien produit.Mécanique éditoriale compliquéeComme pour Astérix chez les Pictes, les auteurs ont dû travailler « sous contrôle », c’est-à-dire sous le triple regard d’Albert Uderzo, d’Anne Goscinny (la fille de René Goscinny) et d’Hachette. « Il ne faut pas exagérer la portée de ce contrôle, coupe Isabelle Magnac, la directrice d’Hachette Illustré. Nous ne sommes présents qu’en filigrane, comme l’est n’importe quel éditeur dans une relation classique avec des auteurs. Le but n’est pas de se subs­tituer à eux, mais de sortir, ensemble, un album de qualité. »Une année d’allers-retours a néanmoins été nécessaire à Jean-Yves Ferri pour finaliser un scénario qu’il mit d’ailleurs longtemps à amorcer, au point de tarder à signer son contrat  : « Je voulais être sûr d’avoir une bonne histoire », dit-il. L’inspiration a fini par surgir, à travers une thématique très actuelle  : le traitement de l’information. Ferri est parti d’un fait historique  : la publication, à Rome, de La Guerre des Gaules, de Jules César. Anne Goscinny ne pouvait qu’approuver l’idée  : « La Guerre des Gaules était le livre de chevet de mon père, qui adorait César, car il le trouvait plus “menteur” que lui. »Le scénario validé, quel « traitement » allait attendre Didier Conrad ? La réalisation d’Astérix chez les Pictes avait été un ­ « enfer » pour le dessinateur, enrôlé au dernier moment, en remplacement d’un salarié du studio Albert-René n’ayant pas fait l’affaire. En seulement huit mois, Conrad avait dû à la fois analyser le style d’Uderzo, apprendre à croquer Astérix, créer de nouveaux personnages et dessiner 44 planches. Redoutant qu’il ne tienne pas les échéances, Hachette avait pensé envoyer aux Etats-Unis – où il vit – une équipe de « petites mains » pour ­réaliser les décors et le lettrage. Avant d’y renoncer.La supervision d’Albert UderzoSoumis à des délais « plus raisonnables », le dessinateur n’a pas eu le sentiment de souffler pour autant. Il lui a d’abord fallu composer avec la supervision d’Albert Uderzo, même si celle-ci s’est révélée limitée. Il y a deux ans, le vieux maître lui avait demandé de retoucher le regard d’Astérix (où manquait une petite lueur blanche) et le pantalon d’Obélix (qui comptait une rayure de trop). Il s’est, là, contenté de faire rectifier le visage d’un personnage secondaire, un Romain, que Conrad avait affublé d’un « gros nez » – or, seuls les Gaulois sont dotés d’appendices arrondis dans Astérix.Il a aussi fallu à Didier Conrad se couler dans le rythme d’une mécanique éditoriale compliquée, en raison de l’envoi ­régulier de ses travaux à Paris pour validation. Un véritable casse-pattes pour le dessinateur  : « Quand vous pensez tenir une bonne expression ou une bonne attitude, une certaine excitation s’empare de vous – excitation qui vous permet alors de travailler plus vite. Le problème est qu’il fallait que mes planches soient lues, relues et approuvées par plusieurs personnes  : j’étais donc obligé d’interrompre le processus au niveau du crayonné, avant de les reprendre deux ou trois mois plus tard. »Un dernier obstacle, comparable au rocher de Sisyphe, s’est mis en travers de sa table à dessin  : « A force de travailler dans un style qui n’est pas le vôtre, votre œil se fait plus précis et mesure mieux la distance qu’il reste à parcourir. Bref, plus vous avancez et plus l’objectif s’éloigne, poursuit Didier Conrad. Comme je ne suis pas Uderzo, je ne pense pas comme lui. Il m’a fallu trouver une façon de faire qui puisse correspondre à son style en sachant que lui-même aurait fait différemment pour dessiner telle scène. »Jean-Yves Ferri a traversé les mêmes affres, lui dont le scénario a continué d’évoluer au fil de la mise en images. « N’étant pas Goscinny, je n’ai pas eu d’autre choix que d’écrire une histoire comme je l’aurais fait pour un album personnel, et me demander, ensuite, si ce que je racontais était raccord avec son style. C’est là que les ennuis ont commencé », s’amuse-t-il. Le succès d’Astérix est fondé, selon lui, sur « une recette perdue », qui n’existe plus en bande dessinée  : « Un mélange d’aventure et d’humour, un thème assez bien documenté, un certain rythme… Tout coule de source, ça a l’air facile mais ce n’est pas évident. »Une seule certitude habite finalement le scénariste et le dessinateur  : « On ne s’approprie pas l’univers d’Astérix en deux albums », disent-ils en écho, sans savoir s’ils seront reconduits pour un troisième épisode. « On se sent maintenant une ­certaine responsabilité vis-à-vis d’Astérix », plaide Jean-Yves Ferri. « On verra ce que les auteurs nous proposent », élude ­Isabelle Magnac. On verra, surtout, si les lecteurs seront au rendez-vous de ce Papyrus au tirage astronomique.Lire aussi : Nous avons lu (et plutôt aimé) le nouvel Astérix ************************************************************* Les coquelicots d’Irak, épisode 27 ************************************************************* Galichot en campagne, épisode 26 ************************************************************* ************************************************************* Wonderful job, épisode 26 Le prix Goncourt a été attribué à Mathias Enard, pour Boussole (Actes Sud). Etaient également en lice Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (POL), Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour (Gallimard, Grand Prix du roman de l’Académie française) et Ce pays qui te ressemble, de Tobie Nathan (Stock).Lire aussi : Delphine de Vigan, lauréate du prix RenaudotL’écrivaine de 49 ans, Delphine de Vigan a reçu le prix Renaudot pour son roman, D’après une histoire vraie (JC Lattès, 480 p., 20 €). Cette récompense vient ajouter quelque chose d’une onction institutionnelle à la popularité de Delphine de Vigan, sans cesse croissante depuis son quatrième roman, No et moi (JC Lattès, 2007). D’après une histoire vraie, écrit après le succès de Rien ne s’oppose à la nuit (JC Lattès, 2011), qui racontait l’histoire de sa mère, femme bipolaire, retrouvée suicidée en 2008, a déjà été vendu à 107 000 exemplaires. Au fil de ce roman roué, à la fois risqué et réussi, qui multiplie les effets de réel, elle avance sur la ligne de crête entre le terrifiant et le ridicule et parvient à ne pas tomber du mauvais côté, tenant le lecteur en haleine tout en posant de sérieuses questions sur notre rapport à la littérature. ************************************************************* Prière d’insérer. Le pouvoir, ce « lieu vide » L’an dernier, en conclusion du 26e Forum philo Le Monde Le Mans ­consacré à la « promesse », l’ancien ministre Vincent Peillon, qui enseigne désormais la philosophie à Neuchâtel, en Suisse, avait souligné un paradoxe. Les femmes et les hommes de pouvoir, avait-il ironisé, sont sans cesse le ­réceptacle d’une demande impossible : tout se passe comme si les ­citoyens exigeaient d’eux qu’ils fassent des promesses dont tout le monde sait ­parfaitement qu’elles ne pourront être tenues…D’une certaine manière, le 27e Forum philo prolongera ce paradoxe d’une exigence à la fois impérieuse et impossible, en posant la question « Où est le pouvoir ? ». Dans nos démocraties contemporaines, en effet, le pouvoir passe souvent pour être introuvable, et les gouvernants se voient régulièrement soupçonnés de n’être que les pantins des « vrais » puissants, les marionnettes de forces situées en dehors de tout contrôle populaire. En même temps, chacun a plus ou moins conscience que le propre de la démocratie, c’est de faire en sorte que le pouvoir soit partout et nulle part, qu’on ne puisse mettre la main dessus, qu’il n’appartienne à personne, et surtout pas à ceux qui l’exercent, bref qu’il soit ce que le regretté Claude Lefort (1924-2010) nommait un « lieu vide ». Dans son remarquable recueil de textes intitulé Essais sur le politique (Seuil, 1986), le philosophe écrivait : « La démocratie moderne est le seul régime à signifier l’écart du symbolique et du réel avec la notion d’un pouvoir dont nul, prince ou petit nombre, ne saurait s’emparer ; là où se profile un lieu vide, il n’y a pas de conjonction possible entre le pouvoir, la loi et le savoir (…) ; l’être du social se dérobe ou, à mieux dire, se donne dans la forme d’un questionnement inter­minable. »Parce qu’il n’est jamais là où l’on croit, le pouvoir déçoit forcément. Mais pour demeurer démocratique, il lui faut échapper à tous… Ce paradoxe concentre beaucoup des questions qui enflamment nos débats politiques les plus contemporains. Il nourrira aussi les réflexions d’un forum qui sera ouvert par le sociologue Bruno ­Latour et qui se conclura par un entretien avec la garde des sceaux, Christiane Taubira. Entre-temps, des auteurs de diverses générations, philosophes, sociologues, ethno­logues, juristes, journalistes et écrivains auront échangé ensemble et dialogué avec un large public, dans la tradition de pédagogie et de partage qui anime cette manifes­tation depuis bientôt trois décennies.Lire aussi : Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment récupérer du pouvoir sur ce qui se passe ? Forum philo « Le Monde » Le Mans. Comment sont les pouvoirs ? Forum philo « Le Monde » Le Mans. L’arme du faible Forum philo « Le Monde » Le Mans. Pourquoi « Game of Thrones » règne Le programme du 27e forum philo « Le Monde » Le Mans Vendredi 13 novembreOuverture9 h 30. Introduction10 heures. Leçon inaugurale prononcée par Bruno Latour, sociologue et philosopheRapports de pouvoir15 heures. Luc Boltanski, sociologue15 h 30. Nathalie Heinich, sociologue16 heures. Alban Bensa, anthropologue16 h 30. Karine Grévain-Lemercier, juriste17 heures. Pause17 h 15. Forum Samedi 14 novembreLe pouvoir, un lieu vide ?9 h 30. Raphaëlle Bacqué, journaliste au Monde10 heures. Michaël Foessel, philosophe10 h 30. Jean-Claude Monod, philosophe11 heures. Pause11 h 15. ForumPouvoirs fictifs, puissance de la fiction14 h 30. Alice Zeniter, écrivaine15 heures. Yann Moix, écrivain15 h 30. Mathieu Potte-Bonneville, philosophe16 heures. Emilie de Turckheim, écrivaine16 h 30. Pause16 h 45. ForumRencontre20 h 30 Soirée avec le dessinateur Jul, animée par Frédéric Potet, journaliste au Monde Dimanche 15 novembreRien à cacher ? Un soupçon de pouvoir10 heures. Monique Canto-Sperber, philosophe10 h 30. Myriam Revault d’Allonnes, philosophe11 heures. Jean-François Kahn, journaliste et écrivain11 h 30. Delphine Dulong, politologueMidi. Pause12 h 15. ForumSéance conclusive. Exercice et limites du pouvoir15 heures. Grand entretien avec Christiane Taubira, garde des sceaux16 heures Pause16 h 15 Forum Les Actes du 26e Forum philo « Le Monde » Le Mans Qui tient promesse ?, sous la direction de Jean Birnbaum, Folio, « Essais », inédit, 192 p., 6,40 €.Il faut promesse tenir. Il faut aussi promettre pour tenir. L’ouverture de la COP21 à Paris, à la fin du mois de novembre, et la difficulté des Etats à formuler ne serait-ce que de simples ­engagements (non contraignants) donnent un nouveau relief au thème qui était au cœur du 26e Forum philo Le Monde Le Mans. Les 14, 15 et 16 novembre 2014, en effet, des philosophes (comme Monique Dixsaut, Alain Boyer, Michela Mazano ou Jean-Luc Marion), des sociologues (comme Philippe ­Corcuff ou Arnaud Esquerre), des historiens (comme Hervé Guillemain), des économistes (comme André Orléan) ou des écrivains (comme Véronique Ovaldé), et bien d’autres spécialistes encore, ont réfléchi, en public et avec le public, à cette notion de promesse, parole qui ouvre l’horizon et fonde la possibilité d’un avenir. « Pouvons-nous, et surtout devons-nous, compter encore sur la promesse dans une humanité dont il faut bien admettre qu’elle excède démesurément tout sens et toute vérité ? », s’interrogeait Jean-Luc Nancy en ouverture du colloque. Dans les Actes aujourd’hui publiés, les pistes de réponse abondent. ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* Le pouvoir, ce « lieu vide » L’an dernier, en conclusion du 26e Forum philo Le Monde Le Mans ­consacré à la « promesse », l’ancien ministre Vincent Peillon, qui enseigne désormais la philosophie à Neuchâtel, en Suisse, avait souligné un paradoxe. Les femmes et les hommes de pouvoir, avait-il ironisé, sont sans cesse le ­réceptacle d’une demande impossible : tout se passe comme si les ­citoyens exigeaient d’eux qu’ils fassent des promesses dont tout le monde sait ­parfaitement qu’elles ne pourront être tenues…D’une certaine manière, le 27e Forum philo prolongera ce paradoxe d’une exigence à la fois impérieuse et impossible, en posant la question « Où est le pouvoir ? ». Dans nos démocraties contemporaines, en effet, le pouvoir passe souvent pour être introuvable, et les gouvernants se voient régulièrement soupçonnés de n’être que les pantins des « vrais » puissants, les marionnettes de forces situées en dehors de tout contrôle populaire. En même temps, chacun a plus ou moins conscience que le propre de la démocratie, c’est de faire en sorte que le pouvoir soit partout et nulle part, qu’on ne puisse mettre la main dessus, qu’il n’appartienne à personne, et surtout pas à ceux qui l’exercent, bref qu’il soit ce que le regretté Claude Lefort (1924-2010) nommait un « lieu vide ». Dans son remarquable recueil de textes intitulé Essais sur le politique (Seuil, 1986), le philosophe écrivait : « La démocratie moderne est le seul régime à signifier l’écart du symbolique et du réel avec la notion d’un pouvoir dont nul, prince ou petit nombre, ne saurait s’emparer ; là où se profile un lieu vide, il n’y a pas de conjonction possible entre le pouvoir, la loi et le savoir (…) ; l’être du social se dérobe ou, à mieux dire, se donne dans la forme d’un questionnement inter­minable. »Parce qu’il n’est jamais là où l’on croit, le pouvoir déçoit forcément. Mais pour demeurer démocratique, il lui faut échapper à tous… Ce paradoxe concentre beaucoup des questions qui enflamment nos débats politiques les plus contemporains. Il nourrira aussi les réflexions d’un forum qui sera ouvert par le sociologue Bruno ­Latour et qui se conclura par un entretien avec la garde des sceaux, Christiane Taubira. Entre-temps, des auteurs de diverses générations, philosophes, sociologues, ethno­logues, juristes, journalistes et écrivains auront échangé ensemble et dialogué avec un large public, dans la tradition de pédagogie et de partage qui anime cette manifes­tation depuis bientôt trois décennies. Vendredi 13 novembreOuverture9 h 30. Introduction10 heures. Leçon inaugurale prononcée par Bruno Latour, sociologue et philosopheRapports de pouvoir15 heures. Luc Boltanski, sociologue15 h 30. Nathalie Heinich, sociologue16 heures. Alban Bensa, anthropologue16 h 30. Karine Grévain-Lemercier, juriste17 heures. Pause17 h 15. Forum Samedi 14 novembreLe pouvoir, un lieu vide ?9 h 30. Raphaëlle Bacqué, journaliste au Monde10 heures. Michaël Foessel, philosophe10 h 30. Jean-Claude Monod, philosophe11 heures. Pause11 h 15. ForumPouvoirs fictifs, puissance de la fiction14 h 30. Alice Zeniter, écrivaine15 heures. Alain Mabanckou, écrivain15 h 30. Mathieu Potte-Bonneville, philosophe16 heures. Emilie de Turckheim, écrivaine16 h 30. Pause16 h 45. ForumRencontre20 h 30 Soirée avec le dessinateur Jul, animée par Frédéric Potet, journaliste au Monde Dimanche 15 novembreRien à cacher ? Un soupçon de pouvoir10 heures. Monique Canto-Sperber, philosophe10 h 30. Myriam Revault d’Allonnes, philosophe11 heures. Jean-François Kahn, journaliste et écrivain11 h 30. Delphine Dulong, politologueMidi. Pause12 h 15. ForumSéance conclusive. Exercice et limites du pouvoir15 heures. Grand entretien avec Christiane Taubira, garde des sceaux16 heures. Pause16 h 15. Forum ************************************************************* C’est un manga qui commence comme la série Breaking Bad mais prend vite la tangente. Dans Last hero Inuyashiki, dont le tome 2 vient de paraître en France aux éditions Ki-Oon, l’auteur Hiroya Oku pose la question sans détour : que ferait un humain considéré comme faible et raté s’il disposait soudain de superpouvoirs ? Un angle certes éculé de la science-fiction, que l’on laisserait vite de côté si Oku n’était pas l’auteur de l’excellente série Gantz.Last hero Inuyashiki s’ouvre sur le quotidien bien ordinaire d’Ichiro Inuyashiki, 58 ans, employé de bureau fauché comme les blés. Sa femme et ses enfants ne le respectent pas, lui parlent à peine et les autres le traitent comme un vieillard. Pour finir, Inuyashiki apprend qu’il est condamné à une mort certaine quand son médecin lui diagnostique un cancer foudroyant. Alors qu’il erre un soir ivre de chagrin, il est frappé par une lumière aveuglante provenant d’un vaisseau extraterrestre. A son réveil, il se découvre en bonne santé et totalement guéri de sa maladie. Et pour cause : sous la chair de ce bon vieux Inuyashiki, ce ne sont plus des os et des muscles, mais tout un arsenal mécanique et électronique – notre héros est désormais un cyborg. Mais il n’est pas seul à avoir subi cette étrange transformation. Hiro Shishigami, un lycéen sans histoire, a été frappé le même soir. Mais si Inuyashiki décide de mettre ses nouvelles capacités au service des autres, l’adolescent, lui, préfère en tirer profit.Crayonné et modélisation 3DHiroya Oku dresse un portrait violent et amer de la société japonaise contemporaine gangrenée par l’obsession de la réussite personnelle, l’égoïsme et le mépris envers les plus faibles. Une thématique déjà omniprésente dans sa série phare Gantz, un manga pour jeunes adultes qui raconte le combat sans merci de personnes mortes accidentellement puis ressuscitées à Tokyo, qui sont forcés à s’entretuer. Pour une téléréalité, une expérience secrète ? Le purgatoire ? Qui sait. Le manga a été adapté au cinéma en 2011.Plus simpliste et manichéenne dans son démarrage que sa précédente saga à succès, la nouvelle réalisation d’Hiroya Oku séduit toutefois par un travail d’orfèvre dans le dessin, en particulier la mécanique des cyborgs et les décors au crayonné très réalistes. Oku s’appuie sur une technique de modélisation 3D pour réaliser ses planches, sa marque de fabrique depuis les années 2000.« C’est à l’époque du développement de son titre 01 - Zero One [manga qui paraît un an avant Gantz] qu’Hiroya Oku aurait débauché un ami qui travaillait dans la conception 3D. Il souhaitait que celui-ci devienne son assistant et l’aide à développer les édifices qu’il voulait voir apparaître dans son manga avec la 3D. En effet, il n’arrivait pas à décrire correctement l’univers futuriste qu’il avait en tête à ses assistants qui finissaient par faire des choses qui n’avaient rien à voir avec l’idée de l’auteur et surtout qui n’étaient pas homogènes puisque chacun y allait de sa petite interprétation », explique au Monde Ki-Oon, son éditeur français.Pour autant, Oku reconnaît qu’il ne peut se passer du crayon : la 3D reste un outil pour les armes, les bâtiments, les mouvements ou les explosions mais ne remplace pas la manière traditionnelle de dessiner.La série est toujours en cours d’édition au Japon, le tome 5 venant de paraître. En France, elle a démarré début septembre et devrait compter dix ou douze volumes selon son éditeur. Le deuxième épisode est en librairie depuis le 12 novembre.Last Hero Inuyashiki, de Hiroya Oku, tomes 1 & 2, éditions Ki-Oon, 7,90 euros. ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* Françoise, Manuela et les autres, épisode 19 Françoise, Manuela et les autres, épisode 18 Françoise, Manuela et les autres, épisode 17 « 2084 » de Boualem Sansal dans la première sélection de l’Interallié Le jury de l’Interallié a rendu publique, jeudi 24 septembre, sa première sélection de treize romans français, pour le prix 2015, qu’il décernera le 12 novembre, au restaurant Lasserre, à Paris. La deuxième sélection sera annoncée le 21 octobre et la troisième le 4 novembre.Sur cette liste figurent treize titres, parmi lesquels de nombreux romans déjà repérés par les autres jurés des prix littéraires d’automne. Le prix Interallié a d’ailleurs souvent pour vocation de rattraper un ouvrage manqué par les jurés qui les précédent, puisqu’il clôt en règle générale, la saison des prix littéraires. En 2014, Karpathia, le premier roman très original de Mathias Menegoz, publié chez P.O.L. s’était vu attribuer le prix Interallié, après ne pas avoir été retenu par l’Académie française ni par l’Académie Goncourt.Lire aussi : Cette année, Mathias Menegoz, en tant qu’ancien lauréat, siégera parmi le jury, présidé par Philippe Tesson. Deux nouveaux membres ont aussi été cooptés la semaine dernière pour remplacer Eric Ollivier et Claude Imbert. Il s’agit du journaliste à Paris Match et écrivain Gilles Martin-Chauffier, lauréat du prix Interallié 1998 et de l’académicien français Jean-Christophe Rufin, lauréat en 1999. Ils rejoindront Éric Neuhoff, Jacques Duquesne, Stéphane Denis, Serge Lentz, Christophe Ono-dit-Biot, Jean-Marie Rouart et Florian Zeller.Les jurés Interallié ont retenu un roman déjà remarqué dans les autres listes, 2084, de Boualem Sansal (Gallimard). Ils ont aussi sélectionné le premier roman de Christophe Boltanski, La Cache (Stock) et Boussole, de Mathias Enard, paru chez Actes Sud, ou encore le roman de Laurent Binet, La septième fonction du langage (Grasset) déjà lauréat du prix du roman FNAC.Cinq auteurs ne figurent sur aucune autre sélection des prix d’automne : Eve de Castro, Nous, Louis, Roi (L’Iconoclaste), René Guitton, Mémoires fauves (Calmann-Lévy) Philippe Lacoche, Vingt-quatre heures pour convaincre une femme (Écriture) Olivier Poivre d’Arvor, L’Amour à trois (Grasset) et Nathalie Rheims, Place Colette (Leo Scheer)Avec quatre titres, Grasset domine cette sélection qui retient des titres en provenance de 10 éditeurs. Le groupe Hachette Livre est particulièrement bien traité dans cette première sélection, puisque en plus de Grasset, les maisons Stock, Calmann-Lévy et Lattès, autres filiales du numéro un de l’édition français, placent chacune un titre en lice. Première sélection du prix Interallié : Laurent Binet, La septième fonction du langage (Grasset) Christophe Boltanski, La Cache (Stock) Eve de Castro, Nous, Louis, Roi (L’Iconoclaste) Charles Dantzig, Histoire de l’amour et de la haine (Grasset) Lionel Duroy, Échapper (Julliard) Mathias Enard, Boussole (Actes Sud) René Guitton, Mémoires fauves (Calmann-Lévy) Philippe Lacoche, Vingt-quatre heures pour convaincre une femme (Écriture) Olivier Poivre d’Arvor, L’Amour à trois (Grasset) Nathalie Rheims, Place Colette (Leo Scheer) Monica Sabolo, Crans-Montana (Lattès) Boualem Sansal, 2084 (Gallimard) Amanda Sthers, Les Promesses (Grasset) Wonderful job, épisode 20 Le supplément littéraire du Monde vous propose cette semaine une bande dessinée, un essai et deux romans.Bande dessinée. « Corto Maltese. Sous le soleil de minuit », de Ruben Pellejero et Juan Diaz CanalesOù l’on retrouve Corto Maltese, vingt ans après la mort d’Hugo Pratt, dans une histoire dont lui seul peut être le héros. Son ami Jack London lui a demandé d’aller remettre une lettre à une ancienne vedette de saloon du temps de la ruée vers l’or, reconvertie en pasionaria de la lutte contre la traite des Blanches. En route pour le Grand Nord, le flegmatique marin à favoris et boucle d’oreille va croiser le chemin d’une pléthore de personnages cocasses – des proxénètes japonais, des patriotes irlandais, un chef inuit se prenant pour Robespierre – ou ayant existé, comme Matthew Henson, ex-compagnon d’aventures de l’explorateur de l’Arctique Robert Peary, dont les exploits furent oubliés parce qu’il était noir. Comme c’est souvent le cas chez Corto Maltese, l’action, la poésie et une certaine désinvolture fusionnent mystérieusement dans cette reprise où dominent, non pas le trait exact de Pratt, mais les ambiances graphiques chères à ses lecteurs. Frédéric Potet Corto Maltese. Sous le soleil de minuit, de Ruben Pellejero et Juan Diaz Canales, traduit de l’espagnol par Anne-Marie Ruiz, Casterman, 82 p., 16 euros.Essai. « Relire. Enquête sur une passion littéraire », de Laure MuratPourquoi garde-t-on ses livres, sinon pour les relire un jour ? En interrogeant la bibliothèque comme un réservoir à relectures potentielles, Laure Murat ouvre un vertige de questions : quelle signification révèle une seconde lecture ? La relecture fait-elle le livre ? Quelle est la plasticité d’une œuvre ? Recherche-t-on dans la relecture la personne qu’on était lors de la première ou celle qu’on est devenue ? Relire : ce verbe sans synonyme est plus polysémique qu’il n’y paraît. Car il existe des dizaines de pratiques et d’habitudes de relecture chez ses adeptes : relire pour l’orthographe, pour vérifier une information, pour consolider un savoir, apprendre un rôle, concevoir un cours ou, bien sûr, jouir à nouveau, insatiablement, du plaisir d’un texte, toujours renouvelé. Un livre n’existe ainsi vraiment que s’il est relu, puis relu encore. Tous les grands lecteurs sont d’abord de grands relecteurs, Proust, Benjamin, Barthes ou Oscar Wilde, qui en faisait « le critère élémentaire de ce qui est ou n’est pas de la littérature ». Les réponses, Laure Murat les cherche, et les trouve, dans le matériau de travail qu’elle a constitué : les conceptions de leurs relectures, souvent intimes, qu’une centaine d’écrivains contemporains lui a confiées. C’est ainsi, suivant le registre de l’enquête littéraire, que s’élucide l’affaire, qui apparaît en définitive comme l’autre « grande affaire » des auteurs, le versant plus obscur de la création, sa face nord, celui qui ouvre à l’écriture. Antoine de Baecque Relire. Enquête sur une passion littéraire, de Laure Murat, Flammarion, 304 p., 19 euros.Roman. « Le Printemps des barbares », de Jonas LüscherDe jeunes financiers de la City fêtent un mariage en Tunisie, avant la « révolution du jasmin », dans un hôtel de luxe kitsch implanté en plein désert. Soudain, cartes de crédit et portables cessent de fonctionner… Les yuppies vont alors révéler leur vraie nature et se métamorphoser en une horde barbare. La description de cet univers inquiétant, le nôtre, à la veille de sa chute, fait du premier roman du Suisse Jonas Lüscher un véritable coup de maître. Il mélange les genres, superpose les intrigues, s’appuie sur le grotesque et la satire pour suivre les convulsions du déclin de l’Occident avec une précision d’entomologiste, conscient du potentiel créatif de tout moment d’effondrement. Nicolas Weill Le Printemps des barbares (Frühling der Barbaren), de Jonas Lüscher, traduit de l’allemand (Suisse) par Tatjana Marwinski, Autrement, 192 p., 17,50 euros.Roman noir. « La Quête de Wynne », d’Aaron GwynAprès le front irakien, le ranger Russel est appelé en 2004 en Afghanistan, sur demande expresse du capitaine Wynne, à la tête d’une unité d’élite stationnant au cœur des montagnes enneigées. Lui seul sera capable de dresser quinze chevaux sauvages, qui serviront à mener une expédition en territoire ennemi. Laquelle ? Le mystère plane, et Wynne semble jouer double jeu. Que l’auteur ait grandi dans un ranch n’est pas anodin. Autant que sa capacité à brasser les sentiments les plus extrêmes dans ce récit de guerre, remarquable est sa description du monde sauvage. Un très bon western littéraire doublé d’un roman de guerre sur le mode conradien d’Au cœur des ténèbres. Macha Séry La Quête de Wynne (Wynne’s War), d’Aaron Gwyn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par François Happe, Gallmeister, 308 p., 22,90 euros. Un de plus, et pas des moindres, se réjouiront les nostalgiques de l’âge d’or de la BD. Après Astérix, Blake & Mortimer, Lucky Luke et quantité d’autres, c’est donc le tour de Corto Maltese de poursuivre ses exploits sous une signature différente de celle de son créateur – en l’occurrence Hugo Pratt, mort il y a vingt ans. Sans doute fallait-il cette longue période de deuil avant de confier à d’autres un personnage aussi iconique que le marin romantique. Le résultat s’appelle Sous le soleil de minuit et paraît le 30 septembre. Réalisé par le duo espagnol Juan Diaz Canales (scénario) et Ruben Pellejero (dessin), ce 13e épisode de la série est, aussi, le fruit d’une aventure digne de Corto : mouvementée.Les premières démarches en vue de son retour remontent à 2012. A l’occasion du festival de Lucques (Italie), un dîner rassemble Patricia Zanotti, l’ancienne coloriste de Pratt devenue son ayant droit, Simone Romani, l’éditeur italien de Corto Maltese, et le frère de celui-ci. Si ce dernier ne travaille pas dans l’édition (mais dans l’industrie pharmaceutique), il connaît suffisamment l’œuvre de Pratt pour suggérer l’amorce d’une nouvelle histoire : un pur récit d’aventures qui se déroulerait dans le Grand Nord en 1915, en continuité avec la Ballade de la mer salée (Casterman, 1975), album culte s’il en est.Signe de l’aura de Corto, un projet « parallèle » a été lancé à Paris par Casterman, qui possède la quasi-totalité des droits mondiaux de la série. Sans savoir ce qui se trame de l’autre côté des Alpes (et bientôt des Pyrénées), le nouveau directeur éditorial BD, Benoît Mouchart, a demandé à deux auteurs phares de la création française, Joann Sfar et Christophe Blain, d’imaginer une reprise de Corto. Ils réaliseront deux planches d’essai dans le plus grand secret… mais pour du beurre. Patricia Zanotti mettra en effet son veto, ayant elle-même commencé sa recherche d’un repreneur. Refus de ManaraSon premier choix s’était porté sur Milo Manara, grand ami de Pratt et maître de la BD érotique (Giuseppe Bergman, Le Déclic…). Las, ce dernier a refusé, n’étant pas convaincu que Pratt ait voulu que son personnage lui survive. « La dernière fois que je l’ai vu, quelques jours avant sa mort, il m’a parlé de beaucoup de choses, mais pas de Corto Maltese. S’il avait voulu qu’il soit poursuivi, je pense qu’il me l’aurait dit », confie aujourd’hui Manara.Pratt l’a « dit », pourtant. C’était cinq ans avant sa disparition, dans un livre d’entretiens avec le journaliste Dominique Petitfaux, De l’autre côté de Corto (Casterman, 1990). Il avait même cité Manara parmi ses potentiels successeurs : « Si, après ma mort, Corto Maltese peut rapporter de l’argent à ma famille, à des gens que j’aime bien, pourquoi pas ? Je ne suis pas choqué à l’idée que quelqu’un comme Vianello [son assistant] ou Manara, par exemple, puisse un jour [le] reprendre. » Pratt avait-il changé d’avis à l’approche de la mort ? Ou la maladie et les médicaments l’empêchaient-ils d’avoir un avis pertinent sur la question, comme le pense Patrizia Zanotti ?Celle-ci a finalement sollicité Juan Diaz Canales, le créateur de Blacksad (Dargaud), un polar animalier au succès critique et public indéniable. Canales se trouve être un fan absolu de Pratt : « Si je suis dans ce métier, c’est grâce à Corto », dit-il. Reprenant à son compte l’idée lancée à Lucques, le scénariste espagnol va alors rédiger une histoire se déroulant sous le cercle arctique sur fond de luttes nationales et de première guerre mondiale. Il va aussi suggérer le nom de Ruben Pellejero, un dessinateur aguerri (Les Aventures de Dieter Lumpen, Le Silence de Malka) dont le style a été influencé, à ses débuts, par celui de Pratt. Difficile de trouver casting plus adéquat.Pellejero, sur qui repose la pression la plus importante dans la mesure où son graphisme va être immédiatement comparé à celui du maître, se voit accorder une totale liberté de création. « Pratt disait souvent qu’il avait pu créer Corto quand un éditeur lui avait donné carte blanche, souligne Patrizia Zanotti. Il aurait été impensable de faire autrement, d’autant plus que nous ne voulions pas de quelqu’un qui imite son trait. »Un obstacle de taille va toutefois surgir sur la table à dessin de ­Pellejero : quel visage donner à Corto, dont la face n’a fait que changer au fil de l’évolution stylistique de Pratt ? Une relecture de la collection le fera pencher pour la deuxième époque des aventures de Corto (Les Celtiques, Les Ethiopiques). Toutefois, le visage du héros est caché par une ombre sur la couverture de l’album. « Je ne voulais pas que les lecteurs disent : “Oh, il ne ressemble pas à Corto” avant d’ouvrir le livre », précise Pellejero. Les atmosphères, elles, seront puisées du côté de la première période (La Ballade…, Sous le signe du Capricorne). « La grande force de Pratt était de dessiner de manière très simple des choses très difficiles à dessiner », formule Pellejero, qui a travaillé volontairement vite sur cet album – à raison de 8 à 10 planches par mois – et au feutre, comme le faisait Pratt, afin de retrouver la « spontanéité du trait » de son aîné. Un lent travail de copie aurait, à l’inverse, dénaturé le ­projet.Les amateurs auront aussi remarqué la présence du nom du héros en caractères calligraphiés au-dessus du titre (ce qui n’était pas le cas avant), ainsi que la liste des précédentes histoires sur la quatrième de couverture. « Nous avons repensé Corto à la manière d’une série », explique Benoît Mouchart, chez Casterman (qui a financé la réalisation de l’album).L’idée, en toile de fond, est évidemment de relancer un fonds dont les ventes ont chuté en raison de l’absence de nouveautés. « Corto est un personnage plus connu que lu », reconnaît Patrizia Zanotti. Environ 30 000 copies des albums existants sont vendues chaque année en France. Ce nouvel ­album a été tiré, à lui seul, à dix fois plus d’exemplaires. Critique. Corto n’a pas froid aux yeux Corto Maltese. Sous le soleil de minuit, de Ruben Pellejero et Juan Diaz Canales, traduit de l’espagnol par Anne-Marie Ruiz, Casterman, 82 p., 16 € (en librairie le 30 septembre).Où l’on retrouve Corto Maltese, vingt ans après la mort d’Hugo Pratt, dans une ­histoire dont lui seul peut être le héros.Son ami Jack London lui a demandé ­d’aller remettre une lettre à une ancienne vedette de saloon du temps de la Ruée vers l’or, reconvertie en pasionaria de la lutte contre la traite des Blanches. En route pour le Grand Nord, le flegmatique marin à favoris et boucle d’oreille va croiser le chemin d’une pléthore de personnages cocasses – des proxénètes japonais, des patriotes irlandais, un chef inuit se ­prenant pour Robespierre – ou ayant existé, comme Matthew Henson, ex-compagnon d’aventures de l’explorateur de l’Arctique Robert Peary, dont les exploits furent oubliés parce qu’il était noir.Comme c’est souvent le cas chez Corto Maltese, l’action, la poésie et une certaine désinvolture fusionnent mystérieusement dans cette reprise où dominent, non pas le trait exact de Pratt, mais les ambiances ­graphiques chères à ses lecteurs. Parutions De nombreuses éditions et rééditions accompagnent le lancement de Sous le soleil de minuit.Corto Maltese. La Ballade de la mer salée, roman d’Hugo Pratt, traduit de l’italien par Fanchita ­Gonzalez-Batle, Denoël, « & d’ailleurs », 304 p., 19,90 €.Le Corbeau de Pierre. La ­jeunesse de Corto Maltese (Il corvo di pietra), de Marco Steiner, traduit de l’italien par Christophe Mileschi, Denoël, « & d’ailleurs », 208 p., 19,90 €.Casterman réédite l’ensemble des albums de Corto Maltese en couleurs.Folio « BD » réédite en ­format semi-poche deux épisodes de Corto Maltese : Fable de Venise (108 p., 7,65 €) et Les Ethiopiques (152 p., 7,65 €). Dans la voix de Roland Barthes Documentaire sur Arte à 22 h 45 Grâce à de nombreuses archives, la romancière et essayiste Chantal Thomas et son frère Thierry Thomas tracent un portrait éminemment sensible de l’auteur de « Mythologies »Le centenaire de Roland Barthes (12 novembre 1915-26 mars 1980) donne lieu, depuis le début de 2015, à de multiples publications et manifestations, dont fait partie ce documentaire de Chantal Thomas et Thierry Thomas. Le parti pris de ce film réjouira tous ceux qui sont souvent déçus par les documentaires sur les écrivains : peu de paroles de l’auteur, beaucoup de témoignages divers, et, au bout du compte, une impression étrange d’effacement de l’écrivain et de son œuvre.Ici, pour tracer le portrait de celui qui, selon Chantal Thomas, « fut à la fois un maître à penser et un marginal », un seul intervenant, Roland Barthes lui-même, à la télévision, mais aussi chez lui, dans une atmosphère plus intime. Il y a juste, en voix off, quelques propos de Chantal Thomas, pour préciser un repère biographique ou commenter brièvement un livre.En noir et blanc, un Roland Barthes assez timide répond aux questions de Pierre Desgraupes pour « Lectures pour tous ». Images d’une élégance perdue, à la fois du côté de l’intervieweur et de celui de l’interviewé. Une courtoisie d’un autre âge de la télévision. « Souvent j’écris pour être aimé, dit simplement Barthes. Mais on n’est jamais vraiment aimé pour son écriture. » Parlant de Mythologies (1957), le livre qui l’a fait connaître, il évoque le catch : « A une époque, je suis allé très souvent au catch », pour étudier sa chorégraphie, sa « mythologie ». Autre sujet, la DS 19 qui « a fonctionné comme un objet magique ». Mais que venait faire là l’abbé Pierre ? « J’ai essayé d’analyser l’iconographie de l’abbé Pierre. »Tous les entretiens, les plus formels comme les plus décontractés, justifient le sous-titre du film, « Le théâtre du langage », car Barthes rappelle son « obsession du langage » : « Cette obsession s’est exercée à travers des infidélités successives, des systèmes différents. » Avec Roland Barthes, jamais de langue de bois. Il cherche toujours à être précis, il se corrige, il améliore sa phrase. Chantal Thomas souligne, à raison, « sa détestation des stéréotypes, des fausses intelligences ».« Souvent j’écris pour être aimé. Mais on n’est jamais vraiment aimé pour son écriture. » Roland BarthesChez lui, il est détendu, près du piano – « J’adore déchiffrer de la musique ». Il évoque son enfance et son adolescence – «Je n’avais pas de milieu social, je n’étais rattaché qu’à ma mère. » Au lycée Montaigne, petit provincial déplacé, il était malheureux. Mais parce qu’il était « extrêmement sensibilisé au problème du fascisme », il est sorti de son isolement pour fonder, à 19 ans, avec quelques camarades, un groupe antifasciste après les émeutes de février 1934.La fin de l’adolescence et le début de l’âge adulte sont marqués par la maladie, la tuberculose pulmonaire, et le sanatorium, avec « le tabou de la contagion », mais « l’expérience de l’amitié, l’expérience de la lecture ».Que dirait Barthes, dont Chantal Thomas précise combien il cloisonnait ses amitiés, du XXIe siècle ultra connecté où l’on réagit avant de penser ? Sans savoir ce que serait ce monde-là, il a répondu : « J’ai d’énormes démêlés avec le spontané. Ce que le spontané ramène à la surface, c’est toujours du banal. »A la télévision, fini les confidences musicales et biographiques. Barthes est sommé par Pierre Dumayet de dire ce qu’est un structuraliste : « Quelqu’un qui s’intéresse au fonctionnement de ces objets compliqués que sont par exemple les systèmes de signification. » On pouvait se douter que « ces objets compliqués » appliqués à la littérature n’allaient pas être du goût de l’université d’avant Mai-68. Quand Barthes publie son Sur Racine, en 1963, une polémique s’engage avec Raymond Picard. Barthes lui répond dans Critique et Vérité (1966). « Il fallait empêcher, dit-il, que cette image d’imposture critique puisse se solidifier. »Reconnu et célébréC’est le moment où il se lie avec Philippe Sollers et le groupe Tel Quel. Une amitié forte : « Si Tel Quel n’existait pas, je me sentirais manquer de souffle dans le milieu intellectuel français et parisien. » Roland Barthes a désormais ses soutiens. Il découvre le Japon, et écrit, selon Chantal Thomas « son premier livre heureux », L’Empire des signes. Il rappelle aussi son « attachement très corporel au Sud-Ouest, à sa lumière, ses odeurs », sa maison à Urt, près de Bayonne.Le combat a été rude pour que le 7 janvier 1977 Roland Barthes puisse prononcer sa leçon inaugurale au Collège de France. Personne ne pensait qu’il n’avait plus que trois ans à vivre, il était enfin reconnu et célébré, comme en témoigne son passage à « Apostrophes » pour Fragments d’un discours amoureux. Même si, logiquement, et avec beaucoup de délicatesse, le film va jusqu’à sa mort, on a envie de s’arrêter sur le plateau d’« Apostrophes », où Françoise Sagan écoute avec attention Barthes déclarer : « Je crois que “Je t’aime” veut toujours dire “Aime-moi”. » Roland Barthes (1915-1980). Le Théâtre du langage. Ecrit par Chantal Thomas et Thierry Thomas, réalisé par Thierry Thomas. Sous le même titre, un DVD de l’INA sort le 6 octobre, proposant, outre le film, les interventions de Barthes à la télévision (19,95 euros). Mercredi 23 septembre à 22 h 45 sur Arte. Wonderful job, épisode 19 Point final pour Oyster, le Netflix du livre Il n’y a pas que de belles histoires dans la high-tech. La start-up Oyster ambitionnait de devenir le Netflix du livre numérique. Mais deux ans à peine après son ouverture, cette bibliothèque en ligne va bientôt fermer ses portes. « Le service s’arrêtera dans les prochains mois », précisent ses trois fondateurs, dans un message publié lundi 21 septembre sur le blog de la jeune entreprise.Oyster a été lancée en septembre 2013 aux Etats-Unis. Sa promesse : un accès illimité à un catalogue riche d’un million de livres. Pour dix dollars par mois (neuf euros), ses utilisateurs peuvent ainsi lire autant de titres qu’ils le souhaitent, sur leur tablette, leur smartphone ou leur ordinateur.Cette offre illimitée s’inspire du modèle mis en place par Netflix pour les films et les séries télévisées, et par Spotify pour la musique. Ces deux entreprises, leaders sur leur marché respectif, séduisent des dizaines de millions d’utilisateurs dans le monde. De son côté, Oyster n’a jamais véritablement réussi à décoller.La rémunération des auteurs et des éditeurs, un gouffre financierLa société new-yorkaise ne manquait pourtant pas d’ambitions. Elle se rêvait en nouveau Amazon, le géant du commerce en ligne qui a révolutionné le marché du livre avec l’introduction en 2007 de sa liseuse Kindle. « Nous voulons être la société qui va amener les livres numériques à la prochaine étape », lançait encore ses dirigeants en début d’année.Quelques mois après les débuts du service, Oyster avait levé 14 millions de dollars (12,5 millions d’euros) auprès d’investisseurs. Mais les frais engagés par la société, notamment pour rémunérer les auteurs et les éditeurs, ont fait fondre ce pactole. La société ne pouvait plus se permettre d’opérer à perte. « Nous avons réalisé d’importants progrès vers notre objectif de bâtir une manière plus simple de lire », se consolent désormais ses fondateurs.En deux ans, Oyster a en effet réussi à convaincre trois des cinq grandes maisons d’édition de rejoindre sa plate-forme. Mais pas le groupe français Hachette ni son rival anglo-saxon Penguin Random House. En ajoutant les éditeurs indépendants, le nombre d’ouvrages disponibles a été multiplié par dix : de 100 000 au lancement à un million, dont la saga Harry Potter.Prix élevé de l’abonnementCette forte progression masque cependant une importante lacune : les titres les plus récents ne sont pas présents. Consciente des limites de son catalogue, la start-up avait lancé, en avril, une boutique de livres numériques. Celle-ci propose toutes les nouveautés des cinq grands éditeurs.Autre handicap : le prix par abonnement. Dix dollars par mois, c’est un dollar de plus que Netflix, le populaire service de streaming, la lecture sans téléchargement. En moyenne, les Américains lisent une demi-heure par jour, selon les dernières statistiques du département du travail. Mais ils passent près de trois heures devant leur télévision.« Un modèle par abonnement pour les livres numériques n’est pas vraiment intéressant pour une grande partie des lecteurs, note le cabinet Enders Analysis. Les catalogues sont limités et les gens ne lisent pas suffisamment pour rendre ses offres rentables. »Selon Digital Book World, le prix moyen des versions électroniques des ouvrages à succès est inférieur à 7 dollars aux Etats-Unis. Cela signifie que pour rentrer dans ses frais, l’abonné doit lire plus de 17 livres par an. Or, 70 % des Américains lisent moins de 10 ouvrages par an, d’après une étude du Pew Research Center.Concurrence du Kindle Unlimited d’AmazonL’offre illimitée d’Oyster n’était donc intéressante que pour les gros lecteurs. Or, son modèle économique ne pouvait fonctionner que si les abonnés ne consommaient pas trop. La société reverse en effet quelques dollars aux ayants droit à chaque téléchargement. Plus un utilisateur lit, moins il est rentable, car les commissions à payer se rapprochent, voire dépassent le prix de l’abonnement.La situation était d’autant plus compliquée qu’Amazon a lancé un service concurrent en juillet 2014, baptisé Kindle Unlimited. Le géant du commerce en ligne est le leader incontesté du livre numérique. Sa bibliothèque numérique comptait en mai plus de dix fois le nombre d’abonnés d’Oyster, d’après les estimations du cabinet de recherche Codex Group.Dans leur message, les trois fondateurs d’Oyster évoquent « de nouvelles opportunités pour que [leur] vision se matérialise ». Cela se fera peut-être chez Google, qui a recruté une partie des équipes de la start-up. Selon le site spécialisé Recode, les fondateurs ont aussi rejoint la société de Mountain View. De quoi alimenter les spéculations sur l’arrivée d’une offre d’abonnement sur Google Play Books, sa librairie numérique. Les jardins de Colette retrouvent leurs couleurs d’antan Lilas, jasmin, muguet, roses anciennes… La maison de Colette (1873-1954), à Saint-Sauveur-en-Puisaye (Yonne), repose dans un écrin de verdure aux couleurs vives et chatoyantes. Depuis trois ans, l’association La Maison de Colette s’applique à restituer à l’identique les jardins entourant l’ancienne bâtisse grâce aux larges descriptions que l’écrivaine consacre, dans ses écrits, à la maison où elle vécut jusqu’à l’âge de 18 ans : le jardin-d’en-face, dont le verger empêchait tout vis-à-vis ; le jardin-du-haut, où les plantes fleurissaient à foison, et le jardin-du-bas, occupé par un potager fourni tout au long de l’année.Depuis quelques mois, toutes les essences décrites par Colette dans ses ouvrages ont retrouvé la place qu’elles occupaient près de cent cinquante ans auparavant. « Il n’y a pas une plante ici qui ne soit pas citée par Colette », confirme Gérard Bonal, le biographe de l’écrivaine, qui s’improvise guide touristique, le temps d’un week-end.Les graines ont été plantées« Le plus célèbre jardin des lettres françaises », comme le surnomme familièrement Bernard Pivot, a ouvert pour la première fois son portail à l’occasion des Journées du patrimoine, les 19 et 20 septembre. Un événement, qui a permis à l’association qui s’en occupe de présenter les évolutions de la réhabilitation, entreprise en 2013, du jardin et de la maison de Colette. Si cette dernière est, pour l’instant, loin d’être terminée, les trois jardins qui l’entourent ont pratiquement retrouvé leur aspect d’origine. Les graines ont été plantées, le temps doit maintenant faire son œuvre pour qu’elles germent.Et le résultat est au-dessus de toutes les attentes. Sonia Pedroche, native de la commune, a bien connu la maison de la romancière. Sa sœur aînée était amie avec la fille du Dr Muesser, l’ancien propriétaire de la demeure qui a vu grandir l’écrivaine. Elle a souvent joué dans ces jardins étant petite et s’en souvient très bien : « Quand j’ai lu ses livres, je me suis rendu compte que tout ce qu’elle a écrit est authentique. Et les travaux qui sont en cours ici sont exceptionnels. Quand je me promène dans les jardins, cela me ramène des années en arrière. »S’agissant de la maison, la façade extérieure est sur le point d’être achevée, les nouveaux parquets seront bientôt posés. Viendra ensuite la difficile tâche de l’aménagement intérieur, qui doit s’apparenter autant que possible à celui que l’on pouvait trouver à l’époque. Pour cela, pas question de se mettre en quête du mobilier qui environnait autrefois la famille de Colette. Ce serait d’ailleurs mission impossible, puisque l’essentiel a déjà été vendu au cours de ventes aux enchères.Le piano et le chapeau de SidoCertains objets bien particuliers retrouveront leur place, comme le piano ou le chapeau de la mère de Colette, Sido, tous deux déjà acquis par l’association. Les autres meubles seront, quant à eux, chinés dans les brocantes et chez les antiquaires. « Ce ne sera certainement pas un musée, plutôt une maison d’écrivains », explique Gérard Bonal. Ceux-ci pourront s’installer quelques mois pour y trouver l’inspiration, à proximité du plus grand centre d’archives au monde sur l’œuvre de Colette, qui verra bientôt le jour au dernier étage de la maison.Cette ambition a un coût : 280 000 euros ont été dépensés par l’association La Maison de Colette avec l’aide du département de l’Yonne et du ministère de la culture. Sans compter les futurs frais liés à l’acquisition du mobilier. Si un musée, situé à quelque distance, raconte déjà les dernières années de la vie de Colette, la maison s’attachera à retracer la jeunesse de l’écrivaine. Plusieurs événements y seront organisés, des cours de cuisine pour les jeunes en passant par le Festival international des écrits de femmes. Ouverture prévue en avril 2016.Pauline Forgue (Saint-Sauveur-en-Puisaye (Yonne)) Riss et Plantu, deux dessinateurs pas sur la même ligne Neuf mois après l’attentat contre Charlie Hebdo et dix ans quasiment jour pour jour après le début de l’affaire des caricatures danoises, l’association Cartooning for Peace, qui milite pour la liberté d’expression à travers un réseau de dessinateurs de presse dans le monde, organisait, lundi 21 septembre, un colloque à Paris intitulé « Le dessin de presse dans tous ses états ». La journée a été marquée par l’échange – tendu – entre le dessinateur du Monde, Plantu (également président de Cartooning for Peace), et Riss, le directeur de la publication de Charlie Hebdo. Notoire dans le milieu des caricaturistes, la différence de ligne défendue par l’un et par l’autre ne pouvait pas apparaître plus clairement que cet après-midi là au Conseil économique, social et environnemental (CESE) qui accueillait l’événement.Tout est parti de la projection, pendant le débat, d’un dessin du Danois Carsten Graabaek représentant Dieu, Yahvé et Mahomet regardant la Terre depuis un nuage : seul le visage du dernier a été « flouté », à la manière d’un reportage photographique. « On peut être plus malin que les intolérants. Il suffit de contourner l’interdit », a salué Plantu avant de se faire reprendre par Riss : « Non, l’interdit n’est pas contourné ici, il est respecté. » La discussion s’est alors envenimée, poliment, sur les questions de perception et de compréhension des dessins de presse dans le monde d’aujourd’hui. Prendre en compte le « ressenti »Pour Plantu, qui s’est toujours refusé à dessiner Mahomet, un caricaturiste doit prendre en compte le « ressenti » de ceux qui peuvent se sentir visés par un dessin. Du tac au tac, Riss lui a répondu qu’un « ressenti est totalement arbitraire » : « Moi aussi, j’ai un ressenti. Ce n’est pas pour cela que je vais l’imposer aux autres, c’est inacceptable. Il ne peut pas y avoir de critères émotifs. »Plantu : « Il y a des gens qui n’ont pas la même culture que nous et qui peuvent ne pas comprendre ce qu’on fait. Certains peuvent se sentir humiliés. L’exercice est casse-gueule. » Riss : « C’est une erreur. Un dessin, ce n’est pas fait que pour rigoler. Cela a aussi une dimension politique, cela permet d’appréhender la spécificité d’une époque. Le fait est qu’il y a aujourd’hui des types qui vivent dans la peur de Dieu et qui veulent la communiquer aux autres dans le but d’instaurer une société théocratique. Il ne faut pas se laisser impressionner par eux. »Parce qu’il a l’habitude d’intervenir en milieu scolaire, Plantu a alors insisté sur l’importance qu’il y a à expliquer son métier, notamment auprès des jeunes. « Il y a beaucoup d’enfants qui sont Charlie et il y en a beaucoup qui ne le sont pas », avait-il indiqué au début du débat, avant de rapporter une réflexion entendue dans une classe de 4e de la région parisienne : « S’ils sont morts, c’est bien faits pour eux » – à propos des dessinateurs de Charlie tombés sous les balles.- Il t’arrive d’aller dans les écoles ?, a demandé Plantu à son collègue.- Assez peu, a répondu Riss, l’un des survivants de la fusillade du 7 janvier (il vit depuis sous protection policière rapprochée).- Tu devrais venir aussi avec moi parler de ton métier dans le monde musulman, l’a relancé un peu plus tard le dessinateur du Monde.- Oui, oui… Et si je ne reviens pas ?, a soupiré son invité, provoquant des rires dans l’assistance. Marine Messina Wonderful job, épisode  18 Pourquoi les politiques s’emparent de la rentrée littéraire Le dernier cru de la cuvée 2015 des livres politiques est arrivé en librairie. Faire, de François Fillon (Albin Michel, 320 pages, 20 euros), rejoint sur les stands les essais d’Alain Juppé, Cécile Duflot, Jean-Christophe Cambadélis mais aussi Olivier Besancenot, François de Rugy ou José Bové, tous parus depuis fin août. « Ces dernières années, les essais politiques ont envahi nos rayons », constate Guillaume Leroux, gérant de la librairie Le Merle moqueur, à Paris.Un embouteillage qui ne doit rien au hasard selon Bruno Cautrès, chercheur en science politique au Cevipof : « Dans la tradition politique de notre pays, montrer des qualités d’écrivain est apprécié. On apparaît dès lors comme sage, sérieux, structuré. Beaucoup d’hommes politiques ont lancé ou relancé leur carrière grâce à des livres, de François Mitterrand et son Coup d’Etat permanent en 1964 jusqu’à Jean-Luc Mélenchon avec Qu’ils s’en aillent tous !, en 2010. » Le choix massif de la rentrée pour le lancement ne serait pas non plus fortuit. « Sortir un essai en septembre revêt une forte valeur symbolique. Il s’agit de montrer qu’on a profité de l’été pour prendre du recul, réfléchir et mettre en ordre ses idées», poursuit le politiste.Livres-programmeD’où les livres-programme qui se multiplient, posant les jalons de futurs projets présidentiels. C’est le cas pour Cécile Duflot, qui a publié le 10 septembre Le Grand Virage (Les Petits Matins, 128 pages, 10 euros, tiré à 10 000 exemplaires), une ode à l’écologie politique. « Ce livre pourrait constituer mon testament politique », fait mine de s’interroger la députée EELV de Paris en marge d’une séance de dédicaces organisée vendredi 11 septembre par la librairie Libralire, à Paris. « Vous trouverez dans ce livre toutes mes convictions sur l’écologie, la fiscalité, l’égalité des territoires », égrène quelques instants plus tard celle qui se prépare à une éventuelle candidature à la présidentielle de 2017, en s’adressant debout sur une chaise à la vingtaine de lecteurs présents.Même enjeu pour Alain Juppé, candidat à la primaire de la droite et du centre de novembre 2016. L’ex-premier ministre dévoile ses propositions scolaires dans Mes chemins pour l’école (JC Lattès, 306 pages, 12 euros, 28 000 exemplaires tirés), premier tome d’une série de quatre livres programmatiques devant être publiés avant la primaire fin 2016. « Avec cet essai, Alain Juppé tente d’apparaître aux citoyens sous un jour nouveau. Son modèle est le Jacques Chirac du milieu des années 1990 qui a réussi à poser une autre image, en l’occurrence celle du candidat anti-fracture sociale, avec ses ouvrages Une nouvelle France en 1992 et La France pour tous en 1994 », décrypte Bruno Cautrès.Qui dit livre dit également campagne de communication. Pour chaque sortie de l’ouvrage d’une personnalité politique connue, des émissions de télévision, de radio, des interviews dans la presse écrite sont programmées. « La possibilité d’attirer l’attention des médias reste la première raison qui pousse un politique à publier », explique Bruno Cautrès. Une stratégie que confirme Pierre Larrouturou, président du petit parti Nouvelle Donne et auteur prolifique, avec un livre par an à son actif depuis 2011 : « Quand l’ouvrage sort, on peut avoir quarante-cinq minutes dans les médias pour en parler. Ce qui n’arrive autrement jamais ».Ventes inégalesDe quoi inciter les politiques à prendre la plume, même si les ventes sont loin d’être toujours au rendez-vous. Au 6 septembre, à peine 200 exemplaires de l’opus de Jean-Christophe Cambadélis, A gauche, les valeurs décident de tout (Plon, 240 pages, 15,90 euros, tiré à 6 000 exemplaires), sorti le 19 août, avaient trouvé preneur, selon l’institut Tite Live-Edistat. L’ouvrage du patron du PS a pourtant bénéficié d’une large couverture médiatique, avec diverses interviews dans les radios et la presse écrite, ainsi qu’une invitation dans l’émission de Laurent Ruquier « On n’est pas couché » sur France 2, graal des politiques-écrivains.Le livre de l’ancien d’EELV François de Rugy Ecologie ou gauchisme, il faut choisir (L’Archipel, 128 p., 14,95 euros, tiré à 4000 exemplaires) n’a pour l’heure pas obtenu plus de succès, avec 160 exemplaires écoulés. « Un ouvrage qui ne rencontre pas son public, ce n’est pas bon signe, estime Bruno Cautrès. Cela veut dire que les positions défendus par l’auteur ne trouve pas d’écho dans la société. »A ce titre, Alain Juppé peut se rassurer : selon son entourage, Mes chemins pour l’école s’est vendu à 20 000 exemplaires en trois semaines. L’institut Tite Live-Edistat avance néanmoins le chiffre plus modeste de 5 600 ventes. « Notre outil ne prend pas en compte les ventes hors magasins, comme dans les campus ou universités politiques », note toutefois Nicolas Mougin, chargé d’études de l’institut.Préfacer pour existerFrançois Hollande et Nicolas Sarkozy ont eux trouvé un autre moyen pour occuper le terrain de la rentrée littéraire, en préfaçant des ouvrages de proches. Pour le président socialiste, ce sera Le Moteur du changement : la démocratie sociale ! (Lignes de repères, 180 pages, 17 euros, tiré à 5 000 exemplaires) de Jacky Bomtens et Aude de Castet, responsables du think tank social-démocrate R8120. Le président des Républicains introduit lui l’essai de Daniel Fasquelle La France juste (Fayard, 120 pages, 10 euros).Une stratégie savamment mûrie pour Nicolas Hubé, maître de conférences en science politique : « En pleine crise, personne ne comprendrait qu’ils trouvent le temps d’écrire un livre. La préface est un bon compromis : elle permet d’exister médiatiquement sans trop se mouiller, tout en mettant l’accent sur les thèmes qu’ils veulent incarner. » Et de se prémunir d’un éventuel bide dans les rayons. Etienne Girard ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* Coquelicots d’Irak, épisode 23 Mort du philosophe François Dagognet Né le 24 avril 1924 à Langres, la patrie de Diderot, dont le rapprochait notamment une curiosité encyclopédique, François Dagognet est mort, à Paris, le 2 octobre. D’origine modeste, il n’avait pas fait d’études secondaires, mais s’est ensuite plus que rattrapé, mettant les bouchées doubles, devenant à la fois agrégé de philosophie en 1949 et docteur en médecine en 1958, avant de poursuivre des études de criminologie, de neuropsychologie et de chimie.Sa carrière est aussi singulière que sa formation, puisqu’il fut médecin au centre du Prado à Lyon, consultant auprès des prisonniers de la prison Saint Paul, professeur de philosophie à l’Université de Lyon III, puis à la Sorbonne, tout en présidant, de longues années, le jury de l’agrégation de philosophie.Ce qui l’animait était d’abord un formidable appétit de savoirs, d’informations, de découvertes. Mais aussi de compréhension, ce qui le conduisait fréquemment à frayer des voies inédites plutôt que de suivre les sentiers balisés. Elève de Georges Canguilhem, marqué également par la pensée de Gaston Bachelard, François Dagognet a consacré à chacun d’eux un ouvrage. Sa double formation philosophique et scientifique l’a conduit logiquement à des travaux d’épistémologie de la médecine (La Raison et les remèdes, PUF, 1964, rééd. 1984) et de la biologie (Le Catalogue de la Vie, PUF, 1984). Il y met l’accent, de manière singulière, sur la fécondité des classements, des listes, des tableaux qui paraissent habituellement dénués d’intérêt. Sans doute est-ce le premier trait à retenir : ce philosophe inventif trouvait de la pensée là où nul ne songe à la dénicher.Au premier regard, la diversité des thèmes abordés par François Dagognet semble devoir donner le tournis. Au fil d’une bonne cinquantaine de volumes – publiés principalement aux Presses universitaires de France, à la Librairie philosophique J. Vrin, chez Odile Jacob et aux Empêcheurs de penser en rond – il est question des techniques, de sciences, d’industrie, d’éthique, d’esthétique, de droit, de politique, d’économie et bien sûr de métaphysique... Aucun domaine ne semblait lui être étranger. C’est qu’il revendiquait pour le philosophe un rôle qui n’est pas celui « d’un mineur qui doit forer le sol », mais plutôt celui « d’un voyageur qui se soucie de l’ensemble du paysage. » Ce qui exigeait malgré tout une cartographie minutieuse et un arpentage précis que seuls des savoirs exacts permettent – y compris ceux de l’ingénieur, de l’artisan, du fabricant... qu’on oublie trop souvent.Scruter le réelLe fil rouge de ces périples philosophiques demeure en effet une attention extrême aux choses, depuis les objets manufacturés les plus banals jusqu’aux déchets, poussières et rebuts, en passant par les matériaux bruts que l’art contemporain retrouve et fait voir autrement. Dans cette manière très singulière de scruter le réel sous ses aspects infimes, on aurait tort de voir seulement un penchant personnel. C’était au contraire un choix philosophique crucial, comme l’expliquait François Dagnoget dans un entretien publié par Le Monde en 1993 :« Le monde des objets, qui est immense, est finalement plus révélateur de l’esprit que l’esprit lui-même. Pour savoir ce que nous sommes, ce n’est pas forcément en nous qu’il faut regarder. Les philosophes, au cours de l’histoire, sont demeurés trop exclusivement tournés vers la subjectivité, sans comprendre que c’est au contraire dans les choses que l’esprit se donne le mieux à voir. Il faut donc opérer une véritable révolution, en s’apercevant que c’est du côté des objets que se trouve l’esprit, bien plus que du côté du sujet. »Se disant volontiers « matériologue », François Dagognet soulignait combien pauvre était la matière conçue par les matérialistes. Il définissait la matière comme « des forces qui passent à travers des processus très subtils » et concevait l’esprit comme « corps métamorphosé, redressé, amplifié, sauvé ». Confiant dans les progrès des sciences, défenseur ardent des techniques, de leurs bienfaits, de leur pouvoir émancipateur, il ne partageait rien des lamentations apocalyptiques dont l’air du temps est désormais saturé. Penseur du corps, du vivant, des matières, des objets, François Dagognet incarnait en fait – ceux qui l’ont connu le savent, ceux qui le lisent également – l’allégresse de la pensée. ************************************************************* Galichot en campagne, épisode 22 Coquelicots d’Irak, épisode 24 ************************************************************* L’édition de savoir ne doit pas être soumise au seul modèle de la gratuité Par un collectif de dirigeants de maison d’éditions Dans une tribune publiée le 10 septembre 2015 sur LeMonde.fr sous le titre « Favorisons la libre diffusion de la culture et des savoirs » et promue par le Conseil national du numérique, des personnalités de la communauté scientifique et de la culture ont appelé à la création d’un « domaine public informationnel ». Cette catégorie, désignée sous le terme de « domaine commun informationnel » dans le projet de loi « Pour une République numérique » (proposé en consultation publique depuis le 27 septembre 2015), viserait à faciliter la circulation de la connaissance et à rendre impossible toute captation abusive, notamment par les grands acteurs mondiaux du numérique.Les éditeurs de sciences humaines et sociales ne peuvent qu’approuver cet objectif d’une large diffusion des savoirs. C’est ce que nous nous efforçons de faire depuis de longues années, en lien avec l’ensemble des communautés scientifiques. Les auteurs de nos maisons, dont certains sont signataires de cette tribune, en sont les témoins.Mais le projet de loi va plus loin : il introduit une brèche dans le droit d’auteur, aujourd’hui pour les revues et les ouvrages collectifs, demain sans doute pour les monographies de recherche. Désormais, l’auteur d’un « écrit scientifique, issu d’une activité de recherche financée au moins pour moitié par des fonds publics » – cette notion n’étant d’ailleurs pas précisée – ne pourrait plus céder l’exclusivité de ses droits à un éditeur.Après un court délai (vingt-quatre mois d’embargo pour les sciences humaines et sociales) – délai que certains voudraient même raccourcir – les auteurs de tels textes pourraient diffuser leurs publications gratuitement sur le site de leur institution. Avant vraisemblablement d’y être obligés, puisqu’il est probable que, la loi une fois votée, les établissements opteront progressivement pour une politique de mandats dits obligatoires. En rattachant à la défense des biens communs le libre accès aux écrits scientifiques et en invitant le législateur à déterminer une période d’embargo la plus courte possible, il n’est pas certain que ce projet s’engage dans la bonne direction. Le remède proposé, la gratuité de l’accès à ces écrits, risque d’être pire que le mal, leur « captation abusive ».Car les promoteurs de ce remède semblent parfois oublier que le rôle de l’éditeur consiste en un long travail de sélection, de mise en forme et de diffusion de la connaissance – trois étapes que le numérique modifie, sans en remettre en cause la nécessité. Ils oublient également que, depuis plus de dix ans, les éditeurs de sciences humaines se sont déjà emparés des extraordinaires outils offerts par le numérique pour transmettre, le plus largement possible, la recherche française.Dès 2005, ils ont notamment pris l’initiative de lancer une plateforme de diffusion collégiale – Cairn. info – qui repose sur un modèle original, associant gratuité et payant, structures éditoriales privées et publiques. Ainsi, les revues académiques françaises, qui se trouvaient menacées par la chute des ventes papier et par l’érosion des abonnements des bibliothèques universitaires, victimes de sévères coupes budgétaires, sont désormais plus accessibles que jamais. Aujourd’hui, pour l’équivalent du prix d’un ticket de métro par an, tout étudiant peut consulter les numéros récents – depuis quarante mois en moyenne – de plus de 400 revues de sciences humaines et sociales. Précisons que l’accès à leurs archives antérieures (depuis 2001), dans un format de lecture sur écran de grande qualité, est gratuit.Il reste que le travail d’édition a un coût et que, sans un mode de commercialisation raisonnable ou la mise en place d’un modèle alternatif de financement, les publications d’« écrits scientifiques » – revues et ouvrages de recherche – s’arrêteront inévitablement.Bien sûr, d’autres voies sont proposées pour valoriser la recherche française et lui donner le rayonnement qu’elle mérite par ceux qui considèrent qu’il n’est plus possible ou souhaitable de faire payer le lecteur et/ou les bibliothèques. Certains estiment ainsi qu’on pourrait privilégier l’auto-publication et que les réseaux sociaux et les médias pourraient jouer le rôle de filtre, permettant de distinguer le bon du médiocre. Autant essayer de résoudre la crise de la presse par l’auto-journalisme et les blogs, et l’on voit mal comment les chercheurs pourraient durablement assurer les tâches de validation et de mise en forme des textes sans le soutien d’un éditeur.On pourrait aussi opter pour le système de l’auteur-payeur, déjà pratiqué depuis quelques années en sciences exactes et en sciences du vivant. Cela signifie concrètement que l’auteur doit payer pour que son article ou son livre, une fois validé scientifiquement, soit diffusé en libre accès dans une forme éditoriale de qualité. Et les tarifs observés à ce jour sont loin d’être bon marché : de 1 250 à 3 000 euros en moyenne pour un article, de 8 000 à 15 000 euros pour un ouvrage, même dans le cas d’une publication par des presses universitaires (des structures pourtant à but non lucratif). Dès lors, les grandes institutions richement dotées seraient évidemment privilégiées et les disciplines minoritaires délaissées. On peut faire mieux comme « gratuité » et comme solution en faveur de l’égalité entre chercheurs… Les effets pervers de ce modèle sont d’ailleurs si nombreux que les quelques pays qui l’ont adopté (comme le Royaume-Uni) en reviennent déjà.On pourrait enfin penser – éternel recours – que tous les coûts d’édition pourraient être couverts par une subvention publique. Mais se poserait là encore la question de l’indépendance des auteurs et de la place laissée à la pensée critique. Cela équivaudrait à ignorer, comme le rappelait pertinemment, le 15 septembre dernier, le directeur général de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) Pascal Rogard sous le titre « Propriété interdite », l’existence de rapports de forces entre ceux qui créent et ceux qui financent. En période d’austérité, serait-ce d’ailleurs un choix raisonnable ? Que se passerait-il si l’État décidait de réorienter ses crédits à publier vers des budgets jugés prioritaires ?L’exemple actuel du Québec fait frémir : encouragées depuis une dizaine d’années à offrir gratuitement leurs contenus en ligne le plus rapidement possible, les revues québécoises de sciences humaines ont vu fondre leurs revenus provenant des abonnements à leurs versions imprimées. Et elles sont logiquement devenues de plus en plus dépendantes des subventions des organismes gouvernementaux. Or celles-ci, sous la pression de l’orthodoxie budgétaire, ont été drastiquement réduites en 2015, mettant en danger nombre de ces publications.L’innovation n’est donc sans doute pas là où on le croit. Et présenter la gratuité (dès publication ou après une durée d’embargo trop courte) comme le seul moyen d’élargir l’audience des sciences humaines françaises risque en réalité de conduire au résultat inverse. Il nous semble en effet qu’une mise en application unilatérale de telles mesures sans études d’impact préalables ni concertation avec les éditeurs et les chercheurs mettrait en cause le financement des revues et livres de sciences humaines françaises et francophones, et donc leur existence même. D’autant que les « écrits scientifiques » accessibles gratuitement sur les portails des établissements universitaires ne tarderont guère à être « moissonnés » par les géants du Net, qui seront les grands gagnants de cette évolution, au détriment du pluralisme assuré par la diversité éditoriale.L’espace du numérique ne doit pas relever d’un système unique : il doit, au contraire, être un lieu d’expérimentation, d’écosystèmes hybrides où coexistent des modèles économiques et techniques mixtes, associant le payant et le gratuit, modèles qui doivent être explorés et expérimentés sans a priori doctrinaires grâce à un patient et rigoureux travail commun entre acteurs privés et publics. Dans un contexte marqué par de multiples innovations technologiques, il faut oser innover, développer de nouvelles structures en lien avec les chercheurs et les bibliothèques universitaires.Au contact de leurs auteurs qui observent et scrutent chaque jour la société, les éditeurs de sciences humaines ont de longue date montré leur désir d’agir et leur capacité à répondre aux aspirations des publics, en France comme à l’étranger. L’édition de savoir qu’ils entendent promouvoir est née pour défendre et diffuser le « génie » : nous devons tous, auteurs, éditeurs et lecteurs, en faire notre atout dans la nouvelle société de la connaissance. Les premiers signataires de ce texte sont : Olivier Bétourné (président des Éditions du Seuil), Jean-François Colosimo (président du directoire des Éditions du Cerf), Marie-Françoise Dubois-Sacrispeyre (directrice éditoriale des Éditions Eres), Antoine Gallimard (P-DG des Editions Gallimard), François Gèze (ancien P-DG des Éditions La Découverte), Hugues Jallon (P-DG des Éditions La Découverte), Frédéric Jongen (directeur délégué de De Boeck Supérieur), Irène Lindon (P-DG des Éditions de Minuit), Sylvie Marcé (présidente des Éditions Belin), Frédéric Mériot (directeur général des Presses universitaires de France) et Pierre-André Michel, directeur général d’Armand Colin et Dunod Éditeur. Signataires complémentaires : Robert Ageneau (président des Éditions Karthala), Philippe Brenot (directeur des Éditions L’Esprit du Temps), Béatrice Charrié (directrice des Éditions Kimé), Arthur Cohen (P-DG des Éditions Hermann), Yannick Dehée (P-DG de Nouveau Monde éditions), Charles-Henry Dubail (P-DG de Victoires SA), Guillaume Grandgeorge-Picard (directeur des Éditions Picard) et Ségolène Marbach (présidente du directoire des Presses universitaires de Grenoble). ************************************************************* Wonderful job, épisode 22 Cette semaine, le supplément littéraire du Monde vous propose une biographie, un roman italien, une autobiogaphie et un essai.Une biographie. « Aragon », de Philippe ForestD’Aragon, que ne savons-nous aujourd’hui ? En proposant une nouvelle biographie de l’écrivain (1897-1982), Philippe Forest ne cherche pas à débusquer des faits inconnus, ou à se placer sur le plan de l’érudition : il s’adresse moins aux spécialistes qu’à un très large public, désireux de ressaisir dans son étonnante continuité, ses brusques volte-face et, surtout, ses irréductibles contradictions, la vie de cet homme. Un homme capable de se faire, dans les années 1950, le porte-parole dogmatique d’un « sinistre stalinisme à la française » et néanmoins d’apparaître, au soir de sa longue vie, en 1982, comme le Victor Hugo du XXe siècle, mêlant durant plus de soixante ans classicisme et modernité en prose aussi bien qu’en vers, et cela sans jamais dissocier son œuvre des « circonstances » historiques traversées par le pays. Qu’il évoque les amours, la trajectoire politique d’Aragon ou son œuvre, Philippe Forest mêle de manière équilibrée empathie et distance critique. Jean-Louis Jeannelle Aragon, de Philippe Forest, Gallimard, « NRF Biographies », 908 p., 29 €Un roman italien. « Cris, murmures et rugissements », de Marcello FoisElles sont jumelles mais avec des personnalités opposées. Il y a celle, Alessandra, qui se donne des objectifs de réussite et n’en démord pas, et celle, Marinella, qui compose avec les aléas de la vie. Bien malin qui saurait dire laquelle des deux est la plus forte ou la plus friable. Surtout en ce moment, où elles viennent de perdre leur père – un père qui les avait abandonnées jadis… Ce jour-là, elles se retrouvent face à face dans son appartement vide. Un huis clos qui commence sotto voce mais va peu à peu sortir des rails. L’une pardonne, l’autre pas. On dirait d’ailleurs qu’elles n’ont pas eu le même père, ni la même enfance. Elles se sont construites l’une contre l’autre, dans le non-dit. Et, désormais, quelque chose s’est rompu, les noms d’oiseaux fusent. Cris et rugissements. « Bruits de bêtes et de volatiles en fuite. » Comme ceux qu’évoque le papier peint qui recouvre les murs de l’appartement. Une jungle étouffante où le danger est partout et où chaque sœur devient une proie possible pour l’autre… Florence Noiville Cris, murmures et rugissements (L’Importanza dei luoghi comini), de Marcello Fois, traduit de l’italien par Nathalie Bauer, Seuil, 160 p., 16,50 €.Une autobiographie. « Le 16e Round «, de Rubin « Hurricane » CarterLe 14 octobre 1966, les Afro-Américains Rubin Carter et son ami John Artis sont arrêtés et inculpés pour le meurtre de trois Blancs, quatre mois plus tôt. Un premier jugement, confirmé en appel, les condamne à la prison à perpétuité. La carrière de boxeur de Rubin Carter, surnommé « Hurricane » (« Ouragan ») pour sa faculté à mettre K.-O. ses adversaires, est terminée. Commence un long combat pour la vérité. Libéré en 1985, Rubin Carter (1937-2014) obtiendra un non-lieu en 1988.En prison, il lit, étudie le droit et se consacre à sa défense, qui prend la forme d’une autobiographie parue en 1973 aux Etats-Unis et enfin traduite en France, Le 16e Round. Narrée avec moult détails et chapitrée en 15 rounds, – le 16e « n’est pas achevé, et dépasse largement un titre de boxe ou un titre bien juteux » –, celle-ci excède, sur le plan littéraire, le genre du plaidoyer. Si de larges pans traitent de l’affaire, l’ouvrage retrace aussi le parcours d’un Afro-Américain né entre les deux guerres et en butte, depuis l’enfance, à la ségrégation raciale. Implacable et éclairant. Macha Séry Le 16e Round (The Sixteenth Round), de Rubin « Hurricane » Carter, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Catherine Vasseur, Les Fondeurs de briques, 496 p., 24 €.Un essai de sociologie. « Jeunesses françaises. Bac + 5 made in banlieue », de Fabien TruongPendant cinq ans, le jeune sociologue Fabien Truong a suivi régulièrement le parcours scolaire de plusieurs enfants de manutentionnaires, d’ouvriers ou d’épiciers que le hasard a fait naître en banlieue de parents le plus souvent immigrés. Il ne les a pas seulement questionnés sur leur parcours, car « les épreuves les plus déterminantes, écrit-il, ne sont pas académiques. Elles se logent dans ce qu’intime la puissance des regards portés sur soi, c’est-à-dire dans la capacité à affronter le stigmate territorial, le mépris de classe, l’illégitimité culturelle, le racisme et les phobies engendrées par la pratique de la religion musulmane ». Fabien Truong décrit dès lors la façon dont ces élèves se construisent un « badge de dignité » susceptible d’être opposé au stigmate de leur origine. Il les observe qui changent au fil des années. Le « gars de la street » devient parfois un étudiant posé. C’est toute cette transformation de soi produite par les études que Fabien Truong analyse dans cette enquête nous faisant entrer presque physiquement dans la vie de ces jeunes et comprendre les rapports qu’ils entretiennent à l’école ainsi que la « course contre la déception » qui caractérise leurs études. Gilles Bastin Jeunesses françaises. Bac + 5 made in banlieue, de Fabien Truong, La Découverte, « L’envers des faits », 320 p., 22 €. « Scander le monde » : tel est le thème autour duquel se sont re­trouvés la romancière Christine Angot et le rappeur Youssoupha, dimanche 27 septembre, à l’Opéra Bastille, à Paris, dans le cadre du Monde Festival. Voici des extraits de leur échange.Lire aussi : Scander le monde, dialogue entre Christine Angot et Youssoupha Quand nous avons annoncé que le rappeur Youssoupha allait dialoguer avec la romancière Christine Angot au Monde Festival, on a eu quelques réactions étonnantes, sur le mode « Ah ! Voilà que “Le Monde” court après le public des banlieues ! » Le rap a déjà laissé des traces dans la langue française, bien au-delà du seul « public des banlieues », et pourtant certains voudraient encore l’en ­exclure. Comment expliquez-vous cela ? Youssoupha Cela fait très longtemps que le rap n’est plus seulement la musique des banlieues. Ceux qui viennent des banlieues, d’ailleurs, écoutent eux-mêmes du rap mais aussi du raggamuffin, du rock, de la pop… Ces cases, ces clivages n’existent plus. De même on a maintenant beaucoup de rappeurs qui viennent de province ou de Paris intra-muros. Donc, en fait, il y a déjà un éclatement de ce qu’on peut appeler le rap, comme à un moment il y a eu un éclatement de la chanson française. La chanson à texte c’est pas les yéyés, les yéyés c’est pas Patrick Juvet, Patrick Juvet c’est pas Pascal Obispo… Le problème n’est pas de juger, c’est un fait. A partir de là une question se pose : est-il intéressant de croiser le rap, en tant que discipline d’écriture, avec le travail de Christine Angot ? Se poser encore cette question de la légitimité du rap, en 2015, c’est avoir trois débats de retard. Moi, aujourd’hui, en tant que rappeur, quand on m’invite ici je ne me dis pas : « C’est Le Monde, c’est Angot, on est en train de me faire une fleur. » Non, je me dis juste : « Je vais rencontrer des gens intéressants pour parler d’écriture. »Vous-même, Christine Angot, vous connaissez bien la force du ­préjugé, vous savez ce que c’est que de se voir refuser, sur la scène littéraire, un droit de cité… Christine Angot Bien sûr qu’il y a des castes, mais je ne souhaite pas m’en occuper. En revanche, à propos des réactions dont vous parliez, je peux répondre quelque chose. La réciproque existe. En imaginant que le rap soit méprisé par le public du Monde, et ne soit écouté que dans les banlieues, ce qui n’est pas le cas, ça marche aussi dans l’autre sens. En juin, j’étais avec une équipe de tournage qui filmait pour Arte des écrivains là où ils ont grandi, on était à Châteauroux, dans ma première maison, puis dans une ZUP à la périphérie, et quand on est arrivés à la ZUP, avec caméra, perche, réalisateur, écrivain qui a grandi là, etc., il a fallu se justifier, montrer des papiers, assurer qu’on disait la vérité, dire à quelle adresse j’avais vécu, le prénom du réalisateur, David (c’était David Teboul), a donné lieu à des plaisanteries pas très drôles, des types ont cherché à nous intimider, disant que la télé était un repaire de juifs, bref, c’était très violent. On a filmé quelques scènes sous les quolibets, et quand on est partis ils nous ont dit de bien saluer le Talmud, je vous assure qu’on n’était pas à l’aise. Donc, juste pour dire que le public des banlieues, lui aussi, à l’occasion, fait ses choix.Il y a autre point commun entre vous, c’est que votre écriture passe pour ­tapageuse, voire violente, alors qu’elle est sans cesse structurée par l’amour. Dans vos textes, Youssoupha, il n’y a ni flingues ni filles en string, et vous n’hésitez pas à définir votre rap comme un rap sentimental, un rap d’amour, un «  rap de cœur »…Y. Il y a eu un moment où l’amour était une espèce de gros mot. Quand on parlait d’empathie, de tendresse… on nous caricaturait, on était « ceux qui vivent dans le monde des Bisounours ». Mais j’ai l’impression que l’époque s’est retournée. Aujourd’hui, c’est le cynisme qui manque d’originalité. Tout le monde fait ça. Il suffit d’aller sur les réseaux sociaux, de lire la presse, de regarder les émissions d’éditorialistes… La parole qui se veut grinçante, pleine de mauvais esprit, c’est devenu la norme. De même, le rap de rue, qui se voulait gangster, c’est ce qui est devenu commercial. Le plus alternatif, c’était de prendre un créneau que personne n’assumait pleinement, même si mon approche demeure aussi sociale et parfois politique. Plus le temps passe, plus je déteste les gens qui ont des certitudes. Dans le rap, on a souvent ce mauvais réflexe et, moi-même, j’ai pu l’avoir dans le passé. Se contredire est quelque chose d’humain. Moi, je crois à la vérité de l’émotion du moment.Christine Angot, comme Youssoupha, votre littérature est sociale et ­politique, mais on pourrait aussi ­parler d’une « littérature du cœur ». Votre dernier roman, « Un amour ­impossible » (Flammarion), qui rend justice au personnage de la mère, en témoigne magnifiquement…C. A. Dans ce que je fais, je ne distingue pas les sentiments, l’amour, la haine, la déception, le sentiment d’être rejeté, etc., de la politique, des conflits sociaux. Ce qu’on appelle une histoire d’amour c’est aussi une histoire de guerre sociale. On le sait tous. Parce qu’on l’a vécu, ou parce qu’on a préféré l’éviter, on n’a pas envie de vivre des conflits sociaux en amour. Pourtant, ça s’invite quand même. Il y a déjà la guerre des sexes, si on ajoute les conflits de culture, de métissage, l’un a de l’argent, l’autre n’en a pas, l’un est noir, l’autre est blanc, l’un est cultivé, l’autre moins… On est dans l’amour, c’est vrai, on est dans le sentiment, mais on est aussi dans la politique, bien sûr. Et, que l’on parle de politique et de conflits sociaux, ou d’amour, il y a des discours. Un mot comme « cœur » fait souvent partie des discours. Des certitudes, pour reprendre le mot de Youssoupha. Et ils ont une part de mensonges, de semblants. Je crois que les discours sur l’amour sont ceux qui nous font le plus souffrir.Lire aussi : « La rage comme guide et c’est pour ça que je parle toujours des mêmes ­choses », dit le rappeur Booba. « Je répète toujours la même chose, parce que c’est toujours la même chose », disait Bernanos, ce prince de la punchline. Chez vous aussi, il y a cette rage de la répétition, l’idée que la création appelle un ressassement, un « éternel recommencement »…Y. Je ne connaissais pas les mots de Bernanos, mais si je les avais connus je l’aurais dit comme ça dans mon morceau Eternel recommencement [2005]. A l’époque, j’étais nouveau, et le projet était : « La situation sociale que je vous décris, plus je la décris, et plus je me rends compte qu’elle a déjà été décrite par ceux qui m’ont précédé, par IAM, MC Solaar, Ministère A.M.E.R ou d’autres. Je le dis avec mes propres mots, mais ce que je suis en train de réécrire, c’est la même chose. » Dans le rap, on parle pour des gens qui sont sous-représentés médiatiquement et politiquement, et comme les situations ne changent pas beaucoup on revient sans cesse avec ces thématiques-là. Moi, j’ai la chance de beaucoup voyager, je connais mieux la France que Jean-Pierre Pernaut. Et la France est un pays génial, je le dis, je le sais. Mais c’est l’impression contraire qu’on peut avoir, vu de certaines banlieues. Et si le rap ne porte pas la voix de ceux qui n’ont pas de voix, ça devient compliqué. Alors, effectivement, ça ne suffira pas, un Youssoupha qui écrit là-dessus pendant toute sa carrière, ça ne suffira pas. Avant, les autres, ça n’a pas suffi non plus. Mais tant pis, on prend le relais, on parle. On le redit, on le redit, on le redit.Christine Angot, certains vous reprochent également de « ressasser » une seule histoire, celle de l’inceste. Or chacun de vos livres introduit un point de vue différent et une variation qui éclairent non seulement votre vie, mais aussi celle de vos lecteurs…C. A. Est-ce qu’on voudrait enfermer mes livres dans cette question-là, m’enfermer dans une certaine identité ? Je ne sais pas. Mais aucun être humain ne peut le supporter. Personne n’a envie d’être enfermé dans une identité, puisque la vérité c’est qu’il n’y a pas d’identité. On a tous des vies différentes mais on est tous pareils. Par-delà nos vies différentes, les sentiments sont tous les mêmes, quand on aime, quand on déteste, quand on se sent rejeté, quandon a honte, on le ressent tous de la même façon, quel que soit le barreau d’échelle sociale sur lequel on se tient. Et la répétition, ça n’existe pas, ce qui existe c’est la nuance, la vie, les vies, les nuances, les récits, les phrases, la voix… Mais le discours social, lui, il veut que ça avance, « c’est fini, ça va mieux, on peut passer à autre chose ? Tourner la page ? » Mon travail, c’est écrire. Je ne suis pas là pour tourner des pages, je suis là pour en écrire.Lire aussi : Riss, Astro Teller, Matthieu Ricard ou Youssoupha, retour sur des rencontres du « Monde » Festival ************************************************************* Françoise, Manuela et les autres, épisode 22 ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* Une version critique de « Mein Kampf » va être rééditée en France L’ouvrage manifeste écrit par Adolf Hitler, Mein Kampf, avait déjà été publié en France en 1934, dans une traduction médiocre. Cette version du livre écrit par le fondateur du nazisme est toujours disponible en France, accompagné d’un court avertissement de quelques pages en début d’ouvrage. Mais le document historique, interdit de commercialisation dans certains pays, car il véhicule un message de haine, va être réédité en France et publié en 2016 par la maison Fayard, le Land de Bavière, n’étant plus propriétaire des droits à partir du 1er janvier.La nouvelle traduction française de ce livre, « central pour l’histoire du XXe siècle », souligne l’éditeur, sera accompagnée de commentaires de chercheurs pour mettre en perspective et démonter les arguments de cette apologie de la violence et du racisme, initialement publié en 1925.« Un comité scientifique d’historiens français et étrangers » sera constitué indique la maison d’édition. Elle promet de fournir en début d’année prochaine des détails « sur le dispositif scientifique et académique encadrant cette publication, les partenaires associés à cette entreprise ainsi que sur l’institution destinataire des éventuels bénéfices ».Egalement attendu en AllemagneSelon les estimations de l’institut GFK, près de deux mille cinq cents exemplaires de la version de 1934 de Mein Kampf se sont vendus en 2015. Le livre, qui compte environ huit cents pages, est également disponible sur Internet sans aucun appareil critique.Une édition critique de Mein Kampf est également attendue en Allemagne le 1er janvier prochain. Ce sera la première édition en allemand depuis la fin de la seconde guerre mondiale. L’Institut d’histoire contemporaine de Munich (IZT) est chargé de cette édition également critique.Lire aussi : Au Japon, le nazisme s’affiche toujours librement Littérature : le Jamaïcain Marlon James lauréat du Man Booker Prize L’auteur jamaïcain Marlon James a remporté mardi 13 octobre le Man Booker Prize, prix britannique de langue anglaise qui ouvre à son lauréat un lectorat mondial, pour A Brief History of Seven Killings. Ce roman, basé sur des faits réels, long, riche et complexe, évoque une attaque dont furent victimes Bob Marley et son équipe le 3 décembre 1976, juste avant un concert à Kingston, ville natale de l’auteur.Marlon James, 44 ans qui habite aux Etats-Unis, à Minneapolis, faisait partie d’une dernière sélection de six auteurs, aux côtés des Américaines Hanya Yanagihara et Anne Taylor, des Britanniques Tom McCarthy et Sunjeev Sahota et du Nigérian Chigozie Obioma. Réservé jusqu’en 2013 aux romanciers britanniques, irlandais et aux ressortissants du Commonwealth, le prix est ouvert depuis l’an dernier aux auteurs issus de l’ensemble du monde anglophone. Mais les romans doivent toujours impérativement être publiés en Grande-Bretagne pour être éligibles. ************************************************************* Le supplément littéraire du « Monde » vous propose cette semaine deux romans, une bande dessinée et un essai sur la traduction.Un retour. « En toute franchise », de Richard FordRevoilà Frank Bascombe ! Le héros de Richard Ford, rencontré durant Un week-end dans le Michigan, retrouvé dans Indépendance et Etat des lieux (L’Olivier), reprend du service pour quatre nouvelles. L’ancien romancier sans succès devenu journaliste sportif puis agent immobilier est désormais à la retraite, et les situations dans lesquelles Richard Ford le plonge sont l’occasion de faire émerger sa voix intérieure décomplexée, qu’elle évoque les états d’âme de Frank ou des sujets tels que la politique et la religion. Mais il multiplie aussi les réflexions amusées sur l’amitié, la vieillesse et la vie en général. C’est le portrait d’un « rescapé de l’existence », d’un monument de sincérité intérieure brute et de complexité – ce que nous sommes tous, nous dit Ford dans ce livre où l’humour le dispute à la méchanceté et la tendresse au désenchantement. Frédéric Potet En toute franchise (Let Me Be Frank with You), de Richard Ford, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun, L’Olivier, 234 p., 21,50 €.Un roman. « La Clef sous la porte », de Pascale GautierDe quoi pourraient-ils se plaindre ? Ils n’avaient rêvé de rien. Aujourd’hui, pourtant, ils ont du mal à supporter. Que s’est-il passé ? Il s’agit peut-être de cette fameuse histoire de la goutte qui fait déborder le vase. Quoique, question goutte, ce qu’ils endurent ressemble plutôt au supplice chinois du même nom. Inlassablement s’abattent sur leur tête les mêmes petites larmes ordinaires des emmerdements. Des années que ça dure. Il y a de quoi ­devenir fou.Deux fois par an, Auguste ­déménage en camionnette les ­affaires de ses vieux parents entre leur résidence d’hiver et leur résidence d’été. 200 kilomètres au bas mot. Agnès a restreint sa vie amoureuse à des liaisons avec des hommes mariés. Ses frères l’appellent. Pour la énième fois, leur mère agonise à l’autre bout de la France. José est angoissé : la télé, le monde qui va à sa perte, ses voisins dont il se passerait bien et ces fichues analyses que lui demande le médecin. Quant à Ferdinand, son adolescente de fille le hait, et son épouse s’apprête à le faire cocu avec le gérant du Super U. Sauve qui peut ! Pour eux et pour nous, il faudrait peut-être que le monde s’arrête pour descendre. Tout cela est féroce, drôle, désespéré. Et sacrément sincère. Xavier Houssin La Clef sous la porte, de Pascale Gautier, éditions Joëlle Losfeld, 192 p., 16,50 €.Une bande dessinée. « Vive la marée ! », de David Prudhomme et Pascal RabatéLa plage est un bonheur pour les amoureux de la profondeur de champ que sont les cinéastes et les auteurs de bande dessinée. Il leur suffit de regarder autour d’eux pour se régaler d’un spectacle sans cesse renouvelé : celui des vacanciers en bord de mer. Chroniqueur des classes moyennes, le réalisateur et bédéiste Pascal Rabaté ne pouvait pas se soumettre à l’exercice sans son ami David Prudhomme. Les deux dessinateurs ont associé leurs sens de l’observation et de la perspective pour la réalisation d’un album aussi savoureux qu’un cornet de glace dégoulinant sous le soleil.Dépourvu de toute intrigue, le scénario est construit à la manière d’un cadavre exquis : des personnages vont et viennent dans les cases, comme s’ils se relayaient devant l’œil d’une caméra itinérante. Chaque page regorge d’inventions graphiques : trompe-l’œil, mises en abyme, utilisation du hors-champ, jeux d’échelle avec les arrière-plans… A l’arrivée, ce « marabout de ficelle » en dessins transforme l’étendue sableuse en un carnaval bariolé, anarchique, formidablement décomplexé. F. P. Vive la marée !, de David Prudhomme et Pascal Rabaté, Futuropolis, 120 p., 20 €.Un essai. « Partages », d’André MarkowiczPour André Markowicz, « traduire c’est partager », et un traducteur est simplement « quelqu’un qui aime quelque chose qu’il veut partager ». Ainsi a-t-il une prédilection pour Facebook, où il a tenu pendant un an son « Journal d’un traducteur », aujourd’hui publié sur papier sous le titre Partages. Markowicz y réfléchit à des questions telles que « Qu’est-ce que parler une langue ? » ou « Qu’est-ce que transmettre ? ». Surtout, il dialogue avec ses « amis » et ne sent plus « seul devant la page blanche ». Cette manière de réfléchir ensemble rejoint les séances de « traduction orale » qu’il a inventées et où, devant un public restreint, il lit le texte en langue originale puis le commente « de toutes les façons possible ». Pour Markowicz – qui a notamment traduit toute l’œuvre de Dostoïevski et nombre de pièces de Shakespeare –, une traduction n’est jamais figée. Elle n’est même pas nécessairement écrite.Enfin, qu’est-ce qui empêche le traducteur de proposer sa version de textes écrits dans une langue qu’il ne connaît pas – à partir d’autres traductions ? C’est ce à quoi André Markowicz se livre avec le chinois dans Ombres de Chine (Inculte, 634 p., 26,90 €). Une plongée somptueuse dans la poésie Tang (VIIe-IXe siècle). Florence Noiville ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* Les secrets du ballon rond C’est un livre qui aurait pu s’appeler « A nos actes manqués », comme la chanson de Jean-Jacques Goldman qui rend hommage « aux loupés, aux ratés, aux vrais soleils ». Le Contre-Manuel du foot, l’art et la manière de flinguer sa carrière, de Pierre-Etienne Minonzio, explore l’autre face du sport roi, à savoir celle des perdants ridicules, des magnifiques losers.Avec une construction autour d’une trentaine de « commandements » (par exemple : « un détour par la case prison tu effectueras » ; « une maladresse insensée devant le but tu démontreras » ou encore « des loisirs extravagants tu privilégieras »), Pierre-Etienne Minonzio évite de tomber dans la méchanceté ou l’attaque gratuite. Au contraire.En deux cents histoires vraies, l’auteur, journaliste à L’Equipe, se moque gentiment de ses idoles. Par exemple, lorsqu’il recense les chansons de footballeurs les plus ridicules – comme le duo d’Emmanuel Petit avec l’ex-miss France Sophie Thalmann – ou bien quand il reprend les « incompréhensions » suscitées par Franck Ribéry. Si nous avons tous en mémoire la maîtrise plus qu’approximative de la langue française par le natif de Boulogne-sur-Mer, on ignore plus souvent qu’il a refusé, un soir de 2013, d’entrer sur le terrain pour un complexe de taille par rapport à l’enfant qui devait l’accompagner…Un univers sans pitiéSurtout, au long de la lecture des 126 pages, on se rend compte de la connaissance encyclopédique du journaliste pour son sujet. Un travail impressionnant de compilation d’anecdotes qui montre le football sous un jour mal connu. Des histoires qui ne sont pas que pour rire.Le passage sur les déclarations politiques des joueurs montre que ceux-ci se distinguent rarement par leur progressisme. Il en va ainsi des Italiens Paolo di Canio et Christian Abbiati, tous deux admirateurs du fascisme ; ou du Russe Andreï Archavine qui souhaite que le permis de conduire soit retiré aux femmes ; ou encore de l’Argentin Eduardo Berizzo et son homophobie.Un regret à ce sujet tout de même : l’oubli de prises de position du Livournais (et communiste) Cristiano Lucarelli, qui avait refusé une somme importante d’un club concurrent en mettant en avant ses convictions, ou encore de l’Espagnol Javi Poves, qui a abandonné sa carrière en 2011 parce que dans « le football, tout n’est qu’argent ».Autre passage « sérieux » qui dit beaucoup sur la réalité du monde du football : celui sur le nombre de transferts. En prenant l’exemple de plusieurs joueurs qui ont multiplié les clubs en peu d’années, se dessine, en filigrane, un univers sans pitié, où finalement, le joueur est – paradoxalement – bien seul s’il est mal conseillé. Car ces transferts à répétition peuvent se faire à la demande du joueur ou sous la pression de l’agent qui cherche à multiplier les commissions. Avec un seul et même résultat : une carrière gâchée.« Le Contre-Manuel du foot », Pierre-Etienne Minonzio, Tana Editions, 126 p., 11,95 € ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* Laura Geisswiller ************************************************************* ************************************************************* Coquelicots d’Irak, épisode 19 ************************************************************* Coquelicots d’Irak, épisode 20 ************************************************************* Coquelicots d’Irak, épisode 21 ************************************************************* Coquelicots d’Irak, épisode 22 ************************************************************* ************************************************************* Galichot en campagne, épisode 17 ************************************************************* ************************************************************* Galichot en campagne, épisode 19 ************************************************************* Galichot en campagne, épisode 20 « Ce cœur changeant » d’Agnès Desarthe, prix littéraire du « Monde » 2015 Le romanesque vainqueur. Dans une rentrée où la « non-fiction » littéraire continue de gagner du terrain, c’est Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe (L’Olivier), un roman « d’évasion », à la fois historique, d’aventure, philosophique, qui a remporté le prix littéraire du Monde, à l’issue du vote du jury présidé par Jérôme Fenoglio, directeur du Monde, et composé de journalistes travaillant au Monde des livres bien sûr (Jean Birnbaum, Raphaëlle Leyris, Florence Noiville, Frédéric Potet, Macha Séry) et aux quatre coins du journal (François Bougon, Denis Cosnard, Clara Georges, Vincent Giret, Raphaëlle Rérolle). Le souffle et l’originalité de ce roman, la beauté de l’écriture d’Agnès Desarthe l’ont imposé, en dépit des grandes qualités des neuf autres ouvrages en lice.Il se place sous le signe d’un romancier (Alexandre Dumas), d’un philosophe (Spinoza) et d’un poète (Apollinaire). Exploratrice de formes et de tons, c’est sans aucune naïveté qu’Agnès Desarthe se livre au plaisir du ro­manesque, mais avec un art ­consommé du récit, du tableau et du dialogue. Son beau titre, Ce cœur changeant, qu’elle emprunte à un vers d’Apollinaire, suggère bien comment l’action est constamment relancée. De hasards en coups du sort, Rose, l’héroïne, a du mal à savoir qui elle est, ce qu’elle désire et où elle va. Ce ne sont pas ses réflexions qui donnent du sens à ce qu’elle traverse, mais les événements qui impulsent à sa vie son tempo.Mode d’emploiLorsqu’on fait sa connaissance, Rose a 20 ans. Née au Danemark, d’une mère fantasque et séductrice, et d’un père militaire et ­spinoziste contrarié autant que contrariant, lequel a préféré fuir en Afrique avec sa fille, laissant derrière lui la vie de château et les humiliations conjugales, elle ­connaît « plusieurs pays, plusieurs continents », a « mangé du singe, patiné sur des lacs gelés, bu du champagne (…), chassé le lion, dormi sous une tente ». Elle a « lu Alexandre Dumas, récit[e] joliment les sonnets de Shakespeare, les déclinaisons latines ». Mais elle ne sait « rien de l’argent, des hommes, de la politique, du sexe ». Peu importe, ses lectures, croit-elle, lui serviront de mode d’emploi. Arrivée seule à Paris en 1909 pour y vivre une nouvelle vie, elle se laisse guider « par Alexandre Dumas (…). Les aventures, c’était à son tour de les vivre. Il ne fallait pas les craindre. Il suffisait de se fier à la nécessité et au hasard, comme l’avait fait d’Artagnan à son arrivée dans la capitale ». Tout semble réuni pour faire de Rose l’héroïne d’un roman d’apprentissage au féminin. Si le texte d’Agnès Desarthe est à ce point séduisant, et si ce très romanesque ouvrage, dont l’action se situe au début du XXe siècle, résonne de manière contemporaine aux oreilles du lecteur du XXIe, c’est précisément parce qu’il subvertit, discrètement mais constamment, ce modèle et le finalisme qu’il suppose. Impossible pour l’héroïne de trouver le sens des épreuves qu’elle traverse ; elles ne lui ont pas été imposées de l’extérieur, en vertu d’un but à atteindre. La vie de Rose comme le roman tout entier trouvent en eux-mêmes leur propre nécessité. Il faut du temps à la jeune femme pour l’accepter, qui pleure lorsqu’elle « ne sai[t] plus qui, ni quand elle [est]. Si elle tentait de remettre bout à bout les morceaux de son existence, le puzzle lui résistait. Aucune des pièces ne s’imbriquait ». C’est aussi ce qui donne à l’écriture sa grande légèreté, laquelle n’est aucunement de la ­facilité. Les péripéties s’enchaînent, les époques se succèdent.Déterminisme et libre-arbitreRose fait le ménage dans un cabaret, vit avec un précepteur qui lui lit des poèmes en grec, tombe dans la misère, est recueillie par une femme avec laquelle elle vit longtemps, partage le quotidien d’artistes et de fêtards pendant les Années folles, au sein d’un « phalanstère secret » où on lit « le livre paru sous pseudonyme d’un grand bouddhologue » et échange « quelques mots en tibétain ». Puis de nouveau la misère, à laquelle succèdent d’autres périodes de vie. Et au loin, l’ombre d’une mère distante et un peu terrifiante. La nostalgie de Zelada, la gouvernante par laquelle Rose a été élevée. Le souvenir d’un père aimant dont la pensée suivait constamment des « méandres absurdes », tiraillé entre le déterminisme spinoziste qu’il professe et le libre-arbitre cartésien qu’il défend, raisonneur ne cessant de « tordre la logique » : « Alors qu’il paraissait répéter mot pour mot votre argument, explique la narratrice, il le modifiait imperceptiblement, (…) et vous le rendait tout abîmé, méconnaissable, mâchonné par l’inlassable broyeuse de ce qu’il pensait être son doute méthodique (…). »Au-delà du grand bonheur de lecture que procure Ce cœur changeant, ce que nous rappelle, sans didactisme, le texte d’Agnès Desarthe, c’est que tout art du roman est aussi un choix, ou un questionnement, philosophique. Une vision de l’homme et du monde, une manière d’envisager la question de la liberté, du déterminisme et de la nécessité. Ce que résume ce commentaire du vers d’Apollinaire, « Un cœur à moi ce cœur changeant », qu’on lit sous la plume d’Agnès Desarthe : « Ça n’a l’air de rien. (…) Rien et absolument tout. »Lire aussi : Ce cœur changeant, d’Agnès Desarthe, L’Olivier, 336 p., 19,50 €. Pour l’édition, l’été s’est plutôt bien passé et les librairies françaises affichent même une progression de leurs chiffres d’affaires de 3,3 % depuis le début de l’année. Ceci est plutôt de bon augure, alors que démarre la saison des prix littéraires. Jeudi 3 septembre, l’Académie Goncourt, présidé par Bernard Pivot, a d’ailleurs rendu publique sa première sélection pour son prix qui sera remis dans deux mois, le mardi 3 novembre, au restaurant Drouant, à Paris.Cette sélection comprend quinze romans français ou francophones. Parmi eux, figurent les poids lourds de la rentrée : Christine Angot, auteur d’Un amour impossible (Flammarion) qui a déjà reçu un accueil critique nourri et très élogieux ; mais aussi Mathias Enard, avec Boussole (Actes Sud) ; Alain Mabanckou, auteur de Petit Piment (Seuil) ; Delphine de Vigan, dont D’après une histoire vraie (JC Lattès) est le premier roman publié depuis le grand succès rencontré par Rien ne s’oppose à la nuit, en 2011 ; ou encore Simon Liberati, dont le roman Eva (Flammarion) a fait l’objet, au cœur de l’été, d’une demande de retrait qui a été rejetée par la justice.Trois titres de GallimardLa liste des Goncourt comprend en outre trois titres d’auteurs confirmés de la maison Gallimard : Jean Hatzfeld, avec Un papa de sang, Hédi Kaddour, avec Les Prépondérants et Boualem Sansal, avec 2084. Elle accueille aussi Au pays du p’tit, de Nicolas Fargues, un des fidèles auteurs de Paul Otchakovsky-Laurens (P.O.L.)La navigatrice Isabelle Autissier, première femme à avoir accompli un tour du monde en compétition en 1991, figure également dans la sélection, avec Soudain, seuls (Stock), ainsi que l’ethnopsychiatre Tobie Nathan, pour Ce pays qui te ressemble (Stock). Un éditeur et romancier a été sélectionné : Denis Tillinac, auteur de Retiens ma nuit (Plon).Trois romanciers peut-être un peu moins connus du grand public viennent compléter cette liste de quinze ouvrages : Thomas B. Reverdy pour Il était une ville (Flammarion), Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (P.O.L.) et Olivier Bleys, Discours d’un arbre sur la fragilité des hommes (Albin Michel).Quatre romancières et onze auteurs masculinsLa sélection comprend quatre romancières et onze auteurs masculins. Aucun premier roman ne figure dans cette sélection, alors que repérer de nouveaux talents fait partie de l’héritage des Goncourt.En termes de maisons d’édition, les groupes Madrigall et Hachette se tirent la part du lion. Le premier place sept titres, trois chez Gallimard, deux chez Flammarion et deux chez P.O.L. Le second en détient quatre (trois chez Stock et un chez JC Lattès). Albin Michel, Le Seuil, Acte Sud et Plon ferment la marche avec un titre chacun.Parmi les grands absents de la sélection, figurent les éditions de Minuit, de L’Olivier ou encore Grasset. Laurent Binet, auteur de La Septième Fonction du langage (Grasset), qui a reçu, mardi 1er septembre, le prix du roman Fnac, n’a pas été retenu. ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* Patrimoine de l’Humanité : la force des empires Christophe Averty La famille Mifa, épisode 18 Bagdad Inc. ************************************************************* La famille Mifa, épisode 19 ************************************************************* La famille Mifa, épisode 20 ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* ************************************************************* *************************************************************