Le «Gorafi» pakistanais cartonne

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Nord Eclair

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Un mollah prêt à lancer une opération militaire contre les femmes en jeans, des combattants de l’Etat islamique « non circoncis » et une attaque de crevettes indiennes contre un restaurant de Karachi. Au Pakistan, le site «Khabaristan» révèle par la satire les obsessions d’une nation. Et le public, timide au début, en redemande.


C’était le 14 août 2014, il y a un an. Le Pakistan était en ébullition politique. Les opposants Imran Khan et Tahir ul-Qadri lançaient leurs partisans dans un sit-in géant à Islamabad pour réclamer, en vain, le départ du Premier ministre Nawaz Sharif.  

Suivre l’exemple de Jon Stewart, du Gorafi, de Charlie Hebdo

Au même moment, un ovni médiatique naissait dans l’anonymat le plus complet : le Khabaristan Times, site inspiré du Gorafi français, de l’américain The Onion et de Jon Stewart qui a tiré la semaine dernière sa révérence après 15 ans à la barre de son caustique « Daily Show ». « Jon Stewart ! J’ai pleuré au dernier épisode. J’ai dit: ‘‘Noooooooooooon !’’ Il est si talentueux, comment ne pas être influencé par ce type », ricane la pétillante Luavut Zahid, 28 ans et cofondatrice du Khabaristan Times, nom formé par l’alliance de « Khabar » (« informations », en ourdou) et du «Stan» de Pakistan. Et comme leur idole Jon Stewart, ils s'en prennent à la coiffure de Donald Trump, magnat de l'immobilier en tête des sondages pour les primaires républicaines à la présidentielle de 2016.   « Si vous ne suivez pas les actualités quotidiennes, vous ne comprendrez pas la moitié de ce que Jon Stewart dit et pas la moitié de ce que nous publions », renchérit Kunwar Khuldune Shahid, cofondateur au rire contagieux illuminant son visage de beau gosse ténébreux.  

Croustillant... mais faux

Ne pas comprendre... Parlez-en aux médias indiens et britanniques qui, au printemps dernier, ont repiqué une « info » du Khabaristan Times, clairement satirique pour un Pakistanais doté d’un brin d’humour et d’autodérision, mais prise pour « vraie » chez le voisin et rival d’Asie du Sud comme chez l’ancien colon européen. L’article prêtait au chef d’un des principaux partis islamistes du pays, le mollah Fazlur Rehman, une déclaration pour le moins baroque appelant à une intervention militaire contre.... « les femmes en jeans », qualifiées de « pire ennemi » du Pakistan car responsables de « tremblements de terre », de « l’inflation » et des attentats. La « nouvelle » est devenue virale, à la grande stupéfaction de la petite équipe du Khabaristan Times. « Des Occidentaux écrivaient sur notre page: ‘‘Nous ne savions pas que c’était de la satire parce que ce n’était pas écrit’’..... Ils pensaient que tout était vrai ! », se souvient Luavut. Avec ces « infos » certes croustillantes, mais inventées, le Khabaristan s’ingénue à révéler par l’absurde les conspirations et les obsessions du pays. Comme ce titre « Le Pakistan ne tolérera aucun drone non américain », moquant les ambigüités d’Islamabad sur ces tirs américains contre les talibans et autres, qu’il dénonce en public mais favoriserait en secret.  

Religion, armée, blasphème : tout y passe

Mais de quoi et de qui peut-on rire au pays de la loi sur le blasphème et de la toute puissante armée ? Et pourquoi ? Si le Pakistan compte une longue et riche tradition de caricaturistes, bravant par leur plume talibans et autres extrémistes, la satire écrite y est plus récente, mais bien vivante malgré les lois conservatrices.   Au Pakistan, pays de près de 200 millions d’habitants dont près de 20 % ont accès à internet, la loi controversée sur le blasphème prévoit jusqu’à la peine de mort pour quiconque profane le prophète Mahomet. Et si la Constitution garantit la liberté d’expression, elle impose aussi des restrictionslorsqu’il est question de « la gloire de l’islam » et de la « défense » du pays. « L’appareil militaire sait ce que nous faisons... Il n’aime peut-être pas ça, mais il sait aussi que ce n’est pas sérieux », souligne Kunwar. Le site sait également faire preuve de retenue dans les heures dramatiques. En décembre dernier, il avait ainsi fait une pause de quelques jours après le massacre par un commando taliban de 134 écoliers à Peshawar (nord-ouest).  

S’imposer quelques limites

Hors ces cas particuliers, en république du Khabaristan, on critique avec force ironie les politiques, les mollahs, la religion, les athées de salon et parfois l’armée. « Pour changer quelque chose, vous devez être en mesure de vous critiquer vous-mêmes, votre pays, vos leaders.... », note Kunwar, qui a appris le français en lisant Charlie Hebdo et Le Gorafi. Au rayon « blasphème », le Khabaristan a par exemple annoncé qu’un leader de parti islamiste local avait complimenté le pape François pour ses déclarations contre le blasphème, après l’attentat contre Charlie Hebdo, en le traitant de « meilleur des kafirs » (incroyants). « Nous nous imposons des limites, en particulier sur les questions religieuses », admet cependant Kunwar. « Mais certains pensent que nous allons déjà trop loin ». Comme ci-dessous, lorsque le site satirique évoque les combatants "non circoncis" de l'Etat Islamique.   Les menaces sont pour l’heure restées virtuelles. « On a lu que nous devrions être pendus... Mais bon nous savons qu’ils ne vont pas passer à l’acte », se convainc Luavut. En attendant, le succès est prometteur. En un an, le site est passé de 400 lecteurs par mois à plus de 100.000 aujourd’hui. Pour Luavut, cet humour est plus que jamais nécessaire pour égayer un quotidien pakistanais volontiers anxiogène : « Dans un pays comme le nôtre, nous avons tous besoin de faire une pause des vraies actus ».  

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