Libye: reportage au cœur des camps de réfugiés

Libye: reportage au cœur des camps de réfugiés

Alain Léauthier - Marianne
Alain Léauthier est notre envoyé spécial à Ras Jedir, poste frontière entre la Libye et la Tunisie. Il nous décrit l'afflux massif de travailleurs étrangers de Libye cherchant à fuir coûte que coûte le pays et qui s'amoncellent à la frontière tunisienne dans des camps de réfugiés.

La révolution libyenne est en marche. Les centaines de milliers de damnés de la terre travaillant dans le pays, aussi. Mais pour eux il s’agit d’une marche forcée, une fuite éperdue pour échapper aux combats entre pro et anti-Kadhafi comme aux vexations et aux brutalités émanant quelquefois des deux côtés. Objectif de cette transhumance chaotique: Ras Jedir, le poste frontière séparant la Libye de la Tunisie, à quelques dizaines de kilomètres des usines à touristes de Zarzis et Djerba la douce. 

Pendant dix jours, le sas est resté grand ouvert, suffisamment en tout cas pour que plus de 80 000 sous-prolétaires égyptiens et bengalis accompagnés de quelques milliers de Chinois, Vietnamiens et Coréens en condition notablement meilleure puissent le franchir. Puis, soudainement affolées par la vague grossissant d’heure en heure, les autorités tunisiennes ont fermé le robinet, filtrant au compte-goutte les passages. Depuis le début de la semaine, les derniers arrivés doivent donc patienter plusieurs jours et nuits derrière les barrières protégées par une poignée de soldats débordés auxquels de nombreux « citoyens » de la région sont venus prêter main-forte. 

« Pas question de nous laisser envahir. On ne peut pas les laisser tous entrer. On est un petit pays qui vient de faire une révolution et l’on a beaucoup de problèmes à résoudre. Que font les grandes puissances ? », interroge Yacine, un coiffeur de Zarzis, affolé par la densité des malheureux entassés dans le no man's land entre les deux pays, chichement nourris et désaltérés avec des rations de biscuits et des bouteilles d’eau lancées épisodiquement à la volée. Les grandes puissances ? Elles envoient leurs flottes au large des côtes libyennes, celle de l’US Navy au moins, dans l’espoir de faire renoncer le Raïs libyen, et en plus grand nombre encore, leurs journalistes suréquipés.

Car, entre-temps, le grand barnum médiatique a installé ses caméras au milieu d’un océan de détritus et toutes les télés du village planétaire diffusent à jet continu le spectacle de la misère humaine : qui traînant ses guenilles dans des sacs de fortune ou d’énormes valises à deux balles, qui dormant à même la rocaille sur des couvertures chinoises en synthétique pourri, qui coupant des branches de la maigre végétation pour réchauffer des nuits encore fraîches et tous pissant et chiant tant bien que mal dans la poignée de latrines malodorantes du poste frontière ou à même leur « dortoir » en plein air.

« Situation critique », s’alarment les représentants des institutions internationales et les ONG présentes, lesquelles se sont contentées pendant plusieurs jours de simplement « monitorer » les besoins. Aux dernières nouvelles, de la logistique lourde serait sur le point d’arriver.

En attendant, les Tunisiens, eux, ont fait ce qu’ils pouvaient et c’était mieux que rien : des camps de tentes pour parer au plus pressé, une noria permanente de bus pour dispatcher les réfugiés dans des centres d’hébergement ou vers l’aéroport et le port de Djerba-Zarzis, du moins quand les employeurs ou les États concernés les prenaient en charge.
 
Dans cette loterie cruelle qui vaut tous les traités de géopolitique, les Bengalis figurent dans le peloton de tête des plus mal lotis : leur gouvernement leur a tout simplement ordonné de rester en Libye, quoi qu’il arrive… Après avoir pas mal tergiversé, les autorités égyptiennes post-Moubarak se sont elles décidées à mobiliser avions et ferrys pour rapatrier leurs innombrables ressortissants. Ceux-ci, dit-on, seraient plus d’un million en Libye, souvent des clandestins sans statut, occupant tous les postes peu et sous qualifiés dont n’ont jamais voulu les Libyens, avant tout des commerçants. L’éventuel retour de cette énorme main d’œuvre bon marché inquiète alors même que l'Égypte doit gérer les lendemains pas toujours faciles de la révolution…. 

Sur la route de Ras Jedir, les Égyptiens ont constitué une des cibles privilégiées de l’hostilité des populations locales. Et d’abord, au premier chef, du soldat, du milicien ou du simple Libyen pro Kadhafi, tous furieux que le mouvement anti-Moubarak soit devenu source d’inspiration de la révolte ourdie contre leur dirigeant bien aimé. Les récits du sort qui leur a été réservé sur la route entre Tripoli et Ras Jedir se ressemblent, à quelques variantes près: bus contrôlés sans ménagement à tous les check point, objets de valeur et téléphones portables systématiquement volés ou détruits et, en prime, de temps à autre, des coups de matraque et de cravache pour activer la circulation du sang.

Même traitement, voire pire pour des centaines de subsahariens, Maliens, Burkinabés, Tchadiens ou Nigériens. Généralement méprisés par à peu près tous les Libyens, ils sont en outre soupçonnés par les insurgés d’appartenir à la très détestée Légion islamique dans laquelle Kadhafi a recruté de nombreux mercenaires africains. A Ras Jedir, ils semblent peut-être les plus désespérés, perdus dans l’immense mer égyptienne, abandonnés de tous, mal traités parmi les mal traités. « On travaillait pour une société pétrolière, sous la direction des Chinois », explique l’un d’entre eux dans un français hésitant. Ils sont tous partis et nous nous sommes retrouvés sans rien. Un Libyen a eu pitié de nous et nous a transporté gratuitement jusqu’ici. Qu’il soit béni ! » 

Bien mieux organisés, c’est un euphémisme, les Chinois n’ont jamais eu à miser sur la très hypothétique générosité des autochtones. Ils sont logés dans les meilleurs hôtels de la région, encadrés et rapatriés par vagues régulières vers la terre natale. C’est aussi dans ce genre de situation de crise qu’on mesure le changement de statut de la puissance chinoise. Les travailleurs de l’Empire du Milieu sauront gré au glorieux Parti communiste chinois de ne pas abandonner ses nationaux. Quitte à leur demander de ne pas suivre les déplorables exemples des révoltes arabes quand ils seront rentrés à la maison…
 
Et les Libyens eux-mêmes ? Ils ne figuraient pas dans le flot des réfugiés de Ras Jedir. Mais certains, uniquement motorisés, ont continué comme si de rien n’était à aller et venir entre les deux pays, passant sans le moindre problème par un des deux terminaux du poste frontière : des « commerçants », indifférents aux évènements en cours ou plutôt surfant sur la période de tension pour améliorer les marges d’achat et de revente de leur marchandise. Tous hermétiquement silencieux quand par hasard un journaliste se décide à les approcher. 

Quelques rares opposants déterminés à se réfugier provisoirement dans le sud tunisien ont réussi à tromper la vigilance des soldats et mercenaires fidèles au régime. Leurs témoignages confirment que ces derniers n’ont pas encore rendu les armes, loin s’en faut. Même si plusieurs villes telles Zahouiya (50 kilomètres de Tripoli), Zouara (50 kilomètres de la Tunisie) ou encore Zelten (30 kilomètres de Ras Jedir) semblent partiellement aux mains des insurgés, les routes restent sous le contrôle des pro Kadhafi, tout comme la frontière dont ils semblent pour l’instant inexpugnables. La révolution libyenne est certainement en marche. Mais cela risque de tenir du marathon.