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la matinale du 01/10/2015
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« La coalition suggérée par Poutine pour venir à bout de l’EI est une posture rhétorique »

Le Monde | • Mis à jour le | Par

Les frappes russes du 30 septembre 2015 en Syrie.

Vladimir Poutine a raison. Tout le monde devrait lutter contre l’Etat islamique (EI). A situation simple, réponse simple : d’un côté, le régime de Bachar Al-Assad, mal placé au classement d’Amnesty International, mais moindre mal ; de l’autre, la barbarie absolue du djihadisme, qui détruit le Proche-Orient. Le choix s’impose, a lancé, cette semaine à l’ONU, le président russe : une vaste coalition internationale derrière M. Assad et contre l’EI. Ce devrait être une évidence aussi transparente qu’une vodka bien frappée. Pourtant, ça ne l’est pas. Pourquoi ?

Lire les dernières informations : Que visaient les premières frappes russes en Syrie ?

L’EI, surgi du désastre de l’intervention américaine en Irak en 2003, se nourrit de la tragédie syrienne. Celle-ci est multidimensionnelle. Elle ne se réduit pas au conflit entre Damas et l’EI. Elle n’est pas qu’une guerre civile, syro-syrienne, elle est une guerre régionale. M. Assad l’a voulu ainsi. Soutenue sans faille par son parrain russe et son plus proche allié, l’Iran, la Syrie est le théâtre principal d’un vaste affrontement régional et religieux : sunnites (les majoritaires de l’islam) contre chiites (les minoritaires). Elément-clé de la situation : sans l’assistance militaire massive de la République islamique, le régime de Damas se serait effondré – il est, aujourd’hui, plus dépendant que jamais de la Russie, bien sûr, mais plus encore de l’Iran.

L’offre de Poutine n’est pas une évidence aussi transparente qu’une vodka bien frappée

Vu du Caire, de Riyad, d’Ankara ou de Doha, Bachar Al-Assad n’est pas le chevalier blanc d’une quelconque laïcité. Il est le pion avancé de la théocratie chiite iranienne dans la région – le diable pour les sunnites. Contre celle-ci, l’autre théocratie locale, l’Arabie saoudite, se veut le chef de file du monde arabe sunnite, rejoint dans cette affaire par la Turquie (autre puissance sunnite). Ils ont leurs propres priorités. Enfin, si le Kremlin se tient derrière le régime de Damas, les Etats-Unis soignent leurs alliés traditionnels dans la région, les sunnites.

Un rapide passage en revue des acteurs du drame syrien aide à prendre la mesure de sa complexité. Et conduit à questionner la sincérité de l’offre de M. Poutine.

Les zones d'influence des principales forces

- Le camp sunnite. Comme les Etats-Unis et les Européens, il a cru en 2011 à la chute rapide de Bachar Al-Assad, chef d’un clan alaouite (une dissidence du chiisme) à la tête d’un pays majoritairement sunnite. Déçus, Turcs, Saoudiens et Qataris ont joué avec le djihadisme : ils ont armé nombre de groupes de rebelles islamistes, y compris l’EI. Ambition : déstabiliser Damas et contenir ce qu’ils perçoivent comme l’avancée de l’impérialisme perso-chiite dans la région. Apprentis sorciers à leur tour menacés par le djihadisme, ils font partie de la coalition anti-EI menée par les Etats-Unis. Ils veulent bien élargir ladite coalition, mais pas au prix du maintien au pouvoir de M. Assad, cet « agent iranien ». Ils voient avec inquiétude le renforcement militaire russe en Syrie.

- Israël. Les dirigeants israéliens ont la même perception que les sunnites. Les patrons de Tsahal estiment que l’EI n’est pas une menace prioritaire pour leur pays. Pour eux, l’Iran est le danger numéro un. Ils accusent Téhéran de fournir à ses féaux du Hezbollah un arsenal de missiles que la milice chiite libanaise, dépêchée en Syrie au service de M. Assad, déploie pour ouvrir un deuxième front contre Israël. Les forces aériennes russes aujourd’hui positionnées en Syrie vont limiter la marge de manœuvre de l’aviation israélienne contre le Hezbollah.

- Le camp chiite. La République islamique est un mélange de prosélytisme chiito-révolutionnaire et de vieil impérialisme régional perse. La Syrie du clan Assad est l’un de ses principaux points d’appui arabes pour exercer son influence au Proche-Orient. Un pouvoir majoritairement sunnite à Damas dénouerait l’alliance tissée avec Téhéran. D’où les efforts consentis par l’Iran pour tenir à bout de bras le régime Assad. L’Iran a mobilisé le Hezbollah, des milices chiites irakiennes et même recruté une milice chiite afghane. L’objectif est de consolider un « arc chiite » dont la continuité territoriale va du Golfe à la Méditerranée, dit le politologue Joseph Maïla, « via les chiites d’Irak, les alaouites de Syrie et les chiites libanais du Hezbollah ».

- Les Etats-Unis et les Russes. Ils ont des intérêts communs en Syrie. Ils veulent la fin de l’EI. De même ne souhaitent-ils pas l’effondrement des structures étatiques syriennes ou ce qui en reste – de peur d’un chaos plus terrible encore. Jusqu’à présent, seuls les Etats-Unis, leurs alliés franco-britanniques et, de temps à autre, saoudiens et qataris, bombardaient les djihadistes. Les Russes commencent seulement à s’y mettre mais rien ne dit que le Kremlin ait entrepris d’établir une base aérienne en Syrie à cette seule fin. M. Poutine poursuit d’autres objectifs : sécuriser le fief du clan alaouite, positionner la Russie comme nation indispensable à tout règlement en Syrie, consolider son rôle de grande puissance dans la région, etc.

Ni les Américains ni les Russes n’ont la moindre stratégie pour trouver un compromis

M. Poutine suggère qu’une coalition internationale élargie (à la Russie ? à l’Iran ?) s’appuie sur l’armée de Damas pour venir à bout de l’EI. C’est moins une stratégie qu’une posture rhétorique – on voit mal les grands pays sunnites participer à un tel rassemblement, sauf à obtenir des garanties sur la Syrie de demain. Au sol, les seuls à se battre aujourd’hui contre l’EI en Syrie sont les autres fronts de la rébellion, tous fortement islamistes, et les Kurdes syriens, marxistes-léninistes. Chacun pour des raisons différentes.

Tel est l’imbroglio. Ni les Américains ni les Russes n’ont la moindre stratégie pour imaginer avec les Etats de la région ce qui semble être un préalable à un combat décisif contre l’EI : l’esquisse d’un compromis dans la guerre civile syrienne.

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